À l’ombre d’un arbre, en Afrique

 

 

 

C’est la fin du voyage, du moins du fragment que j’ai décrit. Sur le chemin du retour, je fais encore une halte à l’ombre d’un arbre. Il pousse dans un village qui s’appelle Adofo, non loin du Nil Bleu, dans la province éthiopienne de Wollega. C’est un énorme manguier au feuillage épais et éternellement vert. Quand on voyage sur les plateaux de l’Afrique, sur les immenses étendues du Sahel ou de la savane, on est frappé par une image récurrente : sur les terres immenses, sablonneuses, brûlées par le soleil, sur les plaines recouvertes d’une herbe jaunie et parsemées de rares arbustes épineux et secs, surgit régulièrement un arbre branchu, solitaire, isolé. Sa frondaison est luxuriante et fraîche, tellement épaisse que de loin elle crée une tache visible, nette, intense. Bien qu’il n’y ait pas le moindre souffle de vent, ses feuilles s’agitent et scintillent. D’où peut bien venir cet arbre dans ce paysage mort, lunaire ? Pourquoi se trouve-t-il justement à cet endroit ? Pourquoi est-il seul ? D’où puise-t-il sa sève ? Il faut parfois parcourir des kilomètres et des kilomètres avant de tomber sur son frère jumeau.

Peut-être que jadis poussait ici une forêt, mais qu’elle a été abattue puis brûlée. Seul un manguier aurait été préservé. Consciente de sa valeur, la population des environs a tout fait pour le conserver. Autour de ces arbres solitaires se trouve en effet un village. En apercevant au loin un grand manguier, on peut hardiment se diriger dans sa direction, en sachant qu’au bout du chemin il y aura des hommes, un filet d’eau et peut-être même quelque chose à manger. Les hommes ont sauvé l’arbre, car sans lui ils ne pourraient pas survivre : dans ces régions torrides, l’homme a besoin d’ombre pour exister. L’arbre en est le dépositaire et le pourvoyeur.

Si dans le village il y a un instituteur, l’arbre tient lieu d’école. Le matin, il entraîne sous ses ramures les enfants du village tout entier. Il n’y a ni classes ni limite d’âge. Qui veut venir vient. Le maître ou la maîtresse accroche au tronc un alphabet imprimé sur une feuille de papier. Il montre les lettres avec une baguette, et les enfants regardent et répètent. Ils doivent apprendre par cœur, car ils n’ont ni crayon ni papier.

Quand arrive midi et que le ciel blanchit, tous ceux qui le peuvent se réfugient sous l’arbre : les enfants, les adultes et même, si le village en possède, le bétail – vaches, brebis et chèvres. La chaleur de midi est plus supportable sous un arbre que dans une case. Dans une case, on est à l’étroit et on étouffe, mais sous un arbre, il y a de l’espace et un peu plus d’air.

C’est l’après-midi que les choses sérieuses se passent : les adultes se retrouvent sous l’arbre pour tenir conseil. Le manguier est le seul endroit où ils peuvent se réunir et discuter, car dans le village il n’y a pas de local suffisamment spacieux. Les gens se rendent à cette réunion avec ponctualité et de bon gré. Les Africains ont une nature collectiviste, ils éprouvent un besoin intense de participer à tout ce qui fait partie de la vie du groupe. Toutes les décisions sont prises de concert. C’est en commun que l’on tranche les disputes et les conflits, que l’on décide qui recevra telle terre à cultiver. La tradition veut que toute décision soit prise à l’unanimité. Si quelqu’un n’est pas d’accord, la majorité essaie de le convaincre jusqu’à ce qu’il change d’opinion. Cela dure parfois indéfiniment, car ce qui caractérise ces discussions, ce sont les interminables palabres. Si deux villageois se disputent, le tribunal réuni sous l’arbre ne démêle pas le vrai du faux ni ne décide qui a raison, il s’efforce simplement de supprimer le conflit, d’amener les deux parties à la réconciliation en reconnaissant le bien-fondé de chacune d’entre elles.

