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Trois jours plus tard

 

Le piège destiné à capturer Nolan se mettait enfin en place. Le restaurant était bondé. Assis dans un coin que de fausses plantes vertes masquaient en partie au regard, près des portes battantes des cuisines que des serveurs affairés poussaient sans cesse, Jaxon était aux aguets. Le bruit des conversations formait un discret brouhaha ambiant. Les chandelles disposées sur les tables jetaient une douce lumière et constituaient la seule source d'éclairage de la vaste salle.

Le Pearly Gates, ni boui-boui ni restaurant de luxe, avait pour clientèle un mélange d'humains et d'aliens de tous âges et de classe moyenne. La plupart devaient travailler dans la construction, l'éducation ou dans les forces armées. Avec ses cheveux noirs et sa coupe en brosse, il se fondait parfaitement dans le décor. Un savant maquillage dissimulait sa cicatrice et lui faisait un visage différent. Avec un peu de chance, Nolan ne pourrait le reconnaître au premier regard. Un débardeur révélant le faux tatouage « God & Country » qu'il arborait à l'épaule complétait le déguisement.

Mia était assise face à lui. Lui ne quittait pas des yeux la porte d'entrée de l'établissement et elle surveillait celle des cuisines. Aux yeux de tous, ils n'étaient qu'un couple comme un autre, dînant dehors pour ne pas avoir à cuisiner après une dure journée.

Dallas et Devyn avaient pris une table à l'autre bout de la salle. Jaxon avait bien l'intention, quand tout serait terminé, de taquiner son ami en lui demandant si cela lui plaisait d'être devenu la petite amie de l'alien. Eden, Raka dorée de la tête aux pieds, attirait trop l'attention. Il avait été décidé qu'elle resterait dans le van de surveillance avec Kyrin, qui lui aussi manquait de discrétion.

Richissime - encore plus que Jaxon sans doute -, cet ancien roi était une célébrité. S'il s'était montré au Pearly Gates, les femmes se seraient retournées sur lui, ce qui aurait sans doute poussé Mia à toutes les tuer. Lucius, pour sa part, faisait le guet sur les trottoirs des environs. L'ex-tueur à gages était un expert en déguisement, mais rien n'aurait pu dissimuler la lueur assassine qui brillait en permanence dans ses yeux.

Donne-moi un test vocal, demanda Eden dans son oreillette. On a eu quelques interférences et j'ai perdu le signal pendant un instant.

Jaxon l'entendit clairement. Ils étaient tous appareillés et réceptionnaient le message en même temps.

— Qu'est-ce que tu veux boire, chérie ? demanda le mari dévoué à Mia.

Bavard, je te reçois cinq sur cinq, annonça Eden.

— Je boirais bien un soda, répondit Mia.

Barbie Ballerine, cinq sur cinq aussi.

Jaxon pinça les lèvres pour ne pas sourire. La colère fit étinceler le regard de Mia. Il fit signe à une serveuse d'approcher et commanda leurs boissons.

— Vous savez ce que vous allez manger ? s'enquit-elle.

— Nous avons encore besoin de réfléchir. N'est-ce pas, Barbie ?

Sans chercher à cacher son exaspération, la serveuse s'éloigna pour s'occuper de clients plus accommodants. Sous la table, Mia pinça Jaxon à la cuisse.

C'était Eden qui avait choisi leurs sobriquets. Mia n'avait pas volé le sien. Quelques années auparavant, une nouvelle recrue avait franchi les portes de l'A.I.R. en annonçant à la cantonade qu'il voulait se faire appeler Molosse. Mia l'avait aussitôt rebaptisé Chaton, surnom qui lui était resté.

La voix de Dallas se fit entendre dans l'oreillette.

Putain, je suis affamé !

Rigolo, cinq sur cinq... annonça Eden.

Et moi j'ai tellement faim que je pourrais manger cette jeune beauté toute crue, renchérit Devyn.

