Une journée au village d’Abdallah Wallo
Dans le village d’Abdallah Wallo, les jeunes filles sont les premières à se lever. Dès l’aube, elles vont chercher de l’eau. C’est un village heureux, car l’eau est proche. Il suffit de descendre un talus escarpé et sablonneux pour arriver au fleuve, le Sénégal. Sa rive septentrionale est située en Mauritanie, sa rive méridionale dans un pays qui porte le même nom, le Sénégal. Nous sommes à la limite du Sahara et d’une large zone de savane aride, semi-désertique et brûlante : le Sahel. À quelques centaines de kilomètres en direction du sud vers l’équateur, la savane cède la place à un espace humide et palustre, la forêt tropicale.
Une fois descendues au fleuve, les jeunes filles remplissent d’eau de hauts baquets en métal et des seaux en plastique qu’elles se posent ensuite mutuellement sur la tête. Puis elles escaladent le talus friable tout en causant et rentrent au village. Le soleil se lève et ses rayons scintillent à la surface des récipients. L’eau tremble, tangue et miroite comme de l’argenterie.
Elles regagnent maintenant leur maison, leur cour. Avant de gagner le fleuve, elles se sont habillées avec soin et minutie, toujours de la même façon : une robe en percale brodée, ample, qui descend jusqu’au sol et leur recouvre soigneusement tout le corps. Comme c’est un village islamique, rien dans le vêtement de la femme ne doit trahir un désir de séduction.
La résonance des récipients posés à terre et le clapotis de l’eau font l’effet de la cloche dans une petite église campagnarde : ils réveillent tout le monde. Des cases, car ici il n’y a que des cases, sortent des nuées d’enfants. Les gamins, il y en a ici en pagaille, comme si le village était un immense jardin d’enfants. À peine ont-ils franchi le seuil qu’ils font leur pipi du matin, instinctivement, n’importe où, à droite et à gauche, insouciants et joyeux, ou endormis et bougons. Soulagés, ils se précipitent sur les seaux et les baquets pour boire. Au passage, les fillettes, et seulement elles, se débarbouillent le visage. Cela ne viendrait pas à l’esprit des garçons. Puis les enfants cherchent des yeux un petit déjeuner. C’est du moins ce que je me dis, mais en réalité la notion de petit déjeuner ici n’existe pas. Si l’un des gamins a de quoi manger, il mange. Cela peut être un morceau de pain ou de biscuit, un bout de manioc ou de banane. Jamais il ne mangera sa portion tout seul, car les enfants partagent tout. Généralement l’aîné du groupe s’efforce de faire un partage équitable, même si chacun ne récupère que des miettes. Le reste de la journée ne sera plus qu’une quête permanente de nourriture. Car ces enfants sont constamment affamés. À tout moment, à chaque instant, ils engloutissent tout ce qu’on leur donne et se remettent aussitôt à chercher des yeux l’occasion suivante.
Aujourd’hui, quand je me rappelle les matins à Abdallah Wallo, je me rends compte qu’ils ne résonnaient ni d’aboiements de chiens, ni de gloussements de poules, ni de meuglements de vaches. En effet, au village, il n’y a pas une bête, ce que nous appelons le cheptel vif ici n’existe pas : bétail, volaille, cochons… Aussi n’y a-t-il pas non plus d’étable, ni d’écurie, ni de porcherie, ni de poulailler.
À Abdallah Wallo, il n’y a pas non plus de plantes, ni de verdure, de fleurs, ou d’arbustes. Il n’y a ni jardins ni vergers. L’homme y vit absolument seul sur une terre nue, un sable friable, une argile cassante. Il est l’unique créature vivante au cœur d’un espace torride, d’une fournaise, en lutte permanente pour survivre, se maintenir à la surface. Il y a donc l’homme, mais il y a aussi l’eau. Car ici l’eau remplace tout. Faute de bêtes, c’est elle qui nourrit et maintient en vie. Faute de plantes qui ombragent, c’est elle qui rafraîchit, et son clapotement est comme le bruissement du feuillage, le murmure des arbustes et des arbres.