Quand la journée tire à sa fin et que l’obscurité tombe, l’assemblée interrompt sa réunion et rentre à la maison. Dans les ténèbres on ne peut pas se quereller. Quand on discute, on doit voir le visage de celui qui prend la parole, on doit être sûr que ses paroles et ses yeux parlent le même langage.

C’est maintenant au tour des femmes, des personnes âgées et des enfants, curieux de tout, de se rassembler sous l’arbre. S’ils ont du bois, ils allument un feu. S’ils ont de l’eau et de la menthe, ils infusent une tisane épaisse et corsée. Commence alors l’heure la plus agréable, l’heure que je préfère, celle où on raconte les événements de la journée, les histoires où se mêlent la réalité et la fiction, des éléments drôles et d’autres effroyables. Qu’était donc cette forme sombre et furieuse qui, ce matin, a fait un boucan infernal dans les buissons ? Un oiseau bizarre s’est envolé dans les airs et a disparu ! Les enfants ont chassé une taupe dans son trou, ont fouillé ses galeries, mais la taupe n’y était plus. Où s’est-elle fourrée ? Au fil des récits, les gens se rappellent que jadis, il y a de cela bien longtemps, les vieux racontaient qu’un oiseau étrange était passé et avait disparu. Quelqu’un se souvient que son arrière-grand-père lui a dit que depuis longtemps une forme sombre faisait du bruit dans les buissons. Cela fait longtemps ? Oh, oui, cela remonte à la nuit des temps. Car la frontière de la mémoire est celle de l’histoire. Auparavant il n’y avait rien. L’auparavant n’existe pas. L’histoire est ce qu’on se rappelle.

Hormis le Nord islamique et l’Éthiopie, l’Afrique n’a jamais connu l’écriture. L’histoire a toujours été transmise oralement, les légendes ont toujours été communiquées de bouche à oreille, les mythes ont toujours été créés collectivement, inconsciemment, au pied d’un manguier, dans les ténèbres profondes du soir quand seules résonnaient les voix tremblantes des vieillards. Car les femmes et les enfants se taisent, ils écoutent. L’heure du soir est importante aussi parce que c’est le moment où la communauté s’interroge sur son essence et ses origines, prend conscience de sa particularité et de sa différence, définit sont identité. C’est l’heure où l’on converse avec les ancêtres qui, même s’ils sont partis, sont toujours là, nous accompagnent dans notre vie, nous protègent contre le mal.

Le soir, le silence sous l’arbre n’est qu’apparent. Il est en fait saturé de voix, de sons, de murmures multiples et variés, qui viennent de partout, des branches élevées, de la brousse, des profondeurs de la terre, du ciel. À ce moment-là, mieux vaut être près les uns des autres, sentir la présence d’autrui, car cela réconforte et donne du courage. L’Africain se sent en permanence menacé. Sur ce continent, la nature prend des formes tellement monstrueuses et agressives, elle se couvre de masques tellement vengeurs et angoissants, elle tend à l’homme des pièges et des embuscades si perfides que l’Africain vit en permanence dans l’incertitude du lendemain, dans la peur et l’anxiété. Ici tout se manifeste sous une forme amplifiée, déchaînée, exagérée, hystérique. S’il y a un orage, la foudre brûle tout, les éclairs déchirent le ciel en lambeaux. S’il pleut, le ciel déverse des trombes d’eau qui en un instant vous noient et vous enfoncent sous terre. S’il y a une sécheresse, elle est si cruelle qu’elle ne laisse pas la moindre goutte d’eau et décime tout le monde. Entre la nature et l’homme, il n’y a pas d’intermédiaire pour adoucir les choses, pas de compromis, pas de gradation. C’est une lutte, une bataille, un combat permanents, acharnés, impitoyables. L’Africain est un homme qui, de la naissance à la mort, se trouve confronté à une nature particulièrement malveillante, et le seul fait d’exister, de rester en vie, est sa plus grande victoire.

