Mais où sont-ils passés ?
Mais où sont-ils passés ? Il pleut, il fait froid. Les nuages sont bas, épais, sombres, immobiles. À perte de vue, des marécages, des terrains inondés. La seule route qui mène ici est elle-même submergée. Nos voitures, des véhicules tout-terrain pourtant, se sont embourbées dans une pâte noire et collante. Elles sont là, curieusement penchées, chacune à sa manière, coincées dans des ornières, des flaques, des ravines. Nous avons dû sortir et continuer à pied sous une pluie torrentielle. Nous passons à côté d’un rocher qui surplombe la route et au sommet duquel un groupe de babouins nous scrute avec attention et inquiétude. Sur l’herbe du bas-côté, je vois un homme : assis, recroquevillé, replié sur lui-même, il tremble, en proie à une crise de paludisme. Il ne tend pas la main, ne fait pas l’aumône, il nous observe d’un regard dénué de toute imploration, de toute curiosité.
Au loin, on aperçoit quelques baraquements détruits. Mais à part eux, il n’y a rien. Il fait très humide, car c’est la saison des pluies.
L’endroit où nous nous trouvons s’appelle Itang. Il est situé à l’ouest de l’Éthiopie, près de la frontière soudanaise. Pendant des années, il y avait ici un camp de 150 000 Nuers, des réfugiés de la guerre soudanaise. Ils étaient là encore tout récemment. Aujourd’hui il n’y a plus personne. Où sont-ils allés ? Que leur est-il arrivé ? La seule chose qui vienne troubler la torpeur de ces marécages, le seul bruit que l’on puisse entendre, c’est le coassement des grenouilles, des crapauds, déchaîné, sonore, tapageur, assourdissant.
L’été 1991, le haut-commissaire aux réfugiés de l’ONU, madame Sadako Ogata, s’est rendue en Éthiopie pour visiter le camp d’Itang. On m’a proposé de l’accompagner. Abandonnant tout, j’y suis allé, car c’était pour moi une occasion unique. Pour différentes raisons, les camps se trouvent en général dans des lieux éloignés, isolés, difficiles d’accès, et leur entrée est la plupart du temps interdite. La vie y est éprouvante, triste, végétative, sans cesse menacée par la mort. En dehors des médecins et des employés de diverses organisations caritatives, personne ne sait rien de ces camps, car le monde isole soigneusement ces lieux de souffrance collective. Personne ne veut en entendre parler.
J’ai toujours pensé que la visite d’Itang était pour moi impossible. Pour s’y rendre, il faudrait en premier lieu se trouver à Addis-Abeba. Là-bas il faudrait louer (on se demande bien à qui) et donc payer (on se demande bien avec quoi) un avion pour gagner Gambela, la seule petite ville proche d’Itang ayant un aéroport, à cinq cents kilomètres de la capitale. Arrivés à la frontière avec le Soudan, il serait incroyablement difficile d’obtenir une autorisation d’atterrissage. Mais supposons que nous ayons un avion et même une autorisation. Nous atterrissons à Gambela. Où se rendre ? Chez qui aller dans cette pauvre bourgade où, sur la place du marché, sous une pluie torrentielle, quelques Éthiopiens nu-pieds sont plantés sans bouger ? À quoi peuvent-ils penser ? Que peuvent-ils bien attendre ? Et nous, à Gambela, où allons-nous trouver une voiture, un chauffeur, des hommes pour nous aider à désembourber notre véhicule, des cordes et des pelles ? Où allons-nous trouver des vivres ? Mais admettons que nous ayons tout cela. Quand arriverions-nous à destination ? Un jour suffirait-il ? Combien de postes devrions-nous franchir, combien de sentinelles devrions-nous supplier, corrompre pour pouvoir poursuivre notre route ? Tout cela pour finalement arriver au but, aux portes du camp, et être sommés par le factionnaire de faire demi-tour, car comme par hasard une épidémie de choléra ou de dysenterie sévit dans le camp, ou bien parce qu’il n’y a pas de commandant pour donner l’autorisation d’entrer ou d’interprète pour traduire les entretiens avec les Nuers, les réfugiés du camp. Il peut arriver aussi, comme c’est le cas aujourd’hui, que derrière les portes il n’y ait plus personne.
