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Mishka avait beau essayer de se concentrer sur la tâche en cours, difficile de ne pas laisser son esprit vagabonder alors que Jaxon, en quelques mots, venait de bouleverser son existence. Il m'aime... Il m'aime vraiment ! Certes, il lui avait déjà fait part de son intention de vivre avec elle, voire d'adopter un enfant si elle le voulait. Mais l'amour...

Dans ses rêves les plus fous, jamais elle n'aurait imaginé qu'une telle chose puisse lui arriver. Qu'un homme tel que lui puisse la choisir entre toutes les autres ? C'était un miracle, un rêve devenu réalité !

Consciente qu'un sourire béat devait la rendre ridicule - Jaxon et moi allons vivre ensemble ! -, elle alla libérer Lucius. Pour le reste de notre vie... Cette précision suffisait à faire retomber son enthousiasme. Combien de temps leur restait-il, à elle comme à lui, alors qu'une opération potentiellement fatale pour elle obscurcissait l'horizon et que la vision de Dallas prédisait la fin prochaine de Jaxon ?

Non ! Il ne lui fallait surtout pas se laisser aller à penser. Les Schôn avaient eu le dessus une fois, elle ne permettrait pas qu'ils puissent remettre cela. Une part d'elle-même aurait voulu pouvoir leur régler leur compte à elle toute seule. Quelques semaines plus tôt, elle ne s'en serait pas privée. Elle aurait plongé Jaxon et Lucius dans le coma - ou elle les aurait laissés enchaînés dans leurs cellules - et serait allée seule au combat. Ce qui se serait passé ensuite n'aurait eu aucune importance.

Mais désormais, elle n'était plus seule et tout pouvait avoir des conséquences. Si elle ne parvenait pas à liquider tous les extraterrestres, les survivants pouvaient se rendre invisibles et aller tuer Jaxon avant qu'elle se soit rendu compte qu'ils avaient quitté la pièce. Une conclusion s'imposait : tous les Schôn devaient être mis hors d'état de nuire le plus rapidement possible, et pour y parvenir, le travail en équipe s'imposait.

Sans ses jouets habituels, elle ne pouvait avoir un aperçu de la configuration du bâtiment et de la position des aliens. Pourtant, elle allait devoir se faufiler parmi eux et dérober leurs pyroflingues.

— Quand j'aurai mis la main sur les armes, expliqua-t-elle à Jaxon et Lucius, il faudra les régler pour qu'elles lancent des rayons incapacitants. Éteignez les lumières pour qu'ils ne puissent vous voir et tirez tous azimuts. Les rayons n'auront aucun effet sur vous.

— Et sur toi ? s'enquit Jaxon. Mishka haussa les épaules et répondit :

— Il y a une part d'alien en moi. Si je suis touchée, je me fige moi aussi.

— Et je ne serai pas en mesure de te voir ! Ce qui veut dire que je serai dans l'impossibilité de te protéger.

Jaxon passa une main tremblante dans ses cheveux défaits et conclut avec fatalisme :

— Puisque nous n'avons pas encore ces armes en main, que nous ignorons où elles se trouvent et si nous pourrons nous en emparer, tout cela reste très théorique.

Quittant la cellule de Lucius pour explorer le corridor, Mishka lança par-dessus son épaule :

— Il me reste encore huit minutes et onze secondes.

À l'exploration des lieux, il apparut qu'ils avaient dû être occupés par des humains. Des portraits décoraient les murs. Deux jeunes femmes, d'une vingtaine d'années, probablement sœurs, à en juger d'après leur identique nez en trompette. Jolies. Enlacées. Et sans doute mortes, à l'heure qu'il était. Quel gâchis !

— Suivez-moi ! lança-t-elle aux deux hommes. Mais ne parlez pas. OK ?

Aucune réponse. Bien...

Augmentation du volume auditif.

Pourcentage ?

Cinquante.

La bande-son du film que visionnaient les aliens résonna soudain dans sa tête et la fit grimacer. Des coups de feu. Le bruit d'un corps que l'on traîne. La chute d'un vase. Un rire discordant. Un doute s'insinua dans son esprit. Une fusillade, dans un film, pouvait-elle durer si longtemps ? Et cette voix de femme, qu'elle venait de percevoir ?

Plus fort ! Masque la bande-son du film, si possible.

60 %. Gommage de la bande-son.