 

C’est le soir, nous sommes assis sous un grand arbre, une jeune fille me sert un petit verre de thé. J’entends les voix des hommes dont le visage puissant et luisant semble sculpté dans l’ébène, fondu dans les ténèbres immobiles. Je ne comprends pas grand-chose à ce qu’ils disent, mais leurs voix sont sérieuses et émues. Leurs paroles sont empreintes d’un sentiment de responsabilité envers leur peuple. Ils se sentent tenus de préserver, de développer son histoire. Personne ne peut dire : « Lisez notre histoire dans des livres », car ces livres n’ont été écrits par personne. Leur histoire n’existe pas en dehors de celle qu’ils racontent. Leur histoire au sens européen du terme, autrement dit l’histoire scientifique et objective, n’existera jamais, car elle ignore les documents et les enregistrements. Et chaque génération, en écoutant la version qui lui est transmise, la modifie, la transforme, l’enjolive et la colore. Délestée du poids des archives, de la rigueur des données et des dates, elle atteint sa forme la plus pure, la plus cristalline, la forme du mythe.

Dans ces mythes, à la place des dates et des repères temporels mécaniques comme les jours, les mois, les années, fonctionnent d’autres marques : « il y a longtemps », « il y a très longtemps », « il y a tellement longtemps que personne ne s’en souvient ». Ces expressions permettent de brouiller la hiérarchie du temps. Le temps ne se développe ni ne s’ordonne de façon linéaire, il prend une forme dynamique, rotative, uniformément circulaire, comme la terre. Dans la conception des Africains, la notion de développement n’existe pas, elle est remplacée par la notion de durée. L’Afrique, c’est la durée éternelle.

Il se fait tard et tout le monde rentre chez soi. La nuit tombe, or la nuit appartient aux esprits. Où pensez-vous par exemple que se réunissent les sorcières ? C’est bien connu, elles tiennent leurs réunions et leurs conseils dans les branches, enfouies et cachées dans le feuillage. Mieux vaut ne pas les déranger et quitter l’arbre, car elles ne supportent pas qu’on les épie ou qu’on les écoute. Rancunières, elles peuvent persécuter, inoculer des maladies, transmettre la douleur, semer la mort.

C’est ainsi que la place sous le manguier est désertée jusqu’au lever du jour. À l’aube, le soleil et l’ombre de l’arbre surgissent simultanément. Le soleil réveille les hommes qui commencent aussitôt à se défendre contre ses rayons brûlants, à chercher la protection de l’ombre. Aussi curieux que cela paraisse, la vie humaine dépend d’éléments aussi fugaces et fragiles que l’ombre. L’arbre est plus qu’un arbre, il est la vie. Si sa cime est frappée par la foudre et que le manguier brûle, les gens ne pourront plus s’y abriter du soleil ni s’y réunir. Ne pouvant plus se réunir, ils ne seront plus en mesure de prendre de décisions, d’entreprendre des démarches Mais surtout ils ne pourront plus se raconter leur histoire, qui ne peut être transmise que de bouche à oreille, au cours de ces réunions vespérales, à l’abri du manguier. Alors ils l’oublieront, sa mémoire disparaîtra. Ils deviendront des hommes sans passé, autrement dit personne. Ils perdront ce qui les reliait, ils se disperseront, chacun ira de son côté. Or la solitude est impossible en Afrique. Un homme seul ne peut survivre plus d’un jour. Solitaire, l’homme est condamné à mort. Par conséquent, si l’arbre est foudroyé, les hommes qui vivaient sous son ombrage périront à leur tour. Ne dit-on pas d’ailleurs que « l’homme ne peut survivre à son ombre » ?

 

À part l’ombre, il existe en Afrique une autre valeur suprême : l’eau.

« L’eau, c’est tout, m’a dit un jour Ogotemmeli, un sage originaire d’un peuple du Mali, les Dogons. La terre vient de l’eau. La lumière vient de l’eau. Le sang aussi. »

« Le désert t’apprendra une chose, m’a dit à Niamey un marchand du Sahara : qu’il existe une chose que l’on peut désirer et aimer plus qu’une femme, l’eau. »

L’ombre et l’eau, deux éléments fluides, incertains, qui apparaissent et disparaissent mystérieusement.

