5
L'insatisfaction consumait Le'Ace. Comme un cancer, elle la grignotait peu à peu de l'intérieur. Chaque jour, son boss l'appelait pour lui demander quels progrès elle avait enregistrés avec Jaxon. Et jour après jour, elle n'avait qu'une réponse à lui offrir : « Aucun. »
Jamais auparavant elle n'avait dû s'avouer vaincue. L'échec ne pouvait lui valoir qu'une souffrance qu'elle souhaitait par-dessus tout éviter. Elle ne parvenait pourtant pas à passer à la vitesse supérieure avec Jaxon. Chaque fois qu'elle envisageait des mesures extrêmes - lui couper un doigt, tenter un nouveau lavage de cerveau, l'enchaîner à son lit -, elle faisait machine arrière. Pour quelle raison ? Cela lui échappait tout autant que le succès.
Jaxon était un homme, rien qu'un homme, sans rien de spécial pour le distinguer. Enfin... presque. Son courage avait de quoi inspirer le respect et sa vitalité était enviable.
Qu'allait-elle pouvoir entreprendre pour le faire parler ?
Il se rétablissait mais semblait s'être métamorphosé. Il se montrait poli, réservé, ne lui coupait jamais la parole, s'exprimait dans un langage châtié, ne se laissait aller ni à l'injure ni à la provocation comme cela avait été le cas dans la cellule de Thomas. Il était redevenu l'homme que décrivait son dossier, et elle n'aimait pas cela du tout. Même si elle n'aurait su dire pourquoi, elle aurait voulu qu'il soit le Jaxon qu'elle avait connu. La seule chose qui n'avait pas changé, c'était son obstination à ne pas vouloir répondre à ses questions.
Bien sûr, lui n'avait pas à faire ce qu'il n'avait pas envie de faire. Le libre arbitre n'était pas à ses yeux qu'une vue de l'esprit. Le'Ace lui jalousait cela autant que l'exaspérait son manque de coopération. À elle, jamais on ne lui avait laissé le moindre choix.
En fait, ce n'était pas tout à fait vrai. Un choix - un seul -, lui avait toujours été offert : continuer ou mourir. Au point où elle en était, elle ne parvenait pas à comprendre pourquoi elle s'accrochait à ce point à la vie. Afin de rester la marionnette d'Estap ? La mort aurait été un sort plus enviable. Et pourtant, elle tenait et elle obéissait, jalousant ceux qui évoluaient autour d'elle, désespérant de connaître un jour ne serait-ce que la moitié de ce qui était leur lot quotidien : les rires, l'amitié, la passion, l'amour.
Rien qu'une fois.
Le'Ace réprima un ricanement de dérision. Elle avait escaladé des montagnes. Elle avait livré maints combats à l'arme blanche, à l'arme à feu. Elle avait traversé des champs de mines, échappé à des immeubles en flammes, sauté de voitures et d'avions en pleine course. Bon sang ! Elle avait même enseigné à des gamines comment faire de même, ce qui prouvait l'étendue de sa force de caractère. Pourtant, jamais elle n'avait eu le courage de se dresser pour dire : « non, je ne ferai pas ça ! », ou encore : « tuez-moi, pour ce que j'en ai à foutre... ».
Jamais ses velléités de résistance n'avaient duré bien longtemps. Elle n'avait même pas eu le courage de tomber amoureuse pour de vrai, d'un homme qu'elle aurait désiré. Quelqu'un que son boss ne lui aurait pas ordonné de séduire afin de lui dérober quelque secret.
Quelqu'un qu'elle n'aurait pas eu à tuer en définitive, comme seule une femme dominant un homme au lit peut le faire.
Même de cela, elle avait eu peur.
Et à présent, de manière inattendue, voilà qu'un homme la tentait suffisamment pour lui donner envie de faire fi de son job, de ses peurs, pour oser vivre. Alors que l'occasion qu'elle avait guettée s'offrait enfin à elle, pourquoi se sentait-elle perdue ? Tu n'es pas habituée à lui, à son audace, c'est tout.
Ce n'était donc que cela ? Cela suffisait-il à expliquer que plus elle le regardait, plus son corps se sentait attiré par lui, même si son esprit lui criait « casse-cou » ? Car rien ne pouvait naître de bon d'un tel rapprochement. Pour elle, la passion ne pouvait se résoudre que dans une douloureuse agonie. Quand on la sifflerait - et tôt ou tard on le ferait -, il lui faudrait obéir. Si on lui ordonnait de le tuer, elle le tuerait. Sans poser de question. Sans hésiter. Au prix de quelques larmes ? Sans doute. Il allait lui manquer.
