Lalibela, 1975

 

 

L’Éthiopie centrale est un vaste haut plateau coupé de nombreuses ravines et vallées. Pendant la période des pluies, ces failles profondes servent de lit à d’impétueux torrents. Pendant les mois de l’été, une partie d’entre eux sèche et disparaît, découvrant un fond sec et craquelé au-dessus duquel le vent soulève des nuages noirs de boue desséchée. Ce haut plateau est dominé çà et là par des montagnes de trois mille mètres d’altitude qui ne ressemblent pourtant pas aux crêtes enneigées des Alpes, des Andes ou des Carpates. Ce sont des montagnes en pierre décomposée, couleur de bronze ou de cuivre, se terminant par un sommet plat et lisse qui pourrait servir d’aéroport naturel. En les survolant, on y aperçoit des cabanes, des huttes en argile, sans eau ni électricité. On ne peut s’empêcher de se demander comment les hommes y vivent, et de quoi. Pourquoi sont-ils là ? À midi, la terre doit atteindre la température du métal en fusion, elle doit brûler les pieds, transformer tout en cendre. Qui les a condamnés à ce bannissement cauchemardesque, juste au-dessous des deux ? Pourquoi ? Pour quels péchés ? Je n’ai jamais eu l’occasion de grimper jusqu’à ces hameaux isolés. Personne non plus, sur le haut plateau, n’a su me parler de ces gens. Visiblement leur existence est ignorée. Ces miséreux végètent sur leurs hauteurs, en marge de l’humanité, ils sont nés à l’insu du monde et disparaissent sans doute fugitivement, comme des créatures inconnues, anonymes. La vie de ceux qui vivent au pied de ces montagnes n’est toutefois guère plus facile ni meilleure.

— Va à Wollo, me dit Teferi, va à Haragwe. Ici tu ne verras rien. Là-bas tu verras tout.

Nous sommes assis sous la véranda de sa maison à Addis-Abeba. Devant nous s’étend un jardin clôturé par un mur élevé. Autour d’une fontaine qui murmure doucement poussent des bougainvilliers parfumés et exubérants, des forsythias jaune vif. Les lieux qu’a évoqués Teferi se trouvent à quelques centaines de kilomètres d’ici. Dans ces provinces les gens meurent littéralement de faim. Là, sous cette véranda – de la cuisine parvient une délicieuse odeur de viande rôtie –, on ne peut pas imaginer ce que cela signifie. Comment du reste concevoir l’expression « mourir en masse » ? L’homme meurt seul, le moment de sa mort est le moment le plus solitaire de son existence. « Mourir en masse », cela veut dire que l’homme meurt dans la solitude, mais en même temps que lui meurt un autre homme, dans la solitude également, et encore un autre, toujours dans la solitude. En dépit du contexte et le plus souvent de sa volonté, chaque individu vit une mort unique et personnelle dans la solitude, tout en se trouvant à côté de milliers d’autres mourant en même temps que lui.

 

On est au milieu des années soixante-dix. L’Afrique vient d’entrer dans ses deux décennies les plus sombres. Guerres civiles, révoltes, coups d’État, massacres et en même temps famine dont sont victimes des millions d’habitants du Sahel (en Afrique occidentale) et d’Afrique orientale (Soudan, Tchad, Éthiopie et Somalie). Tels sont les symptômes de la crise. Les années cinquante et soixante pleines de promesses et d’espoir, pendant lesquelles la plupart des pays du continent se sont libérés du joug colonial et ont entamé une vie étatique indépendante, sont révolues. Dans le domaine des sciences politiques et économiques, le monde est dominé par l’idée que la liberté apportera automatiquement le bien-être, que la liberté immédiate, instantanée changera la misère passée en pays de Cocagne. C’est du moins ce que prétendent les grands sages de ces années-là. Apparemment il n’y a aucune raison de ne pas les croire, d’autant que leurs prophéties sont fort séduisantes !

