La route de Koumassi
À quoi ressemble la gare routière d’Accra ? À un grand cirque faisant une brève halte. Festival de couleurs et de musique. Les autocars font davantage penser à des roulottes de forains qu’aux luxueux pullmans glissant sur les autoroutes d’Europe et d’Amérique.
Ce sont des espèces de camions avec des ridelles en bois surmontées d’un toit reposant sur des piliers, de sorte qu’une brise agréable nous rafraîchit pendant le trajet. Ici, le courant d’air est une valeur prisée. Si on veut louer un appartement, la première question que l’on pose au propriétaire est : « Y a-t-il des courants d’air ? » Il ouvre alors en grand les fenêtres et on est aussitôt caressé par un agréable souffle d’air frais : on respire profondément, on est soulagé, on revit.
Au Sahara, les palais des seigneurs sont étudiés avec ingéniosité : quantité d’ouvertures, de fentes, de coudes et de couloirs sont conçus, disposés et structurés de façon à provoquer une circulation d’air optimale. Dans la chaleur de midi, le maître est couché sur une natte à l’endroit où débouche le courant d’air et respire avec délectation ce vent un peu plus frais. Le courant d’air est une chose mesurable financièrement : les maisons les plus chères sont construites là où se trouvent les meilleurs courants d’air. Immobile, l’air ne vaut rien, mais il lui suffit de bouger pour prendre de la valeur.
Les autocars sont bariolés de dessins aux couleurs vives. La cabine du chauffeur et les ridelles sont peinturlurées de crocodiles découvrant des dents acérées, de serpents dressés prêts à l’attaque, de volées de paons caracolant dans les arbres, d’antilopes poursuivies dans la savane par des lions féroces. Partout des oiseaux à profusion, des guirlandes, des bouquets de fleurs. Le kitsch à l’état pur, mais un kitsch débordant d’imagination et de vie.
Mais ce qui frappe surtout, ce sont les inscriptions. Elles défilent, ornées de festons, immenses, visibles de loin, car elles ont pour but de solliciter ou d’avertir. Elles concernent Dieu, les hommes, les devoirs et les interdictions.
L’univers spirituel de l’Africain (je suis conscient du caractère réducteur de cette expression) est riche et complexe, sa vie intérieure est imprégnée d’une profonde religiosité. Il croit qu’il existe trois mondes différents mais liés entre eux.
Le premier est celui qui l’entoure : c’est la réalité palpable et visible dont font partie les hommes vivants, la faune et la flore, ainsi que les objets sans vie tels que les pierres, l’eau, le vent. Le deuxième est l’univers des ancêtres défunts qui, selon ses croyances, ne sont pas tout à fait morts, pas morts jusqu’au bout, pas morts définitivement. En effet, au sens métaphysique, ils continuent d’exister et réussissent même à prendre part à notre vie réelle, à influer sur elle, à la modeler. Aussi le maintien de bonnes relations avec les ancêtres est-il une condition de réussite, voire de survie. Enfin, le troisième monde est le fourmillant royaume des esprits. Tout en menant une existence indépendante, ils vivent dans chaque être, dans chaque objet, dans tout, partout.
À la tête de ces trois univers se tient l’Être Suprême, l’Existence Suprême, c’est-à-dire Dieu. C’est pourquoi de nombreuses inscriptions sont imprégnées de transcendance : « Dieu est partout », « Dieu sait ce qu’il fait », « Dieu est un mystère ». D’autres sont plus terre à terre, plus humaines : « Souris ! », « Dis-moi que je suis belle », « Qui aime bien se chamaille bien », etc.
Il suffit d’arriver sur la place où sont regroupés des dizaines d’autocars pour être assailli par une troupe d’enfants criards :
— Où allez-vous ? À Koumassi, à Takoradi, à Tamale ?
— À Koumassi.
Ceux qui sont à la recherche de voyageurs pour Koumassi nous prennent par la main et, sautant de joie, nous accompagnent vers le car correspondant. Ils sont tout contents parce que le chauffeur va les récompenser d’une banane ou d’une orange pour lui avoir trouvé des clients.
