11
En s'efforçant de ne penser à rien, Le'Ace se leva, saisit son portable et se dirigea d'un pas mécanique vers la salle de bains. Sans un mot.
Jaxon ne fit pas un geste pour l'arrêter. Fragile et vulnérable, elle n'aurait répondu de rien. Sachant à présent à quoi s'en tenir à son sujet, son attitude vis-à-vis d'elle n'avait pas changé. En fait, il se montrait plus gentil et presque... tendre avec elle. Comment allait-elle bien pouvoir, dans ces conditions, garder ses distances avec lui ?
Le'Ace s'était toujours demandé comment faisaient les humains pour tomber amoureux, et comment ils arrivaient à rester émotionnellement proches l'un de l'autre dans un monde chaotique. À présent, elle savait. Ils mettaient en commun leurs souvenirs, partageaient leurs plus humiliantes blessures, croyant être de taille à protéger l'être aimé de toute nouvelle souffrance.
Personne ne peut me protéger vraiment. La preuve...
S'appuyant d'une main sur le carrelage froid du mur pour se donner du courage, elle porta de l'autre le portable à son oreille.
— Oui, dit-elle d'un ton parfaitement neutre.
Un bon point pour elle. Elle allait gérer le problème comme elle le faisait chaque fois avec Estap : en restant calme, froide, détachée. Il n'y avait que lorsqu'elle avait affaire à Jaxon qu'elle perdait ses moyens.
— Tu as failli, constata-t-il sans préambule.
— Ah oui ? Je ne vois pas en quoi.
Je te hais ! Va rôtir en enfer !
— Je vous ai apporté plus de réponses que quiconque jusqu'à présent, poursuivit-elle sur le même ton détaché. Et cela, même si l'alien savait qui j'étais et quelles étaient mes intentions dès l'instant où j'ai mis un pied dans ce bar.
Un silence tendu se fit dans l'écouteur.
— L'agent de l'A.I.R. est venu faire capoter l'opération. T'avais-je oui ou non ordonné de le garder à l'écart ?
— Vous m'aviez ordonné de prendre soin de lui et de percer ses secrets.
— Tu joues avec les mots. Pourquoi l'avoir autorisé à quitter la planque ?
— Je l'ai sous-estimé.
En cela, au moins, elle n'avait pas à mentir.
— Faites-moi confiance, ajouta-t-elle. Cela ne se reproduira plus.
Quelques secondes s'écoulèrent. Une éternité, en fait, pour elle. Seul se faisait entendre à l'autre bout de la ligne le souffle régulier d'Estap. Elle savait qu'il le faisait exprès. Il jouait avec ses nerfs. Il voulait la faire craquer. Salaud ! Le'Ace n'était pas prête à lui faire ce cadeau.
— Je pense que tu es attirée par lui, déclara-t-il enfin. Le cœur au bord des lèvres, elle parvint à répliquer :
— Arrêtez ! Il est si laid...
Même à proférer, ce mensonge lui était intolérable.
— Tu connais ma politique, Le'Ace... prévint Estap d'un ton menaçant. La romance nuit à la performance.
Elle préféra ne pas lui faire remarquer qu'il était marié, qu'il était souvent « en conférence » avec sa secrétaire, et qu'il ne pouvait concevoir un voyage d'affaires sans pause « détente » dans un hôtel de luxe avec une escort-girl. Il lui aurait simplement rétorqué qu'il était humain, lui. Elle ne jugea pas davantage utile de lui révéler qu'elle l'avait suivi à plusieurs reprises et qu'elle avait envoyé à sa femme quelques intéressantes holographies, ce qui n'avait eu aucune conséquence : celle-ci ne l'avait pas quitté.
— Rien à ajouter, Le'Ace ? s’étonna-t-il.
— Je vous l'ai dit : je ne ressens rien à son égard. Mais elle n'eut pas le courage de répéter qu'il était laid.
— On m'a raconté qu'il a fait peur au Schôn.
— On vous a dit n'importe quoi. Il n'a pas fait peur à l'alien. C'est moi qui l'ai fait fuir.