Mais il en a été autrement. Les nouveaux États de l’Afrique sont devenus le théâtre de luttes acharnées pour le pouvoir où tout a été mis à profit : conflits tribaux et ethniques, force armée, tentatives de corruption, menaces d’assassinat. En même temps ces États n’ont pas été en mesure d’assumer leurs fonctions fondamentales. Tout cela s’est passé dans le contexte de la guerre froide que l’Est comme l’Ouest ont transférée sur le terrain de l’Afrique. L’une des caractéristiques de cette guerre, c’est qu’elle a royalement ignoré les problèmes et les affaires des pays faibles et dépendants, gérant ces derniers exclusivement en fonction de ses propres intérêts. Là-dessus s’est greffé le complexe de supériorité et l’arrogance traditionnels et ethnocentriques des Européens à l’égard des cultures et des sociétés non blanches. D’ailleurs à l’époque, chaque fois que je revenais d’Afrique, on ne me demandait pas « Comment vivent les Tanzaniens en Tanzanie ? » mais : « Comment vivent les Russes en Tanzanie ? » Au lieu de me poser des questions sur les Libériens du Liberia, on me demandait : « Et les Américains au Liberia ? » Il y a pire encore : le voyageur allemand H. Ch. Buch m’a raconté, plein d’amertume, qu’à son retour d’une expédition meurtrière dans une société perdue d’Océanie il s’entendait toujours poser la même question : « Et qu’est-ce que tu mangeais là-bas ? » Rien n’est plus préjudiciable aux Africains que cette manière de les traiter comme des objets, des instruments. Pour eux, c’est la pire des humiliations, des dégradations. Une gifle.

 

Teferi est propriétaire d’une entreprise de transport. Il a quelques camions, des Bedford usés, déglingués avec lesquels il transporte du coton, du café et des peaux. Comme ces véhicules vont à Wollo et à Haragwe, il accepte que l’un de ses chauffeurs m’embarque. C’est pour moi une occasion unique, car on ne peut s’y rendre ni en autocar ni en avion.

Les routes en Éthiopie sont pénibles et souvent dangereuses. Pendant la saison sèche, le camion dérape sur le gravier de l’étroit ruban creusé dans la paroi montagneuse et abrupte, bordant un précipice de quelques centaines de mètres de profondeur. Pendant la saison des pluies, les routes de montagne sont impraticables. Traversant des plaines, elles se transforment en marécages fangeux dans lesquels on peut s’enliser pour quelques jours.

En été, après quelques heures de route sur le haut plateau, l’homme est noir de poussière. Au bout d’une journée de voyage, la chaleur et la sueur aidant, on est couvert d’une épaisse carapace de crasse. C’est une poussière composée de particules microscopiques, une espèce de crachin dense et chaud qui s’infiltre dans les vêtements et s’introduit dans toutes les cellules du corps. Il est difficile de s’en débarrasser. La vue en souffre beaucoup. Les chauffeurs de ces camions ont constamment les yeux gonflés et rouges, ils sont constamment sujets à des maux de tête et deviennent aveugles très tôt.

On ne peut voyager que de jour. Du crépuscule à l’aube, des bandes, appelées ici shifta, sévissent sur les routes. Une shifta, c’est un groupe de jeunes bandits qui font la loi jusqu’à ce qu’ils soient pris. Autrefois on les pendait sur le bord de la route, aujourd’hui on leur règle leur compte de manière moins spectaculaire, progrès oblige. C’est littéralement un combat pour la vie et la mort, car si la shifta abandonne ses victimes dans un lieu sans hommes et sans eau, les malheureux mourront de soif. Aussi à la sortie des villes se tiennent des postes de police. Le factionnaire regarde sa montre ou le soleil et évalue si le voyageur a le temps d’atteindre la ville ou le poste suivants avant le crépuscule. S’il considère que non, il lui fait faire demi-tour.

 

Je suis donc embarqué dans un camion que Teferi expédie vers le nord, dans la province de Wollo, près de Dese et de Lalibela, pour un chargement de peaux. Cela a-t-il un sens de compter le nombre de kilomètres ? Ici les distances se mesurent en heures et en jours nécessaires pour aller d’un point à un autre. Par exemple de Dese à Lalibela il y a cent vingt kilomètres, mais le voyage prend huit heures – à condition d’avoir une bonne Land Rover, ce qui est peu probable.

