La rivière indolente
Je suis attendu à Yaoundé par un jeune missionnaire dominicain, Stanislaw Gurgul, qui se propose de m’emmener dans les forêts du Cameroun. « Mais d’abord, me dit-il, on va aller à Bertoua. » Bertoua ? J’ignore où se trouve cette ville, je n’y suis jamais allé, je ne savais même pas qu’elle existait ! Notre planète compte des dizaines de milliers d’endroits dont le nom, l’orthographe et la prononciation varient d’une langue à l’autre, ce qui en augmente encore le nombre. Ces lieux sont si nombreux que le voyageur ne peut en mémoriser qu’un infime pourcentage. Leurs noms finissent par saturer notre mémoire au point que nous ne sommes plus capables de les associer à une image, un tableau, un paysage, un événement ou un visage. De plus nous les confondons, les mélangeons, les oublions. Nous situons l’oasis de Sodori en Libye au lieu de la situer au Soudan, la bourgade de Tefe au Laos au lieu du Brésil, le petit port de pêche de Galle au Portugal et non là où il se trouve réellement, au Sri Lanka. L’impossible unité du monde se concrétise dans nos cerveaux, dans les strates de notre mémoire confuse et égarée.
De Yaoundé à Bertoua il y a trois cent cinquante kilomètres. La route, qui va vers l’est en direction de la République centrafricaine et du Tchad, traverse de douces collines vertes, des plantations de café, de cacao, de bananiers et d’ananas. Comme c’est fréquent en Afrique, elle est jalonnée de postes de police. Stanislaw arrête sa voiture, sort la tête par la fenêtre et s’écrie en français : « Évêché de Bertoua ! » Ces mots produisent un effet immédiat et magique. En Afrique, tout ce qui est lié à la religion, au surnaturel, au rite et à l’esprit, tout ce qui est invisible ou impalpable mais néanmoins plus réel que la matière, suscite spontanément une réaction de considération, de gravité, de respect et même de peur. On sait ce que c’est que de jouer avec des forces supérieures et mystérieuses, cela se termine généralement mal. En fait, l’état d’esprit des Africains est différent. C’est une attitude face à l’origine et l’essence de la vie. Leur pensée, du moins la pensée de ceux que j’ai côtoyés pendant des années, est profondément religieuse. « Croyez-vous en Dieu, monsieur ? » Je m’attends toujours à cette question, je sais qu’elle va tomber, on me l’a posée tant de fois. Et je sais que celui qui me la pose guette ma réponse en me fixant, en suivant le moindre frémissement sur mon visage. Je mesure l’importance de cet instant, le sens dont il est chargé. Je pressens que la manière dont je vais répondre décidera de nos relations réciproques, et à coup sûr de son attitude à mon égard. Et quand je dis : « Oui, je suis croyant », je lis sur son visage que ma réponse l’a soulagé, qu’elle a dissipé toutes tension et angoisse, qu’elle nous rapproche, rompt les barrières de la couleur de peau, du statut et de l’âge. Les Africains aiment lier des contacts à un niveau supérieur, spirituel. Cette dimension est souvent inexprimable, indéfinissable, mais elle fait partie intégrante de leur mode de pensée.
En général il ne s’agit pas d’un Dieu concret, d’un Dieu que l’on pourrait nommer et dont on pourrait décrire l’apparence ou les traits. Il s’agit plutôt d’une foi inébranlable dans l’existence d’un Être supérieur qui crée et domine, imprègne l’homme d’une substance spirituelle l’élevant au-dessus de l’univers des animaux sans conscience et des objets sans vie. Cette ferveur pleine d’humilité est transférée sur les émissaires et les représentants terrestres de ce Dieu, qui à leur tour font l’objet d’un respect particulier et d’un assentiment plein de considération. Ce privilège concerne les multiples confessions, religions, Églises et congrégations parmi lesquelles les missions catholiques ne constituent qu’une minorité. En effet cohabitent en Afrique des foules de mollahs et marabouts islamiques, des centaines de prêtres de différentes sectes et associations chrétiennes, des milliers de chamans de cultes et de dieux africains. Malgré une certaine concurrence, la tolérance dans cet univers est étonnante, le respect mutuel général.
