21
Le vol de deux heures de New Chicago à New D.C. sur un avion ionique se passa sans problème. À l'aéroport, deux types baraqués vinrent accueillir Jaxon, le pyroflingue à peine dissimulé sous leur veston. Avant de le faire monter dans une limousine, ils prirent la précaution de lui confisquer ses propres armes.
Tout cela aurait pu l'agacer, mais seul le fait d'avoir dû quitter Mishka sans rien lui dire le tracassait. Il lui avait annoncé qu'il resterait absent quelques jours. Elle avait pâli et toute trace de tendresse et de douceur féminines avait aussitôt déserté son visage. Elle s'était contentée d'acquiescer d'un hochement de tête en le regardant s'habiller. Et quand il l'avait embrassée avant de la quitter, il n'avait pu que remarquer sa froideur et son détachement.
En chemin vers l'aéroport, il avait appelé ses amis pour les prévenir de son départ et leur demander de ne pas chercher d'ennuis à Mishka, sous peine d'avoir affaire à lui. Ils lui avaient raccroché au nez, si bien qu'il ne savait à quoi s'en tenir. Il ne les imaginait pas capables de s'en prendre à elle, mais avec eux, il fallait s'attendre à tout.
— Nous y sommes.
La voix d'un des deux gardes le tira de ses pensées. Sans un mot, il le suivit dans une allée déserte qui donnait sur l'une des rues les plus huppées du quartier des ministères. Une porte maquillée pour se fondre dans un mur lui révéla bientôt ses secrets. Derrière, un corridor glacial et étroit les attendait, barré par une autre porte.
— Tes empreintes ne sont pas enregistrées dans le système, maugréa le sbire numéro un en plaquant sa main sur un écran de lecture. Alors ne t'imagine pas pouvoir revenir ici sans permission.
La porte s'ouvrit sans bruit sur un autre corridor.
— En plus, il y a des caméras dans toute la baraque, renchérit le sbire numéro deux. Impossible d'entrer ici sans se faire repérer.
Tu veux parier ?
— Suis-je ici pour faire la conversation avec vous ou pour rencontrer le sénateur Estap ? demanda Jaxon d'un ton détaché.
Les deux hommes échangèrent un regard irrité et passèrent devant lui. Jaxon leur emboîta le pas et étudia discrètement les murs, taillés dans le métal d'origine extraterrestre quasi indestructible dans lequel on fabriquait les pyroflingues. En hauteur, à intervalles réguliers, de petits orifices signalaient les caméras. Dommage pour Estap, il s'était fait une spécialité de les désactiver ; les malfrats qu'il avait à combattre étaient nombreux à s'entourer des mêmes précautions de sécurité que les officiels du gouvernement.
Au terme d'un court trajet en ascenseur, l'un des deux cerbères posa le pouce sur un bloc d'identification, provoquant l'ouverture des portes.
— Bonne chance ! marmonna-t-il.
Son collègue poussa rudement Jaxon pour le faire sortir. Rapide comme l'éclair, celui-ci lui agrippa la main et lui retourna un doigt.
— Pas touche ! lança-t-il à l'homme grimaçant de douleur. C'est compris ?
— Ou... oui !
Jaxon le lâcha et s'avança dans un bureau spacieux et luxueusement meublé. Épaisse moquette bleue au sol. Bibliothèques en véritable bois, chargées de livres anciens. Derrière lui, Jaxon entendit l'un des gardes dégainer son pyroflingue.
— Range ça ! lança une voix irritée. Il est mon invité, nom de Dieu ! Le doigt cassé était mérité. Personne ne bouscule mes invités.
Les portes de la cabine se refermèrent. Dans le silence feutré qui s'ensuivit, Jaxon étudia son hôte, assis derrière un bureau massif coûtant sans doute ce que la plupart des gens gagnaient en un an. Le sénateur était de taille moyenne. Mince, il avait une abondante chevelure châtain, sans une mèche pour dépasser. Ses yeux noisette trahissaient son intelligence, et sa peau douce et bronzée dépourvue de stigmates solaires signifiait son statut de privilégié. Il portait un costume noir, manifestement taillé sur mesure, et une cravate bordeaux. Il émanait de lui l'assurance de ceux qui s'imaginent que le monde leur appartient et que les lois du commun ne s'appliquent pas à eux.
— Asseyez-vous, je vous en prie.
