Le docteur Doyle

 

 

Mon appartement à Dar es-Salaam, avec ses deux chambres, sa cuisine et sa salle de bains, se trouve au premier étage d’une maison bâtie au milieu de cocotiers et de bananiers au panache exubérant, tout près d’Océan Road. Dans l’une des chambres, il y a une table et des chaises, dans l’autre un lit au-dessus duquel est déployée une moustiquaire : sa présence solennelle – elle rappelle en effet un langoureux voile de mariée blanc – est plutôt là pour rassurer le locataire que pour intimider les moustiques : ces insectes trouvent toujours le moyen de se glisser quelque part. Ces agresseurs minuscules et empoisonnants se fixent sans doute le soir un plan d’extermination. S’ils sont dix par exemple, ils n’attaquent pas tous en même temps ; cela permettrait d’en venir à bout d’un seul coup et d’avoir la paix pour le reste de la nuit. Non, ils donnent l’assaut un par un ; ils envoient tout d’abord un confrère en mission de reconnaissance pendant que les autres observent attentivement ce qui va se passer. Bien reposé pour avoir dormi pendant toute la journée, notre éclaireur nous tourmente avec son bourdonnement infernal jusqu’au moment où, tout ensommeillés et furieux, nous nous mettons en chasse, finissons par tuer l’assaillant et, soulagés, nous nous remettons au lit. Mais la lumière vient à peine d’être éteinte que le suivant se lance à son tour dans une série de loopings, spirales et vrilles.

Ayant observé pendant de longues années (ou plutôt pendant de longues nuits) les moustiques, j’en suis arrivé à la conclusion que ces créatures devaient avoir dans leurs gènes un instinct suicidaire, un besoin impulsif d’auto-extermination qui, devant la mort de celle qui les précède – ce sont en effet les femelles qui attaquent, transmettant la malaria –, les pousse, au lieu d’abandonner la partie et de capituler, à se précipiter les unes à la suite des autres dans une surenchère d’excitation, de désespoir et de détermination, vers une mort inévitable et subite.

 

De retour de voyage, combien de fois ai-je semé le trouble et le malaise au sein de l’univers qui régnait dans mon appartement ! Quand le chat n’est pas là, les souris dansent ! À peine ai-je claqué la porte qu’il est conquis par une foule grouillante, remuante et indiscrète. Des fissures du plancher et des murs, des chambranles et des coins, de dessous les tasseaux et rebords des fenêtres sortent au grand jour des armées de fourmis, de mille-pattes, d’araignées et de scarabées, s’envolent des nuées de mouches et de papillons de nuit. Mes deux chambres se remplissent de bestioles les plus variées que je ne saurais ni décrire ni nommer, et tout ce beau monde gigote des ailes, joue des mandibules et remue des pattes. J’ai toujours été subjugué par une variété de fourmis rouges qui, surgies on ne sait d’où, dans un alignement parfait et à un rythme impeccable, entrent dans une armoire, mangent ce qu’elles y trouvent de sucré, puis quittent leur pâturage en une file toujours aussi irréprochable, disparaissant on ne sait où sans laisser de traces.

Je n’y coupe pas à mon retour de Kampala. Dès mon arrivée, une partie de la compagnie déguerpit aussi sec. En revanche, l’autre partie s’exécute de mauvais gré et en renâclant. Je bois un jus de fruits, parcours mon courrier et les journaux, et vais me coucher. Le matin j’ai du mal à me lever du lit, je n’ai plus de force. De plus, c’est la saison sèche, la chaleur est insupportable, meurtrière dès le matin. Surmontant ma faiblesse, je rédige quelques dépêches sur la situation en Ouganda pendant les premières semaines d’indépendance et je les emporte à la poste. Je remets les dépêches à l’employé de service qui note sur un cahier la date et l’heure. Elles sont par la suite expédiées par téléscripteur à notre agence à Londres, et de là-bas à Varsovie : c’est ce qui nous revient le moins cher. Je suis stupéfié par l’adresse des télétypistes locaux qui recopient sur une bande le texte polonais sans aucune faute. Une fois, je leur ai demandé comment ils faisaient. Ils m’ont répondu qu’ils avaient appris à recopier non pas des mots ou des phrases, mais des lettres les unes à la suite des autres. Aussi peu leur importe la langue dans laquelle est écrite la dépêche. Ce n’est pas du sens qu’ils envoient, mais des signes.

Bien qu’un certain temps se soit écoulé depuis mon retour de Kampala, je me sens de plus en plus mal. Ce sont les séquelles de la malaria, me dis-je, ajoutées aux insupportables températures de la saison sèche. Mais bien que je commence à éprouver intérieurement une sensation de chaleur intense que je ne connaissais pas jusqu’à présent, je crois que ce sont les chaleurs extérieures qui me pénètrent et rayonnent dans mon organisme. Je suis trempé de sueur, mais je ne suis pas le seul. La sueur ne sauve-t-elle pas les hommes de la fournaise de l’été ?

