La structure du clan
Je suis allé à Koumassi sans but précis. En général, on considère qu’avoir un objectif, c’est positif car cela motive. D’un autre côté, quand on a un but, on a des œillères : on a en vue son objectif et rien d’autre. Or ce qu’il y a autour, dans un horizon plus large, un champ plus profond est souvent bien plus intéressant et important. Aborder un univers, c’est pénétrer un mystère pouvant receler une infinité de labyrinthes, de recoins, d’énigmes et d’inconnues !
Baignant dans la verdure et les fleurs, Koumassi s’étend sur de douces collines. Cette ville ressemble à un immense jardin botanique où les hommes auraient le droit de s’établir. Tout y paraît favorable : le climat, la végétation, les êtres humains. Les levers du jour sont d’une beauté éblouissante même s’ils ne durent que quelques minutes. Il fait nuit, et soudain des ténèbres émerge le soleil. Émerge ? Ce verbe évoque une certaine lenteur, un processus. En fait le soleil est éjecté en l’air comme un ballon ! Tout d’un coup on aperçoit une boule de feu si proche qu’on prend peur. En outre, cette boule glisse dans notre direction, de plus en plus près.
La vue du soleil agit comme un coup de feu donnant le signal de départ : aussitôt la ville se met en mouvement ! Comme si pendant toute la nuit les gens étaient restés à l’affût et que maintenant, à l’appel du soleil, ils démarraient en trombe, sans le moindre stade intermédiaire, la moindre préparation. D’emblée les rues sont bondées, les magasins ouverts, les feux allumés, les cuisines fumantes.
L’animation à Koumassi ne ressemble toutefois pas à celle d’Accra. À Koumassi, la vie est provinciale, régionale, comme refermée sur elle-même Cette ville est la capitale du royaume ashanti, devenu partie intégrante du Ghana, elle préserve avec vigilance sa différence, ses traditions vivantes et colorées. Ici on peut rencontrer dans la rue des chefs de tribu ou assister à un rite provenant de la nuit des temps. C’est aussi le royaume exubérant de la magie, des sortilèges et des exorcismes.
La route qui va d’Accra à Koumassi n’est pas seulement un parcours de deux cents kilomètres séparant la côte Atlantique du cœur de l’Afrique. C’est aussi un voyage vers les espaces du continent où les traces et les marques du colonialisme sont plus rares que sur la bande côtière. En effet, si l’étendue de l’Afrique, l’insuffisance de fleuves navigables et de routes carrossables ainsi que le climat lourd et meurtrier ont constitué un réel obstacle à son développement, en même temps ces éléments ont joué le rôle de barrières naturelles contre l’invasion, empêchant les colons de pénétrer trop profondément les terres. Ces derniers se sont maintenus sur la côte, dans leurs navires et leurs bastions, près de leurs réserves de nourriture et de quinine. Si au XIXe siècle un homme comme Stanley s’aventurait sur le continent africain d’est en ouest, l’exploit faisait la une de la presse et de la littérature mondiales pendant de nombreuses années. Grâce à ces obstacles, de nombreuses cultures et coutumes africaines ont pu perdurer jusqu’à nos jours sous une forme inchangée.
Théoriquement, mais théoriquement seulement, le colonialisme règne en Afrique depuis la Conférence de Berlin (1883-1885) au cours de laquelle quelques États européens, essentiellement l’Angleterre et la France, mais aussi la Belgique, l’Allemagne et le Portugal, se sont partagé le continent tout entier, jusqu’à la libération de l’Afrique dans la seconde moitié du XXe siècle. En fait, la pénétration coloniale a commencé bien plus tôt, dès le XVe siècle, et elle n’a cessé de progresser au cours des cinq siècles suivants. La phase la plus honteuse et la plus brutale de cette conquête fut le commerce des esclaves africains, qui dura plus de trois cents ans. Trois cents ans de traques, de rafles, de poursuites et d’embuscades organisées par des Blancs, souvent avec la complicité d’Africains et d’Arabes. Entassés dans des cales de navires, des millions de jeunes Africains ont été déportés dans des conditions cauchemardesques au-delà de l’océan Atlantique afin d’y édifier, à la sueur de leur front, la richesse et le pouvoir du Nouveau Monde.
Persécutée et impuissante, l’Afrique a été dépeuplée, détruite, ruinée. Des territoires entiers du continent ont été dévastés, la brousse stérile a envahi des terres florissantes et ensoleillées. Mais c’est dans la mémoire et la conscience des Africains que cette époque a laissé les stigmates les plus douloureux et les plus durables : ces siècles de mépris, d’humiliation et de souffrances ont fait naître en eux un complexe d’infériorité et ont ancré quelque part au fond de leur cœur un profond sentiment d’injustice.