Le Soudan est le premier pays d’Afrique à avoir obtenu l’indépendance au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Avant, c’était une colonie britannique, un collage artificiel et bureaucratique de deux parties : le Nord arabo-musulman et le Sud noir et chrétien (et aussi animiste). Depuis toujours, ces deux communautés sont divisées par la rivalité, l’hostilité et la haine, car pendant des années les Arabes du Nord ont fait des incursions dans le Sud pour y enlever ses habitants et les vendre comme esclaves.
Comment deux univers aussi antagonistes pouvaient-ils vivre dans un même État indépendant ? C’était impossible. C’est bien ce que comprirent les Anglais. À cette époque, les vieilles métropoles européennes étaient persuadées que même si elles avaient formellement renoncé aux colonies, elles continueraient dans les faits à y régner, comme par exemple au Soudan, en tentant sans relâche de réconcilier les musulmans du Nord avec les chrétiens et les animistes du Sud. Ces illusions impérialistes ont toutefois fait long feu. Dès 1962 éclate au Soudan la première guerre civile entre le Nord et le Sud, précédée d’une série de révoltes et de soulèvements dans le Sud. Lorsqu’en 1960 je me suis rendu dans le Sud pour la première fois, outre le visa soudanais, je devais être muni d’un visa spécial, faisant l’objet d’un document à part. À Juba, la plus grande ville du Sud, un officier des garde-frontières me l’a confisqué. « Mais comment vais-je faire pour passer la frontière du Congo qui est à deux cents kilomètres d’ici ! » me suis-je indigné. Pointant non sans fierté son doigt sur sa poitrine, l’officier a répondu : « La frontière, ici, c’est moi ! » En effet, au-delà des barrières de la ville s’étendait un territoire que Khartoum ne maîtrisait plus. C’est encore le cas aujourd’hui : Juba est protégée par une garnison arabe de Khartoum, mais la province est aux mains des rebelles.
La première guerre soudanaise a duré dix ans, jusqu’en 1972. Puis, au cours des dix armées suivantes, le pays a connu une paix aussi précaire que brève. En 1983, à l’issue de cette trêve, lorsque le pouvoir islamique en place à Khartoum a essayé d’imposer à tout le pays la loi islamique, la charia, une nouvelle phase de cette guerre, la plus terrible, a commencé. Elle dure encore aujourd’hui. C’est la guerre la plus longue et la plus meurtrière de l’histoire de l’Afrique et sans doute du monde, mais comme elle a lieu dans une province perdue de notre planète et qu’elle ne menace personne directement, notamment en Europe ou en Amérique, elle ne suscite guère d’intérêt. Par ailleurs, le théâtre de cette guerre, ses vastes et tragiques champs de mort sont pratiquement inaccessibles aux médias pour des raisons de communications et à cause des restrictions drastiques de Khartoum. Aussi pratiquement personne dans le monde ne sait qu’au Soudan en ce moment se déroule une guerre effroyable.
En fait cette guerre se déroule sur plusieurs fronts et à plusieurs niveaux, parmi lesquels le conflit Nord-Sud n’est plus aujourd’hui dominant, et peut en outre donner une image faussée de la réalité.
Commençons par le Nord de ce pays gigantesque (2,5 millions de kilomètres carrés). Le Nord, c’est en grande partie le Sahara et le Sahel, que nous associons dans notre esprit à un immense désert de sable et d’éboulis de pierres décomposées. En réalité le nord du Soudan, c’est du sable, ce sont des pierres, mais pas seulement. Lorsque nous allons en avion d’Addis-Abeba en Europe et que nous survolons cette partie de l’Afrique, nous avons sous les yeux une vue extraordinaire : la surface dorée du Sahara s’étendant à perte de vue. Mais cette étendue est étrangement parcourue en son milieu par une grande bande d’un vert intense : ce sont des champs et des plantations qui bordent les doux et larges méandres du Nil. La limite entre l’ocre intense du Sahara et l’émeraude de ces champs semble coupée au couteau, il n’y a pas la moindre bande intermédiaire, pas la moindre gradation, les plantations cèdent brutalement la place au sable du désert.