Nous entrons dans l’autocar et nous nous installons. Deux cultures vont alors se confronter, se heurter, voire entrer en conflit. C’est le cas lorsque le voyageur est un touriste ne connaissant pas l’Afrique. Il regarde de tous les côtés, s’impatiente, demande : « Quand part l’autocar ?
— Comment ça, quand ? lui répondra le chauffeur étonné. Quand il y aura assez de gens pour le remplir. »
L’Européen et l’Africain ont une conception du temps différente, ils le perçoivent autrement, ont un rapport particulier avec lui.
Pour les Européens, le temps vit en dehors de l’homme, il existe objectivement, comme s’il était extérieur à lui, il a des propriétés mesurables et linéaires. Selon Newton, le temps est absolu : « Le temps mathématique, absolu, véritable s’écoule de par lui-même, par sa propre nature, uniformément, et non en fonction d’un objet extérieur. » L’Européen se sent au service du temps, il dépend de lui, il en est le sujet. Pour exister et fonctionner, il doit observer ses lois immuables et inaltérables, ses principes et ses règles rigides. Il doit observer des délais, des dates, des jours et des heures. Il se déplace dans les lois du temps en dehors desquelles il ne peut exister. Elles lui imposent ses rigueurs, ses exigences et ses normes. Entre l’homme et le temps existe un conflit insoluble qui se termine toujours par la défaite de l’homme : le temps détruit l’homme.
Les Africains perçoivent le temps autrement. Pour eux le temps est une catégorie beaucoup plus lâche, ouverte, élastique, subjective. C’est l’homme qui influe sur la formation du temps, sur son cours et son rythme (il s’agit bien entendu de l’homme agissant avec le consentement des ancêtres et des dieux). Le temps est même une chose que l’homme peut créer, car l’existence du temps s’exprime entre autres à travers un événement. Or c’est l’homme qui décide si l’événement aura lieu ou non. Si deux armées ne s’affrontent pas, la bataille n’aura pas lieu (et donc le temps ne manifestera pas sa présence, n’existera pas).
Le temps est le résultat de notre action, et il disparaît quand nous n’entreprenons pas ou abandonnons une action. C’est une matière qui, sous notre influence, peut toujours s’animer, mais qui entre en hibernation et sombre même dans le néant si nous ne lui transmettons pas notre énergie. Le temps est un être passif, et surtout dépendant de l’homme.
C’est tout à fait l’inverse de la pensée européenne.
Pour le traduire en termes pratiques, cela veut dire que si nous allons à la campagne où doit se tenir l’après-midi une réunion, et qu’il n’y a personne sur les lieux de cette réunion, la question « Quand aura lieu la réunion ? » est insensée. Car la réponse est connue d’avance : « Quand les gens se seront réunis. »
C’est pourquoi l’Africain qui prend place dans l’autocar ne pose aucune question sur l’heure du départ. Il entre, s’installe à une place libre et sombre aussitôt dans l’état où il passe la majeure partie de son existence : la torpeur.
« Ces gens ont une capacité d’attendre absolument fantastique ! » m’a dit un jour un Anglais qui vivait ici depuis des années. Capacité, endurance, ou bien s’agit-il d’autre chose ?
Quelque part dans le monde tourne, coule une énergie mystérieuse qui, si elle s’approche de nous et nous emplit, nous donne la force de mettre le temps en mouvement : il se passera alors quelque chose. Mais tant que cela n’arrive pas, il faut attendre. Tout autre comportement est illusoire et utopique.
En quoi consiste cette torpeur ? Les gens qui sombrent dans cet état sont conscients de ce qui va advenir : ils essaient donc de s’installer le plus confortablement possible, dans le meilleur endroit possible. Parfois ils se couchent, parfois ils s’assoient directement par terre, sur une pierre ou à croupetons. Ils arrêtent de parler. Celui qui est tombé dans cet état est silencieux. Il n’émet aucun son, il est muet comme une tombe. Les muscles se relâchent, la silhouette s’amollit, s’affaisse, se recroqueville, le cou s’immobilise, la tête se fige. L’homme ne regarde pas autour de lui, ne cherche rien du regard. Parfois ses yeux sont mi-clos, mais pas toujours. Ils sont généralement ouverts, mais le regard est absent, sans étincelle. Pour avoir observé des heures durant des foules entières en proie à cet état, je peux affirmer que ces gens sombrent dans un profond sommeil physiologique : ils ne mangent pas, ne boivent pas, n’urinent pas. Ils ne réagissent pas au soleil qui darde impitoyablement ses rayons de feu, aux mouches importunes et voraces qui assiègent leurs paupières et leurs lèvres.