D'un geste, Estap lui désigna un fauteuil, devant son bureau, sur lequel Jaxon alla s'asseoir, continuant à examiner les murs ornés de diplômes et de photos de famille encadrées. La femme du sénateur avait dans la trentaine, de brillants cheveux roux et un sourire joyeux. Le dispositif de contrôle de la puce de Mishka se trouvait-il caché dans cette pièce ?
— Votre vol s'est bien passé, j'espère ?
— Oui, répondit brièvement Jaxon.
Chaque seconde qui passait l'amenait à détester un peu plus le sénateur Estap, qui reprit dans un soupir :
— Vous vous demandez sans doute pourquoi je vous ai fait venir ?
Satisfait de lui-même, il s'adossa à son fauteuil et Croisa les mains sur son ventre.
— Non. Pas vraiment.
En réponse à son coup d'œil étonné, Jaxon ajouta :
— Le'Ace. Ou le Schôn. Ou les deux.
Estap se figea, puis reconnut un instant plus tard :
— Exact.
Après s'être penché au-dessus de son bureau pour tendre un dossier à Jaxon, il poursuivit :
— Nous avons découvert une victime de sexe masculin. Je voulais vous charger de son interrogatoire pour tenter de découvrir avec qui il avait été en contact, mais il a décidé de manger le cœur d'un de ses médecins au petit déjeuner et de se suicider juste après.
Il parlait de meurtre et de suicide comme il aurait pu raconter une blague.
— Nous avons tenté de purger son organisme du virus, poursuivit-il. Sans succès. Nous avons tenté d'éradiquer ce virus. Sans succès. On dirait que cette saloperie anticipe tous nos efforts et fait ce qu'il faut pour les contrer.
— Des membres de la famille de cette victime ont-ils manifesté des symptômes ?
— Il n'était pas marié, mais la réponse est non : son amant n'a pas été contaminé.
Jaxon ouvrit le dossier sur ses genoux et tomba sur une photo du patient à présent décédé. Il présentait tous les signes habituels. La peau grise, constellée de taches noires, comme s'il pourrissait de l'intérieur. Les plaques de cheveux manquantes. Les yeux égarés.
— Avez-vous vérifié son activité sexuelle récente ? s'enquit-il.
— Oui.
— Il était sexuellement actif ?
— Oui.
— Et avez-vous demandé à son amant à quand remonte leur dernier rapport ?
Estap s'agita nerveusement sur son siège.
— Oui, répondit-il enfin. Il n'a pas voulu répondre. Trop personnel, disait-il.
— Rien n'est personnel dans une enquête de ce type. Quelqu'un lui a-t-il reposé la question, encore et encore, jusqu'à ce qu'il y réponde ? Si leur dernier rapport remonte à loin, vous pouvez en conclure que la victime le trompait. Et s'il le trompait, reste à espérer que c'était uniquement avec le Schôn qui l'a contaminé.
Jaxon marqua une pause, puis redressa la tête.
— Et vos docteurs ? demanda-t-il. Aucun d'eux n'a été contaminé ?
— Deux l'ont été. Sachant à quoi s'en tenir sur ce qui les attendait, ils ont préféré mettre fin à leurs jours.
A moins qu'ils n'aient été liquidés...
— Que savez-vous au sujet de ce virus ? insista Estap.
— Nous le soupçonnons d'être un organisme vivant, d'origine extraterrestre, doté d'une conscience autonome de celle de son hôte, et qui ne cherche qu'à se multiplier. Nous pensons qu'il suffit d'une prise de sang sur l'une des victimes pour signer l'arrêt de mort de celui qui la fait.
Estap émit un claquement de langue agacé et protesta :
— Nous ne pouvons pas ne pas étudier ce virus.
Jaxon décida de se montrer intraitable.
— Dans ce cas, dites adieu à vos scientifiques.
Une lueur menaçante fit étinceler les yeux noisette du sénateur quand il répliqua :
— Et vous ? Que proposez-vous ?
— Rassemblez tous ceux qui sont contaminés. Bouclez-les et placez-les en observation. Mais évitez par-dessus tout de faire couler leur sang et d'envoyer qui que ce soit dans leurs cellules. Pendant ce temps, l'A.I.R. retrouvera les Schôn et les tuera sans risquer de répandre le virus.
La tête rejetée en arrière, Estap lâcha un rire sarcastique.
— Vous vous attendez à ce que je reste assis sans rien faire ? Alors que l'A.I.R. a si mal fait son boulot ?
Jaxon le gratifia d'un sourire glacial et rétorqua :
— Vous n'avez vous-même pas beaucoup mieux réussi, monsieur.