Or jadis les rives du Nil nourrissaient des millions de fellahs arabes, ainsi que des peuples nomades. Puis, notamment à partir de la moitié du XXe siècle, juste après l’indépendance, a commencé le processus d’expulsion des fellahs par leurs riches frères de Khartoum qui, de concert avec les généraux et avec l’aide de l’armée et de la police, ont pris possession de ces terres fertiles, y créant de vastes plantations pour l’exportation : coton, caoutchouc, sésame. C’est ainsi qu’en 1956 est née une classe puissante de grands propriétaires arabes. S’alliant aux généraux et à l’élite bureaucratique, cette classe a pris le pouvoir qu’elle exerce encore à ce jour, en faisant la guerre au Sud « nègre » qu’elle traite comme une colonie, et en opprimant en même temps ses frères ethniques, les Arabes du Nord.
Dépossédés, refoulés, privés de leurs terres et de leurs troupeaux, les Arabes soudanais doivent trouver un endroit pour vivre, une place dans la société, une source de subsistance. Khartoum en incorpore une partie dans son armée de plus en plus nombreuse, en recrute une autre partie dans les rangs de sa tentaculaire police et de sa gigantesque bureaucratie. Mais le reste ? Ces foules de paysans sans terre, ces foules de déracinés ? Le régime s’emploiera à les diriger vers le Sud.
Les habitants du Nord sont environ 20 millions, ceux du Sud 6 millions. Ces derniers se divisent en dizaines de tribus parlant différentes langues et pratiquant des religions et des cultes divers. Dans cet océan de tribus, on distingue cependant deux grandes communautés, deux peuples qui ensemble constituent la moitié de la population de cette partie du pays. Ce sont les Dinkas et leurs frères de sang – même s’ils sont parfois en conflit – les Nuers. Vous reconnaîtrez les uns et les autres de loin : ils sont immenses, puisqu’ils mesurent jusqu’à deux mètres, minces et ont la carnation très sombre. C’est une race superbe, imposante, pleine de dignité, un peu altière même. Depuis des années, les anthropologues sont intrigués par leur haute taille et leur minceur. Ils ne se nourrissent en effet que de lait, et parfois du sang des vaches qu’ils élèvent, vénèrent et aiment. Il est interdit de tuer ces bêtes et les femmes ne peuvent pas les toucher. Les Dinkas et les Nuers ont subordonné leur existence aux exigences et aux besoins de leurs bêtes. Ils passent la période de sécheresse avec elles au bord des fleuves : le Nil, le Ghazal et le Sobat essentiellement. Pendant la période des pluies, quand l’herbe des hauts plateaux commence à verdir au loin, ils abandonnent leurs rivières et s’en vont avec leur bétail dans ces régions. C’est dans ce rythme ancestral, cette transhumance rituelle entre les rives du fleuve et les pâturages des hauts plateaux du haut Nil que se déroule la vie des Dinkas et des Nuers. Pour vivre, ils ont besoin d’espace, de terre sans limites, d’un horizon large et ouvert. Enfermés, ils tombent malades, se transforment en squelettes, s’éteignent et meurent.
J’ignore comment cette guerre a commencé. Cela s’est passé il y a si longtemps ! Des soldats de l’armée du gouvernement ont-ils volé une vache aux Dinkas ? Les Dinkas sont-ils allés la récupérer, déclenchant une fusillade ? Y a-t-il eu des morts ? C’est sans doute ainsi que les choses se sont déroulées. La vache était évidemment un prétexte. Les seigneurs arabes de Khartoum ne pouvaient accepter que des bergers du Sud aient les mêmes droits qu’eux. Les hommes du Sud ne voulaient pas être gouvernés dans un Soudan indépendant par des fils de trafiquants d’esclaves. Le Sud a exigé la sécession, et un État à eux. Le Nord a décidé d’anéantir les rebelles. Les massacres ont alors commencé. À ce jour, on estime le nombre de victimes de cette guerre à un million et demi. Pendant les dix premières années, l’Anya-Nya, un mouvement rebelle spontané et peu organisé, a agi dans le Sud. Puis, en 1983, le colonel John Garang, un Dinka, a mis sur pied l’Armée populaire de libération du Soudan (SPLA), qui contrôle la majeure partie des territoires du Sud.