Que se passe-t-il dans leur tête ?
Je n’en ai aucune idée. Pensent-ils ? Rêvent-ils ? Évoquent-ils des souvenirs ? Font-ils des plans ? Méditent-ils ? Séjournent-ils dans un autre monde ? Difficile à dire.
Au bout de deux heures d’attente, l’autocar bondé quitte la gare. Secoués par les cahots, les passagers reviennent à la vie. L’un tend la main vers un biscuit, l’autre pèle une banane. Les gens regardent autour d’eux, essuient leur visage en sueur, plient soigneusement leur mouchoir trempé. Le chauffeur ne cesse de parler, tenant d’une main le volant, gesticulant de l’autre. Tous se pâment de rire, l’un après l’autre, lui très fort, eux un peu moins. Est-ce par gentillesse, par politesse ?
Nous voilà en route. Mes compagnons de voyage font partie de la deuxième, parfois même de la première génération d’Africains jouissant du privilège de se déplacer autrement qu’à pied. Pendant des milliers d’années, l’Afrique a marché à pied. Les gens ignoraient ici le concept de la roue et ils n’ont pas su se l’approprier. Ils marchaient, voyageaient à pied, et ce qu’il fallait porter, ils le hissaient sur leurs épaules, leurs bras, ou plus généralement sur leur tête.
Mais comment les navires qui voguent sur les lacs au cœur du continent africain sont-ils arrivés là ? Ils ont été démontés dans les ports de l’océan, les pièces chargées, transportées sur les têtes puis rassemblées sur les rives des lacs. C’est en pièces détachées que des villes entières, des usines, des équipements de mines, de centrales électriques, d’hôpitaux sont parvenus au fin fond de l’Afrique. Toute la civilisation technique du XIXe siècle a été transportée à l’intérieur de l’Afrique sur la tête de ses habitants.
Les habitants d’Afrique du Nord ou même du Sahara ont été plus chanceux : ils ont pu utiliser les bêtes de somme, les chameaux. Dans l’Afrique subsaharienne, le chameau ou le cheval n’ont jamais pu s’adapter, car ils étaient décimés par les mouches tsé-tsé ou par d’autres maladies des humides tropiques.
Le problème de l’Afrique, c’est la contradiction entre l’homme et son environnement, entre l’immensité de l’espace (plus de 30 millions de kilomètres carrés !) et son habitant, un homme sans pouvoir, nu-pieds, misérable. Dans quelle direction se tourner ? Partout les distances sont immenses, partout c’est le désert, la solitude, l’infini. Il fallait parcourir des centaines, des milliers de kilomètres avant de rencontrer d’autres hommes (on ne peut pas dire « un autre homme », car un individu isolé ne pourrait survivre dans de pareilles conditions). Aucune information, aucune connaissance, aucune invention technique, aucun bien, aucune marchandise, aucune expérience ne pénétraient le pays, ne trouvaient son chemin. Il n’existait pas d’échanges permettant de participer à la culture mondiale. Lorsqu’il y en avait un, c’était un pur hasard, un événement, une fête. Or sans échange, point de progrès.
Généralement des groupes, des clans, des peuples peu nombreux vivaient isolés, perdus, dispersés sur des espaces immenses et hostiles, menacés par le paludisme, la sécheresse, la chaleur et la faim.
Mais le fait de vivre et de se déplacer en petits groupes permettait de fuir les lieux en péril, les régions où sévissaient la sécheresse ou les épidémies, et ainsi de survivre. Ces peuples appliquaient la tactique de la cavalerie légère sur les champs de bataille d’autrefois. Leur stratégie reposait sur la mobilité, l’esquive, la dérobade et la ruse.