Un autre silence s'ensuivit. Pour l'avoir lui-même couramment utilisée au cours de ses interrogatoires, Jaxon connaissait la tactique qui permettait de déstabiliser l'interlocuteur.
Combien de fois Mishka est-elle passée dans ce bureau, à ma place ? se demanda-t-il. Son « boss », comme elle disait, l'avait-il menacée, insultée, frappée ? Surtout, ne réagis pas !
Estap, le premier, finit par craquer.
— Je vais être honnête avec vous, agent Tremain. Il y a un moyen d'étudier les effets du virus.
— Lequel ?
— Le'Ace.
En l'entendant prononcer son nom, Jaxon sentit son estomac se tordre. Surtout, pas de réaction intempestive !
— Oh ! Vraiment ? fit-il mine de s'étonner.
— Elle est immunisée contre tout.
Reste calme...
— En êtes-vous sûr ?
— À peu près sûr, même s'il reste toujours une marge d'erreur.
— Vous seriez prêt à la sacrifier ?
Estap haussa les épaules d'un air indifférent.
Il me teste. Il soupèse mes réactions.
— Si vous le voyez ainsi...
Salaud ! Tu vas souffrir avant de mourir !
— Elle est une machine, agent Tremain. Elle ne vaut pas plus qu'un animal.
Je n'utiliserai pas le poignard caché dans mon ceinturon. Je n'utiliserai pas le poignard caché dans mon ceinturon. Du moins... pas encore.
Un sourire s'afficha lentement sur les lèvres du sénateur, comme s'il avait su à quoi Jaxon pouvait bien penser.
— Mon grand-père faisait partie de l'équipe qui l'a créée, raconta-t-il. Chacun des cinq scientifiques qui la composaient a utilisé une partie de son ADN pour forger le sien, en y mêlant celui d'aliens et d'animaux et en utilisant les possibilités offertes par la bionique. Elle devait être le prototype d'une nouvelle race de guerriers, mais aussi une séductrice et une tueuse. La carte à abattre.
Leur marionnette.
Ni les mantras ni les exercices respiratoires n'aidaient Jaxon. Tous ses sens lui ordonnaient de passer à l'attaque. Mishka n'avait jamais eu droit à aucune gentillesse. Quand elle était enfant, ses sourires avaient probablement été réprimés, son humour considéré comme un handicap, sans parler des élans du cœur, qu'on avait dû lui interdire. Dès la naissance, elle avait été isolée, dressée, utilisée.
Qu'aurait-elle pu devenir, si elle avait été élevée par des parents aimants ? Chirurgienne ? Peintre ? Pâtissière ? Se permettait-elle parfois de rêver à autre chose que le sort qui lui avait été réservé ou avait-elle renoncé totalement à toute indépendance ? Probablement. Jamais il ne l'avait entendue en parler, même involontairement.
Quant à lui, s'il ne pouvait lui rendre l'enfance qu'elle n'avait jamais eue, il pouvait faire en sorte de lui offrir un avenir en la libérant de son esclavage. Et il le ferait. Et il l'aimerait, chaque jour qu'il lui restait à vivre.
L'amour...
C'était bien ce que Mishka lui inspirait, réalisa-t-il soudain. Il voulait d'elle à ses côtés à chaque instant de sa vie. Il voulait tout partager avec elle, lui confier ses sentiments, être pour elle un réconfort et un soutien, tout comme elle était une source de joie pour lui.
Dès le début, il avait été attiré par elle comme il ne l'avait été par aucune autre. Tout en elle l'étonnait, le captivait, exacerbait la fièvre du désir qu'elle avait fait naître en lui. Le bonheur de Mishka passait avant le sien. Sa vie, même, passait avant la sienne.
Elle était une part de lui-même, aussi indispensable à sa survie que l'étaient son cœur et ses poumons. Comment cela avait-il pu se produire ? Il l'ignorait, mais chaque soupir qu'elle avait poussé, chaque regard alangui, chaque mot courageux qu'elle lui avait adressé avait contribué à le faire succomber un peu plus à son charme.
Pour elle, il se sentait capable de quitter son boulot, ses amis, et de dépenser jusqu'au dernier sou de sa fortune si elle le lui demandait. Et il le ferait avec joie, sans hésiter. Mais plus que cela encore, il commencerait par enchaîner les dragons qui la retenaient prisonnière. Et là encore, avec joie et enthousiasme.