Nouveau coup de feu, plus retentissant cette fois. Puis, un rire de femme - oui : de femme - vite réduit à néant. A la qualité du son, Mishka devina que ce rire ne pouvait venir que du film. Mais la fusillade, elle, se poursuivait.

— ... peut pas les voir ! s'exclama soudain Mia.

— ... ils sont sur moi, grogna Dallas.

— Plonge ! ordonna Eden.

— Tes amis ! lança Mishka.

Le son de sa propre voix, amplifiée, faillit la terrasser.

Rapidement, elle traversa une minuscule cuisine et un salon tout aussi minable. Dans le hall d'entrée, la porte était fermée. Aucune fusillade dans cet appartement. Aucun Schôn.

Se tournant vers Jaxon, Mishka chuchota, pour ne pas se rendre sourde :

— Tes amis sont ici. La bataille a déjà commencé.

— Où ? murmura Jaxon.

La panique se lisait clairement sur son visage comme sur celui de Lucius. Le front en sueur, Mishka ouvrit la porte et sortit dans ce qui devait être le couloir de desserte d'un immeuble collectif. Sans doute les Schôn s'étaient-ils débarrassés de tous les occupants, car aucun signe de vie, aucune conversation ne lui parvenait. L'oreille aux aguets, elle suivit la piste auditive jusqu'à une cabine d'ascenseur. Après avoir redoublé d'attention, il lui parut évident que c'était dans les étages supérieurs que le combat faisait rage. Le mieux était encore de vérifier...

Les deux hommes la suivirent dans la cabine. Dès que les portes se furent refermées, elle appuya sur le bouton de l'étage supérieur. Avec un tintement qui sonna sous son crâne comme celui d'une cloche, les portes se rouvrirent. À cet étage, loin d'avoir diminué, le bruit de la fusillade était plus fort encore. Il fallait donc monter. Mishka renouvela l'expérience deux fois. À la troisième, dès l'ouverture des portes, elle ne distingua plus qu'un brouhaha assourdissant et continu qui la fit chanceler.

Retour à l'audition normale ! Volume auditif modifié.

— Bébé ? s'inquiéta Jaxon.

Mishka ouvrit les yeux - quand les avait-elle fermés ? -et réalisa qu'il l'avait entraînée dans un recoin du couloir à l'extrémité duquel les lueurs des pyroflingues passaient sous une porte. Lucius était déjà en train de s'y faufiler en se mêlant tel un fantôme à la pénombre qui y régnait.

— Ça va aller ? insista Jaxon.

— Oui. Mais quelqu'un devrait monter la garde ici au cas où les Schôn chercheraient à s'enfuir.

Le voyant ouvrir la bouche pour protester, elle prit les devants en annonçant :

— C'est moi qui m'y colle. Je vais passer en vision infrarouge, afin de voir ces salauds même s'ils se rendent invisibles. Ils sont plus brillants que les humains, mais je n'aurai pas le temps de faire la différence. Tous ceux qui passeront cette porte, je leur tire dessus.

— Noté. Sois prudente !

Avant de s'éclipser, Jaxon prit le temps de lui donner un baiser sur les lèvres. Durant un trop bref instant, elle sentit sa langue venir caresser la sienne.

Rester en arrière en laissant l'homme qu'elle aimait aller seul au combat était pour Mishka une véritable torture. Et le fait de savoir qu'il n'avait pas besoin d'ange gardien ne l'aidait en rien à se rassurer. Il lui lança un regard brûlant de passion, puis se plaqua avec Lucius de part et d'autre de la porte qu'ils allaient devoir enfoncer. Tout ira bien, tenta-t-elle de se rassurer, avant d'ordonner à la puce de la faire passer en vision infrarouge.

Alors que le monde autour d'elle replongeait dans les ténèbres, un bruit de plastique fracassé se fit entendre. Quand sa vision se stabilisa, elle ne vit aucune ombre rouge au bout du couloir. Jaxon et Lucius étaient entrés.

— Dieu merci ! s'exclama Mia entre deux coups de feu.

Elle devait être en train de combattre un alien.

— Ils sont invisibles !

Ça, c'était Eden, qui tirait elle aussi.

— Le'Ace ? s'enquit Dallas, le souffle court.