Elle entendit Estap, qui devait être en train de boire, s'étrangler et tousser violemment.
— Toi ? Mais... pourquoi ?
— Pour prévenir tout dégât collatéral dans le bar.
— Mes agents auraient pu s'occuper de ça, rétorqua-t-il sèchement. Toi, tu avais autre chose à faire.
Ponctuant ses reproches d'un soupir exaspéré, il reprit :
— As-tu appris quelque chose au cours de votre bref contact ?
Comme s'il ne le savait pas déjà... L'un de ses sbires avait dû enregistrer tout l'échange.
— Il se fait appeler Nolan, répondit-elle. Et il prétend que l'amour l'intrigue. Il affirme qu'il désapprouve les méfaits de ses congénères, et il me contactera bientôt pour me communiquer le moyen de les stopper.
— Je doute qu'il retourne un jour dans ce bar.
— Non, il n'y retournera pas.
Cela lui paraissait une évidence. Nolan n'était pas bête. Il devait se douter qu'il ne pourrait plus faire la causette à leur prochaine rencontre. Les hommes d'Estap devaient déjà travailler d'arrache-pied pour trouver un moyen de l'empêcher de se dématérialiser.
— Nolan a-t-il été repéré à l'extérieur du bar après sa disparition ? s'enquit-elle.
— Non. Il a complètement disparu de nos radars, comme si en pénétrant dans ce mur il était entré dans une autre dimension.
Une autre dimension ?
— Est-ce une hypothèse plausible ? s’étonna-t-elle. Quelle question ! Tout devait être envisageable, dans ce monde nouveau dans lequel il leur fallait vivre.
— Nous travaillons sur le sujet.
Autrement dit, elle n'avait pas accès à ce type d'informations.
— Que dois-je faire à présent ? demanda-t-elle en levant les yeux au plafond.
— Je vais y réfléchir, en parler avec mes collègues, et je te donnerai de nouvelles directives demain matin.
Pas de punition ? Pas de nouvelle réprimande ? Le'Ace n'osait trop y croire.
— As-tu réussi à soutirer d'autres informations à Tremain ? reprit Estap.
Effectivement, il valait mieux ne pas se laisser aller à espérer, songea-t-elle en laissant ses épaules s'affaisser.
— Uniquement que le virus passe de l'alien à l'humain par le biais de la salive ou du sperme.
— Comme nous nous en doutions déjà. Nous avons trouvé quelque chose dans la salive de Nolan. Sur le verre porté au laboratoire, celle-ci était si acide qu'elle avait commencé à ronger le bord. Ce qui suscite un tas d'autres questions. Par exemple : pourquoi cette salive est-elle restée sans effet sur l'organisme des victimes ?
Une courte pause, puis :
— Tu as tout essayé pour lui tirer les vers du nez ?
Autrement dit : avait-elle couché avec lui ? C'était ça, que ce salaud désirait réellement savoir.
— Oui, mentit-elle. Je ne crois pas qu'il sache grand-chose d'autre.
— Très bien. Nous n'avons plus besoin de lui, et il est suffisamment remis pour retourner chez lui.
Le'Ace se mordit la lèvre pour ne pas gémir. C'est ce qui peut lui arriver de mieux. Je devrais être heureuse pour lui... mais je ne me sens pas prête à le laisser partir. La panique qui l'avait submergée un peu plus tôt fit un retour en force. Son cœur s'emballa. Ses jambes se mirent à trembler. Il lui fallut puiser au fond d'elle pour trouver le calme qu'elle s'était juré d'afficher. Trahir ses émotions devant Estap revenait à lui glisser un revolver chargé et à servir de cible.
— Je ferai en sorte qu'il se tienne prêt, réussit-elle à affirmer d'une voix ferme et résolue.
— Deux de mes hommes viendront le chercher à sept heures. Tu leur confieras Tremain et ensuite tu viendras chercher tes ordres à mon bureau.
— Bien, monsieur.
— Etant donné la proximité dans laquelle tu t'es trouvée avec le Schôn, je veux un bilan médical complet.
Encore plus de tests, de scanners, d'aiguilles enfoncées dans sa chair.