— M'écoutez-vous ? s'impatienta Estap.
Qu'avait-il manqué ?
— Continuez... dit-il sans vraiment lui répondre.
Le sénateur le dévisagea en fronçant les sourcils d'un air mécontent et poursuivit :
— Ils lui ont implanté la puce lorsque, à l'âge de six ans, elle a commencé à montrer de premières velléités de désobéissance. Au fur et à mesure qu'elle grandissait et que leur contrôle sur elle se fortifiait, ses cinq pères - si l'on peut dire - en vinrent à se disputer sur la meilleure façon de l'utiliser. Dans la lutte qui s'ensuivit pour le contrôle de leur créature, ils moururent l'un après l'autre. De mort accidentelle, bien sûr. Au final, c'est mon père qui la récupéra. Toujours avec moi, agent Tremain ?
Jaxon, qui ne se faisait pas assez confiance pour parler, préféra acquiescer d'un hochement de tête.
— Tant mieux ! feignit de se réjouir Estap. Supportez-moi encore quelques instants, et vous comprendrez pour quelle raison je vous raconte tout ça. Voyez-vous, dans la bagarre pour prendre le contrôle de Le'Ace, tous les documents relatifs à sa conception ont été détruits afin d'éliminer toute trace de son existence. Mais par la même occasion, toute possibilité de la reconstruire ou de la réparer a été supprimée. Voyez-vous où je veux en venir ?
— Je suis bouché, grogna Jaxon. Expliquez-le-moi.
— Vous voulez me tuer. Ne le niez pas, je le sais. Il faut donc que vous sachiez qu'en me tuant, vous la tuerez aussi.
— Que voulez-vous dire ? articula-t-il soigneusement.
— La puce implantée dans son cerveau... Celle qui la contrôle est en moi. Je l'y ai fait implanter il y a quelques années lorsque j'ai compris que Le'Ace voulait ma perte. Mon dernier souffle sera le sien.
Il ne faisait aucun doute pour Jaxon qu'il lui disait la vérité. À la réflexion, quoi de plus logique ? Soudain, il eut l'impression de voir rouge en comprenant qu'il ne lui était plus possible d'enchaîner les dragons de Mishka. Le visage impassible, il s'efforça de ne rien montrer du tumulte qui l'agitait. Déjà, son esprit partait en quête d'autres solutions. D'une manière ou d'une autre, Estap tomberait. Seul le moyen devrait changer.
— Elle est très belle, poursuivit le sénateur sans se douter de la rage meurtrière qui bouillonnait en lui. Je comprends donc que vous puissiez la désirer. Mais elle est également une prostituée et une meurtrière de sang...
Le reste de sa phrase mourut sur ses lèvres. Jaxon venait de bondir et de l'agripper à la gorge, serrant de toutes ses forces. Le teint hâlé d'Estap vira au blanc grisâtre. Ses bras fouettaient l'air, à la recherche d'une prise. Ses yeux semblaient à deux doigts de jaillir de leurs orbites.
— Elle vaut bien mieux que vous ! lança-t-il avec rage.
— Vous... allez... la tuer !
En proie à la panique, Jaxon se reprit aussitôt et lâcha prise. Les mains dressées devant lui, comme pour se rendre, il recula de quelques pas.
Estap retomba dans son fauteuil mais dut s'agripper au bureau pour ne pas glisser à terre. Les deux mains serrées sur son cou, il lutta pour reprendre son souffle.
— Espèce de salaud ! gémit-il en lui jetant un regard chargé de haine. Vous allez payer pour ça...
D'une main tremblante, Estap s'empara du téléphone et composa un numéro. Jaxon, résigné à ce qui allait suivre, ne fit pas un geste pour l'arrêter.
— Tu dois tuer l'agent Jaxon Tremain ! lança-t-il un instant plus tard d'une voix éraillée. Tu m'entends ? Tranche pour moi sa putain de gorge !
Après avoir raccroché, il ajouta d'un ton vengeur :
— Vous l'aimez toujours, agent Tremain ? La prochaine fois que vous la verrez sera aussi la dernière.
— Trop trouillard pour vous en charger vous-même ? Le sénateur s'empourpra violemment et pressa un bouton sur son bureau. Les portes de la cabine d'ascenseur s'ouvrirent, livrant le passage aux deux gardes du corps.
— Sortez-le d'ici ! leur ordonna-t-il. Mais surtout, ne le touchez pas : sa précieuse Le'Ace va s'en charger.