Au moment où éclate la Seconde Guerre mondiale, le colonialisme est à son apogée. Pourtant le déroulement de cette guerre, son impact symbolique sur la réalité amorcent la déroute et la fin du système colonial.
Comment et pourquoi cela s’est-il passé ainsi ? Une brève incursion dans les méandres obscurs d’une pensée raisonnant en catégories raciales explique bien de choses. En effet, le thème central, l’essence, la racine des relations entre les Européens et les Africains, la forme principale que ces rapports prennent à l’époque coloniale, c’est la différence de race, de couleur de peau. Toute relation, tout échange, tout conflit peut être traduit en termes « Blanc - Noir », le Blanc étant, bien sûr, supérieur au Noir, meilleur, plus fort que lui. Le Blanc est un monsieur, un maître, un sahib, un bwana kubwa, un seigneur incontesté et un souverain, envoyé par Dieu pour diriger les Noirs. On a persuadé le Noir que le Blanc est intouchable, invincible, que les Blancs forment une puissance homogène et solidaire. Telle est l’idéologie fondamentale du système de domination coloniale qui a permis entre autres de justifier l’idée que toute remise en question, toute contestation sont dénuées de sens.
Or voilà que soudain les Africains, qui ont été enrôlés dans les armées britannique et française, voient que dans cette guerre à laquelle ils participent en Europe, le Blanc frappe le Blanc, que les Blancs se tirent dessus et se détruisent leurs villes mutuellement. C’est la révélation, la stupéfaction, le choc. Les soldats africains dans l’armée française voient que leur puissance coloniale, la France, est vaincue et battue. Les soldats africains dans l’armée britannique voient que la capitale de l’empire, Londres, est bombardée, ils voient que les Blancs sont pris de panique, que les Blancs fuient, supplient, pleurent. Ils voient des Blancs déguenillés, affamés, mendiant du pain. Et au fur et à mesure qu’ils progressent vers l’est de l’Europe et qu’ils combattent, aux côtés de Blancs anglais, des Blancs allemands, ils tombent çà et là sur des colonnes de Blancs vêtus d’uniformes rayés, des hommes-squelettes, des hommes-lambeaux.
Le choc que subit l’Africain lorsque les images de la guerre des Blancs lui défilent sous les yeux est d’autant plus fort que les habitants de l’Afrique – à de rares exceptions près, et dans le cas du Congo belge sans exception aucune – n’étaient pas autorisés à aller en Europe ni même à sortir du continent. L’Africain ne pouvait juger de la vie des Blancs que d’après les conditions luxueuses dont ces derniers jouissaient dans les colonies.
Dernier point : au milieu du XXe siècle, l’habitant de l’Afrique n’est informé que par ce que lui raconte son voisin, le chef de son village ou l’administrateur colonial. Par conséquent, il ne connaît du monde que ce qu’il voit dans son environnement proche ou entend lors de conversations le soir au coin du feu.
Nous allons bientôt retrouver tous ces combattants africains de la Seconde Guerre mondiale, de retour au pays, dans les rangs de divers mouvements et partis luttant pour l’indépendance. Ces organisations poussent comme des champignons après la pluie. Elles ont diverses orientations, poursuivent des objectifs différents.
Ceux qui viennent des colonies françaises avancent dans un premier temps des revendications modérées. Ils ne parlent pas encore de liberté. Ils veulent seulement que tous les habitants des colonies deviennent citoyens français. Paris rejette ce postulat. Certes, celui qui aura été formé dans le système culturel français, qui se sera élevé à son niveau évolué3, pourra obtenir la citoyenneté française. Mais cela restera exceptionnel.
Ceux qui viennent des colonies britanniques sont plus radicaux. Les audacieuses visions d’avenir dépeintes par les descendants d’esclaves, les intellectuels afro-américains de la seconde moitié du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle nourrissent leur inspiration, leur engagement et leur programme. Ils formulent une doctrine qu’ils baptisent « panafricanisme », dont les principaux auteurs sont le militant Alexandre Crummwell, l’écrivain W. E. B. Du Bois et le journaliste Marcus Garvey, originaire de la Jamaïque. Ils ont des vues différentes, mais s’accordent sur deux points : 1) tous les Noirs du monde, en Amérique et en Afrique, forment une seule race, une seule culture et doivent être fiers de la couleur de leur peau ; 2) toute l’Afrique doit être indépendante et unie. Leur slogan est : « L’Afrique aux Africains ! » Dans un troisième point du programme, tout aussi important, W. E. B. Du Bois estime que les Noirs doivent rester dans les pays où ils habitent. En revanche Garvey considère que tous les Noirs, où qu’ils résident, doivent rentrer en Afrique. Il vend même une photographie de Hailé Sélassié en prétendant qu’il s’agit d’un visa de retour. Il meurt en 1940 sans avoir jamais vu l’Afrique.