— Bien, monsieur, répéta-t-elle, fière de son sang-froid.
— Eh bien, à demain, alors. Oh ! J'oubliais... Nous avons enregistré un phénomène assez... inquiétant dans ce bar. Mes agents ont pu le photographier.
Avait-elle négligé quelque chose ?
— De quoi s'agit-il ? s'enquit-elle prudemment.
— Impossible de te l'expliquer. J'envoie l'hologramme à ta puce et nous en parlons demain. Je sais que télécharger une image est douloureux pour toi, mais tu conviendras quand tu verras de quoi il s'agit que ça en valait le coup. En examinant ce document, ne perds pas de vue que lui ne m'est pas utile, alors que toi tu l'es. Je te dis ça pour ton bien.
Sur ce, il coupa la communication.
Le'Ace laissa ses bras retomber. Le portable semblait soudain infiniment lourd dans sa main. Estap se fichait pas mal de son « bien », et il avait paru un peu trop amusé, un peu trop sûr de lui, pour que sa fanfaronnade finale n'augure rien de bon.
Un instant plus tard, la sensation qu'une lame chauffée à blanc s'enfonçait dans son cerveau la fit frémir. Sa vision se brouilla. Une douleur atroce lui vrilla le crâne. Elle chancela et dut prendre appui contre le mur carrelé pour ne pas tomber. La nausée lui tordait les tripes. Un seul faux mouvement et elle s'effondrerait.
Inspirant à fond, elle s'efforça de se détendre et attendit la fin du téléchargement.
L'holographie s'imposa soudain au centre de son esprit, rejetant tout le reste dans l'ombre. La douleur s'estompa. Le'Ace poussa un hoquet de surprise et tomba à genoux sur le sol. La salle de bains, soudain, s'était transformée en bar. Les murs carrelés avaient disparu, remplacés par ceux de métal peint. Des consommateurs buvaient, dansaient et riaient autour d'elle, parmi les volutes de fumée.
Mais ce qui retenait le plus son attention, c'était elle-même. Le cliché avait manifestement été pris à l'instant où elle avait repéré Jaxon sur le seuil de l'établissement. Sous l'effet de la surprise, sa bouche s'était entrouverte et le rouge lui était monté aux joues. Sous sa robe, les pointes dressées de ses seins se distinguaient nettement. En un geste inconscient, elle avait posé la main sur son ventre, comme pour combattre sa nervosité... ou son excitation. Mais le détail le plus révélateur demeurait sans conteste son regard. Oh, ces yeux ! Un désir sans fard les faisait étinceler, si puissant qu'il en devenait gênant.
À l'évidence, l'hologramme était un avertissement. Lui ne m'est pas utile, alors que toi tu l'es. Estap savait désormais ce que Jaxon représentait pour elle. Il en avait la preuve irréfutable. Il ne servait plus à rien de nier.
Si elle faisait le moindre faux pas, Jaxon mourrait.
Jaxon dut combattre son envie folle de se précipiter dans la salle de bains. Allongé sur le lit, il s'attendait à voir Mishka émerger écumant de rage. Il l'aurait calmée, écoutée et lui aurait offert son aide. Aussi, en la voyant le rejoindre vingt minutes plus tard calme et maîtresse d'elle-même, le visage impassible, laissa-t-il libre cours à sa perplexité.
— Tout va bien ? s'enquit-il en haussant un sourcil.
— Parfaitement bien, répondit-elle.
Elle s'abstint de croiser son regard et alla ramasser un poignard sur la table de chevet avant d'ajouter :
— Tu devrais retourner dans ta piaule et te reposer. Moi-même je ne vais pas tarder à sombrer.
Elle paraissait si froide, détachée, indifférente... Jaxon n'aimait pas cela. Pas le moins du monde.
Sans la quitter des yeux, il rejeta ses jambes sur le côté et s'assit au bord du lit. Tous ses muscles protestèrent sous l'effort fourni mais ce fut à peine s'il y prêta attention.
— Comment cette arme s'appelle-t-elle ? demanda-t-il.
— Elle n'a pas de nom.
