13
Jaxon suivit d'un doigt rêveur le dos tatoué de Mishka. Il n'avait jamais été du genre à s'attarder après l'amour, mais avec elle, il ne pouvait imaginer d'autre endroit où il aurait rêvé d'être.
Elle avait réussi à l'émouvoir et à éveiller son instinct protecteur. Cela suffisait sans doute à expliquer l'étrange inclination qu'il avait pour elle. Ce devait être cela - et non un amour naissant - qui le poussait à la sauver, à la garder pour lui. Jaxon ne tombait pas amoureux. Jamais. L'amour compliquait les choses. Il conduisait à se sentir responsable des pensées, des réactions, des émotions de l'autre - voire de ses tentatives de suicide.
Il se rendait compte que pendant toutes ces années, la peur d'amener une femme à mettre fin à ses jours l'avait incité à jeter son dévolu sur des conquêtes futiles, que la profondeur des sentiments rebutait, peu susceptibles de sombrer par sa faute dans le désespoir. Mishka était loin d'être comme cela, mais il savait qu'elle ne s'effondrerait pas, quoi qu'il puisse dire ou faire. Physiquement et intérieurement, elle était d'une force à toute épreuve. Elle au moins ne chercherait pas à se suicider parce qu'un homme l'avait blessée. Sans doute préférerait-elle le tuer, songea-t-il avec un sourire amusé. Et c'était cela qu'il aimait en elle.
Jaxon la serra plus fort entre ses bras. Il était couché sur le dos, la tête et le bras de Mishka reposaient sur lui. Elle dormait, parfaitement détendue. Sa joue était posée sur sa poitrine et son souffle chaud caressait sa peau. Ses boucles auburn serpentaient sur son épaule. L'instant se prêtait à la détente, mais une question l'obsédait.
Que vais-je bien pouvoir faire ?
Il devait trouver le moyen de la cacher pour la tirer des griffes de cet homme, mais la puce allait rendre tous ses efforts inutiles. Son esprit butait sans cesse sur la même solution : extraire de son cerveau cette putain de machine. Ainsi, plus personne ne l'obligerait à faire quoi que ce soit contre son gré. Il allait se mettre en quête des spécialistes les plus réputés de la planète. S'il existait une seule chance - même ténue - pour que la puce puisse être enlevée sans la tuer ou la transformer en légume, sans doute la saisirait-elle.
Sans la tuer ou la transformer en légume. Le risque s'avérerait énorme. Et lui, était-il prêt à cela ? La réponse le mettait mal à l'aise. Il n'aimait pas le genre de personne - égoïste, avide, impitoyable - qu'elle faisait de lui. Bon sang ! Il ne vivait que pour l'action, quelles que puissent en être les conséquences. Et voilà qu'il se retrouvait impuissant parce que ses choix pouvaient détruire quelqu'un qui... qui quoi ? Qui comptait pour lui ? Oui, c'était bien cela. Il ne pouvait dire qu'il aimait Mishka, mais il l'estimait. Cela, il ne pouvait le nier.
Coucher avec elle l'avait secoué jusqu'au tréfonds de son âme. Chaque fois qu'une sensation nouvelle avait illuminé son visage, son propre plaisir s'en était trouvé augmenté. Jamais, avec aucune autre femme, sa jouissance n'avait été si complète.
— Jaxon ? fit soudain Mishka d'une voix inquiète.
— Que se passe-t-il ? répondit-il en la regardant. Elle n'avait pas bougé ni frémi, mais une peur panique emplissait ses yeux écarquillés.
— Je ne peux plus bouger, gémit-elle. Mon corps est comme... gelé.
— Gelé ? répéta-t-il, les sourcils froncés.
— Oui, intervint dans la pièce une voix étrangère. Gelé.
Tous les sens aux aguets, Jaxon souleva la tête et fouilla du regard les ténèbres de la chambre qu'un rayon de lune éclairait à peine. Il découvrit dans le coin le plus éloigné un homme de haute stature à la musculature excessivement développée - un alien, car ses yeux couleur d'ambre brillaient trop pour être humains. Sa peau laiteuse luisait elle aussi d'un éclat irréel et sa face séduisante devait faire se pâmer toutes les femmes.
— Qui êtes-vous ? demanda Jaxon.
Aussi discrètement que possible, il tâtonna sur la table de chevet, à la recherche d'un poignard.
— Celui qui va te sauver la vie, intervint une autre voix.
En la reconnaissant, Jaxon se figea.
— Dallas ? s'étonna-t-il.
Son meilleur ami et fidèle partenaire s'avança dans la lumière. Les cheveux châtains, la peau hâlée, il était habillé de noir. Ses yeux bleus brillaient autant que ceux de l'extraterrestre, mais trahissaient sa surprise.
— N'est-ce pas mignon, tout ça ? s'amusa-t-il.