Roméo, cinq sur cinq.

Jaxon vit Devyn, à l'autre bout de la salle, lorgner avec insistance sur une belle brune assise à une table voisine. Comme si elle avait pu sentir son regard, la femme leva les yeux sur lui. Devyn lui adressa en souriant un petit signe de la main, qu'elle lui rendit discrètement en se mordillant la lèvre. L'homme assis en face d'elle -son petit ami, sans doute - surprit le manège et se renfrogna. Dallas dut ramener l'attention de son vis-à-vis sur lui en lui écrasant le pied.

Attention, enregistrement enclenché, annonça Eden.

Jaxon avait pour objectif principal de capturer Nolan. Néanmoins, il ignorait comment il allait s'y prendre pour l'empêcher de se dématérialiser et s'emparer de lui. Il allait enregistrer sa voix au cas où il lui échappe et le traquerait jusqu'à la fin des temps.

Leurs consommations arrivèrent quelques minutes plus tard. Ils en profitèrent pour passer commande, choisissant à dessein les plats les plus longs à préparer.

— Tu crois qu'il va revenir ? demanda Mia avec un grand sourire, comme si elle lui demandait comment s'était passée sa journée. Cela fait déjà quatre soirs qu'il vient.

— Il viendra... assura Jaxon, qui voulait y croire à tout prix. Il sait se cacher quand il le veut. S'il s'est laissé repérer, c'est parce qu'il est décidé à parler.

— Au moins, nous savons que lui ne pourra nous enregistrer.

C'était la crainte que Jaxon avait d'abord eue. Nolan avait beau prétendre vouloir les aider, il était difficile de faire confiance au représentant d'une espèce responsable de la disparition de plusieurs races. Aussi Jaxon et les membres de son équipe avaient-ils passé plusieurs heures la nuit précédente à dissimuler des micros dans la salle et à vérifier que d'autres ne s'y trouvaient pas déjà. Ils n'avaient rien trouvé.

Jaxon hocha vaguement la tête et se replongea dans ses pensées. Une fois le Schôn mis hors d'état de nuire, il était décidé à consacrer tout son temps et toute son énergie à retrouver et à libérer Mishka. Elle était sienne. Nulle autre qu'elle n'était faite pour vivre à ses côtés. Chaque jour qui passait le fortifiait dans cette certitude. Il voulait la voir emménager chez lui, avoir ses vêtements dans sa penderie, sa brosse à dents à côté de la sienne dans la salle de bains. Il voulait se réveiller près d'elle chaque matin et lui faire l'amour dans toutes les pièces de sa vaste demeure.

— Hello, Bavard ! lança Mia, le ramenant à la réalité. Tu comptes faire un peu attention à moi, un jour ?

Jaxon secoua la tête et la regarda beurrer un morceau de pain.

— Désolé. Tu disais ?

— Que tu es le pire des rencarts que j'ai jamais eus !

— Ce qui ne t'empêche pas de m'aimer.

Dans sa bouche, ce n'était pas qu'une boutade. Et il espérait qu'avec le temps le fait de rester loyal à Mishka ne signifierait pas qu'il aurait à trahir Mia.

— J'aimais ton ancien « toi », répondit-elle d'un ton boudeur. Le nouveau, je n'en suis pas si sûre.

— Arrête ! Tu serais perdue sans moi. Il n'y a que cinq hommes sur cette planète capables de te supporter, et il se trouve que je suis l'un d'eux.

Les lèvres pleines et rouges de Mia s'étirèrent en un sourire mutin.

— Pas faux... commenta-t-elle.

D'apparence douce et presque fragile, elle possédait une beauté délicate qui ne pouvait laisser indifférent. Lors de sa première année de service à l'agence, Jaxon l'avait invitée à sortir avec lui. « Bon Dieu, non ! » s'était-elle exclamée d'un air horrifié. Aujourd'hui encore, il lui suffisait d'y repenser pour se mettre à rire. Entre autres, Mia lui était bien utile pour garder son ego sous contrôle.