— Tu m'as donc menti en affirmant donner un nom à toutes tes armes ?
— Marie s'amusait à ça. Moi pas.
Et l'on n'aurait pu trouver femmes plus dissemblables, songea-t-il. Marie était d'une insensibilité froide. Mishka vibrait d'une chaude humanité. Plus jamais il ne pourrait les confondre.
— Qu'est-ce que ton boss t'a dit ? reprit-il. Il la vit se raidir.
— Il m'a rappelé mes objectifs, répondit-elle avec un temps de retard.
En butte à son silence, Jaxon insista :
— Qui sont ?
— De faire ce que l'on me dit de faire, quand on me dit de le faire. Tout écart de conduite ne pourrait que me conduire à ma perte.
Tout en parlant, elle s'était emparée d'un chiffon avec lequel elle entreprit de lustrer la lame du poignard. Ses gestes témoignaient de l'aisance née de l'habitude.
— Ce n'est pas une vie pour toi, Mishka.
— Je préfère que tu m'appelles Le'Ace, objecta-t-elle.
— Tu mens !
Jaxon n'avait pu s'empêcher de montrer son ressentiment et sa fureur. Femme à part entière quand elle était entrée dans cette salle de bains - avec les émotions et les fragilités qui en découlaient -, elle en était ressortie aussi implacable et désincarnée qu'un androïde. Il préférait la version vulnérable et féminine. À cet instant, il aurait donné n'importe quoi pour disposer d'un couteau et de cinq minutes seul dans une pièce avec son boss. Émasculer ce salaud pour lui faire bouffer ses organes aurait peut-être - peut-être - suffi à apaiser la haine grandissante qu'il lui vouait.
— Tu ne me connais pas ! riposta-t-elle sèchement. Ne prétends pas savoir mieux que moi ce que je ressens.
— J'ai plongé mes doigts en toi ! Il me semble que cela me permet de te connaître... un tout petit peu mieux.
Mishka en eut le souffle coupé. Ses doigts serrèrent si fortement le manche du poignard que Jaxon crut entendre grincer le métal de ses doigts sous le gant. Sitôt après, elle se reprit et se remit à l'ouvrage. Sa concentration était si grande qu'il comprit que ce devait être pour elle une sorte de mécanisme de survie : s'absorber dans une humble tâche afin de ne pas céder à une trop forte pression interne.
— Que veux-tu de moi ? demanda-t-elle, de nouveau distante. Des caresses ? Des baisers ? De l'amour ?
Un rire sarcastique lui échappa et elle conclut :
— Dans ce dernier domaine au moins, je suis inapte.
Jaxon laissa son regard courir sur elle. La robe qu'elle portait couvrait à peine l'émouvant galbe de ses fesses. Des fesses qu'il avait empoignées, pétries entre ses mains. Elle avait gémi et s'était cambrée de plaisir.
— J'en doute, répliqua-t-il.
— Fous-moi la paix et va-t'en ! Maintenant. Encore et encore, sa main faisait glisser le chiffon sur la lame, qu'elle ne quittait pas un instant des yeux. Mais ce manège n'allait pas la mener bien loin. Jaxon y veillerait.
— Viens ici et fais-moi jouir, dit-il.
— Jaxon !
— Tu as peur ?
Avec toute autre qu'elle, il n'aurait pas insisté. Pour quelle raison ne pouvait-il renoncer à Mishka ?
— Tu joues un jeu dangereux, le prévint-elle.
— Pour ce que j'en ai à foutre !
Enfin, elle se tourna vers lui, les yeux étrécis, l'arme pendue au bout de son bras mais pointée vers lui. Jaxon était satisfait. Il avait réussi à briser sa concentration.
Mishka découvrit ses dents en un rictus cruel.
— Tu ferais mieux de ne pas me chercher pour le moment, susurra-t-elle. Je pourrais faire en sorte que ton dernier souffle soit un soupir d'extase.
Surtout, ne souris pas...
— Prouve-le !
Jaxon surprit un bruit étrange et mit un moment à réaliser de quoi il s'agissait. Mishka grinçait des dents. Littéralement. D'un geste vif, elle brandit son arme, mais plutôt que de s'en servir contre lui, elle coupa son gant et un morceau tomba au sol, révélant sa peau de métal.
