Le gouffre d’Onitsha
Onitsha ! J’ai toujours rêvé de voir Onitsha. Il y a des noms évocateurs, des noms qui créent des associations colorées et séduisantes : Tombouctou, Lalibela, Casablanca. Onitsha appartient à cette famille. Onitsha est une petite ville du Nigeria de l’Est qui abrite le plus grand marché de l’Afrique et peut-être même du monde.
En Afrique, on distingue nettement le marché, la foire, de ce que nous nous appelons centre commercial ou halles. Un centre commercial est une structure permanente, se caractérisant par une forme architectonique et un aménagement appropriés, des vendeurs permanents et une clientèle plus ou moins stable. Il a des repères précis : des enseignes, des plaquettes avec les noms des sociétés et des commerçants, des publicités colorées, des vitrines décorées. Le marché est un univers complètement différent. C’est un événement naturel, spontané, une improvisation, un festin populaire, un concert en plein air. Le marché en Afrique, qui est surtout le royaume de la femme, obsède celle-ci. Dès qu’elle est chez elle, au village ou à la ville, elle se dit qu’elle va aller au marché. Pour acheter ou vendre quelque chose, ou les deux à la fois. Généralement le marché est loin. Aller au marché, c’est une expédition qui dure au moins un jour. La route, que ce soit à l’aller ou au retour, permet de discuter – car on s’y rend en groupe - d’échanger des idées et de faire des commérages.
Le marché est un lieu de négoce, mais aussi de rencontres, une façon de fuir la monotonie de la vie quotidienne, un instant de repos, une expérience sociale. En allant au marché, les femmes se parent de leurs plus beaux atours après s’être laborieusement coiffées entre elles. Car outre l’occasion de faire des emplettes, le marché est pour elles une revue de mode permanente. Si on regarde bien ce qu’elles vendent ou achètent, on s’aperçoit que la marchandise n’est qu’un prétexte permettant de nouer ou d’entretenir des relations. Une femme vend par exemple trois tomates. Ou quelques épis de maïs. Ou un petit pot de riz. Quel bénéfice peut-elle en tirer ? Que peut-elle acheter avec le fruit de sa vente ? Pourtant elle passera au marché une journée entière. Observons-la attentivement. Elle est assise et discute sans relâche avec ses voisines, se querelle avec elles, regarde les gens passer, donne son avis, fait des commentaires. Puis, affamées, elles finissent toutes par se partager les produits qu’elles avaient l’intention de vendre et mangent tout sur place. Un jour, j’ai observé un marché aux poissons au Mali, à Mopti. Sur une petite place sablonneuse, par une chaleur torride, environ deux cents femmes étaient assises. Chacune avait quelques petits poissons à vendre. Je n’ai pas vu un client leur acheter le moindre poisson. Je n’ai vu personne regarder leur marchandise, en demander le prix. Pourtant ces femmes avaient l’air contentes, elles devisaient, discutaient avec éclat, absorbées par leurs problèmes, absentes pour les autres. Je crois que si un client s’était présenté, il aurait été reçu comme un chien dans un jeu de quilles, car il aurait gâché leur distraction.
Un grand marché, c’est la foule, la cohue. Les gens sont serrés les uns contre les autres, se poussent, s’écrasent, s’étouffent. À perte de vue, une mer de têtes noires, comme sculptées d’un seul bloc dans le basalte, un océan de tuniques et de vêtements colorés.
Et dans cette masse pénètrent encore des camions. Il faut bien qu’ils livrent la marchandise. Pour n’écraser ni tuer personne, le camion se déplace en suivant des règles fixées par un code traditionnel. Il commence par s’introduire dans la foule sur une profondeur de un mètre. Il avance tout doucement, centimètre après centimètre. Les femmes qui, debout ou assises, se trouvent sur sa trajectoire rassemblent leurs marchandises dans des paniers, des plats ou des balluchons et, poussant leurs voisines assises ou debout derrière elles, reculent docilement, sans dire un mot, devant le pare-choc qui continue de progresser. Puis, une seconde après le passage du camion, elles reviennent à leur place comme les vagues fendues par la proue d’un navire.