Deux modes de vie, deux situations : quiconque se trouve pour la première fois dans un supermarché américain, dans l’un de ces centres commerciaux gigantesques, interminables, ne peut qu’être frappé par la richesse et la variété des marchandises qui y sont entassées, par la profusion de tous les objets que l’homme a inventés, créés, puis qu’il a rassemblés, rangés et entassés pour éviter au client de réfléchir, de penser et lui offrir toutes ces richesses sur un plateau.

L’univers de l’Africain moyen est différent. C’est un monde pauvre, sommaire, élémentaire, réduit à quelques objets : une chemise, un plat, une poignée de grains, une gorgée d’eau. Sa richesse et sa diversité s’expriment non pas sous une forme matérielle, concrète, palpable, visible, mais dans les valeurs et les significations symboliques qu’il donne aux choses les plus ordinaires, des valeurs et des significations secrètes, imperceptibles car inconsistantes. Cela peut être la plume d’un coq considérée comme un réverbère éclairant la route dans les ténèbres, une goutte d’huile d’olive tenant lieu de bouclier contre des balles malveillantes. L’objet se charge d’un poids symbolique, métaphysique, car l’homme en a décidé ainsi, par sa volonté il l’a sublimé, lui a donné une autre dimension, l’a déplacé dans une sphère d’existence supérieure, l’a transcendé.

Un jour, au Congo, j’ai eu le privilège de visiter un lieu d’instruction initiatique pour garçons. En sortant de cette école, les enfants devenaient des adultes, avaient le droit de s’exprimer aux réunions du clan, pouvaient fonder une famille. Un Européen visitant cette école, fondamentale dans la vie d’un Africain, serait stupéfait, abasourdi. Comment ? Mais il n’y a rien ! Ni bancs, ni tableau ! Quelques buissons épineux, des touffes d’herbe sèche. En guise de plancher, un sable gris cendre. Et cela s’appelle une école ? Pourtant les jeunes gens sont fiers et émus. On leur fait un honneur immense. Car tout repose ici sur un contrat social pris très au sérieux, sur un acte de foi profonde : la tradition veut que ce lieu soit doté d’un statut privilégié, noble, sacré même. La chose la plus futile devient une chose importante, car il en a été décidé ainsi. L’imagination l’a bénie et sublimée.

Autre exemple d’ennoblissement symbolique : le disque de Lenshina. Une femme nommée Alice Lenshina habitait en Zambie. Elle avait une quarantaine d’années. Elle faisait du commerce dans les rues de la petite ville de Serenge. Elle ne se distinguait par aucun signe particulier. On était dans les années soixante et, à cette époque, on trouvait encore des gramophones à manivelle çà et là dans le monde. Lenshina en avait un, ainsi qu’un disque usé jusqu’à la corde. Sur le disque était enregistré le discours de Churchill de 1940 dans lequel il exhortait les Anglais au sacrifice. Ayant installé son gramophone dans sa cour, la femme tournait la manivelle. Le pavillon métallique peinturluré en vert produisait un grondement et un gargouillement aux accents pathétiques, mais le texte était incompréhensible. Aux miséreux de plus en plus nombreux qui se réunissaient là, Lenshina expliquait que c’était la voix d’un dieu dont elle était la messagère et qui exigeait une soumission inconditionnelle. Les foules commencèrent à affluer chez elle. Ses disciples, en général des pauvres sans le sou, construisirent avec les moyens du bord un temple dans la brousse où ils venaient réciter leurs prières. Au début de chaque cérémonie, la basse sonore de Churchill les mettait en extase, en transe. Les autorités eurent toutefois honte de ces manifestations religieuses et le président Kenneth Kaunda envoya contre Lenshina la troupe qui, sur le lieu du culte, massacra quelques centaines d’innocents. Les chars réduisirent en poussière le temple d’argile.