Je vais voyager un jour ou deux, si ce n’est plus. Ici on ne sait jamais. Les camions généralement tout rouillés et déglingués tombent sans cesse en panne sur ces routes qui n’en sont pas vraiment, dans cette poussière et cette chaleur. Pour les pièces de rechange il faut retourner à Addis-Abeba. C’est pourquoi la route est toujours incertaine : on part, d’accord ! Mais quand arrivera-t-on (si on arrive) ? Quand reviendra-t-on (si on revient) ? Ce sont des points d’interrogation que le voyageur se pose constamment.

La région que nous traversons est dévastée par la sécheresse depuis longtemps. Le bétail crève par manque de pâturages et d’eau. Les nomades vendent pour trois sous des peaux dépouillées sur des squelettes de vaches. Avec cet argent, ils survivent un certain temps. Puis, s’ils n’arrivent pas à temps dans un camp d’aide internationale, ils périssent sans laisser de trace dans ce désert de feu.

 

À l’aube nous quittons la ville, les bois d’eucalyptus vert pâle qui l’entourent, les stations d’essence du bord de route et les postes de police. Nous nous retrouvons sur le haut plateau noyé dans le soleil, sur une route asphaltée sur les cent premiers kilomètres. Le véhicule est conduit par Sahlu, un chauffeur de confiance, calme, comme me l’a dit Teferi. Sahlu est silencieux et sérieux. Pour réchauffer l’atmosphère, je lui touche le bras, et quand il se tourne vers moi, je souris. Sahlu me jette des coups d’œil et sourit aussi, sincèrement mais timidement, avec l’air de se demander si ces sourires mutuels ne créent pas entre nous une égalité déplacée.

Plus nous nous éloignons de la ville, plus le pays est dépeuplé et mort. Çà et là, des enfants conduisent quelques vaches efflanquées, des femmes courbées en deux portent avec peine des tas de branches sèches sur leurs épaules. Les cabanes que nous voyons en passant semblent vides. Sur les seuils nous n’apercevons personne, aucun être vivant, aucune vie. Le décor est statique, toujours le même, planté une fois pour toutes.

Deux hommes surgissent sur la route. Ils ont dans les mains des armes automatiques. Ils sont jeunes et forts. Sahlu devient gris. Son visage se pétrifie, ses yeux expriment la frayeur. Il arrête son camion. Les deux hommes montent sans un mot sur la plate-forme et de la main donnent quelques coups sur le toit de la cabine pour ordonner le départ. Je suis assis, le dos rond, essayant de ne pas montrer que je meurs de peur. Je jette un coup d’œil à Sahlu, il est crispé sur le volant, l’air sombre, effrayé. Nous roulons pendant une heure peut-être. Il ne se passe rien. Le soleil tape, la cabine est noire de poussière. Les deux hommes donnent quelques coups sur le toit de la cabine. Sahlu arrête docilement son véhicule. Ils sautent à terre sans un mot et disparaissent dans les champs.

L’après-midi, nous passons par une petite ville du nom de Debre Sina. Sahlu gare son véhicule sur le bas-côté. Aussitôt nous sommes entourés par un groupe de gens. Déguenillés, amaigris, nu-pieds. Beaucoup de jeunes garçons, beaucoup d’enfants. Immédiatement un policier se faufile jusqu’à nous. Il porte un uniforme noir tout déchiré, sa veste est fermée par un seul bouton. Il connaît un peu d’anglais et d’emblée nous dit : « Take everything with you. Everything ! They are all thieves here ! » Et il montre du doigt les enfants, l’un après l’autre, en respectant l’ordre dans lequel ils nous entourent : « This is thief ! This is thief ! » Je suis du regard le doigt du policier qui se déplace dans le sens des aiguilles d’une montre en faisant une pause sur chaque nouveau visage : « This is thief ! » continue le policier, et quand arrive le tour d’un grand garçon magnifique, sa main se met à trembler et il nous lance une dernière mise en garde : « This is very big thief sir ! »