— Au bout du couloir, répondit Jaxon. Pour empêcher tout risque de fuite. Ne sortez pas, elle va tirer sur tout ce qui franchira cette porte. Passez-moi une arme !

Un retentissant bruit de verre brisé se fit entendre : une table renversée, sans doute. Au bas de la porte ouverte, l'ombre rouge d'un bras et d'une tête apparut soudain. Mishka entendit quelque chose glisser sur le sol et venir buter contre un de ses pieds.

— Pyroflingue, annonça Jaxon. Au fait... tes dix minutes sont écoulées.

Sur ce, l'ombre rouge disparut.

Si elle n'avait pas été si nerveuse, Mishka aurait pu sourire en ramassant l'arme. Habituée à effectuer ces manipulations dans le noir, elle vérifia qu'elle était bien réglée pour immobiliser et non pour tuer.

Plusieurs minutes s'écoulèrent, ponctuées de nouveaux grognements, et même d'un cri. L'oreille aux aguets et les yeux écarquillés sur les ténèbres, Mishka était en nage. Que se passe-t-il, là-dedans ? Plus l'attente s'éternisait, plus son sentiment d'impuissance et sa nervosité grandissaient.

Elle entendit un gémissement. Dallas, sans doute. Puis Jaxon se mit à jurer. Sitôt après, une silhouette rouge déboula par la porte ouverte. D'instinct, Mishka fit feu. L'ombre rouge se figea. Alien, donc... Un de moins. Encore combien à venir ? L'un de ces salauds a-t-il déjà blessé Jaxon ? Comment va-t-il se tirer de là ?

Mishka se força à respirer profondément pour se calmer. À chaque minute qui s'écoulait, elle détestait un peu plus les ténèbres emplies de bruits hostiles et inquiétants qui l'entouraient. Un nouveau cri - féminin cette fois - se fit entendre. Tous les sens en alerte, elle se figea.

Les Schôn se mirent à murmurer entre eux, dans une langue qu'elle ne connaissait pas. La panique devait les pousser à l'imprudence, car jusqu'à présent ils avaient réussi à se taire et à échapper aux grandes oreilles de l'A.I.R. Sans l'isotope traqueur que Jaxon avait accepté qu'on lui injecte, ses amis n'auraient jamais réussi à les retrouver si vite.

— Espèce de garce !

La voix de Mia... Une nouvelle ombre rouge jaillit dans le couloir et Mishka fit feu. Ce pouvait être n'importe qui. La silhouette visible à l'infrarouge esquiva habilement son tir et lança en s'approchant d'elle :

— Tu ne m'auras pas si facilement.

Il s'agissait donc bien de Mia, pas d'un Schôn. Mishka ne se détendit pas pour autant. Bien au contraire...

— Je ne veux pas te faire de mal, Mia.

Jaxon, où es-tu ?

— Dommage... répliqua l'ombre fantomatique en se rapprochant un peu plus. Parce que moi, si !

— Nous avons un job à faire.

— Ouais. Mais je doute que nous soyons dans le même camp.

Jaxon ! Parce qu'elle ne voulait pas le distraire, ce cri n'avait jailli que dans sa tête. Pourtant, son aide ne lui aurait pas été superflue pour faire entendre raison à son amie. Lui pardonnerait-il un jour, si pour sauver sa vie elle devait prendre la sienne ? Puisqu'il semblait bien qu'elle était en partie d'origine alien, Mia aurait pu être stoppée par un rayon paralysant. Mais comme elle venait de le prouver, elle était trop rapide pour se laisser atteindre. Restait donc la confrontation physique.

Mais Mishka allait devoir combattre à l'aveugle, sans voir son adversaire. Elle ne pouvait prendre le risque d'en revenir à une vision normale. Si un Schôn sortait de l'appartement, il fallait qu'elle l'immobilise.

— Espèce de pute malfaisante ! s'emporta Mia. Tu as paralysé Devyn, alors qu'il fait tout pour nous aider !

Mishka décida de s'expliquer, dut-elle exposer ses faiblesses.

— Un accident, répondit-elle. En vision infrarouge, je ne discerne que de vagues contours, pas les visages. En plus, il était prévenu.

— Tout comme l'était Élise ? Difficile d'ignorer le ton haineux de Mia.

— Tu veux réellement qu'on règle nos comptes ici ? s'impatienta Mishka. Au beau milieu de la guerre qui fait rage ?