— Tu voudrais que je sois humaine et tu te leurres toi-même en imaginant que je le suis, riposta-t-elle. Mais je ne le suis pas. Pas vraiment.
— Un bras de métal ne suffit pas à te transformer en machine.
— Ce n'est pas le seul élément qui fait de moi une machine.
— Qu'y a-t-il d'autre ?
Un grognement de frustration lui échappa.
— Écoute... reprit-elle. Qu'est-ce que ça peut faire ? J'ai tué des animaux. J'ai tué des femmes. J'ai tué des enfants. Jusqu'à présent, j'ai été gentille avec toi en ne t’écrabouillant pas comme je suis parfaitement capable de le faire. D'une torsion de ce poignet de métal, je peux te briser le cou.
Sans se laisser impressionner, Jaxon assura :
— Tu ne veux pas me briser le cou. Tu veux m'embrasser et tu as envie de me sucer. C'est ça qui t'effraie.
Ce constat fit mouche. Mishka fit mine de protester, puis, les lèvres gonflées par le désir, elle jeta un bref coup d'œil sur son entrejambe et sur l'érection évidente de Jaxon. Il la vit déglutir péniblement avant qu'elle n'ajoute, d'un air déterminé :
— Tu as trois secondes pour quitter cette pièce.
— Un, deux, trois... compta-t-il obligeamment.
Loin de la réaction de colère à laquelle il s'était attendu, Jaxon vit son visage adopter une expression tourmentée.
— Jaxon... gémit-elle tout bas. Pourquoi me fais-tu ça ?
La gorge serrée, il se maudit de sa maladresse. Il avait voulu réveiller son désir, pas la tristesse. Mishka avait une existence terrible derrière elle. On l'avait obligée à accomplir les actes les plus atroces. Il ne souhaitait pas ajouter à sa souffrance. Pour elle, il ne voulait que plaisir et tendresse.
Il ignorait comment une telle chose avait pu se produire, mais il avait cette femme dans la peau. Il ne supportait pas plus de la voir dans cet état que d'avoir face à lui un glaçon.
— Pourquoi ? insista-t-elle d'une voix blanche.
— Je n'en sais rien, avoua-t-il, optant pour l'honnêteté. Mais je ne supporte pas que cela te mette dans cet état.
— Alors arrête. S'il te plaît.
La seule autre fois où elle lui avait dit sincèrement « s'il te plaît », c'était lorsqu'ils s'étaient embrassés et qu'elle avait voulu qu'il aille plus loin. Il ouvrit la bouche pour dire quelque chose. Quoi ? Il n'en avait pas la moindre idée. Il eut comme un moment d'absence, et l'instant d'après Le'Ace le poussa en arrière et lui bondit sur la poitrine, sa lame lui barrant la gorge, glaciale et menaçante. De lui-même, le matelas se redimensionna, s'adaptant à leur poids et à l'espace qu'ils occupaient.
— Je t'avais prévenu : ce n'est pas un jeu, grogna-t-elle.
— Non. Tu m'avais dit que je jouais un jeu dangereux.
— Ne fais pas le malin ! C'est une question de vie ou de mort. On va nous séparer dès demain matin, d'accord ? Et nous ne pourrons plus nous voir.
Immédiatement sur la défensive, Jaxon se raidit et saisit à pleines mains les cuisses de Mishka pour la retenir.
— Quoi ! s'exclama-t-il.
— Tu m'as parfaitement entendu.
— Personne ne peut décider ça à notre place !
— Mon boss le peut. Et il ne s'en prive pas.
— Putain, non ! Il ne le peut pas, et il ne le fera pas. Elle ne lui répondit pas, mais sa détermination paraissait si grande qu'elle parlait pour elle. La perspective d'être séparé d'elle, de ne plus jamais la revoir, déchaînait en lui un maelstrôm d'émotions violentes, dominé par la fureur.
— Tu comptes lui obéir aveuglément, sans rechigner ? s'étonna-t-il. Tu vas laisser cet homme gouverner ta vie ?