Le jeune militant et théoricien ghanéen Kwame Nkrumah devient un adepte fervent du panafricanisme. En 1947, après des études en Amérique, il revient au pays. Il fonde un parti dans lequel il attire les anciens combattants de la Seconde Guerre mondiale, ainsi que la jeunesse. Lors d’un meeting à Accra, il lance un slogan combatif : « L’indépendance tout de suite ! » Dans l’Afrique coloniale de l’époque, c’est une véritable bombe. Dix ans plus tard, le Ghana est le premier pays au sud du Sahara à acquérir l’indépendance, et Accra devient aussitôt le centre provisoire et informel de tous les mouvements, idées et activités du continent.
Il y règne une fièvre émancipatrice. On peut y rencontrer des hommes de toute l’Afrique. Attirés par un sentiment de curiosité, d’incertitude et même de crainte, des foules de journalistes du monde entier s’y retrouvent. C’est la hantise des capitales européennes de voir l’Afrique exploser, le sang des Blancs versé, les armées équipées par les Soviétiques se soulever et se lancer à l’assaut de l’Europe dans un mouvement de vengeance et de haine.
Le matin, j’ai acheté le journal local, Ashanti Pioneer, et je suis parti à la recherche de la rédaction. Par expérience, je sais que je peux en une heure y apprendre davantage que si je faisais le tour pendant une semaine des différents notables et institutions. Une fois de plus, cette démarche a fait ses preuves.
Dans un petit local obscur où le parfum de la mangue mûre se mêle étrangement à l’odeur de l’encre d’imprimerie, je suis chaleureusement salué, comme s’il m’attendait depuis longtemps, par un homme serein et corpulent : Kwesi Amu. « Moi aussi je suis reporter », me dit-il d’emblée.
Les salutations jouent un rôle capital dans l’évolution des relations, c’est pourquoi on y attache une importance toute particulière. L’essentiel, c’est de manifester dès le début, dès la première seconde, une joie et une cordialité immenses et spontanées. Tout d’abord, on tend la main. Non pas de manière formelle, avec réserve et mollesse, mais au contraire en prenant énergiquement son élan comme s’il s’agissait moins de serrer tranquillement la main de son interlocuteur que de la lui arracher. Si toutefois le partenaire retient de son côté sa main, c’est que, connaissant bien le rite et les règles des salutations, il s’apprête à son tour à prendre un élan énergique. Il envoie alors sa main dans la direction de la nôtre. Chargées d’une énorme énergie, les deux mains se rencontrent à mi-chemin et, se heurtant avec fougue et impétuosité, elles réduisent ou même annulent les forces contraires. Au moment où les mains lancées vont se rencontrer, on produit une première cascade de rires, sonore et continue. Cela veut dire qu’on est heureux de se rencontrer et qu’on est bien disposé l’un à l’égard de l’autre.
Suit alors une longue liste de questions et réponses de circonstances, du genre : « Comment vas-tu ? », « Comment te portes-tu ? », « Comment va ta famille ? », « Est-ce que la santé est bonne pour tout le monde ? », « Et le grand-père ? », « Et la grand-mère ? », « Et la tata ? », « Et le tonton ? », etc., car ici les familles sont nombreuses et ramifiées. La coutume veut que chaque réponse heureuse soit confirmée par un éclat de rire qui doit à son tour provoquer chez celui qui pose les questions un rire similaire, voire plus homérique encore.
On peut souvent voir dans la rue deux personnes, ou plus, se pâmant de rire. Cela ne signifie pas qu’elles sont en train de se raconter des blagues. Elles se saluent tout simplement. En revanche si les rires se calment, cela veut dire soit que le rituel des salutations est terminé et que l’on peut passer au cœur du sujet, soit que les interlocuteurs se sont calmés pour laisser reposer leurs entrailles épuisées.
Après cette joyeuse et tumultueuse entrée en matière, Kwesi et moi parlons du royaume ashanti. Ashanti a résisté aux Anglais jusqu’à la fin du XIXe siècle, et à vrai dire ne leur a jamais totalement cédé. Même maintenant, dans le contexte de l’indépendance, le royaume garde ses distances par rapport à Nkrumah et aux gens de la côte qui le soutiennent, n’appréciant pas beaucoup leur culture. L’Ashanti est très attaché à sa riche histoire, à ses traditions, ses croyances et ses lois.