Pire encore, s'ils commençaient une relation et qu'on lui ordonnait de coucher avec quelqu'un d'autre, il ne voudrait plus d'elle. Et elle ne trouverait pas le courage de lui mentir. Et si on te l'ordonne ?
Comment sortir de ce dilemme ?
Malgré ses années d'expérience dans l'horreur, la souffrance et la manipulation, elle ne savait comment s'y prendre avec Jaxon.
Pourquoi ? se demanda-t-elle une fois encore. En quoi est-il différent ?
Par son entêtement, peut-être. Et par sa force mentale. Si cet homme avait une faiblesse, elle ne l'avait pas trouvée. Ces derniers jours même, il avait semblé ne pas avoir de pulsions masculines à satisfaire. Depuis qu'elle avait prétendu être sa femme, il ne l'avait plus touchée. Il gardait ses distances et il se méfiait d'elle comme d'un poison.
Et si j'étais réellement sa femme, à quoi ressemblerait notre vie ? Cette interrogation lui écorchait le cœur comme le souvenir d'une existence perdue. La regarderait-il de nouveau avec cette passion brûlante - et même avec cette tendresse - qu'elle avait pu discerner au fond de ses yeux ?
Cette tendresse tellement inattendue avait bien failli causer sa perte. Personne n'avait jamais regardé Mishka Le'Ace ainsi. Les gens la considéraient habituellement avec curiosité et méfiance. Lorsqu'il avait posé sur elle ses beaux yeux argentés pleins de douceur et d'affection, elle aurait donné n'importe quoi pour que les images qu'elle lui avait implantées soient vraies.
Tu te laisses encore aller à rêvasser, petite idiote ? Tu sais pourtant que tu n'as rien à y gagner.
Le'Ace s'appuya en soupirant à l'un des murs du salon et regarda Jaxon s'extraire du fauteuil roulant qu'elle lui avait procuré. Il se servait des barres parallèles installées pour lui le matin même. Il refusait qu'elle l'aide, insistant pour accomplir seul ses exercices de rééducation.
Au moins avait-il bonne mine. Sur sa mâchoire, il ne restait que quelques traces jaunâtres et azur. Plus aucun gonflement suspect pour lui déformer le visage. Ses traits n'étaient pas séduisants et ne le seraient jamais mais, aux yeux de Le'Ace, ils étaient mieux encore : fascinants.
Une vieille cicatrice, livide et sinueuse, courait sur le côté droit de son visage. Il y en avait de nouvelles à présent, roses et boursouflées. D'épais cils recourbés encadraient ses yeux argentés. Son nez - un nez de boxeur cassé - était un peu trop long, de même que ses pommettes trop saillantes. Une physionomie assez rude donc et peu susceptible de lui attirer la sympathie. Pourtant, il émanait de lui un charme envoûtant auquel elle ne pouvait résister. Parfois, lorsqu'elle le regardait, une sensation de paix l'envahissait, l'incitant à se détendre et à goûter simplement au plaisir avec lui. Le calme, cependant, ne durait jamais longtemps ; le désir lui succédait.
— Le'Ace... Je veux téléphoner.
Sa voix profonde la tira de ses pensées. Combien de temps était-elle restée à le dévisager en silence ?
— Le bâtiment n'est pas connecté au réseau, répondit-elle en se sentant rougir.
— Ton portable ne fonctionne plus ?
— Si.
— Laisse-moi m'en servir.
Il s'était exprimé d'un ton neutre, sans émotion.
— Impossible. Désolée...
Pourquoi détestait-elle à ce point lui dire non ?
— Pour quelle raison ? insista-t-il.
Il serra si fort les barres entre ses doigts que ses ongles devinrent blancs. Pas si détaché que ça, après tout. Puis, avec une extrême lenteur, il se souleva pour faire porter progressivement le poids de son corps sur ses jambes. Une grimace déforma ses traits, mais il tint bon.
— Tu n'aurais pas dû retirer le plâtre, reprocha-t-elle. Le'Ace mourait d'envie d'aller l'aider, mais elle savait qu'il l'aurait repoussée.
— Pour quelle raison ? répéta-t-il sans se laisser distraire.
— Un coup de fil peut être tracé.
— Je ferai vite.
— Tu sais aussi bien que moi qu'une seconde suffit. Avec un luxe de précautions, Jaxon leva sa jambe blessée afin d'esquisser un pas.