Puis son regard s'arrêta sur Mishka, et la surprise fit place à la colère.
— Les cheveux, ce n'est pas ça, mais le visage est tout à fait ressemblant, commenta-t-il.
Reportant son attention sur Jaxon, il conclut :
— Si je m'attendais à te trouver en train de... fraterniser avec l'ennemi, vieux frère !
Jaxon se renfrogna et s'empressa de couvrir le corps nu de Mishka.
— Pourquoi ne peut-elle plus bouger ? s'enquit-il.
— Parce que je l'empêche de le faire, répondit l'alien. Elle est très jolie... Je pourrai la prendre quand vous en aurez fini avec elle ?
Luttant contre l'explosion que ces paroles venaient de déclencher en lui, Jaxon ordonna sèchement :
— Quoi que vous puissiez lui faire, laissez-la tranquille.
— Euh... je préfère éviter. Cette femme a le meurtre au fond des yeux. Je ne lui fais pas confiance pour se conduire en gentille fille.
— Dallas... s'impatienta Jaxon d'une voix grondante de rage. Dis à ton pote d'arrêter.
— Désolé de te décevoir, mais je suis entièrement d'accord avec Devyn. Cette fille est dangereuse. À présent, veux-tu bien me dire ce qui se passe ? Nous étions morts d'inquiétude pour toi !
La pièce s'éclaira soudainement, sans que quiconque ait fait le moindre geste. Le résultat des petits talents de l'extraterrestre, sans doute.
— Libère-la, insista Jaxon. Ensuite je te dirai tout.
— Jaxon... intervint Mishka d'une voix tranchante. Il resserra les bras autour d'elle l'invitant à se taire.
Elle ne connaissait pas Dallas et sa tendance à dégainer avant de réfléchir. Un mot de travers de sa part risquait fort de lui être fatal. Que pourrait-il faire alors ? Dallas était son meilleur ami. Ils se connaissaient depuis des années, avaient combattu ensemble, mais Mishka quant à elle était... il ne savait toujours pas quoi pour lui.
— Contente-toi de la libérer, d'accord ? ajouta-t-il, faute de mieux.
— Tu as entendu ça ? demanda Dallas à l'alien, d'un ton empreint d'incrédulité.
— Je ne suis pas sourd, répondit celui-ci.
Dallas soupira et reprit à l'intention de Jaxon :
— Ces aliens... Ils ne comprendront jamais rien à notre sens de l'humour.
Sans crier gare, son regard se fit menaçant et il ajouta :
— Je me suis emporté contre Jack - à cause de toi. J'ai appelé Mia - pour toi. J'ai fait venir des tueurs -pour te sauver la peau. J'ai formé une équipe - qui a transformé mon appartement en chantier. J'ai passé des heures à essayer d'entrer dans ce trou à rats. J'ai...
— C'est moi qui ai passé des heures à essayer d'entrer, l'interrompit le dénommé Devyn. Toi, tu regardais.
— Peu importe ! Ce qui compte, c'est que nous nous sommes donné tout ce mal parce que nous t'imaginions à l'article de la mort, torturé, supplicié. Et qu'est-ce que je découvre ? Monsieur à poil dans un pieu, détendu...
— Je t'ai appelé... objecta Jaxon, mal à l'aise. Je t'ai dit que tout allait bien.
— Pour ce que j'en savais, tu aurais pu passer ce message avec le canon d'un flingue sur la tempe !
Jaxon comprit qu'il n'avait pas tort.
— Mishka... reprit-il en lui caressant les cheveux. Dis-leur que tu ne leur feras aucun mal s'ils te libèrent.
— Je vais dépiauter ce putain d'X-tro pour m'en faire un manteau ! lança-t-elle d'une voix haineuse. Ensuite, j'irai sur sa putain de planète décimer sa putain de famille !
Dallas en resta bouche bée. Sans se départir de son expression amusée, Devyn écarquilla les yeux. Jaxon passa une main lasse sur son visage et suggéra :
— Et si nous allions en discuter au salon ?
— Pas question que tu me laisses ici dans cet état ! s'insurgea Mishka.
En soupirant, Jaxon entreprit de s'extraire du lit. Le drap glissa de sa taille, révélant sa nudité.
— Allez-y, je vous rejoins, dit-il aux deux hommes.
Dallas pivota sur ses talons mais resta sur place. —, Merci pour le peep show, maugréa-t-il.
— Bon sang, Dallas, fous-nous la paix ! tempêta Jaxon. J'ai besoin d'une minute en tête à tête avec elle.
— Surtout, ne la libère pas ! ordonna son ami à Devyn avant de quitter la chambre en trombe.
L'alien s'attarda un instant pour commenter :
— On m'avait dit que cette petite était une vraie vipère dans la peau d'un ange. Même si la perspective d'un duel dans le plus simple appareil avec elle m'enchante, je ferai ce que Dallas m'a si gentiment demandé.