Bref, lorsque le missionnaire Stanislaw arrête sa voiture et dit aux policiers : « Évêché de Bertoua ! », ces derniers ne contrôlent pas ses papiers, ne fouillent pas son véhicule, ne demandent pas de rançon. Ils sourient en faisant un geste qui veut dire : « Vous pouvez continuer. »
Après une nuit passée à l’évêché de Bertoua, nous partons ensemble dans un village qui s’appelle Ngura et qui se trouve à cent vingt-cinq kilomètres. Ici, mesurer les distances en kilomètres ne veut pas dire grand-chose et peut même induire en erreur. Si on tombe sur un bitume de bonne qualité, le trajet peut être parcouru en une heure. Si on a affaire à une route abandonnée et impraticable, il faudra un jour de voyage, voire deux ou même trois pendant la saison des pluies. C’est pourquoi en Afrique, on ne dit pas : « C’est à combien de kilomètres ? » mais plutôt : « Il faut combien de temps ? » en regardant machinalement le ciel : si le soleil brille, il suffira de trois ou quatre heures, mais si des nuages menacent et qu’on est surpris par l’averse, nul ne sait quand on arrivera,
Ngura est la paroisse de Stanislaw Stanislawek, le missionnaire dont nous suivons maintenant la voiture. Sans lui nous n’arriverions jamais. En Afrique, si on s’écarte des quelques grandes pistes existantes, on est perdu. Il n’y a pas le moindre poteau indicateur, la moindre inscription. Les cartes détaillées n’existent pas. De plus, l’état des routes varie en fonction de la saison, du temps, de la hauteur des eaux, de l’ampleur des incendies qui sont ici permanents.
Le seul salut, c’est l’indigène. Car lui connaît la région et sait déchiffrer le paysage qui n’est pour nous qu’une suite de symboles et de signes aussi incompréhensibles et mystérieux que des idéogrammes chinois. « Que te dit cet arbre ? - Rien !- Rien ? Pourtant il dit que maintenant il te faut tourner à gauche, sinon tu t’égareras.- Et cette pierre ?- Cette pierre ? Elle ne me dit rien non plus !- Elle ne te dit rien ? Pourtant, elle est là pour t’indiquer que tu dois prendre tout de suite à droite un virage en épingle à cheveux, car plus loin il n’y a plus de route, plus d’hommes. Plus loin, c’est la mort. »
C’est ainsi que l’indigène, le va-nu-pieds insignifiant qui, lui, connaît l’écriture du paysage et sait lire couramment ses énigmatiques hiéroglyphes devient notre guide et sauveur. Dans sa mémoire est gravée une microtopographie, une configuration personnelle de son environnement. Dépositaire d’un savoir et d’un art précieux, il saura retrouver le chemin de la maison, il survivra, échappera à la mort quand la tempête fait rage et que les ténèbres sont profondes.
En poste ici depuis des années, le Père Stanislawek nous guide sans problème à travers les labyrinthes entortillés de cette contrée. Nous finissons par arriver au presbytère. C’est une misérable baraque de bric et de broc dans laquelle se trouve l’école du village, fermée faute d’instituteur. Une classe sert de logement au prêtre : un lit, une chaise, un réchaud, une lampe à pétrole. Dans la classe suivante se trouve la chapelle. À côté de la baraque gisent les ruines d’une église. La tâche du missionnaire, son occupation principale, consiste à faire reconstruire l’église. Un travail de longue haleine et plein de tourments : il n’y a pas d’argent, pas d’ouvriers, pas de matériaux, pas de moyens de transport. Le seul espoir, c’est la vieille voiture du missionnaire. Pourvu qu’elle ne tombe pas en panne, qu’elle ne parte pas en pièces, qu’elle ne s’arrête pas ! Car alors tout sera suspendu : la construction de la maison de Dieu, l’enseignement de l’Évangile, le salut des âmes.