Les enfants nous regardent avec curiosité. Ils sourient. Je ne lis sur leur visage ni méchanceté, ni cynisme, je les sens plutôt gênés et même humiliés. « I have to live with them, sir », poursuit le policier d’un ton plaintif. Et comme s’il cherchait à tout prix une compensation à son maudit destin, il me tend la main en disant : « Can you help me, sir ? », tout en ajoutant, comme pour mieux justifier sa demande : « We are all poor here, sir. » Et d’un geste de la main, il montre tour à tour sa propre personne, les petits voleurs, les cabanes bancales de Debre Sina, la route pitoyable, l’horizon.

 

Nous nous enfonçons dans la petite ville jusqu’au marché. Sur la place se dressent un étalage avec de l’orge, plus loin du millet et des haricots, plus loin encore de la viande de mouton, ou encore de l’oignon, des tomates et des paprikas rouges. Là-bas c’est du pain et du fromage de brebis, du sucre et du café ; puis des boîtes de sardines, et ailleurs des biscuits et des gaufres. On trouve de tout. Mais le marché, qui est généralement un lieu bondé, animé et bruyant, est ici silencieux. Immobiles, les marchandes n’ont rien d’autre à faire que chasser paresseusement les mouches importunes. Il y a des mouches partout. Formant des nuages denses et noirs, elles tourbillonnent avec nervosité, rage et fureur. Pour échapper à ces insectes qui nous assaillent, nous nous engageons dans des ruelles latérales et aboutissons dans un autre univers à l’abandon, à l’agonie. Par terre, dans la crasse et la poussière, gisent des hommes décharnés. Ce sont des habitants des villages environnants. La sécheresse les a privés d’eau et le soleil a brûlé leurs cultures. Ils sont venus dans cette petite ville avec l’ultime espoir de trouver une gorgée d’eau et une bouchée de nourriture. Affaiblis et incapables du moindre effort, ils meurent de faim, de la mort la plus calme et la plus soumise. Ils ont les yeux à moitié fermés, des yeux sans vie, sans expression. Je ne sais pas s’ils voient quelque chose, s’ils regardent quelque chose. Tout près de l’endroit où je me tiens, gisent deux femmes. Leurs corps hâves sont secoués par les tremblements de la malaria. Les vibrations de ces corps sont la seule chose qui bouge dans cette rue.

Je tire le chauffeur par la manche : « Allons-y ! » dis-je. Faisant demi-tour, nous repassons par le marché avec ses sacs de farine, ses quartiers de viande et ses bouteilles d’eau. La grande famine ne vient pas de la pénurie, c’est l’œuvre criminelle de ses dirigeants. Il y avait assez à manger dans le pays, mais quand la sécheresse a sévi, les prix sont montés en flèche et les paysans pauvres n’ont pas eu les moyens d’acheter de la nourriture. Le gouvernement aurait pu intervenir, il aurait pu alerter l’opinion internationale mais, pour des raisons de prestige, il n’a pas voulu reconnaître que son pays était en proie à la famine et a refusé de recevoir de l’aide. À cette époque, il y a eu en Éthiopie un million de morts. Le premier à avoir caché cette hécatombe a été l’empereur Hailé Sélassié. Puis celui qui l’a privé du trône et de la vie, le colonel Mengistu. Séparés dans la lutte pour le pouvoir, ils étaient unis dans le mensonge.

 

La route est montagneuse et déserte. Ni véhicules, ni troupeaux. Des squelettes de vaches sur la terre grise réduite en cendres. À l’ombre d’un acacia, des femmes avec des grandes cuves en argile attendent : on ne sait jamais, un camion-citerne pourrait passer par là et le chauffeur apitoyé pourrait s’arrêter un instant et leur ouvrir le robinet.