— Qu'y aurait-il de mal à laisser une trace ? s'étonna-t-il. Si nous sommes amis et partenaires, comme tu ne cesses de le répéter, mes collègues de l'A.I.R. sont aussi tes alliés.
Rien de moins sûr. Les agents de New Chicago ne la connaissaient pas, ne lui feraient pas confiance et feraient tout pour soustraire Jaxon à sa garde. Sans compter qu'elle aurait désobéi à un ordre direct en lui donnant satisfaction. Il était supposé n'avoir aucun contact avec ses amis, afin de se retrouver isolé et totalement dépendant d'elle. Du moins, en théorie... D'heure en heure, il devenait de plus en plus méfiant et de plus en plus aguerri.
— Tu as peur, reprit-il d'un ton accusateur. Peur que mes amis débarquent ici et te trouent la peau !
C'était la réponse la plus véhémente qu'il lui ait faite depuis des jours. Le'Ace y vit des raisons d'espérer. Elle ignorait pour quelle raison sa personnalité policée l'irritait à ce point, mais c'était un fait.
— Tu prends tes rêves pour des réalités, répliqua-t-elle pour le provoquer. Tes amis ne nous trouveraient pas même si je leur envoyais un plan marqué d'une croix !
L'une des mains de Jaxon glissa sur la barre, le déstabilisant dangereusement. Son avant-bras percuta violemment le bois, ce qui lui arracha un grognement. Incapable de s'en empêcher, elle fut près de lui dans la seconde qui suivit et agrippa ses hanches pour l'aider à se redresser.
Sous ses doigts, elle le sentit se raidir, et dès qu'il eut rétabli son équilibre, il murmura dans un souffle :
— Tu peux me lâcher maintenant.
Impossible d'ignorer l'embarras que trahissait le ton de sa voix. Le'Ace aurait souhaité que ce premier contact entre eux depuis des jours puisse se poursuivre. Jaxon était torse nu. Elle vit une goutte de sueur glisser depuis l'une de ses omoplates jusqu'à la ceinture de son short. Neuf cicatrices partaient en biais le long de sa colonne vertébrale. Elle aurait bien aimé savoir comment il les avait récoltées. Il avait la peau hâlée, de larges épaules sur un torse massivement sculpté. Son corps était un concentré de force brute, la virilité même taillée à la serpe. Le visage d'un guerrier sur le corps d'un dieu. Qu'espérer de plus ?
— J'ai dit : tu peux me lâcher, maintenant.
À regret, Le'Ace s'exécuta et s'écarta. Cet homme était habitué à se débrouiller seul et ne supportait visiblement pas sa faiblesse vis-à-vis d'elle.
— N'importe qui d'autre à ta place serait encore alité, le sermonna-t-elle. Tu as subi des passages à tabac répétés qui auraient dû suffire à te tuer.
Imperturbable, Jaxon reprit ses exercices. Le'Ace revint à son poste d'observation : il avait le visage plus tendu et le teint plus pâle que précédemment.
— La cicatrice, sur ta joue ? demanda-t-elle.
— Souvenir d'un alien solitaire.
Vérité ?
Mensonge.
Le'Ace serra les dents et s'entêta :
— Comment est-ce arrivé ?
— Souvenir d'un alien solitaire.
— D'accord. Comme tu voudras.
Niveau d'énergie ?
33 % en dessous du niveau optimum.
Un tiers d'énergie en moins, et il s'obstinait à travailler sur ces foutues barres ? L'homme était plus déterminé encore qu'elle ne l'avait cru.
Vérification du périmètre de sécurité.
Une pause, puis :
Aucune menace détectée.
Tant mieux. Le chalet dans lequel ils se trouvaient était situé au cœur d'une forêt dense, propriété de l'État. Les rares personnes au courant de son existence n'auraient pas rechigné à lui faire une petite visite surprise afin d'évaluer l'avancée de son travail. Salauds !
Le'Ace balaya la pièce du regard, s'efforçant de la voir telle que Jaxon la voyait. Un parquet en faux bois abîmé mais poli comme un miroir. Un divan et une causeuse en synthé-cuir marron foncé. Des murs peints en blanc. Rien de luxueux, mais rien de honteux non plus.
— À quoi ressemble ta maison ? demanda-t-elle.
Sans un regard, Jaxon poursuivit ses efforts, progressant douloureusement le long des barres parallèles. Arrivé au bout, il fit volte-face et reprit dans l'autre sens.
— Je suis sûr que tu le sais déjà.