Je suis l’invité de Thiam et de son frère Yamar. Tous deux travaillent à Dakar où je les ai connus. Que font-ils ? Toutes sortes de petits boulots. La moitié de la population urbaine en Afrique n’a pas d’emploi défini, d’occupation fixe. Les gens trafiquent, travaillent comme débardeurs, comme gardiens. Ils sont à tous les coins de rue, à tout moment disponibles, prêts à l’embauche. Ils exécutent leur mission, empochent la paie et disparaissent sans laisser de trace. Mais ils peuvent aussi rester avec vous pendant des années. Cela dépend de vous, de vos moyens. Leurs récits les plus riches sont ceux qui racontent leurs expériences. C’est incroyable ce qu’ils ont pu faire dans leur vie ! Des milliers de choses, à vrai dire tout ! Ils se raccrochent à la ville parce qu’on peut y survivre plus facilement, plus légèrement. On peut parfois même y gagner quelques sous. Alors, on achète des cadeaux et on va au village, à la maison, chez sa femme, ses enfants, ses cousins.
Je les rencontre à Dakar au moment où ils partent à Abdallah Wallo. Ils me proposent de les accompagner. Mais je dois rester en ville pour mon travail encore une semaine. Ils me proposent d’attendre mon arrivée au village. Je n’ai qu’à les rejoindre en autocar. Au bout d’une semaine, je me rends donc à la gare à l’aube pour être sûr d’avoir un billet. La gare routière se trouve sur une grande place plane, vide à cette heure matinale. J’ai à peine le temps d’y poser un pied qu’une poignée d’adolescents m’assaille pour me demander où je veux aller. Je dis que je veux aller à Podor, puisque tel est le nom du département où se trouve le village. Ils me guident plus ou moins au centre de la place et là m’abandonnent sans dire un mot. Comme je suis seul dans cet endroit désert, une foule de vendeurs transis de froid – la nuit a été glaciale – s’attroupe autour de moi, chacun essayant de me fourguer sa marchandise : du chewing-gum, des biscuits, des hochets pour bébé, des cigarettes à l’unité ou en paquet. Je ne veux rien, mais cela ne les empêche pas de rester plantés là, puisqu’ils n’ont de toute façon rien d’autre à faire. Pour eux, un homme blanc, c’est un phénomène, un extraterrestre que l’on peut dévisager indéfiniment. Un deuxième voyageur arrive, puis un troisième. Les marchands se ruent dans leur direction.
Pour finir un minibus Toyota s’avance sur la place. Bien que ce véhicule n’ait que douze places, il prend plus de trente passagers. Le nombre de pièces utilisées, de soudures effectuées et de bancs rafistolés à l’intérieur du minibus est inimaginable. Quand il est bourré et qu’un passager veut entrer ou sortir, il faut que tout le monde sorte, car les places ont été calculées avec la cohérence et la précision que l’on trouve dans une montre suisse. Chaque voyageur sait désormais qu’au cours des prochaines heures il ne pourra pas remuer un orteil. Le pire, ce sont les heures d’attente dans le minibus surchauffé et étouffant, jusqu’à ce que le chauffeur ait fait le plein de passagers. Pour notre Toyota, l’attente dure quatre heures. Mais voilà qu’en s’installant au volant, Traoré, le chauffeur, un gars costaud, baraqué, jeune et fougueux, déclare qu’on a volé sur son siège un paquet avec une robe destinée à une jeune fille. Traoré entre dans une telle colère, une telle furie, une telle folie même que nous nous recroquevillons tous de crainte qu’il ne nous étripe, tout innocents que nous soyons. Une fois de plus, je constate qu’en Afrique les gens réagissent aux vols, si fréquents soient-ils, de manière irrationnelle, démente. Il est vrai que dérober un pauvre qui souvent ne possède qu’une écuelle ou une chemise déchirée est un acte inhumain. Voilà pourquoi la réaction de la victime d’un vol est elle aussi inhumaine. Si la foule attrape un voleur au marché, sur une place, dans la rue, elle est capable de le tuer séance tenante. Paradoxalement, le rôle de la police ici consiste moins à poursuivre le voleur qu’à le protéger ou le sauver.
La route longe au début l’Atlantique par une allée de baobabs si puissants, gigantesques, impressionnants et monumentaux qu’on a l’impression de se déplacer parmi les gratte-ciel de Manhattan. Le baobab est à la flore ce que l’éléphant est à la faune. Il est unique. Il provient d’une autre ère géologique, d’un autre contexte, il est d’une autre nature. Il ne peut être comparé à rien. Il vit pour lui-même, il a son propre programme biologique.