— Les Schôn sont nos ennemis, tu es notre ennemie : le moment me semble tout indiqué, au contraire.

Tout en gardant son arme braquée sur Mia, Mishka tenta de se justifier.

— Je suis désolée d'avoir dû tuer ton amie. Je vis avec le regret de l'avoir fait chaque jour, chaque nuit.

— Même si tu dis la vérité, ça ne suffit pas ! répliqua Mia en gagnant quelques centimètres encore.

— Tu n'as donc jamais fait quelque chose que tu as regretté ensuite ? Jamais rien fait de mal pour ce qui te semblait être une bonne raison ? On ne t'a jamais obligée à faire ce que tu ne voulais absolument pas faire ?

— Tu l'as tuée ! s’écria-t-elle, sans tenir compte de ses paroles. Tout comme tu vas tuer Jaxon si on te laisse vivre.

— Jamais !

La distance entre elles se réduisit encore.

— Dallas l'a vu ! s'entêta Mia. Et j'ai lu ta liste.

— Il s'est trompé ! Tout comme tu te trompes également sur mes intentions. Maintenant, reste où tu es, ou je vais devoir te faire mal.

— Essaie...

Mishka ne vit rien venir. Plus rapide qu'un fauve, Mia bondit sur elle et la débarrassa d'un coup de pied de son arme, qui valsa sur le sol. L'instant d'après, elle était passée derrière elle et lui plaquait une lame contre le cou.

— Tu ne me tueras pas, murmura-t-elle tout contre son oreille. Et tu ne le tueras pas non plus.

— Je ne le tuerai pas... approuva Mishka, parfaitement immobile. Puisque je l'aime...

— Menteuse ! Tu n'aimes que toi. Si tu l'aimais, tu renoncerais à lui.

Renoncer à Jaxon ? Mishka se connaissait suffisamment pour savoir qu'elle n'en aurait pas le courage. Tant qu'elle serait vivante et qu'elle en aurait la force, elle ferait tout pour rester près de lui. Pour elle, il était comme une drogue - sa drogue. Il lui était tout aussi impossible de se passer de lui que de se passer de respirer.

— Je ne peux pas, reconnut-elle tout bas.

— Égoïste ! Ses amis ne t'accepteront jamais. Ce qui veut dire qu'il finira par rompre avec eux pour te faire plaisir. Peut-être finira-t-il par t'en vouloir, peut-être pas, mais dans un cas comme dans l'autre, ça finira par le tuer. Alors, tu auras gagné, même sans avoir eu besoin de dégainer une lame ou un flingue !

— Peut-être a-t-il besoin de trouver de meilleurs amis ?

Mais même si elle n'avait pas renoncé à résister, Mishka sentait la panique la gagner. Déjà, elle avait du mal à respirer. Mia avait raison. Si les amis de Jaxon continuaient à la rejeter, il finirait par leur tourner le dos. Il l'aimait tant qu'elle l'en savait capable. Et sans ses amis, il devrait dire adieu à son boulot aussi. Voulait-elle vraiment être la cause de ce renoncement à tout ce qu'il aimait, à tout ce qui faisait sa vie ?

Niveau d'adrénaline trop élevé. Plus tard !

Au bout du couloir, une ombre rouge passa le seuil de l'appartement. Mishka se raidit.

Alien ?

94 % de probabilité.

— Un Schôn vient de sortir ! lança-t-elle vivement.

— C'est ça, je vais te croire...

Les bras tendus devant lui, prêt à l'attaque, le Schôn se précipitait vers elles. D'un puissant coup de son coude métallique dans le ventre de Mia, Mishka se débarrassa d'elle et se jeta sur le sol pour chercher le pyroflingue à tâtons. Du coin de l'œil, elle vit deux taches rouges rouler à terre et s'empoigner furieusement. L'alien - que Mia empêchait d'accéder à la cabine d'ascenseur - venait de se jeter sur elle.

Mishka avança à quatre pattes dans le couloir, tâtonnant désespérément pour retrouver son arme. Pour autant, elle ne perdait pas de vue la porte, ou elle vit bientôt une silhouette rouge apparaître à reculons.

— Mishka ? s'étonna celle-ci en tournant la tête vers elle.

— Jaxon !

À peine venait-elle de s'exclamer qu'une autre ombre écarlate, plus brillante encore, bondit sur Jaxon et le projeta à terre.