 

Je me traîne lamentablement pendant un mois. Une nuit je me réveille, sentant mon oreiller tout mouillé. J’allume la lumière et je suis saisi d’effroi : mon oreiller est couvert de sang. Je me précipite à la salle de bains, je me regarde dans le miroir : mon visage est barbouillé de sang. J’ai dans la bouche la sensation de quelque chose de collant, un goût saumâtre. Je me lave, mais je ne peux plus me rendormir.

Je me souviens avoir vu sur l’une des maisons de la rue principale, Independence Avenue, une plaque avec le nom d’un médecin, John Laird. Je m’y rends. Le docteur, un Anglais grand et mince, va et vient dans son cabinet encombré de malles et de paquets. Il doit rentrer en Europe dans deux jours, mais il me donne les coordonnées d’un confrère à qui je peux m’adresser. Tout près, à côté de la gare, se trouve un dispensaire municipal où je le trouverai. « Il s’appelle Ian Doyle, il est irlandais », ajoute-t-il (comme si dans ce pays, la spécialité importait moins que la nationalité).

Le dispensaire se trouve dans un vieux baraquement qui servait de caserne aux Allemands à l’époque où le Tanganyika était leur colonie. Devant le bâtiment bivouaque une foule apathique d’Africains qui souffrent probablement de toutes les maladies imaginables. J’entre et demande le docteur Doyle. Je suis reçu par un homme d’âge moyen, fatigué, usé, d’un abord cordial et chaleureux. Sa seule présence, son sourire, sa bienveillance agissent sur moi comme un baume. Il me dit de venir l’après-midi à l’Océan Road Hospital, car c’est le seul établissement équipé d’un appareil radioscopique.

 

Je sais que je vais mal, mais j’en rends responsable la malaria. Je souhaite ardemment que le docteur confirme mon diagnostic. Lorsque nous sortons du service – la radio a été faite par Doyle en personne –, il me met la main sur l’épaule et m’entraîne dans une promenade sur une douce colline plantée de hauts palmiers. C’est agréable, car les arbres font de l’ombre et de l’océan souffle un brise légère.

— Bon, finit par dire Doyle et il me serre légèrement le bras, en définitive, c’est la tuberculose.

Puis il se tait.

Mes jambes fléchissent et deviennent si lourdes que je ne peux plus les soulever. Nous nous arrêtons.

— Nous allons te prendre à l’hôpital, ajoute-t-il.

— Je ne peux pas aller à l’hôpital, rétorqué-je. Je n’ai pas d’argent.

Un mois à l’hôpital revient plus cher que mon traitement trimestriel.

— Alors tu dois rentrer chez toi, dit-il.

— Je ne peux pas revenir en Pologne.

Je sens la fièvre me consumer, j’ai envie de boire et je suis faible.

Je décide de tout lui dire. Cet homme, dès le début, m’a inspiré confiance et je suis sûr qu’il me comprendra. Je lui explique que ce séjour en Afrique est la chance de ma vie, que c’est la première fois que mon pays a l’occasion d’avoir un correspondant permanent en Afrique noire, que c’est grâce aux efforts de ma rédaction, qui est pourtant pauvre, que cette possibilité nous a été offerte, car je viens d’un pays où chaque dollar vaut son pesant d’or, et que si j’informe Varsovie de ma maladie, ils ne seront pas en mesure de me payer l’hôpital, ils me feront rentrer et je ne reviendrai plus ici. Ainsi le rêve de ma vie s’envolera à jamais : je ne pourrai plus travailler en Afrique.

Le docteur écoute mes arguments en silence. Nous reprenons notre promenade parmi les palmiers, les arbustes et les fleurs. La beauté des tropiques s’est à mes yeux muée en cadeau empoisonné.

Doyle réfléchit, pèse le pour et le contre. Après un long silence, il finit par dire :

— Il n’y a qu’une solution. Ce matin tu es venu au dispensaire municipal. On y traite les Africains pauvres, car les soins y sont gratuits. Les conditions y sont déplorables. J’y suis rarement, car je suis le seul phtisiologue de cet immense pays où la tuberculose est une maladie très répandue. Ton cas est typique : la malaria affaiblit tellement l’organisme que le malade contracte facilement une autre maladie, la tuberculose notamment. Dès demain, je t’inscris sur la liste des patients du dispensaire. J’en ai le droit. Je vais te présenter au personnel. Tu viendras tous les jours te faire faire une piqûre. On verra bien.