Dans toute l’Afrique, chaque communauté de quelque importance a sa propre culture, un système original de croyances et de coutumes, sa langue et ses tabous : tout cela est infiniment compliqué, alambiqué et mystérieux. C’est la raison pour laquelle les grands anthropologues n’ont jamais employé l’expression de « culture africaine » ou de « religion africaine », sachant que ces concepts n’existent pas, que l’essence de l’Afrique est son infinie diversité. Ils considèrent la culture de chaque peuple comme un monde à part, singulier, unique. C’est dans cet esprit qu’ont été écrites les monographies de E. E. Evans-Pritchard sur les Nuers, de M. Gluckman sur les Zoulous, de G. T. Basden sur les Ibos, etc. La pensée européenne est encline à la réduction rationnelle, à la classification systématique et aux simplifications, elle fourre volontiers tout ce qui est africain dans un même sac et se satisfait de stéréotypes faciles.
— Nous croyons que l’homme est composé de deux éléments, me dit Kwesi. De sang, dont il hérite de sa mère, et d’esprit, dont le donneur est le père. L’élément le plus fort est la composante sanguine, c’est pourquoi l’enfant appartient à la mère et à son clan, non pas au père. Si le clan ordonne à l’épouse d’abandonner son mari et de revenir dans son village natal, elle embarque sa progéniture (car il est vrai que l’épouse habite dans le village et la maison du mari, mais elle n’y vit qu’en qualité d’invitée). Ayant la possibilité de revenir dans son clan, la femme n’est jamais à la rue si son mari l’abandonne. Elle peut aussi partir d’elle-même si son époux la tyrannise. Mais ces situations sont exceptionnelles, car généralement la famille est une cellule forte et vivante où chacun joue un rôle fixé par l’usage et connaît ses obligations.
La famille est toujours nombreuse, quelques dizaines de personnes. Le mari, l’épouse (ou les épouses), les enfants, les cousins. Si c’est possible, la famille se réunit souvent et passe du temps ensemble. Passer du temps ensemble est l’une des valeurs fondamentales que tous s’efforcent de respecter. L’essentiel est d’habiter au même endroit ou près les uns des autres : nombreuses sont les tâches qui ne peuvent être assumées qu’en collectivité. C’est même une condition de survie.
L’enfant est élevé au sein de la famille, mais au fur et à mesure qu’il grandit, il voit que les frontières de son univers social s’élargissent, qu’autour de lui vivent d’autres familles et que beaucoup de ces familles forment un clan. Le clan est constitué par tous ceux qui estiment avoir un ancêtre commun. Si je crois que, jadis, toi et moi avons eu le même aïeul, cela veut dire que nous appartenons au même clan. Cette croyance a des conséquences extrêmement importantes. Par exemple, un homme et une femme appartenant à un même clan ne peuvent avoir de relations sexuelles. C’est un tabou catégorique. Dans le passé, le couple qui transgressait cet impératif était condamné à mort. Aujourd’hui encore cela reste une infraction gravissime, susceptible d’attirer sur le clan l’ire de l’esprit des ancêtres, ainsi que de nombreux malheurs.
À la tête du clan se trouve le chef. Il est élu par l’ensemble du clan qui est lui-même dirigé par le conseil des anciens. Les anciens, ce sont les chefs de village, les chefs des sous-clans, les responsables de tout genre. Il peut y avoir plusieurs candidats et plusieurs scrutins, car cette élection est importante, la position du chef est capitale. Dès lors qu’il est élu, le chef devient une personne sacrée. Il n’a plus le droit de marcher pieds nus, ni de s’asseoir directement par terre. Il est interdit de le toucher ou de dire du mal de lui. On le reconnaît de loin grâce au parasol déployé au-dessus de sa tête. Un grand chef a un énorme parasol tout décoré tenu par un serviteur spécial, un chef plus modeste se déplace avec un parasol acheté chez un Arabe au marché.
La fonction de chef de clan a une importance primordiale. La croyance des hommes d’Ashanti repose essentiellement sur le culte des ancêtres. Le clan regroupe un nombre important de personnes, mais nous ne pouvons en voir et rencontrer qu’une partie, celle qui vit sur terre. Les autres, la majorité, ce sont les ancêtres qui nous ont en partie quittés, mais qui en réalité continuent de participer à notre vie. Ils nous regardent, observent notre comportement. Ils sont partout, ils voient tout. Ils peuvent nous aider, mais ils peuvent aussi nous châtier, ils peuvent nous combler de bonheur mais aussi nous anéantir. Ils décident de tout. C’est la raison pour laquelle le maintien de bonnes relations avec les ancêtres est une condition de succès pour le clan tout entier et pour chacun individuellement. Le chef de clan est le garant de la bonne entente entre les deux parties intégrantes du clan : le monde des ancêtres et le monde des vivants. C’est un intermédiaire et un médiateur. C’est lui qui communique aux vivants la volonté et la décision des ancêtres dans une situation donnée, c’est lui qui implore leur pardon si les vivants ont transgressé une coutume ou une loi.