C’est une guerre longue, qui prend de l’ampleur, s’étiole et de nouveau éclate. Bien qu’elle dure depuis de nombreuses années, personne, à ma connaissance, n’a jamais essayé d’en écrire l’histoire. En Europe, la moindre guerre fait couler des flots d’encre, gonfle les archives de milliers de documents, suscite des expositions dans les musées. Rien de tel en Afrique ! La guerre, même la plus longue et la plus terrible, sombre vite dans l’oubli. Ses traces disparaissent dès qu’elle est finie : les morts doivent être enterrés tout de suite, les cases brûlées sont aussitôt remplacées par des cases neuves.
Quant aux documents, il n’y en a jamais eu. Ni ordres écrits, ni cartes d’état-major, ni chiffres, ni tracts, ni manifestes, ni journaux, ni correspondance. La tradition d’écrire des souvenirs, ou mémoires, n’existe pas (le plus souvent par manque de papier). Il n’existe pas de tradition historiographique. Et surtout, qui s’en chargerait ? Il n’y a personne pour recueillir les témoignages, il n’y a pas de muséologues, d’archivistes, d’historiens, d’archéologues. D’ailleurs mieux vaut ne pas se promener sur un champ de bataille ! La police aurait vite fait de vous repérer, de vous envoyer en prison et, vous suspectant d’espionnage, de vous fusiller. Ici, l’histoire surgit de but en blanc, tombe comme un deus ex machina, récolte sa moisson de sang, ravit ses victimes et disparaît. Ni vu ni connu ! Qui est-elle, cette histoire ? Pourquoi nous a-t-elle jeté un mauvais sort à nous ? Il n’est pas bon d’y penser. Mieux vaut ne pas entrer dans ces considérations.
Revenons au Soudan. Inaugurant la naissance d’un jeune État avec de nobles slogans (au Nord : « Nous devons maintenir l’unité du pays », au Sud : « Nous luttons pour l’indépendance »), la guerre dégénère et devient une guerre de castes militaires contre leur propre peuple, une guerre d’hommes armés contre des hommes sans armes. Car tout cela se passe dans un pays pauvre, un pays où les gens sont affamés, dans un pays où, si l’on s’empare d’une arme, d’une machette ou d’une mitraillette automatique, c’est avant tout pour faire main basse sur des vivres, pour manger. C’est une guerre pour une poignée de maïs, pour un plat de riz. Tout pillage y est d’autant plus facile que nous nous trouvons dans un pays immense, sans structures routières, un pays où les moyens de communication et de liaison sont faibles, où la population est peu intense et dispersée, bref dans un contexte où le brigandage, la rapine, le banditisme échappent à la loi, ne serait-ce que par manque de contrôle ou de surveillance.
Cette guerre est menée par trois forces militaires. Il y a d’abord l’armée du gouvernement, un instrument entre les mains de l’élite de Khartoum et dirigé par le président, le général Omar al-Bashir. De nombreuses polices, publiques et secrètes, des confréries musulmanes, des services privés de grands propriétaires collaborent avec cette armée.
Contre cette force gouvernementale se dressent les rebelles de la SPLA du colonel John Garang ainsi que diverses formations du Sud qui se sont désolidarisées de la SPLA.
Et il y a enfin une troisième catégorie de gens armés : les milices, ces fameux groupes paramilitaires de jeunes gens – souvent des enfants –, originaires de différentes tribus et conduits par des chefs de bandes qui, en fonction de la situation et de leur intérêt, collaborent soit avec l’armée, soit avec la SPLA (les milices sont un phénomène nouveau en Afrique ; il s’agit d’une force anarchique et agressive en plein essor qui fait exploser les États, les armées, les mouvements rebelles et politiques organisés).