Le regard vert émeraude de Mishka se fit suppliant. Espérait-elle lui faire accepter l'inacceptable ?
— Si je ne le laisse pas faire, je meurs, lui rappela-t-elle. Tu le sais. Je ne t'ai raconté que la stricte vérité au sujet de cette puce implantée dans mon cerveau.
Il était hors de question pour lui d'abandonner. Jaxon passa nerveusement une main sur son visage et demanda :
— Pourquoi veut-il nous séparer ?
— J'ai mal fait mon boulot. Par conséquent, il me retire l'affaire.
Le temps parut se figer. Jaxon était conscient qu'il pouvait s'agir d'une ultime tentative de la part de Mishka pour le faire parler, mais à cette minute rien n'aurait pu lui sembler moins important. Une certitude demeurait ancrée en lui : personne ne pourrait l'empêcher de la revoir.
— Tu as besoin de savoir ce que je sais sur les Schôn ? reprit-il enfin. Très bien ! Je vais te le dire.
Mishka écarquilla les yeux et secoua violemment la tête.
— Ne fais pas ça ! s'étrangla-t-elle. Ne me dis rien ! Tout ce que tu me diras, je serai obligée de le répéter. Et je hais suffisamment mon boss pour avoir envie de rater.
Inébranlable dans sa résolution, Jaxon expliqua :
— Un Schôn peut sentir lorsqu'une femme est fertile.
Il posa la main à plat sur sa cuisse, et sa chaleur au creux de sa paume lui donna l'aplomb de poursuivre :
— Si je t'ai demandé à quand remontaient tes dernières règles, c'est parce que ce qu'ils recherchent avant tout chez une femme, c'est la fertilité. Ils en ont besoin.
— Arrête ! lui intima-t-elle, le souffle court.
— Arrêter quoi ? feignit-il de s'étonner. De te caresser, ou de parler ?
— L... les deux.
Jaxon sourit. Mishka le maintenait entre ses jambes et son pubis lui effleurait le torse. Lentement, Jaxon fit remonter ses doigts jusqu'au bord de sa culotte. Un gémissement sourd monta des lèvres de la jeune femme. Il sentit la chaude moiteur de son entrejambe à travers le tissu de sa chemise et cette fois, ce fut à lui de gémir.
— Et ils se fichent des bâtards qui en résultent, reprit-il.
En une invite muette, Mishka écarta plus largement les jambes et objecta d'une voix haletante :
— La fécondation entre espèces est impossible. Nos savants ont essayé. La seule raison pour laquelle j'existe, c'est que je suis une machine.
Jaxon n'était pas décidé à la faire jouir. Pas tout de suite. Pas d'orgasme rapide et facile pour elle, cette fois. Le plaisir devrait être partagé, sans quoi elle allait s'empresser de lui tourner le dos aussitôt après, son masque de froide impassibilité bien en place. Il le savait. Il le sentait. Aussi préféra-t-il lui empoigner les hanches.
— Que nos scientifiques aient échoué n'exclue pas que ceux d'autres races aient pu réussir, objecta-t-il. La fécondation entre espèces est possible.
Mia en était la preuve, même si cela n'était connu que d'un tout petit nombre.
— Mais comme je te le disais, poursuivit-il sans cesser ses caresses, je doute que ce soit ce que recherchent les Schôn. Je crois qu'ils se fichent pas mal des bébés qu'ils sèment derrière eux.
— Alors quoi ?
Mishka se mouvait de manière impudique, frottant son entrejambe contre ses pectoraux. Soudain, elle rejeta la tête en arrière et il sentit ses cheveux lui caresser le ventre, tandis qu'un long soupir rêveur montait de ses lèvres.
Jaxon serra plus fort ses hanches pour l'immobiliser. Il avait l'impression que son sang entrait en ébullition dans ses veines. Son sexe bandé soulevait par saccades la toile de son jean et devenait douloureux faute du moindre contact, de la moindre caresse.