Il est possible d’obtenir leur pardon en faisant des offrandes aux ancêtres : en aspergeant la terre d’eau ou de vin de palme, en leur offrant de la nourriture, en sacrifiant une brebis. Mais tout cela peut ne pas suffire. Alors les ancêtres ne décolèrent pas. Cela se traduit pour les vivants par d’autres échecs et maladies. Les crimes qui attisent la plus grande colère sont l’inceste, le meurtre, le suicide, l’attaque d’un village, l’offense d’un chef, la sorcellerie.
— Le suicide ? demandé-je étonné. Comment peut-on punir quelqu’un qui s’est suicidé ?
— D’après nos lois, on lui coupait la tête. Le suicide était une violation du tabou, or le code du clan veut que tout délit soit châtié. S’il arrive qu’un délit ne soit pas suivi de châtiment, le clan est voué à la catastrophe, à l’extermination.
Installés sous la véranda d’un des nombreux bars de la ville, nous buvons du Fanta - visiblement la société Fanta détient le monopole des ventes. Derrière le comptoir, la tête appuyée sur les mains, une jeune serveuse somnole. Il fait une chaleur étouffante, abrutissante.
— Le chef a bien d’autres obligations, poursuit Kwesi. Il tranche les disputes, règle les conflits. C’est donc aussi un juge. Autre point important, surtout dans les campagnes : le chef attribue la terre aux familles. Il ne peut ni la donner ni la vendre, car la terre est la propriété des ancêtres. Ils l’occupent, l’habitent. Le chef ne peut que l’affecter aux familles pour qu’elles la cultivent. Si la terre s’épuise, il affecte à la famille un autre morceau de terre, le temps que le champ se repose, reprenne des forces pour l’avenir. La terre est sacrée. La terre donne la vie, et le seul fait de donner la vie est sacré.
Le chef jouit du respect suprême. Il est entouré d’un conseil d’anciens et ne peut prendre aucune décision sans l’avoir consulté et sans avoir reçu son accord. C’est notre conception de la démocratie. Le matin, chaque membre du conseil rend visite au chef afin de le saluer. De cette manière le maître sait qu’il gouverne bien et qu’il est soutenu. S’il ne reçoit pas de visites matinales, cela signifie qu’il a perdu la confiance de son conseil et qu’il doit partir. C’est notamment le cas s’il commet l’un des cinq délits suivants : ivrognerie, goinfrerie, connivence avec les sorciers, mauvaise relation avec les hommes et gouvernement sans consultation du conseil des anciens. Il doit aussi quitter ses fonctions s’il devient aveugle, contracte la lèpre ou perd l’esprit.
Plusieurs clans forment une union que les Européens appellent tribu. Ashanti réunit huit clans. À sa tête siège le roi : l'Ashantehene, entouré d’un conseil des anciens. L’union non seulement est reliée par des ancêtres communs, mais c’est aussi une communauté territoriale, culturelle et politique. Celle-ci peut être puissante, regrouper plusieurs millions de personnes, être plus importante qu’un peuple européen.
Après bien des hésitations, j’ai fini par demander à Kwesi de me parler de la sorcellerie.
Je n’osais pas vraiment en parler parce que c’est un thème qu’on n’aborde pas volontiers, un sujet presque tabou.
— Même s’ils sont moins nombreux, les gens continuent souvent à y croire, me dit-il. Généralement parce qu’ils ont peur de ne pas croire. Ma grand-mère pense que les sorcières existent et que la nuit elles se rencontrent à la cime des arbres isolés dans les champs. Quand je lui ai demandé si elle avait déjà vu une sorcière, elle m’a répondu avec conviction que c’était impossible. La nuit, les sorcières embobinent la terre entière d’une toile d’araignée. Elles tiennent l’extrémité d’un fil dans une main et fixent l’autre à toutes les portes du monde. Si quelqu’un essaie d’ouvrir la porte et de sortir, la toile tremble. Les sorcières le sentent et de panique disparaissent dans les ténèbres. Le matin, il ne reste plus que des lambeaux de toile d’araignée qui pendent aux branches et aux poignées des portes.