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Deux jours auparavant

 

— Je sais, chérie... Une urgence. J'ai besoin d'une heure, peut-être deux. D'accord ?

L'écouteur contre l'oreille, Estap marqua une pause, sourit et reprit :

— Tu es une négociatrice intraitable, tu le sais, n'est-ce pas ? D'accord, trois quarts d'heure. À tout de suite.

Nouvelle pause, puis :

— Moi aussi je t'aime.

Ordure ! songea Le'Ace. Entendre son boss roucouler avec sa femme au téléphone lui donnait la nausée.

Estap raccrocha et se tourna vers elle. En un clin d'œil, son expression se fit menaçante. La rapidité avec laquelle il pouvait passer du statut de mari aimant à celui de maître inflexible l'avait toujours stupéfiée. Même si elle le détestait de tout son être, elle devait admettre qu'il n'était pas laid. Mince et de taille moyenne, il avait les cheveux châtains et les yeux noisette, à peu près de la même couleur que les siens - et ce point commun entre eux ne faisait qu'aviver la haine qu'elle lui vouait.

Confortablement installé dans son fauteuil, il croisa les mains sur sa veste hors de prix et la dévisagea sans aménité, incarnation de la puissance et de la richesse. Le passage des années l'avait - malheureusement – épargné. Sa peau lisse lui donnait un air enviable de bonne santé. Quelques cheveux gris épars se faisaient remarquer, mais elle savait qu'il s'était fait faire des implants afin de ne pas trop perdre de sa distinction.

Le'Ace aurait véritablement adoré le tuer sauvagement. On aurait retrouvé des morceaux de lui éparpillés aux quatre coins du monde. Ce qui l'en empêchait ? La crainte que le tableau de contrôle qui la rendait esclave ne tombe en de plus mauvaises mains. Estap ne lui avait jamais ordonné de coucher avec lui ou de le sucer. Un autre pouvait fort bien ne pas avoir ce genre de scrupules.

— Tu as aimé la réhabilitation ? lui demanda-t-il. Autrement dit, la punition que lui avaient value ses erreurs.

Au fil du temps, Estap avait maintes fois changé de mobilier, mais leurs positions respectives n'avaient jamais varié : lui comme un pacha derrière son bureau, elle devant sur une chaise inconfortable, comme une écolière prise en faute.

— Qu'en pensez-vous ? répliqua-t-elle.

— J'en pense que tu as détesté chaque seconde.

Le'Ace haussa les épaules, refusant de lui offrir la réaction qu'il attendait.

— Ce n'était pas si mal, dit-elle. J'ai connu pire.

Au laboratoire où on l'avait escortée après lui avoir fait quitter sa planque, les habituels spécialistes s'étaient évertués à « purger » la puce implantée dans son cerveau de toute trace de sentiment à l'égard de Jaxon. Elle avait leurré tout le monde en faisant croire que la procédure avait parfaitement fonctionné. Ils l'avaient crue parce que pour eux, elle n'était qu'une machine à reprogrammer. Aucun de ces imbéciles ne voulait comprendre que ses souvenirs et ses émotions puissent être stockés dans son cerveau, comme c'était le cas pour n'importe quel être humain, et non dans un composant électronique.

— Pourquoi suis-je ici ? demanda-t-elle.

Estap prit le temps de croiser ses jambes aux chevilles sur son bureau.

— J'ai une mission à te confier.

— Je vous écoute.

Elle s'ingénia à rester immobile, sans rien trahir de son agitation intérieure. Qu'allait-il lui réserver cette fois ? Lui révéler qu'elle appréhendait sa réponse aurait été lui faire un trop beau cadeau.

— Nous avons retrouvé la trace du Schôn qui se fait appeler Nolan, expliqua-t-il. Tu te souviens de lui ?

— Oui.

A chacun des scientifiques qui l'avaient interrogée la semaine précédente elle avait fait la même réponse.

— Nous pensons qu'il a délibérément trahi sa position pour que tu puisses le retrouver, poursuivit Estap. Nous pensons qu'il est disposé à entrer en contact avec toi.

— Qu'en est-il de l'agent de l'A.I.R. dont vous m'avez parlé ? s'enquit-elle d'un ton parfaitement neutre.

Estap marqua une pause. Son regard balaya le visage de Le'Ace comme aurait pu le faire un rayon laser.

— Nous ne l'intégrerons à l'équation que si c'est absolument nécessaire, répondit-il.

Ce qu'elle ne pouvait qu'espérer et redouter à la fois.

— En quoi cela pourrait-il devenir nécessaire ?

Estap se raidit sur son siège et se tut un instant, hésitant.

— La fascination de Nolan pour le sentiment amoureux pourrait l'inciter à chercher à vous voir ensemble, cet agent et toi. Si c'est le cas...