 

Le personnel du docteur Doyle est constitué de deux personnes, deux hommes à tout faire : ils nettoient, font les piqûres, et surtout gèrent le flux des malades. Ils en admettent certains, en renvoient d’autres aussi sec selon des critères mystérieux (tout soupçon de corruption étant exclu, car ici personne n’a d’argent).

Le plus âgé et le plus gros s’appelle Edu, le plus jeune, plus petit et musclé, Abdullahi. Dans de nombreuses communautés africaines, les noms que l’on donne aux enfants sont en rapport avec un événement du jour de leur naissance. Edu, c’est l’abréviation de éducation, car le jour où Edu est venu au monde, la première école de son village a ouvert ses portes.

Naguère, dans les régions où le christianisme et l’islam n’étaient pas encore bien implantés, la richesse des prénoms donnés aux hommes était infinie. C’est là que s’exprimait la poésie des adultes. Ils donnaient à leurs enfants des noms comme « Matin agile » (si l’enfant était né à l’aube) ou « Ombre d’Acacia » (s’il était né sous un acacia). Dans les sociétés ignorant l’écriture, les noms perpétuaient les événements les plus importants de l’histoire ancienne ou actuelle. Si un enfant naissait au moment de la proclamation de l’indépendance du Tanganyika, on le baptisait « Indépendance » (en swahili Uhuru). Si les parents étaient des inconditionnels du président Nyerere, ils appelaient leur enfant Nyerere.

Ainsi pendant des siècles, une histoire moins écrite qu’orale s’est constituée, caractérisée par un degré d’identification fort, personnalisé : j’exprime mon identité avec ma communauté, car le nom que je porte célèbre la gloire d’un fait inscrit dans la mémoire du peuple dont je fais partie.

L’introduction du christianisme et de l’islam a réduit cet univers luxuriant de poésie et d’histoire à quelques dizaines de noms issus de la Bible et du Coran. Dès lors il n’est resté que des James et des Patrick, des Ahmed et des Ibrahim.

Edu et Abdullahi sont des types en or. Très vite nous nous lions d’amitié. Je veux leur donner l’impression que ma vie est entre leurs mains (ce qui est vrai), je les bouleverse complètement. Ils abandonnent tout lorsqu’il faut me venir en aide. Je viens les voir tous les jours après seize heures, quand les grosses chaleurs sont passées, que le dispensaire est fermé. Ils balaient les vieux planchers en bois, soulevant d’invraisemblables nuages de poussière. Puis tout se déroule selon les recommandations du docteur Doyle. Dans la petite armoire vitrée de son cabinet, il y a une énorme boîte métallique (un cadeau de la Croix-Rouge danoise) avec de grosses pastilles grises appelées PAS. J’en prends vingt-quatre par jour. Pendant que je les compte en les mettant dans un petit sac, Edu retire de l’eau bouillante une lourde seringue de métal, ajuste l’aiguille et aspire d’un flacon deux centimètres de streptomycine. Puis il prend son élan comme s’il s’apprêtait à lancer le javelot et me pique. Je bondis en l’air – c’est devenu un rite – en émettant un sifflement perçant, là-dessus Edu et Abdullahi – qui assiste à toutes les séances – éclatent d’un rire homérique.

En Afrique, le meilleur moyen de se lier avec les gens, c’est de rire ensemble d’une chose vraiment drôle, par exemple du fait qu’un Blanc saute au plafond à cause d’une stupide piqûre. J’ai donc joué le jeu, et même si l’aiguille qu’Edu m’enfonce dans la peau avec une fougue d’enfer me tord de douleur, je m’esclaffe avec eux.

Dans ce monde d’inégalité raciale, dans cet univers perturbé et paranoïaque, où tout est décidé par la couleur ou même par la teinte de la peau, ma maladie, même si je la supporte très mal, m’offre une opportunité inattendue car, en m’affaiblissant et me fragilisant, elle rabaisse mon statut prestigieux de Blanc, d’individu supérieur et par là même crée pour les Noirs l’occasion de devenir mes semblables. Désormais on peut me traiter d’égal à égal car, tout en restant un Blanc, je suis devenu un Blanc diminué, un Blanc au rebut, un Blanc imparfait. Dans mes relations avec Edu et Abdullahi apparaît une espèce de sincérité qui n’est possible qu’entre égaux. Ce sentiment serait inimaginable s’ils me traitaient comme un Européen fort, sain et autoritaire.