La porte battante de l'entrée commença à s'ouvrir. Jaxon prit la main de Mia dans la sienne et la porta à ses lèvres, comme si rien d'autre au monde ne comptait pour lui. Était-ce Nolan ? Un homme d'une cinquantaine d'années fit son entrée, accompagné d'une femme qui pouvait avoir la trentaine. Quand le Schôn allait-il enfin se montrer ?

Un instant plus tard, la serveuse leur apporta leurs assiettes de pasta alla Pecoraro. L'estomac pourtant noué, Jaxon se délecta de la saveur de sauce épicée qui lui montait aux narines.

— Autre chose ? s'enquit la jeune femme.

— C'est parfait, répondit-il, la laissant s'éloigner. Mia s'empara de sa fourchette, goûta, et s'exclama :

— La vache, qu'est-ce que c'est bon ! Je crois qu'ils vont me revoir d'ici peu.

Jaxon dut bien en convenir. C'était la première fois qu'il mettait les pieds dans ce restaurant, mais ce ne serait sûrement pas la dernière.

— Je ne suis pas sûre d'avoir bien compris ce que t'a dit ta petite protégée, reprit Mia après avoir avalé une autre bouchée. Tu sais... quand elle disait communiquer avec les autres femmes contaminées.

Jaxon secoua la tête d'un air dubitatif.

— Je n'ai pas compris mieux que toi, avoua-t-il. Peut-être que ce virus les rend... télépathes ?

Cela paraissait impossible, mais des choses extraordinaires ne se produisaient-elles pas tous les jours ? Les aliens, autrefois créatures de mythe et de fiction, arpentaient les rues de toutes les villes du monde. Dallas, il y avait peu, était revenu d'entre les morts. Quant à Mia, elle avait un petit ami stable qui ne rêvait pas de la tuer...

La seule façon de confirmer l'hypothèse de la télépathie, cependant, aurait consisté à se laisser contaminer. Non merci ! Une question intéressante se posait : si ces femmes parvenaient à communiquer entre elles, étaient-elles aussi capables de le faire avec les Schôn ? Et si cela leur était possible, qu'étaient-elles en train de leur révéler sur l'A.I.R. ?

Tant de questions, si peu de réponses...

Deux serveurs avec de grands plateaux chargés de nourriture passèrent devant lui. Jaxon effectua une rapide inspection du restaurant sans rien repérer de suspect. Tout était en ordre. Les clients mangeaient, buvaient, riaient, discutaient. Il y avait une petite file d'attente devant les toilettes pour dames. Un groupe patientait à l'entrée en attendant qu'une table se libère.

Je crois que nous l'avons repéré, annonça soudain Eden dans son oreillette.

Figés sur leurs chaises, Jaxon et Mia se dévisagèrent.

Si c'est lui, reprit Eden, il est en train de tourner au coin de la rue et se dirige vers le restaurant.

— Tu en es sûre ? demanda Mia en faisant comme si elle s'adressait à Jaxon.

On m'a demandé de repérer un alien beau au-delà du possible et qui puisse me donner l'envie de quitter l'amour de ma vie. Donc... oui, j'en suis sûre.

Un soupir rêveur ponctua cette réponse.

Je vais le tuer, commenta Lucius en fond sonore. Jaxon en déduisit qu'il devait avoir abandonné sa surveillance pour regagner le van.

Eden eut un petit rire ravi et ajouta :

Il n'est pas venu seul, les copains...

— Combien sont-ils ? demanda Jaxon, inquiet.

Trois humains, en plus du Schôn. Deux hommes et une femme.

Sous la table, Jaxon serra les poings. Non ! Putain, non ! Mishka ne pouvait tout de même pas avoir retrouvé la trace de Nolan avant eux...

— Description... parvint-il à grogner.

Grands, musclés et...

— Pas les hommes !