Avant de les laisser, il s'inclina cérémonieusement. Jaxon demeura assis au bord du lit, les coudes sur les genoux, tournant le dos à Mishka.
— Tu ne pouvais pas jouer le jeu ? marmonna-t-il. Même pour quelques minutes ?
— Il n'y avait que 16 % de chances que je sois libérée, répliqua-t-elle. Je n'avais donc aucune raison de jouer le jeu. Ils y auraient vu une faiblesse dont ils auraient pu se servir contre moi plus tard.
— Ils n'ont pas à être tes ennemis.
Lentement, il se remit debout, ses muscles encore raides protestant sous l'effort. Prenant appui sur le mur, il marcha jusqu'à la commode, dans laquelle il prit au hasard une culotte blanche et un tee-shirt de même couleur. Après avoir lentement regagné le lit, il s'immobilisa, incapable de quitter des yeux la vue qui s'offrait à lui. La chevelure de Mishka s'étalait dans toute sa splendeur sur l'oreiller. Son visage légèrement rose irradiait de sensualité. Le drap ne pouvait pas grand-chose pour masquer ses formes féminines, ses jolies fesses rondes qui semblaient le narguer.
— Ne reste pas là à me regarder ! s'emporta-t-elle. Rends-toi utile et gratte-moi dans le cou.
Jaxon s'exécuta en faisant attention de ne pas laisser de traces sur sa peau.
— Ça va comme ça ? lui demanda-t-il.
— Oui. Merci, répondit-elle de mauvaise grâce.
Ensuite, en s'efforçant de se concentrer sur ce qu'il faisait et non sur ce qu'il aurait aimé refaire, Jaxon entreprit de mettre Mishka sur le dos et de lui passer ses vêtements.
— Ce salaud de Devyn a intérêt à me rendre ma liberté, reprit-elle d'un ton boudeur. Sans quoi, il le regrettera.
— Je vais lui parler, assura-t-il.
— Mais tu vas d'abord lui parler business, pas vrai ? Et tu ne veux pas que je vous entende.
Jaxon ne chercha pas à nier.
— Tu as besoin d'autre chose avant que je m'en aille ?
Son regard se fit aussi perçant qu'un rayon laser. Un regard où cohabitaient la panique et la fureur.
— Pour aller dans le salon, précisa-t-il. Seulement dans le salon.
Alors la panique s'évanouit.
— Tu peux aller au diable, si ça te chante, marmonna-t-elle. Pour ce que j'en ai à foutre !
Il n'était pas dupe. Mishka n'en pensait pas un mot mais ce qui se passait entre eux la désarçonnait autant que lui.
Penché au-dessus d'elle, il aplatit ses mains sur le lit et frotta le bout de son nez contre le sien.
— Je ne serai pas long.
— Et moi, je n'oublierai pas ça ! promit-elle d'une voix que l'indignation faisait trembler.
Jaxon soupira.
— Je sais, assura-t-il.
Jaxon déposa un baiser dans son cou, à l'endroit où il l'avait grattée, puis il sortit de la pièce en boitant. Il savait que le sentiment de trahison qu'il avait perçu dans les yeux de Mishka le poursuivrait longtemps.
Restée seule, figée sur son lit, Le'Ace eut tout loisir de fulminer. Jaxon l'avait abandonnée sans hésiter. Il avait laissé ses amis la réduire à l'impuissance et c'était à peine s'il avait protesté. Il connaissait son passé, il savait à quel point elle détestait être sous contrôle, mais il ne s'était pas pour autant battu pour elle.
À quoi t'attendais-tu ? Tu n'étais qu'un trou à prendre ! Rien d'autre... C'était tout ce à quoi elle était bonne. C'était tout ce qu'elle resterait : un être insignifiant, un morceau de viande et d'os, à dévorer puis à jeter.
Après ce qui s'était passé entre eux, elle avait pensé - espéré ? - qu'il voyait autre chose en elle. Quand finiras-tu par comprendre ? Une vive douleur lui poignarda l'estomac. Jaxon lui avait menti. Il l'avait abandonnée.
Elle tenta de se convaincre que c'était mieux ainsi. Cela allait lui simplifier les choses. Quand les hommes d'Estap viendraient la chercher, elle les suivrait volontiers. Après ce que Jaxon venait de lui faire, elle ne rêverait pas de lui, il ne lui manquerait pas à chaque instant, elle ne passerait pas son temps à fantasmer sur lui. Bon débarras !
Contente-toi de faire ton boulot. C'est tout ce que tu as. Tout ce que tu pourras jamais avoir.
Une nouvelle détermination fit jour en elle. Elle avait reconnu Dallas, l'agent de l'A.I.R., pour avoir étudié son dossier. L'autre - l'alien -, elle ne le remettait pas. Mais cela n'allait pas durer.
Ouïe surdéveloppée ! ordonna-t-elle à la puce.