— Ce que m'ont révélé les femmes que j'ai interrogées, c'est que les Schôn ne peuvent connaître l'orgasme si leurs partenaires ne sont pas en période d'ovulation. C'est la raison pour laquelle ils ne les rejettent pas si la fécondation n'est pas immédiate. Tant qu'il leur reste une possibilité de connaître l'extase, leurs conquêtes gardent leurs faveurs.
Les sourcils arqués, Mishka s'étonna :
— C'est leur unique motivation ? Contaminer des femmes humaines, les condamner à la mort... uniquement pour le sexe ?
— Je le pense, oui. Ils ont peut-être une autre motivation mais je ne l'ai pas découverte jusqu'à présent.
La sueur perla sur le visage de Jaxon.
— Toutes celles que j'ai dû achever étaient enceintes. Et chacune pesait lourd sur sa conscience. N'y pense pas ! Pas ici... Pas maintenant...
Il avait craint qu'elle ne le condamne, mais son terrible aveu n'ébranla pas Mishka, qui s'étonna plutôt :
— Pourquoi avoir gardé ça pour toi ? Pourquoi n'avoir pas donné immédiatement l'alerte ? Des mesures auraient pu être prises pour protéger la population féminine du danger. Je me répète : pourquoi n'avoir rien dit ?
— Parce que...
Le voyant hésiter, elle se pencha sur lui et accentua la pression de sa lame contre sa gorge. Leurs nez se touchaient presque. Son souffle doux lui caressait la joue.
— Parce que, répéta-t-il d'un air buté.
Mais déjà, il était trop tard pour reculer, Jaxon en était parfaitement conscient. Ne lui révéler qu'une demi-vérité n'avait aucun sens. Crache le morceau !
— Tu as pu constater le comportement des femmes, dans ce bar. Dès qu'elles sont en présence d'un Schôn, elles perdent tout sens commun et ne pensent plus qu'à écarter les cuisses. Mais ce n'est pas tout. Je t'ai dit qu'un Schôn ne connaît l'extase que lorsque sa semence féconde l'ovule d'une femme. Je ne t'ai encore rien dit des ravages que celle-ci peut provoquer une fois contaminée.
— Que veux-tu dire ?
— J'ai dû achever un homme contaminé lui aussi. Le mari d'une de ces malheureuses. Personne n'est au courant, mais il présentait tous les signes avant-coureurs : yeux vitreux, épiderme terne et gris, comportement dangereux.
Cette fois, Mishka accusa le coup et ferma les yeux. Jaxon poursuivit sur sa lancée :
— En définitive, je ne pense pas que l'épidémie puisse être stoppée une fois déclenchée. Elle ne va faire que s'étendre. Rien ne pourra l'arrêter.
Lentement, Mishka ouvrit les paupières et le fixa avec attention. Dans son regard, il devina qu'elle ne voulait pas renoncer à espérer.
— Qu'est-ce qui te permet d'être aussi affirmatif ? s'étonna-t-elle. Il y a sûrement quelque chose à faire.
— Tu as déjà joué aux dominos ?
— Non, mais je sais de quoi il s'agit.
— Imagine que chaque terrien est un domino et que nous sommes tous alignés les uns derrière les autres. Certains sont déjà tombés et sont en train d'en faire tomber d'autres qui à leur tour...
Jaxon marqua une pause lourde de sens et poursuivit :
— L'une des femmes que j'ai dû tuer n'était pas humaine. Elle était arrivée sur terre en compagnie d'un groupe de réfugiés de la planète Raka, dont ce fléau a décimé la population. Presque tous ses congénères étaient déjà morts, contaminés l'un après l'autre. Tout ce qu'ils ont tenté pour stopper l'épidémie n'a fait qu'accélérer sa propagation. Je crois... que notre fin est proche.
Contre son cou, Jaxon sentit la lame du poignard de Mishka se retirer.
— Je... je ne sais pas quoi penser, bredouilla-t-elle. J'ai besoin de réfléchir.
Elle fit mine de se redresser, mais plus rapide qu'elle, Jaxon glissa sa main sur sa nuque et souplement la fit rouler sous lui.
— Il n'y a rien que nous puissions faire pour le moment, dit-il. Tu y réfléchiras plus tard.