C’est ainsi qu’ils m’ont invité chez eux. Peu à peu je suis devenu un habitué des quartiers africains de la ville et j’ai connu leur vie comme jamais auparavant. Dans la tradition africaine, l’invité a droit à tous les égards. Le dicton « Un hôte chez soi, Dieu chez soi » a ici un sens littéral. Les maîtres de maison préparent pendant longtemps la réception d’un invité. Ils font le ménage, cuisinent les plats les meilleurs. Je parle de la maison d’un homme comme Edu, employé au dispensaire municipal. Quand je l’ai connu, son statut était relativement privilégié : il avait un emploi fixe, chose rare ici. La plupart des gens en ville travaillent par intermittence, de manière sporadique, ou restent sans emploi pendant de longues périodes. C’est le mystère des villes d’Afrique : de quoi vivent ces foules ? De quoi et comment ? Ils ne viennent pas ici parce que la ville a besoin d’eux, mais parce que la misère les a chassés du village. La misère, la faim et le dénuement. Ce sont donc des migrants en quête de salut et de délivrance, des hommes maudits par le sort, des réfugiés. Quand ils franchissent les frontières de la ville, ces hommes qui ont fui la sécheresse et la faim ont l’épouvante et la panique dans les yeux. Ici, dans les bidonvilles, chacun cherchera son eldorado. Que vont-ils devenir ? Comment vont-ils se débrouiller ?

 

Voici Edu et quelques cousins de son clan. Ils appartiennent au peuple Sangu qui vit au fin fond du pays. Naguère ils travaillaient à la campagne mais, leur terre s’étant épuisée, ils sont arrivés à Dar es-Salaam il y a quelques années. Leur première démarche a été de retrouver des parents. Ou des hommes appartenant ‘à des communautés liées par des liens d’amitié avec les Sangu. L’Africain est comme un poisson dans l’eau dans ce réseau d’amitiés et de haines interethniques aussi vivaces que celles qui existent aujourd’hui dans les Balkans.

De fil en aiguille, ils vont finir par remonter jusqu’à leurs compatriotes. Le quartier s’appelle Kariakoo, l’agencement de ses rues est plus ou moins planifié : des rues de sable rectilignes. L’architecture est monotone, schématique : la plupart des maisons, appelées swahili house, sont des appartements communautaires de type soviétique. Chaque bâtiment sans étage compte huit à douze pièces. Dans chacune d’elles vit une famille. La cuisine est commune, les toilettes et la buanderie aussi. La promiscuité est invraisemblable, car les familles sont nombreuses. Chaque maison est un véritable jardin d’enfants. Toute la famille dort sur le sol d’argile recouvert de nattes en rafia.

Debout avec ses cousins devant une de ces maisons, Edu s’écrie : « Hodi ! » Dans ces quartiers les portes n’existent pas ou sont toujours ouvertes. Mais comme on ne peut pas entrer sans prévenir, avant d’atteindre le seuil on s’écrie : « Hodi ! » Ce qui veut dire : « Puis-je entrer ? » Si on répond de l’intérieur : « Karibu ! », cela veut dire : « Je t’en prie. Salut ! »

Edu entre.

Commence alors la litanie, le cortège des salutations rituelles. C’est aussi l’étape de la reconnaissance. Car les deux parties tentent de trouver précisément leurs liens de parenté. Concentrés et sérieux, ils pénètrent maintenant dans la forêt des arbres généalogiques qui composent tout clan ou toute tribu. Pour une personne extérieure, il est impossible de s’y retrouver. Pour Edu et ses camarades, c’est un moment crucial, car un cousin proche, c’est une aide capitale, un cousin éloigné, un secours secondaire. Dans un cas comme dans l’autre, ils ne s’en iront pas les mains vides. Ils trouveront sûrement un toit. Sur le sol il y a toujours un peu de place. Malgré la chaleur, il est difficile en effet de dormir dehors à cause des moustiques, des araignées, des carabes et de tous les autres insectes tropicaux qui vous harcèlent et vous piquent.

Le lendemain, commence pour Edu sa première journée en ville. Et bien que cet environnement, cet univers soient nouveaux pour lui, les rues de Kariakoo ne l’étonnent pas, ne l’émeuvent pas. Il n’en est pas de même pour moi. S’il m’arrive de m’aventurer loin du centre, dans les ruelles profondes et peu fréquentées de ce quartier, les petits enfants prennent leurs jambes à leur cou et vont se cacher dans un coin. Il faut savoir que quand ils font des bêtises, leurs mères leur disent : « Soyez gentils, sinon le mzungu va vous manger ! » Le mzungu, en swahili, cela veut dire le Blanc, l’Européen.

Un jour, à Varsovie, je parlais de l’Afrique à des enfants. Au cours de cette rencontre, un petit garçon s’est levé et a demandé : « Avez-vous vu beaucoup de cannibales ? » Pouvait-il s’imaginer qu’un Africain rentrerait un jour d’un voyage en Europe, qu’il parlerait à Kariakoo de Londres, de Paris ou d’autres villes habitées par des mzungu et qu’un petit Noir se lèverait pour demander : « Tu en as vu beaucoup, là-bas, des cannibales ? »