Certes. Elle avait visionné des photos de l'imposant manoir que les grands-parents de Jaxon lui avaient légué. Une palissade aux savants entrelacs de fer forgé entourait un parc aux pelouses tondues à ras, au centre desquelles un bassin aux eaux azur reflétait le ciel. La nuit, au clair de lune, quand le jet d'eau retombait en pluie, l'endroit avait tout d'un château de conte de fées.
Mais ce qui l'avait le plus impressionnée, c'était le SAS dont le bâtiment était doté. Un Système Automatisé de Sécurité utilisait l'intelligence artificielle pour apprendre systématiquement les habitudes d'un propriétaire et s'ajustait à ses changements d'horaires sans avoir besoin d'être reconfiguré. Il s'activait et se désactivait tout seul et permettait l'accès aux élus qui disposaient du sésame dans sa banque de données.
Pour que Le'Ace puisse mettre un pied sur la propriété sans déclencher l'alarme, il aurait fallu que Jaxon la fasse figurer dans la liste des happy few. Ou alors, qu'elle sabote le système au prix de gros efforts et de beaucoup de temps. Un jour, si on lui accordait des vacances, peut-être s'en donnerait-elle la peine.
— Tu aimes habiter une si vaste demeure ? reprit-elle.
— Cela offre des avantages.
Plus poli et distant que jamais.
— Quels sont-ils ?
— Ça dépend.
Le'Ace lâcha un soupir exaspéré et maugréa :
— Ce que je déteste quand tu es comme ça...
— Comme quoi ? s'étonna-t-il, un sourcil arqué.
— Si réservé. Je te préfère passionné et drôle. Te souviens-tu que nous étions mariés, autrefois ?
Elle avait conclu sur une boutade dans une dernière tentative pour venir à bout des résistances de Jaxon. Faire le clown n'était pas dans ses habitudes.
Il s'arrêta net. Son regard se riva à celui de Le'Ace et le feu argenté qui y brûlait la transperça.
— Que cherches-tu à faire, Tabitha chérie ?
— Simplement la conversation.
Pour essayer de mieux te connaître. Et tenter d'étouffer le désir qui brûle en moi.
— Eh bien, cesse, répliqua-t-il. Nous n'avons rien à nous dire, à moins que tu n'aies envie de m'expliquer comment les Délenséens peuvent se téléporter d'un endroit à un autre en un instant, ce qu'ils attendent des Schôn, qui est ton boss, et ce que tu comptes faire de toute information que je pourrais te donner.
Le'Ace s'entendit grincer des dents.
— Il m'est impossible de partager la plupart de ces informations, répondit-elle.
— Pareil, renchérit Jaxon.
Qu'il aille se faire foutre !
— Dis-moi au moins ce que tu ne dois pas garder pour toi, suggéra-t-il.
Très bien. Elle allait lui donner un os à ronger. Avec un peu de chance, il se confierait lui aussi.
— Le transfert moléculaire est réellement possible, dit-elle. Mais tu le sais déjà, non ?
Jaxon acquiesça d'un hochement de tête et précisa :
— Ce que j'ignorais, c'est que les Délenséens en étaient capables. Ils nous ont toujours paru si...
— Stupides ? suggéra-t-elle. Jaxon hocha de nouveau la tête.
— La plupart le sont, reprit Le'Ace. Et les autres s'en servent comme d'un mécanisme de défense.
— En quoi les Schôn intéressaient-ils Thomas ? Prudence, prudence...
— Les Schôn ont détruit la planète des Délenséens. Ils veulent à présent ce qui fait vivre le monde : la vengeance.
Le silence retomba dans la pièce. Le'Ace se garda bien de le rompre et attendit.
— C'est tout ce que tu as à m'offrir ? demanda-t-il en lui jetant un regard inquisiteur.
— Oui.
— Dans ce cas, comme je te l'ai déjà dit, nous n'avons rien à nous dire.
— J'ai partagé avec toi une information ! protesta-t-elle. A ton tour de me donner quelque chose.
— Je n'ai rien à te donner.
— Tu me dois une information !
— Je ne te dois rien du tout.
Le salaud ! Pas du tout ce à quoi elle s'était attendue de sa part. Pourtant, tu aurais dû. Comportement typiquement masculin : elle lui avait fait confiance, il l'avait trahie. De quoi ne pas lui faire regretter d'éviter toute relation avec les hommes.