Enfin un peu d'espoir... Jaxon manquait terriblement à Le'Ace. Il ne s'était pas écoulé une journée sans qu'elle pense à lui et sans qu'elle souffre de son absence. Dès qu'il s'était effondré, inconscient, Dallas s'était précipité sur elle. Parce qu'elle faisait de son mieux pour amortir la chute de Jaxon, il avait réussi à la prendre par surprise.

— Si tu l'as tué... avait-il lancé d'une voix menaçante tandis qu'ils roulaient sur le sol. Je t'arracherai le cœur !

— Il n'est qu'inconscient ! s'était-elle écriée. L'extraterrestre - Devyn - s'était contenté d'observer l'altercation sans se départir de son horripilant sourire. Puis elle avait pris la fuite et les deux hommes s'étaient précipités sur Jaxon. Elle avait pu se barricader dans la panic-room souterraine avant que leur vienne l'idée de l'immobiliser pour l'emmener avec eux. Les voir, sur l'écran de contrôle, quitter la planque en portant Jaxon avait eu raison de ses dernières forces. Comme une loque, elle s'était effondrée sur le sol de béton et avait pleuré toutes les larmes de son corps. En fait, elle avait même pleuré si fort que la puce avait dû la plonger dans un doux coma.

Jaxon ou l'espoir de toute une vie enfin incarné. Pourtant, elle ne pouvait céder à l'attraction qui la poussait vers lui sans risquer de le détruire. Si Estap lui ordonnait de le tuer, elle savait qu'elle ne pourrait s'y résoudre et serait torturée comme jamais. Pensait-il à elle ? Se souvenait-il d'elle avec affection ou était-il furieux contre elle à cause de ce qu'elle avait fait pour le sauver ? Dans son cœur tourmenté, le regret se mêlait à l'espoir. Peut-être pourrait-elle, un jour, se glisser secrètement chez lui. Peut-être pourrait-elle lui expliquer. Peut-être...

— ... tu m'écoutes, oui ou non ! tonna la voix d'Estap. Le'Ace cligna des yeux et se raidit sur sa chaise, s'efforçant de retrouver ses esprits.

— Désolée... mentit-elle. Je réfléchissais au meilleur moyen d'approcher Nolan.

— Inutile. J'y ai réfléchi pour toi.

Estap reposa les pieds sur le sol, prit un dossier sur son bureau et le lui tendit en ajoutant :

— Je crois que tu vas aimer ce que j'ai prévu.

Avec un sentiment d'appréhension, Le'Ace ouvrit le dossier sur ses genoux sans prendre la peine de l'examiner. Estap aimait tant le son de sa propre voix qu'il allait lui expliquer ce qu'il contenait.

— Puisqu'il est fasciné par l'amour, tu vas faire comme si depuis votre dernière rencontre tu n'avais pu l'oublier. Tu lui feras croire que tu l'aimes et qu'il t'est impossible de vivre sans lui.

Comme si un plan aussi stupide pouvait fonctionner...

— Monsieur, il semble que les Schôn ne soient attirés que par les femmes fertiles, objecta-t-elle. Ce que je ne suis pas et ne serai jamais.

Du regard, Estap désigna le dossier et ordonna :

— Lis !

En examinant les différents rapports médicaux illustrés de photos, Le'Ace eut tôt fait d'en saisir le contenu.

— Un homme a été contaminé par le virus ?

— Exactement. Je pense qu'il n'est pas présomptueux d'imaginer qu'il n'était pas en période d'ovulation.

L'homme en question avait la peau grise et constellée de taches noires, des yeux profondément enfoncés dans leurs orbites et des cheveux pâles qui tombaient par plaques entières. Sans doute avait-il dû être musclé, comme en témoignait sa forte charpente osseuse, mais il n'avait plus désormais que la peau sur les os. Trente-six ans. Marié. Deux enfants, âgés de neuf et cinq ans.

— Où se trouve-t-il à l'heure qu'il est ? demanda-t-elle.

— On le maintient en isolation aux laboratoires Parton.

La prison qu'elle venait elle-même de quitter.

— Est-il toujours vivant ?

— Oui.

— A votre connaissance, a-t-il été en contact avec un Schôn ou avec l'une des femmes contaminées ?

— Nous n'en savons rien. Il s'est avéré impossible d'établir un lien ou de lui faire dire quoi que ce soit.

La colère avait fait trembler sa voix. Estap n'aimait pas l'échec. Le'Ace ne comprenait toujours pas pourquoi ce dossier était si prioritaire pour lui. Ce ne pouvait être par souci humanitaire. Il n'avait que faire de sauver des vies. Il n'y avait que trois choses pour le motiver : l'argent, le pouvoir et l'influence. Qu'espérait-il donc obtenir grâce à ce Schôn ?