 

De l’Afrique, l’Européen ne voit que l’enveloppe extérieure, une partie, peut-être la moins intéressante et la moins importante. Son regard glisse en surface comme s’il doutait que toute chose recèle un secret, même en Afrique. La culture européenne ne nous a guère préparés à ces investigations dans les profondeurs d’autres univers, à la source de cultures différentes. Le drame de nos civilisations, et de l’Europe notamment, c’est que jadis les premiers contacts avec l’Afrique ont été le privilège d’individus de la pire engeance : voleurs, soldatesque, aventuriers, criminels, trafiquants d’esclaves, etc. Certes, il y a eu des exceptions : des missionnaires honnêtes, des voyageurs passionnés, des chercheurs, mais en général le ton, la norme, le climat ont pendant des siècles été dictés par des canailles, des brigands internationaux peu soucieux de découvrir d’autres cultures, de communiquer avec elles, de les respecter. C’étaient pour la plupart des mercenaires obscurs, butés, rustres, insensibles, analphabètes. La seule chose qui les intéressait, c’était conquérir, piller et massacrer. Au bout du compte, au lieu de se connaître, se rapprocher et s’interpénétrer, les deux mondes sont devenus mutuellement hostiles, dans le meilleur des cas indifférents. À part les scélérats dont j’ai parlé, les représentants des deux cultures évitaient les contacts, fuyaient, avaient peur. Cette monopolisation des relations interculturelles par une classe d’obscurantistes a institué des rapports exécrables. Les relations humaines ont été fixées d’après le critère le plus primitif : celui de la couleur de peau. Le racisme est devenu une idéologie selon laquelle l’homme définissait sa place dans l’ordre mondial D’un côté les Blancs, de l’autre les Noirs : dans cette relation, la réticence était souvent réciproque. En 1894 l’Anglais Lugard se rend à la tête d’une petite division au fin fond de l’Afrique occidentale pour s’emparer du royaume du Bornou. Souhaitant rencontrer son roi, il est accueilli par un émissaire qui l’informe que le souverain ne peut le recevoir. Tout en transmettant son message à Lugard, l’émissaire ne cesse de cracher dans un récipient en bambou accroché à son cou : ses crachats le protègent et le purifient contre les séquelles que peuvent entraîner un contact avec un homme blanc.

 

Le racisme, la haine de l’autre, le mépris et le désir d’extermination trouvent leurs racines dans les relations coloniales en Afrique. C’est là-bas que tout a été inventé et mis en pratique, bien des siècles avant que les systèmes totalitaires ne viennent greffer leurs expériences lugubres et honteuses sur l’Europe du XXe siècle.

Autre conséquence de la monopolisation des contacts par cette classe d’obscurantistes : les langues européennes n’ont guère développé un lexique permettant de décrire de manière appropriée un univers autre que l’univers européen. Des pans entiers du monde africain ne peuvent être appréhendés ni même effleurés à cause de l’indigence de la langue. Comment décrire les entrailles sombres, vertes, étouffantes de la jungle ? Ces centaines d’arbres et de buissons, comment s’appellent-ils ? Je ne connais que les noms de « palmier », « baobab », « euphorbe ». Or ces arbres ne poussent pas dans la jungle. Et ces arbres immenses, d’une hauteur de dix étages, sur les rives de l’Oubangui et de l'Itouri, comment s’appellent-ils ? Comment baptiser ces divers insectes que l’on rencontre partout, qui nous assaillent et nous piquent sans cesse ? Il arrive qu’on trouve un nom latin, mais que va-t-il évoquer à un lecteur moyen ? Cela n’intéresse que les biologistes et les zoologistes. Et l’immense domaine de la vie psychique, des croyances, de la mentalité de ces hommes ? Chaque langue européenne est riche, mais sa richesse est au service de la description de sa propre culture, elle est là pour représenter son propre monde. Quand elle veut aborder le terrain d’une autre culture et la décrire, elle dévoile ses limites, son immaturité, son désarroi sémantique.

L’Afrique, ce sont des milliers de situations les plus diverses, les plus variées, les plus contradictoires. Quelqu’un vous dira : « Il y a la guerre là-bas. » Et il aura raison. Un autre dira : « Là-bas c’est calme. » Et il aura raison aussi. Car tout dépend du lieu et du temps.