Le marché africain, c’est un immense entrepôt de pacotille, de bric et de broc. Une mine de bricoles et de camelote. Des montagnes de toc et de kitsch. Rien n’a de valeur, rien n’attire le chaland, rien ne suscite son admiration, rien ne le tente. À un bout du marché s’empilent des tas de seaux et de plats en plastique identiques, jaunes et rouges, dans un autre coin sont entassés des milliers de tricots de peau et de godasses semblables, ailleurs encore s’élèvent des pyramides de percale multicolore et scintillent des rangées de robes et de vestes en Nylon. On se rend compte ici à quel point le monde est inondé de marchandises de mauvaise qualité, à quel point il croule sous un océan de bluff, de vulgarité et de médiocrité.
J’ai donc enfin l’occasion de me rendre à Onitsha. Installé dans le véhicule, j’essaie de m’imaginer à quoi peut bien ressembler ce lieu qui, s’étant transformé en un monstre démesuré, est devenu le plus grand marché du monde. Mon chauffeur s’appelle Omenka et appartient à cette catégorie de gens malins et rusés qui ont grandi dans le riche bassin pétrolier du pays, qui connaissent la valeur de l’argent et savent comment en soutirer à leurs passagers. Le jour de notre première rencontre, je ne lui ai rien donné en le quittant. Il est parti sans même me saluer. J’étais désolé, car je n’aime pas les relations froides, formelles. La fois suivante, je lui ai donné 50 nairas (la monnaie locale). Il m’a dit au revoir et m’a souri. Encouragé, je lui ai donné ensuite 100 nairas. Il m’a dit au revoir, m’a souri et m’a tendu la main. La fois suivante, je lui ai donné 150 nairas. Il m’a dit au revoir, m’a souri, m’a salué en me donnant cordialement une double poignée de mains. Puis j’ai augmenté la mise de 50 nairas. Il m’a dit au revoir, m’a souri, m’a serré dans ses bras, m’a prié de saluer ma famille, s’est enquis de ma santé avec sollicitude. Je ne voudrais pas rallonger sans fin cette histoire mais, au bout du compte, je l’ai tellement inondé de nairas que nous sommes devenus inséparables. Quand il est avec moi, Omenka a toujours un trémolo dans la voix et les larmes aux yeux, il me jure un dévouement et une fidélité éternels. Quant à moi, j’ai eu ce que je voulais, et j’y gagne en plus l’affection, la chaleur et la bonté.
Omenka et moi roulons vers le nord, en direction d’Onitsha, avec comme point de repère la baie du Bénin. Nous traversons les petites villes d’Aba, Oweri et Ihiala. Le pays baigne dans la verdure, il est humide, infesté par le paludisme, fortement peuplé. Une partie de la population travaille dans l’extraction de pétrole, une autre cultive des petits champs de manioc, une autre cueille et vend des noix de coco, une autre encore distille des bananes et du millet. Tout le monde fait du commerce. En Afrique, les divisions entre fermiers et bergers, soldats et fonctionnaires, tailleurs et mécaniciens existent, certes, mais elles ne sont pas essentielles. Ce qui importe, c’est ce qui est commun aux hommes, ce qui les lie : le trafic.
La différence entre les sociétés africaine et européenne, entre autres, c’est que dans cette dernière prévaut la division du travail, la spécialisation, la qualification, la professionnalisation. Ce code est moins pertinent en Afrique où, surtout aujourd’hui, l’homme exerce des dizaines d’activités à la fois, fait une quantité de choses, la plupart du temps pour une période brève, et parfois sans grand sérieux. Il est difficile de rencontrer un individu qui ne se soit pas frotté à cet élément naturel, la passion de l’Afrique : le commerce.
Le marché d’Onitsha est précisément le point de destination de toutes les routes et de tous les sentiers de l’Afrique marchande, leur point de rencontre et d’intersection.