Au-delà de cette forêt de baobabs qui s’étire sur plusieurs kilomètres, la route tourne à l’est, en direction du Mali et du Burkina Faso. Dans la localité de Dagan, Traoré arrête son véhicule. Nous allons déjeuner dans un petit restaurant. Les gens se divisent en groupes de six à huit personnes et s’assoient à même le sol, en rond. Au milieu, un garçon pose une bassine garnie à moitié de riz copieusement arrosé d’une sauce brune épicée. Nous nous mettons à manger, selon la coutume locale : chacun à son tour tend la main droite vers la bassine, prend une poignée de riz, la presse au-dessus de la bassine afin d’en extraire la sauce et met à la bouche la boulette ainsi obtenue. On mange lentement, avec gravité, en respectant le tour de chacun afin que personne ne soit lésé. Il y a beaucoup de tact et de mesure dans ce rite. Car bien que tout le monde ait faim, et que la quantité de riz soit limitée, personne ne déroge à la règle, ne se précipite, ne triche. Quand la bassine est vide, le garçon apporte un seau d’eau dans lequel chacun, à tour de rôle encore, vient puiser un grand gobelet. Puis on se lave les mains, on paie, on sort et on s’installe dans le minibus.
Nous voilà de nouveau en route. L’après-midi, nous arrivons dans une localité qui s’appelle Mboumba. Je descends. J’ai devant moi dix kilomètres de chemin vicinal à parcourir à travers la savane desséchée, calcinée, dans le sable brûlant et friable, sous une chaleur crépitante et dense.
Revenons à notre matinée à Abdallah Wallo. Les enfants se sont égaillés dans le village. C’est au tour des adultes de sortir des cases. Les hommes étendent sur le sable des petits tapis et récitent leur prière matinale. Concentrés, coupés du monde, ils prient au milieu de l’agitation générale : les enfants courent, les femmes s’affairent. À cette heure de la journée, le soleil occupe l’horizon pour de bon, éclaire la terre, pénètre le village. Sa présence est d’emblée sensible, il fait chaud tout de suite.
Commence alors le rituel des visites et des salutations matinales. Tout le monde rend visite à tout le monde. Cela se passe dans la cour, personne n’entre dans les habitations. Les cases ne servent en effet qu’à dormir. Après la prière, Thiam commence sa tournée par les voisins les plus proches. Au début, on échange des questions et réponses : « Comment as-tu dormi ? — Bien. — Et ta femme ?- Bien aussi. — Et les enfants ?- Bien. — Et les cousins ?- Bien. — Et.ton invité ?- Bien.- As-tu fait de beaux rêves ?- Oui…»
Cela dure très longtemps. Je dirais même que la longueur des questions et le détail des amabilités est proportionnel au respect que l’on porte à son interlocuteur. À cette heure de la journée, il n’y a pas moyen de traverser tranquillement le village. Cet interminable échange de questions et de salutations est incontournable. Il se pratique de surcroît en tête à tête, il est impossible de saluer en bloc : ce serait discourtois.
J’accompagne Thiam du début à la fin. Le circuit est long. Chaque habitant parcourt son orbite matinale, le village est très animé, de toutes parts proviennent les questions rituelles : « Comment as-tu dormi ? », suivies des réponses apaisantes et positives : « Bien. Bien. » À l’occasion de cette ronde, on s’aperçoit que dans la tradition et l’imaginaire des habitants du village, la notion d’espace divisé, différencié, segmenté n’existe pas. Dans le village, il n’y a pas une clôture, pas une palissade, pas un barbelé, pas un enclos, pas un grillage, pas un fossé, pas une borne. L’espace est un, commun, ouvert, transparent même : aucun rideau n’est accroché, aucune barrière, aucun obstacle, aucun mur ne sont érigés.