Dans la soirée nous sommes à Dese. Il reste un jour de route pour arriver à Lalibela. À l’infini, des gorges montagneuses aussi brûlantes que la gueule d’un haut fourneau, désertes, sans hommes et sans végétation. Mais il suffit de s’arrêter pour être assailli par des nuages de mouches. Comme si elles nous attendaient ! Leur bourdonnement est assourdissant, triomphant, victorieux : « Vous voilà ! on vous tient ! » D’où peuvent-elles bien venir ? D’où peut bien venir la vie ?

Enfin Lalibela. Lalibela ou la huitième merveille du monde. Elle mériterait du moins ce titre. Il n’est toutefois pas facile de la contempler. Pendant la période des pluies, elle est inaccessible. Pendant la période sèche, il est tout aussi difficile de s’y rendre, à moins de tomber sur un avion se rendant à cette destination.

De la route on ne voit rien, ou plutôt on aperçoit un village ordinaire. Des enfants accourent à notre rencontre. Chacun supplie de le prendre comme guide, car c’est pour eux la seule chance de gagner un peu d’argent. Mon guide s’appelle Tadesse Mirele, il est écolier. Mais l’école est fermée, tout est fermé, c’est la famine.

Dans le village, les gens continuent de mourir. Tadesse dit qu’il n’a pas mangé depuis plusieurs jours, mais il y a de l’eau, alors il boit de l’eau. Peut-être a-t-il reçu une poignée de grains ? Un morceau de galette ? Oui, avoue-t-il, une poignée de grains. Rien de plus, ajoute-t-il désolé. Et aussitôt il demande : « Sir ! » Je t’écoute, Tadesse. « Be my helper, please ! I need a helper ! » Il me regarde et je vois alors qu’il n’a qu’un œil. Un seul œil dans le visage misérable et tourmenté d’un enfant.

Soudain Tadesse me prend par la main. Je crois qu’il veut me demander quelque chose. En fait il me retient de tomber dans le précipice. Le spectacle est en effet stupéfiant : de là où je suis, j’aperçois en bas, à mes pieds, sculptée dans la roche, une église, ou plus exactement un bloc à trois étages taillé dans une énorme montagne, dans son sein. Plus loin, dans la même montagne, invisible de l’extérieur, une autre église est sculptée dans la pierre, puis une autre. Onze églises gigantesques. Ce phénomène architectural a été édifié au XIIe siècle par le roi des Amharas, saint Lalibela. Les Amharas étaient – sont – des chrétiens de rite oriental. Le roi a érigé ces églises au cœur de la montagne afin que les envahisseurs musulmans ne puissent les apercevoir de loin. Même s’ils les avaient vues, ils n’auraient pu les détruire ni même les toucher puisqu’elles faisaient corps avec la montagne. Ce sont les églises de la Vierge-Marie, du Sauveur-du-Monde, de la Sainte-Croix, de Saint-Georges, de Saint-Marc, de Saint-Gabriel. Elles sont toutes reliées entre elles par des tunnels.

« Look sir ! » me dit Tadesse en me montrant en bas une cour devant l’église du Sauveur-du-Monde. Mais j’ai déjà remarqué la scène. En contrebas, dans une cour et sur des escaliers, grouille une foule d’invalides, de mendiants. Bien que je déteste le mot « grouiller », je ne peux le remplacer par un autre, car il traduit le mieux cette image. Ces gens au fond sont serrés les uns contre les autres, leurs membres amputés, leurs moignons, leurs béquilles entrelacés forment un monstre qui bouge, rampe, lève les bras en l’air comme des tentacules, et là où il n’y a pas de bras, la bête ouvre et tend vers le ciel ses gueules prêtes à recevoir une offrande. Au fur et à mesure que nous passons d’une église à l’autre, la créature entortillée, gémissante, agonisante nous suit en bas en se traînant, perdant l’un après l’autre ses membres devenus soudain immobiles, abandonnés par le reste.

Les pèlerins, qui naguère faisaient l’aumône à ces misérables, ont déserté ce lieu depuis longtemps. Quant aux mendiants, ils n’arrivent plus à en sortir.

« Have you seen, sir ? » m’a demandé Tadesse, une fois que nous sommes revenus au village. Il a prononcé cette phrase comme si c’était la seule chose valant la peine d’être vue.