Malgré tout, au fond, Le'Ace ne pouvait s'empêcher de le comprendre. Elle n'avait que ce qu'elle méritait. En lui lavant le cerveau et en le plaçant dans une camisole chimique, elle avait tenté de se faire passer pour sa femme ! La tristesse que lui inspirait la trahison de Jaxon était encore ce qui l'étonnait le plus. Un comble, pour une femme qui se targuait de sa froideur !
Mal à l'aise, elle baissa les yeux pour échapper à ce regard implacable qui la sondait. Elle devait être belle à voir... Elle n'avait pas pris la peine de nettoyer ses boots tachées de boue. Elle avait été trop occupée à installer ces foutues barres parallèles pour l'aider à retrouver sa force. Ses cheveux - qu'il avait tant voulu voir mais sur lesquels il ne lui avait pas fait de compliment - devaient être emmêlés. De la poussière maculait son jean et son tee-shirt.
— Le'Ace... dit-il dans un soupir.
Savait-il qu'il lui avait fait mal ? S'en souciait-il ?
— Écoute, dit-elle, déterminée. Je suis heureuse que nous nous soyons mis d'accord sur quelque chose. La conversation peut être une autre forme de torture, aussi je ne ferai plus aucune tentative pour t'y forcer.
Dieu merci, elle parvenait à s'exprimer d'une voix calme et neutre.
— N'essaie pas de t'enfuir, OK ? reprit-elle. Les portes ne s'ouvrent que grâce à mon scanner d'empreintes, mais nous savons tous les deux que tu es parfaitement capable de désactiver le système. Fais-le et pars en fauteuil si tu tiens à te conduire comme un idiot, mais sache que je serai juste derrière toi et que je serai en colère. Inutile de te rappeler ce qui est arrivé à Thomas quand il m'a mise hors de moi, n'est-ce pas ?
Sur ce, elle se retourna et sortit de la pièce.
Jaxon jura tout bas dès que Le'Ace eut disparu à sa vue.
Elle ne pouvait savoir qu'une tentative d'évasion ne figurait pas en tête de liste de ses priorités. D'abord, le fauteuil roulant le ralentirait... mais il irait encore moins vite et moins loin en s'en passant, et dans les deux cas elle l'aurait vite rattrapé. Ensuite, il était déterminé à découvrir qui elle était, pour qui elle travaillait et en quoi les Schôn l'intéressaient. Tant qu'il l'ignorerait, il ne chercherait pas à lui fausser compagnie.
Au moins lui avait-elle apporté quelques réponses. Les Délenséens cherchaient vengeance et leur planète avait été décimée par les Schôn : une autre espèce en voie de disparition. Les humains étaient-ils dans ce cas ? À attendre leur tour afin de pouvoir eux aussi se venger ?
Triple idiot ! s'insulta-t-il mentalement. Elle aurait pu t'en dire plus si tu t'étais montré gentil avec elle.
À peine cette idée l'eut-elle effleuré qu'il en changea. Le'Ace ne tenait pas à ce qu'il soit gentil. Il avait été agréable avec elle, d'une politesse à toute épreuve, et elle le lui avait reproché. Elle préférait qu'il se montre tel qu'il était au fond de lui. Elle s'ennuyait de ses sarcasmes, de ses insultes, de son humour tordu et de tout le reste. En somme, s'il avait laissé parler son moi profond, peut-être se serait-elle déjà laissée aller à lui révéler ses secrets.
Et encore... Peut-être n'aurait-il rien remarqué si elle s'était décidée à lui faire une conférence en bonne et due forme sur ce qu'il voulait apprendre. Il n'était conscient que des battements désordonnés de son cœur, lorsqu'il la regardait et du corps éminemment désirable et féminin qu'elle avait à lui offrir.
En sa présence, il ne pensait que sexe.
Aujourd'hui, ses cheveux étaient châtains sous des reflets couleur ambre foncé. Ce qui lui allait à la perfection. Longs et ondulés, ils lui tombaient aux épaules en une brillante cascade colorée. À plusieurs reprises, il avait failli tendre la main pour vérifier qu'il ne s'agissait pas d'une autre perruque. Il espérait qu'elle n'en portait pas et cela l'excitait au plus haut point. Cette crinière serait du plus bel effet sur son oreiller.
Une vague de désir déferla en lui. De même que la perruque, les lentilles de contact avaient disparu. Le'Ace avait les yeux noisette - un troublant mélange de vert et de brun doré -, comme il l'avait deviné. Les taches de rousseur de « Tabitha » avaient disparu et il mourrait d'envie de goûter à sa peau pâle et crémeuse. Imbécile ! Les taches de rousseur te faisaient le même effet. Tout en elle lui faisait le même effet.