Une partie des habitants s’en va maintenant travailler aux champs. Les champs sont loin, on ne peut même pas les voir. Les terres proches du village sont depuis longtemps épuisées, stériles. Ce n’est plus que du sable et de la poussière. On ne peut planter qu’à des kilomètres, avec l’espoir que s’il pleut, la terre produira en abondance. L’homme possède autant de terre qu’il peut en cultiver, en fait il en cultive peu. La binette est l’unique outil utilisé. Point de charrue, de bêtes de trait. Je regarde ceux qui s’en vont dans les champs. Pour toute la journée, chacun n’emporte qu’une petite bouteille d’eau. Avant d’arriver au champ, ils doivent affronter une chaleur terrible. Que cultivent-ils ? Du manioc, du maïs, du riz sec. La sagesse et l’expérience leur ont appris à travailler peu et lentement, à faire de longues pauses, s’épargner, se reposer. Car ce sont des hommes faibles, mal nourris, sans énergie. Si l’un d’eux se mettait à travailler comme un fou, il ne ferait que s’affaiblir davantage : épuisé et sans forces, il attraperait le paludisme, la tuberculose ou l’une des cent maladies tropicales qui le guettent et dont la moitié est mortelle. La vie ici est un effort permanent, une tentative constamment renouvelée de trouver un équilibre instable, fragile et vacillant, entre la survie et la destruction.
De leur côté, les femmes préparent le repas dès le matin. Je dis bien « le repas », car on se nourrit une fois par jour. On ne peut pas utiliser les mots « petit déjeuner », « déjeuner » ou « dîner », puisqu’on ne mange jamais à heure fixe. On mange quand le repas est prêt, le plus souvent en fin d’après-midi. On mange une fois par jour et toujours la même chose. À Abdallah Wallo et dans les environs, c’est du riz arrosé d’une sauce épicée et brûlante. Au village, il y a des pauvres et des riches, mais c’est la quantité de riz, et non pas la variété des plats, qui marque la différence. Le pauvre en aura à peine, le riche un plat qui déborde. Cela bien sûr quand la récolte a été bonne. Une sécheresse durable plonge tout le monde dans l’abîme : riches et pauvres mangent des miettes, quand ils ne meurent pas de faim.
La préparation du repas prend à la femme la majeure partie, pour ne pas dire la totalité de son temps. Dès le matin, elle doit aller chercher du bois. Or il n’y en a nulle part, il a été ramassé depuis longtemps. La recherche dans la savane de bûchettes, de brindilles et de bâtons est une occupation longue et pénible. Une fois qu’elle a enfin réuni et rapporté un fagot, la femme repart puiser de l’eau. À Abdallah Wallo, l’eau est proche, mais ailleurs il faut marcher des kilomètres, et pendant la saison sèche attendre des heures l’arrivée de la citerne. Une fois qu’elle a le bois et l’eau, elle peut commencer à préparer le riz. À moins qu’elle ne soit obligée d’aller l’acheter au marché, car il est rare qu’il y ait assez d’argent à la maison pour en faire des réserves. Là-dessus arrive midi, l’heure où la chaleur est tellement intense que tout s’arrête, s’engourdit, se meurt. Le va-et-vient autour du feu et des marmites se fige aussi. À cette heure, le village tout entier se vide, s’éteint.
Un jour, j’ai fait un effort sur moi-même et, en plein milieu de la journée, je suis allé de case en case. Il était midi. Dans toutes les huttes, sur les sols d’argile, sur des nattes, sur des grabats, les gens étaient étendus en silence, immobiles. Ils avaient le visage couvert de sueur. Tel un sous-marin au fond de l’océan, le village existait sans donner le moindre signe, sans émettre le moindre son, sans faire le moindre mouvement.
Dans l’après-midi, Thiam et moi allons au bord du fleuve. Trouble, sombre comme l’acier, il coule entre de hautes rives sablonneuses. Pas de verdure, de plantations, d’arbustes. On pourrait pourtant construire ici des canaux, irriguer le désert. Mais qui s’en chargerait ? Avec quel argent ? Pour quoi ? Le fleuve coule comme pour lui-même, discret, peu utile. Nous nous enfonçons dans le désert et quand nous revenons, la nuit est tombée. Dans le village aucune lumière ne brille. Il n’y a pas de feu non plus, car le bois est rare. Personne n’a de lampe. Personne n’a de torche. Par une nuit sans lune comme aujourd’hui, on n’y voit rien. On entend seulement des voix, çà et là, des conversations et des cris, des récits que je ne comprends pas, des mots qui se font de plus en plus rares. Profitant d’un brin de fraîcheur, le village sombre dans le silence et s’endort pour quelques heures.