— Ce que nous savons avec certitude, poursuivit-il, c'est que, bien que marié et père de famille, il est gay. Cela ne signifie pas qu'il n'a pas été contaminé par une des autres victimes. Cela signifie que nous ne pouvons écarter... un autre vecteur de contamination.

Le'Ace laissa l'information faire son chemin avant de résumer :

— D'accord. On ne peut donc exclure qu'il ait pu avoir des rapports sexuels avec un Schôn, qui lui aurait transmis le virus. Ce qui signifierait qu'il peut y avoir autre chose que la fertilité d'une femme pour exciter sexuellement ces aliens. Cela ne veut pas dire pour autant que Nolan sera attiré par moi...

— Non, certes, reconnut Estap. Mais parce qu'il semble éprouver des remords face à la mort de ces femmes contaminées, nous pensons que si tu l'informes que tu ne crains rien, il serait plus enclin à faire l'amour avec toi.

Le'Ace parvint à ne rien montrer de la panique qui s'était emparée d'elle.

— Est-ce ma mission ? demanda-t-elle d'une voix atone. Ou préférez-vous que je vous le ramène ?

Estap haussa les épaules et précisa :

— Ta mission est de découvrir où se cachent ces « frères » dont il est si peu fier. Par n'importe quel moyen. Si tu parviens à les trouver, fais en sorte d'en éliminer le plus possible. Et si tu ne peux les localiser, ramène-moi Nolan vivant.

Une goutte de sueur dévalait le dos de Le'Ace.

— Le capturer risque de ne pas être facile, fit-elle remarquer. Il semble pouvoir disparaître à volonté.

— Puisque tu en parles...

Estap pianota un code sur le côté gauche de son bureau, ce qui ouvrit un tiroir. Il en tira un épais collier de métal terni que ses maillons serrés rigidifiaient.

— Cela pourrait t'aider, ajouta-t-il.

Le'Ace tendit la main pour récupérer l'étrange bijou et le trouva aussi lourd et peu souple qu'elle l'avait prévu. Il semblait dégager une certaine chaleur.

— Où l'avez-vous trouvé ? s'étonna-t-elle.

— J'ai des relations. À l'A.I.R., ils n'en ont même pas. C'est un prototype encore au stade expérimental.

Devait-elle s'en inquiéter, dans ce cas ?

— Suis-je supposée le porter ?

— Pas du tout. Tu dois le lui passer autour du cou. Nous espérons que les champs électromagnétiques que ce collier dégage empêcheront son corps de se dématérialiser.

Le'Ace hocha la tête pour montrer qu'elle avait compris.

— De combien de temps est-ce que je dispose ?

— C'est pour hier. Comme d'habitude.

— Entendu.

Un jour, je t'arracherai le cœur !

La pensée parasite avait fusé dans son esprit. Elle réprima difficilement un sourire.

— Ne me déçois pas, cette fois... ajouta-t-il, les lèvres plissées de dégoût.

Pourquoi fallait-il qu'il cherche à l'intimider encore ? Comme si elle n'était pas déjà au courant. Comme si elle ne vivait pas chaque jour avec une épée de Damoclès...

— Je ne vous décevrai pas, assura-t-elle sagement.

Quand je t'aurai arraché le cœur, je te couperai la tête.

Le téléphone se mit à sonner sur son bureau, rompant le silence lourd de menaces qui était retombé entre eux. Estap consulta le numéro appelant et sans la regarder agita un doigt en direction de la sortie. Ainsi la congédiait-il, sans plus de formalité.

Et pour finir, je découperai ton corps en tant de morceaux que personne ne pourra jamais le reconstituer.

Le'Ace se leva et ne put s'empêcher avant de sortir de jeter un coup d'œil aux plaques, diplômes et autres souvenirs qui encombraient les murs. Cet homme avait fréquenté les meilleures écoles et académies militaires. On le considérait comme un patriote, un leader charismatique. Nul ne savait quel être immonde cachait cette personnalité affable et sûre d'elle.

Aux yeux du sénateur Kevin Estap, elle n'était rien. Une mouche à écraser dans sa main. Un paillasson sur lequel s'essuyer les pieds.

Comme d'habitude, Le'Ace prit la seconde porte, celle qui donnait sur le passage secret et non sur l'antichambre où veillait son assistante et maîtresse du moment.

— Sénateur Estap... l'entendit-elle répondre lorsque la porte se referma derrière elle.

La cabine d'ascenseur la déposa dans un couloir étroit, vide et mal éclairé. Ses pas y résonnaient comme un tambour de guerre mais ne parvenaient pas à la distraire de ses pensées.

Il était à parier que Jaxon serait sur la trace de Nolan, lui aussi. Peut-être même leurs routes se croiseraient-elles, comme elle l'espérait et le redoutait. Que pourrait-elle bien faire, si jamais cela se produisait ? Et comment pourrait-elle le supporter ?