L’Africain était traditionnellement un homme itinérant. Tout en menant une vie sédentaire, tout en vivant à la campagne, il se retrouvait régulièrement sur les routes. Son village migrait : tantôt le puits était tari, tantôt la terre avait perdu sa fertilité, tantôt une épidémie se déclarait. Alors, tout le monde en route, à la recherche du salut, dans l’espoir d’un avenir meilleur ! Seule la vie urbaine a introduit dans cette existence une relative stabilité.
La population de l’Afrique ressemblait à un filet gigantesque, embrouillé, entremêlé et tendu sur tout le continent, qui bougeait sans arrêt, ondulait en permanence, accourait dans un lieu et se propageait dans un autre, une toile riche, une tapisserie colorée.
Cette mobilité forcée explique l’absence dans l’Afrique profonde de villes anciennes comme il en existe par exemple en Europe ou au Proche-Orient. Contrairement aux populations européennes ou asiatiques, la majeure partie des Africains (si ce n’est la totalité) vit actuellement sur des territoires où ils ne vivaient pas jadis.
Tous sont venus d’ailleurs, tous sont des immigrants. Leur univers commun est l’Afrique, mais dans son sein ils ont voyagé et se sont mélangés pendant des siècles (dans de nombreux endroits du continent ce processus perdure). D’où un trait frappant de cette civilisation : son caractère éphémère, provisoire, son manque de continuité matérielle. La case a été à peine rafistolée que déjà elle n’existe plus. Les champs cultivés il y a tout juste trois mois sont déjà en friche.
La seule continuité qui ici existe et soude la communauté, c’est la pérennité des traditions ancestrales et des rites, un culte profond des aïeux. Le lien unissant l’Africain à ses proches est donc plus spirituel que matériel ou territorial.
L’autocar s’enfonce dans une forêt tropicale dense et haute. Dans les zones tempérées, la vie biologique instaure l’ordre et la discipline : ici poussent des pins, là des chênes, ailleurs des bouleaux. Même dans les forêts mélangées règnent la limpidité et la stabilité. Sous les tropiques en revanche, la vie biologique s’épanouit dans un état de démence, dans l’exaltation de la reproduction et de la prolifération. On est frappé par l’abondance luxuriante et débordante de la masse verdoyante, par son éruption incessante, exubérante et haletante, où le moindre élément – arbre, buisson ou liane – croît dans une surenchère de stimulation et d’excitation, tellement serré, cramponné, attaché et refermé sur son voisin que seule une lame acérée et maniée avec une énergie redoutable pourrait y forer un passage, un sentier, un tunnel.
Puisqu’il n’y avait pas de véhicules à roues sur cet énorme continent, les routes y étaient également inexistantes. Lorsque les premières automobiles ont été introduites au début du XXe siècle, elles ne pouvaient rouler quasiment nulle part. La chaussée en terre battue ou en asphalte est en Afrique une nouveauté, elle n’existe que depuis quelques dizaines d’années. Et elle continue d’être rare. À la place des routes carrossables, il y avait des sentiers, empruntés à la fois par les hommes et le bétail. On comprend alors pourquoi les Africains ont l’habitude de marcher à la queue leu leu même quand ils circulent sur une route large. On comprend aussi pourquoi un groupe qui marche est silencieux : en file indienne, il est difficile de tenir une conversation.
Il faut être un grand expert pour connaître la géographie de ces sentiers. Le profane, lui, se perd, et s’il erre longtemps sans eau ni nourriture, il finit par périr. De plus, les sentiers de clans, de tribus et de villages différents peuvent se croiser, et le non-initié peut emprunter ces voies en pensant qu’elles le mèneront à son but, alors qu’elles le conduisent vers l’inconnu et vers la mort. Les sentiers les plus mystérieux et les plus dangereux sont ceux de la jungle. L’homme s’accroche sans cesse à des épines et à des branches, il est tout écorché et gonflé avant même d’avoir atteint son but. Il est indispensable de s’armer d’un bâton, car si on tombe sur un serpent, ce qui arrive souvent, c’est le meilleur moyen de le débusquer. Autre obstacle : les talismans. Les hommes de la forêt tropicale, qui vivent dans des trous inaccessibles, sont par nature méfiants et superstitieux. Aussi suspendent-ils le long des sentiers toutes sortes de fétiches afin d’effaroucher les mauvais esprits. Aussi est-on désemparé quand on aperçoit, suspendus en travers du sentier, une peau de lézard, une tête d’oiseau, une botte d’herbes ou une dent de crocodile : faut-il se risquer plus loin ? faire demi-tour ? Ces signaux peuvent cacher une surprise réellement désagréable.