Un grognement lui échappa. Je ne la connais même pas, je ne sais rien d'elle, et me voilà à ses pieds, la langue pendante... Mais au fond, ne savait-il pas tout ce qui comptait ? Le'Ace était feu et glace, détermination et incertitude. Distante la plupart du temps, elle le regardait parfois comme si elle ne désirait rien d'autre que lui sauter dessus. Dans ces cas-là, il émanait d'elle une telle vulnérabilité qu'il en était ébranlé. Alors, il se voyait la serrer dans ses bras pour ne plus la lâcher.
Comment aurait-elle réagi s'il s'y était risqué ? Elle n'avait pas l'air d'aimer qu'on la touche. Trois fois, seulement, elle avait permis que s'établisse un contact entre eux. Dans la cellule, une première fois, une deuxième fois quand elle s'était allongée près de lui, et la troisième quand elle l'avait empêché de tomber aux barres parallèles. Aucun de ces contacts n'avait été ouvertement d'ordre sexuel, mais ils n'étaient pas anodins non plus. Elle n'avait fait que lui caresser le visage, le torse, le serrer contre elle. Elle avait même frémi quand il avait tenté d'aller plus loin.
Jaxon se renfrogna. Pour quelle raison n'avait-elle pas tenté d'utiliser le sexe comme moyen de pression sur lui ? Même s'il préférait penser le contraire, il aurait certainement fini par tout lui avouer si elle avait accepté de s'empaler enfin sur son membre douloureusement dressé. Physiquement, tout en elle paraissait avoir été créé spécialement pour lui. Cela ne faisait que rendre plus ardue la résistance qu'il devait lui opposer. Dès qu'elle le rejoignait dans une pièce, son sang se mettait à bouillir dans ses veines, annihilant toutes ses défenses. Il était à sa merci. Il ne pensait plus dès lors qu'à la caresser, qu'à s'en délecter. Il ne pensait plus qu'à la baiser - rudement, longuement, salement -, de toutes les manières qu'elle lui autoriserait, et de quelques autres aussi.
Les coups qu'il avait reçus à la tête avaient dû sérieusement ébranler ses facultés mentales. Il ne servait à rien de rester assis là à broyer du noir. Il avait mieux à faire. Par exemple, tenter de réparer les pots cassés. Faire la paix avec elle était le seul moyen d'obtenir les réponses qu'il cherchait.
Avec détermination, il força son corps à entrer en action. Ses muscles étaient raides et douloureux. Sa cheville droite lui faisait souffrir le martyre, son bras gauche avait été comme plongé dans une fournaise, mais il ne s'accorda aucune faiblesse. Bientôt, des gouttes de sueur ruisselèrent le long de son torse. Arrivé à l'extrémité des barres, il pivota et se laissa retomber dans son fauteuil. Le choc ébranla ses côtes encore douloureuses. Il en perdit le souffle et l'espace d'un instant, la tête lui tourna.
Être handicapé était vraiment la pire des choses.
Serrant les dents, Jaxon s'accouda au fauteuil et se prit la tête entre les mains. Si Le'Ace ne se décidait pas à le séduire, peut-être pouvait-il s'y essayer lui-même ? Après l'amour, il arrivait que les femmes baissent leurs défenses et se confient. Du moins aimait-il le croire pour justifier cette envie lancinante d'introduire une ennemie dans son lit. Seigneur ! J'ai besoin d'aide.
— Le'Ace ! appela-t-il en manœuvrant son fauteuil. Une minute s'écoula avant qu'il renouvelle son appel.
— Le'Ace ?
De nouveau, aucune réponse.
— Le'Ace !
Rien.
— Tabitha !
Rien.
— Mishka...
Jaxon se figea et cligna des yeux. Le véritable prénom de Le'Ace avait passé ses lèvres, délicieuse douceur à prononcer tout bas au creux de son cou. Mishka...
Et pourtant, toujours aucune réponse.
Avait-elle décidé de lui battre froid ? Cathy avait joué à ce petit jeu à de nombreuses reprises. À chaque fois, il n'avait rien fait pour se rattraper, préférant savourer le répit qu'ainsi elle lui offrait. Rien de comparable avec Le'Ace. Il la voulait devant lui sur-le-champ ; il mourait d'envie de lui parler. Pour lui faire cracher ses secrets, serinait-il.
Menteur !
Grimaçant de douleur et de rage, Jaxon fit rouler son fauteuil et sortit.