À l’époque précoloniale – il n’y a donc pas si longtemps –, il existait en Afrique plus de dix mille petits États, royaumes, unions ethniques, fédérations. Dans son livre The African Expérience (New York, 1991), l’historien londonien Ronald Oliver met le doigt sur un paradoxe : il est d’usage de dire que les colons européens ont réalisé le partage de l’Afrique. Le partage ? s’étonne Oliver. Cela a plutôt été une unification, menée brutalement, par le fer et par le feu ! De deux mille, on est passé à cinquante.

Toutefois il reste encore beaucoup de cette diversité, de cette mosaïque, de ce tableau se métamorphosant à vue d’œil, de ce puzzle constitué de minuscules cailloux, cubes, coquillages, bûchettes, paillettes et feuilles. Plus nous le scrutons, plus nous constatons que ses pièces changent de place, de forme, de couleur pour former un spectacle étourdissant par sa mobilité, sa richesse, ses vibrations colorées.

 

Il y a quelques années, j’ai passé le réveillon de Noël au Parc national de Mikoumi, au fin fond de la Tanzanie. La soirée était chaude, calme, sans un brin de vent. Sur une clairière en pleine brousse, à la belle étoile, quelques tables étaient dressées avec des plats de poissons frits, de riz, de tomates, des bouteilles de pombe, la bière locale. Des bougies, des lampions, des lampes étaient allumés. Il régnait une atmosphère agréable, détendue. Comme toujours quand c’est la fête en Afrique, les récits, les plaisanteries, les rires fusaient. Il y avait là des ministres du gouvernement tanzanien, des ambassadeurs, des généraux, des chefs de clan. Minuit passa. Soudain j’ai senti derrière les tables éclairées une masse obscure et impénétrable s’approcher, se balancer et résonner. Cela n’a pas duré longtemps. Le vacarme s’est soudain amplifié, et dans notre dos, des profondeurs de la nuit, a émergé un éléphant. J’ignore si mon lecteur s’est jamais trouvé nez à nez avec un éléphant, non pas dans un zoo ou dans un cirque, mais dans la brousse africaine, dans le royaume de cet effroyable seigneur ! À sa vue, l’homme est pris de panique. Quand il est séparé du troupeau, l’éléphant solitaire est souvent un fauve devenu fou furieux, un prédateur déchaîné qui attaque les villages, piétine les cases, tue les hommes et le bétail.

L’éléphant est vraiment un animal énorme, il a un regard pénétrant, perçant et il est silencieux. Nous ne savons pas ce qui se passe dans sa tête puissante, ce qu’il va faire dans la seconde qui va suivre.

Il s’immobilisa un instant, puis se mit à passer entre les tables. Il régnait un silence de mort. Tout le monde restait assis, paralysé, pétrifié. Personne ne bougeait, car cela aurait pu déchaîner sa furie et comme c’est un animal rapide, il aurait été impossible de lui échapper. D’un autre côté, en restant assis sans bouger, nous nous exposions à son attaque, risquions de périr écrasés par les pattes du colosse.

Notre éléphant déambulait, contemplait les tables dressées, les gens à moitié morts de peur. D’après ses mouvements, le balancement de sa tête, on voyait qu’il hésitait, qu’il n’arrivait pas à prendre une décision. Cela n’en finissait plus, semblait durer une éternité. À un moment je saisis son regard. Il nous fixait avec insistance, de ses yeux lugubres, figés.

Enfin, après un dernier tour de piste, l’éléphant nous a laissés, il est parti et s’est fondu dans les ténèbres Quand le martèlement de ses pas s’est tu et que l’obscurité s’est immobilisée, l’un des Tanzaniens assis à côté de moi m’a demandé : « Tu as vu ?

- Oui, ai-je répondu toujours à moitié mort de frayeur. C’était un éléphant.

- Non, a-t-il rétorqué. L’esprit de l’Afrique prend toujours la forme de l’éléphant. Car l’éléphant ne peut être vaincu par aucun animal. Ni par le lion, ni par le buffle, ni par le serpent. »

Dans le silence, tout le monde a regagné sa case. Les garçons ont éteint les lumières sur les tables Il faisait encore nuit, mais le moment le plus éblouissant en Afrique approchait, le point du jour.