Onitsha me fascine aussi parce que c’est un marché qui a créé et développé sa propre littérature : l'Onitsha Market Literature. À ma connaissance, c’est un cas unique au monde. À Onitsha vivent et créent des dizaines d’écrivains nigérians édités par une quinzaine de maisons d’édition locales qui possèdent sur le marché leurs propres imprimeries et leurs propres librairies. C’est une littérature très variée, qui va du roman au poème, en passant par des sketches joués sur le marché par de nombreuses troupes, la comédie de boulevard, la farce populaire et le vaudeville. Les historiettes didactiques, les guides vous apprenant « comment tomber amoureux » ou bien « comment cesser d’aimer » sont innombrables. Quant aux feuilletons du genre Mabel, ou le doux miel évaporé ou bien Jeux amoureux aux lendemains désenchantés se comptent par milliers. Tout est fait pour émouvoir, bouleverser, faire pleurer, mais aussi pour éduquer et conseiller de manière désintéressée. « La littérature doit être utile », font remarquer les auteurs d’Onitsha qui trouvent sur le marché un public en quête d’émotions et de sagesse. Celui qui n’a pas d’argent pour s’acheter un chef-d’œuvre broché (ou qui ne sait pas lire) peut en écouter la version orale pour quelques sous. C’est en effet le prix d’une soirée d’auteurs qui généralement se déroule à l’ombre d’un étalage d’oranges, d’ignames ou d’oignons.
À quelques kilomètres de la ville, la route forme un virage harmonieux. Juste dans ce tournant, les voitures font du surplace. Il y a manifestement un bouchon et il va falloir patienter, d’autant que c’est le seul accès à la ville. Nous sommes sur la fameuse Oguta Road qui, là-bas tout au bout, aboutit au célèbre marché. Mais pour le moment nous sommes bloqués derrière quelques camions. Une demi-heure passe, puis une heure. Habitués à ce type de situation, les chauffeurs locaux s’étendent avec insouciance dans le fossé au bord de la route. Quant à moi, je suis pressé, je dois rentrer le jour même à Port Harcourt qui se trouve à trois cents kilomètres d’ici. La chaussée est étroite, à voie unique. Notre voiture est coincée entre d’autres véhicules. Impossible de faire demi-tour. Je descends et m’avance pour essayer de comprendre l’origine du bouchon. Il fait une chaleur étouffante comme toujours en Afrique à cette heure de la journée. Je traîne des pieds, mais finalement j’arrive au but. Je suis déjà dans la ville. Des deux côtés de la rue se dressent des maisons basses couvertes de tôle ondulée toute rouillée et des boutiques à un étage. À l’ombre des larges vérandas, des tailleurs sont assis devant leurs machines à coudre, des femmes font leur lessive et étendent leur linge. Au milieu de la route j’aperçois un attroupement. Les gens semblent excités, nerveux. On entend un bruit de moteur, des cris et des appels. Je me faufile à travers la foule et aperçois au beau milieu de la rue un trou béant, énorme, large de plusieurs mètres. Les bords sont verticaux, abrupts et au fond stagne une petite mare trouble et boueuse. La rue est tellement étroite à cet endroit qu’il est impossible de contourner le trou et tous ceux qui veulent se rendre en ville en voiture se voient contraints de plonger dans le gouffre, dans ses eaux marécageuses, avec l’espoir qu’on les aidera à se tirer de ce mauvais pas.
C’est ce qui semble en effet se passer. Au fond du gouffre, un camion énorme chargé de sacs de cacahuètes barbote dans la mare. Des garçons à moitié nus hissent les sacs sur leur dos et escaladent les bords du trou. Une autre bande essaie de fixer des câbles afin de remonter le camion à la surface. D’autres encore s’affairent dans l’eau en essayant de glisser sous les roues des planches et des poutres. Ceux qui sont à bout de forces sortent du trou pour reprendre leur souffle. Là-haut, en rang d’oignons, des femmes vendent des plats chauds, du riz avec de la sauce épicée, des galettes de manioc, des ignames grillés, de la soupe d’arachide. D’autres proposent de la limonade locale, du rhum, de la bière de banane. Des gamins vendent des cigarettes et du chewing-gum. Une fois que tout est prêt, que les sacs de cacahuètes ont été déchargés, les équipes se mettent à tirer le camion. Encouragées par les cris du public, l’une tire sur les câbles, l’autre pousse le flanc du camion. Le véhicule résiste, recule, se cabre presque. Au bout du compte, tout le monde s’y met et le camion est tiré du gouffre et ramené sur l’asphalte. Les badauds applaudissent, se donnent des tapes sur l’épaule tandis que les enfants dansent et frappent des mains.