Contre qui se battent toutes ces armées, ces détachements, ces fronts, ces patrouilles, ces sections, ces colonnes ? Leur nombre est impressionnant et leur combat dure : depuis des années, ils se battent. Parfois entre eux, le plus souvent contre leur propre peuple, autrement dit contre les gens sans armes, plus précisément contre les femmes et les enfants. Mais pourquoi justement les femmes et les enfants ? Est-il possible que ces hommes armés soient animés par une misogynie bestiale ? Évidemment non. Ils attaquent et pillent les femmes et les enfants parce que ceux-ci sont les destinataires de l’aide humanitaire, des sacs de farine et de riz, des paquets de biscuits et des boîtes de lait en poudre en provenance du monde entier. En Europe, personne ne prêterait attention à ces denrées mais ici, entre le sixième et le douzième degré de latitude, elles valent leur pesant d’or. On peut même se passer de piller les femmes : au moment où l’avion débarque les vivres, il suffit d’entourer l’appareil, de s’emparer des sacs et des cartons et de les emporter vers son détachement.
Depuis des années, le régime de Khartoum utilise l’arme de la faim pour anéantir la population du Sud. Il applique aujourd’hui aux Dinkas et aux Nuers la méthode que Staline a appliquée aux Ukrainiens en 1932 : il les fait mourir de faim.
Les hommes ne sont pas affamés parce qu’il y a pénurie de vivres. En fait, le monde croule sous la nourriture. Mais entre ceux qui veulent manger et les magasins remplis se dresse un obstacle majeur : le jeu politique. Khartoum limite l’aide internationale destinée aux affamés. De nombreux avions arrivant à destination sont raflés par des chefs de bandes locales. Celui qui a une arme a des vivres. Celui qui a des vivres a le pouvoir. Nous sommes en présence d’hommes peu préoccupés de la transcendance ou de l’essence de l’âme, du sens de la vie et de la nature de l’existence. Nous sommes dans un monde où l’homme rampe pour tenter de racler dans la boue quelques grains de blé pour survivre jusqu’au lendemain.
Itang. Nous avons marché jusqu’aux baraquements, sans doute l’ancien hôpital. Il est maintenant dévasté, transformé en ruines. Par qui ? Les lits sont renversés, les tables brisées, les armoires éventrées. L’appareil de radiographie flambant neuf a été cassé par des pierres, tordu, les manettes arrachées, les boutons et les horloges du tableau écrasés. C’était sans doute le seul appareil radiographique sur un secteur de cinq cents kilomètres. Il a été réduit en un tas de ferraille, il est bon pour le rebut. Qui a fait cela ? Pourquoi ? À côté il y a un groupe électrogène, également tordu, démoli. Les seuls outils technologiques existant sur cet immense espace, à part les armes évidemment, ne fonctionnent plus, sont bons pour la casse. Nous gagnons l’unique terrain sec du camp en marchant sur une passerelle. Des deux côtés, il y a de l’eau, cela pue la pourriture, les moustiques s’en donnent à cœur joie. Des marais et encore des marais, avec çà et là des huttes, vides pour la plupart, mais dans certaines d’entre elles des gens sont assis ou couchés. Dans l’eau ? Oui, dans l’eau, je les vois de mes propres yeux. Finalement on réunit de cent à deux cents hommes. Quelqu’un leur donne l’ordre de se mettre en demi-cercle. Ils sont debout sans rien dire, sans bouger. Où sont allés les autres, les cent cinquante mille autres ? Où ont-ils disparu, comme un seul homme, en une seule nuit ? Ils sont partis au Soudan. Pourquoi ? C’était un ordre de leurs dirigeants. Les hommes qui restent crèvent la faim depuis des années, ne comprennent plus rien, sont totalement désorientés, n’ont plus aucune volonté. Encore heureux qu’il y ait quelqu’un pour leur donner des ordres, pour savoir qu’ils existent, pour vouloir quelque chose d’eux. Pourquoi n’ont-ils pas quitté le camp avec les autres ? Impossible de le savoir. Demandent-ils quelque chose ? Non, rien. Tant qu’ils recevront de l’aide, ils vivront. Quand l’aide viendra à manquer, ils mourront. Hier ils ont reçu de l’aide. Et avant-hier aussi. Cela ne va donc pas si mal. Ils n’ont besoin de rien.
Un homme d’un certain âge leur fait signe de se disperser. Je demande s’il est possible de faire une photo. Bien sûr que c’est possible. Ici tout est permis.