De temps en temps notre autocar s’arrête sur le bas-côté : un passager veut descendre. Si c’est une jeune femme qui sort avec un ou deux enfants (il est rare de voir une femme sans enfant), le tableau sera alors plein de finesse et de grâce : tout d’abord la femme va attacher son enfant sur son dos à l’aide d’un foulard en percale (le bébé continue de dormir, il ne réagit pas). Puis elle va s’accroupir et poser son inséparable bassine ou cuvette pleine de nourriture ou de marchandises sur sa tête. Elle va ensuite se redresser et exécuter le mouvement de l’équilibriste faisant le premier pas sur la corde au-dessus du précipice : en se balançant, elle reprend son équilibre. Puis de la main gauche elle va s’emparer de sa natte de paille, de la droite elle attrape la menotte de son deuxième enfant. Et d’un pas régulier et harmonieux, tous trois vont s’engouffrer dans un univers que je ne connais pas et que peut-être je ne comprendrai jamais.
Mon voisin dans l’autocar est un homme jeune. Il est comptable dans une société de Koumassi dont je n’ai pas réussi à entendre le nom. « Le Ghana est indépendant ! » dit-il ému, enthousiaste. « Demain toute l’Afrique sera indépendante ! ajoute-t-il sûr de lui. Nous sommes libres ! »
Et il me tend la main dans un geste qui veut dire : maintenant un Noir peut donner la main à un Blanc sans complexe. « As-tu vu Nkrumah ? demande-t-il avec curiosité. Oui ? Alors tu es un homme heureux ! Si tu savais ce que nous allons faire des ennemis de l’Afrique ! »
Il s’esclaffe sans préciser ce qui les attend.
— Le plus important maintenant, c’est l’instruction.
L’instruction, la formation, l’acquisition du savoir. Nous sommes tellement sous-développés, attardés ! Je crois que le monde entier va nous venir en aide. Nous devons être sur un pied d’égalité avec les pays développés ! Non seulement libres, mais égaux ! Pour le moment nous respirons la liberté. Et c’est déjà un paradis, c’est merveilleux !
L’enthousiasme qu’il manifeste est général. Enthousiasme et fierté d’être à la tête d’un mouvement, de donner l’exemple, de mener l’Afrique entière.
Mon voisin de gauche – dans l’autocar il y a des rangées de trois places – est différent : renfermé, peu loquace, isolé. Il m’a d’emblée intrigué, car les gens ici sont généralement ouverts, bavards, prompts à raconter des histoires et à exprimer leur point de vue. Pour le moment, il m’a seulement dit qu’il ne travaillait pas et qu’il avait des problèmes. Lesquels ? Il ne l’a pas dit.
Finalement, quand la forêt se recroqueville et devient moins dense – ce qui signifie que nous approchons de Koumassi - il se lance dans les confidences. Il a des soucis. Il est malade. Non pas qu’il le soit toujours, en permanence, mais de temps en temps, par périodes. Il a consulté divers spécialistes, mais aucun n’a pu l’aider. Le problème, c’est que dans sa tête, sous son crâne, il y a des bêtes. Ce n’est pas qu’il les voie, ces bêtes, qu’il y pense ou qu’il les craigne, pas du tout ! Mais elles sont dans sa tête, elles y vivent, galopent, paissent, chassent ou tout simplement dorment. Si elles sont inoffensives comme l’antilope, le zèbre ou la girafe, il les supporte bien, elles lui sont même agréables. Mais parfois c’est un lion affamé et furieux qui surgit. Alors le rugissement du fauve lui fait éclater le crâne.