Son regard croisa celui de Mia. Elle lui sourit, mais c'étaient des envies de meurtre qu'il discernait au fond de ses yeux.

Une prostituée, à en juger d'après son apparence, répondit Eden. Mince, un napperon en guise de robe et une veste en fausse fourrure. Des bottines à talons hauts comme des montagnes. Sans les prothèses, elle doit mesurer dans les... un mètre soixante-dix. Cheveux courts et noirs, à la garçonne. Bronzée. Yeux sombres, je pense.

Pour les cheveux, les yeux et le teint, la description ne collait pas, mais la taille correspondait. Et Jaxon était bien placé pour savoir que pour transformer son apparence, Mishka était reine.

— Des anneaux ? s'enquit-il. Une courte pause, puis :

Trois à une main, deux à l'autre. Je ne reconnais pas la bonne femme, mais je reconnais ses bagues...

Merde ! L'appréhension de Jaxon atteignit des sommets.

Entrée dans le restaurant dans cinq, quatre, trois, deux...

Les portes s'ouvrirent... et Nolan fit son entrée. Il demeurait tel qu'il avait été dans le bar - toujours trop beau pour être humain - mais des cernes soulignaient ses yeux. D'un bras, il entourait les épaules de celle qui l'accompagnait et son corps massif la dérobait à la vue de Jaxon. Mais bouge-toi ! enragea-t-il intérieurement, tous les sens en alerte.

Nolan était en train de parler à l'hôtesse. Ils avaient caché un micro à cet endroit.

Nous avons maintenant sa voix dans notre base de données ! s'écria Eden, tout excitée. Nous pourrons peut-être nous en servir pour traquer les autres. Il doit y avoir des similitudes dans leurs fréquences vocales.

Des crachotements couvrirent sa voix, puis :

— ... a demandé sa table habituelle.

Au centre. Jaxon regarda les deux hommes qui accompagnaient Nolan prendre position derrière lui et observer la salle d'un œil méfiant. Des gardes du corps ? Le Schôn devait se douter que l'A.I.R. l'attendait. N'était-ce pas ce qu'il voulait ? Il devait également savoir que deux humains ne pourraient pas grand-chose pour le protéger. Le feu des pyroflingues les transpercerait aussi facilement qu'un couteau transperce la peau.

Nolan ne parut pas le moins du monde sur ses gardes lorsque l'hôtesse l'entraîna à travers la salle, ce qui ne fut pas sans inquiéter Jaxon. Cela pouvait signifier que l'alien avait un atout dans son jeu qu'il ignorait, mais lequel ? Tout en marchant, il s'arrangeait pour que celle qui l'accompagnait demeure cachée. A dessein ? Sur son passage, les femmes s'émouvaient. L'employée du restaurant elle-même n'était pas immunisée. Pardessus son épaule, elle lui lançait des regards langoureux et l'on devinait les pointes de ses seins durcies sous son chemisier. Plusieurs fois, elle trébucha.

Le groupe atteignit enfin la table qui lui était destinée et Nolan cessa de masquer la vue. Mishka. Jaxon en était sûr. Son cœur cogna à coups redoublés. La tête rejetée en arrière, elle se mit à rire à quelque chose que l'alien avait dit, exhibant de parfaites dents blanches. Des dents entre lesquelles la langue de Jaxon s'était insinuée...

La jalousie se mêla en lui à la surprise et au désir, composant un cocktail détonant.

— Arrête ! lança soudain Mia.

Sans doute avait-elle senti qu'il mourait d'envie de se lever pour aller réclamer des comptes à l'alien. Le pire était encore qu'elle ne se trompait pas. Un sentiment de possession lui rongeait les entrailles tel un acide. Des questions sans réponses commencèrent à l'obnubiler.

Depuis combien de temps étaient-ils ensemble ? De quoi avaient-ils discuté ? Et surtout, surtout... qu'avaient-ils fait, tous les deux ?