Au suivant ! Le deuxième véhicule barbote déjà au fond du gouffre. Je remarque que cette fois l’équipe n’est plus la même. Elle a ses propres câbles, ses propres chaînes, ses propres planches et ses propres pelles. Quant à la brigade précédente, elle a disparu dans la nature. Cette fois, le travail est extrêmement difficile et pénible, car on a affaire à un véhicule lourd, un énorme Bedford. Les jeunes doivent le tirer progressivement, par étapes. À chaque pause s’engage une interminable discussion sur la méthode la plus efficace. Le Bedford glisse, son moteur rugit comme un lion, la carrosserie penche dangereusement à gauche.
Le trou s’approfondit avec chaque voiture qui sombre. Son fond est rempli d’une boue collante dans laquelle les roues tournent dans le vide en éclaboussant et aspergeant tout le monde de jets de gadoue et de gravier. Je fais rapidement un calcul : pour passer dans le trou à notre tour, il nous faudra attendre deux ou trois jours. Je serais curieux de connaître le prix que l’équipe de sauveteurs professionnels nous demanderait. Mais pour le moment, l’essentiel est de sortir de ce traquenard. Tant pis pour le marché d’Onitsha, ses folles couleurs, sa littérature de foire et de bazar ! Je veux partir d’ici, il me faut rentrer. Mais d’abord je vais faire un tour pour voir à quoi ressemble cette route trouée et embouteillée, faire un brin de causette et tendre l’oreille.
Les abords du trou sont devenus, c’est évident, un centre d’attraction qui excite la curiosité, encourage les initiatives. Ce lieu, cette ruelle de banlieue d’habitude somnolente et morte, avec ses chômeurs qui dorment dehors, ses hordes de chiens sauvages atteints de paludisme, se transforme spontanément, grâce à ce malheureux trou, en un quartier dynamique, plein de vie et de bruit. Le trou fournit du travail aux hommes qui forment des équipes de sauveteurs et se font quelques sous en remontant les voitures à la surface. Il offre une clientèle aux gargotières ambulantes. Freinant la circulation et bloquant la rue, il attire dans les boutiques généralement vides des clients involontaires, les passagers et les chauffeurs qui attendent leur tour pour passer. Les marchands de cigarettes et de boissons fraîches trouvent des acquéreurs.
Je remarque aussi, sur certaines maisons, des inscriptions toutes fraîches, barbouillées à la main : « Hôtel », à l’intention de ceux qui devront passer la nuit à attendre leur tour. Les ateliers de mécanique reprennent vie, car les chauffeurs profitent de l’immobilisation de leurs véhicules pour les faire réparer, gonfler leurs pneus, recharger leur batterie. Les tailleurs et les couturiers ont des commandes, les coiffeurs font leur apparition. Rôdant dans les parages, des rebouteux proposent des herbes, des peaux de serpent et des plumes de coq, prêts à guérir les amateurs en un clin d’œil. En Afrique, tous ces métiers sont pratiqués par des personnes mobiles qui, à la recherche d’un client, affluent en masse à la première occasion. Le trou d’Onitsha en est une. La vie sociale prend des couleurs, les abords du gouffre deviennent un lieu de rencontre, de conversation, de discussion et, pour les enfants, une aire de jeu.
La malédiction des chauffeurs se rendant à Onitsha s’est transformée en salut pour les riverains de Oguta Road. Ainsi le malheur des uns fait le bonheur des autres, puisque le trou nourrit les habitants de ce quartier dont j’ignore le nom, devient pour eux une aubaine et même une raison de vivre.
Pendant longtemps, ce trou n’a pas été comblé. Je le sais pour la bonne raison que des années plus tard, à Lagos, tandis que je racontais avec émotion mon aventure, je m’entendis dire avec indifférence : « Onitsha ? À Onitsha rien n’a changé. »