Nous prenons une route sur la crête des collines. À nos pieds s’étend une plaine tendue d’une toile verte, forêt épaisse, compacte, immense, sans limites, comme une mer, comme l’Atlantique. Nous gagnons le bourg des chercheurs d’or qui fouillent le fond de l’indolente et sinueuse rivière Ngabada, en quête d’un trésor. Comme la journée est bien avancée et qu’ici il n’y a pas de crépuscule, qu’il peut faire noir en une minute, nous nous rendons directement sur le chantier.
La rivière s’écoule au fond d’une vallée encaissée. Son fond est plat, couvert de sable et de gravier. Chaque centimètre est labouré, criblé de trous, de cavités, de creux, de brèches. Sur ce champ de bataille grouille une foule de Noirs à moitié nus, dégoulinant de sueur et d’eau, enfiévrés, en transe. Il y règne un climat, une atmosphère d’excitation, de convoitise, d’avidité, de jeu, de casino obscur, comme si une roulette invisible tournait quelque part, comme si son bras capricieux tourbillonnait. On entend surtout les coups sourds des binettes creusant le gravier, le bruissement du sable secoué dans les tamis, la musique monotone des cris ou des chants des chercheurs d’or au fond de la vallée. On ne les voit jamais faire une découverte, mettre quelque chose de côté. On les voit seulement bercer des auges, y verser de l’eau, la filtrer, scruter le sable à la lumière, puis rejeter le tout à la rivière.
Ils doivent pourtant bien finir par trouver quelque chose. Quand on lève les yeux, on voit sur les pentes des collines surplombant la vallée, à l’ombre des manguiers, sous les parasols transparents des acacias et des palmiers déchiquetés, des Arabes qui bivouaquent. Ce sont des marchands d’or venus du Sahara, du Niger, de N’Djamena et de Nubie. Vêtus de djellabas blanches, coiffés de turbans couleur de neige joliment enroulés, ils sont assis à l’entrée de leurs tentes. Désœuvrés, ils boivent du thé, fument des narguilés décorés. De temps en temps, un Noir éreinté, tout en muscles, s’extirpe du fond du ravin grouillant de monde. Il s’accroupit devant un Arabe, sort une boule de papier, la déplie. Sur son fond froissé gisent quelques pépites de sable doré. L’Arabe les observe avec indifférence, les pèse, les compte. Il dit un prix. Le Noir, le Camerounais tout barbouillé, maître de cette terre et de cette rivière, car c’est tout de même son pays, son or, n’a pas à discuter, à surenchérir. L’Arabe suivant lui proposerait la même somme dérisoire, et ainsi de suite. C’est un monopole.
La nuit tombe, le ravin se vide, se tait. On ne voit plus rien. Ce n’est plus qu’une gueule noire et muette. Nous rentrons à Colomine. C’est un petit bourg construit à la hâte, une ville de camelote, faite de matériaux provisoires, un lieu que l’on quitte sans regrets quand l’or de la rivière est épuisé. Des rangées de cabanes, de baraques collées les unes aux autres forment les ruelles de ce bidonville qui débouchent toutes sur la rue principale. C’est là que se trouvent les bars et les magasins, là que tout se passe, le soir et la nuit. Il n’y a pas d’électricité. Partout des lampes, des lampions, des flammes, des bougies sont allumés, et au sol des bûches et des copeaux se consument. Leur lueur fait surgir des ténèbres des formes vacillantes et fugitives. Ici passe une silhouette, là apparaît un visage, ici luit un œil, là se détache un bras. Ce morceau de tôle, c’est un toit, ce reflet, un couteau, quant à cette planche coupée, on ne sait d’où elle sort ni à quoi elle sert. Rien n’est uni, ne fait partie d’un ensemble, d’une composition. Nous savons seulement que les ténèbres autour de nous bougent, ont leurs propres formes et leurs propres voix. Nous savons simplement que la lumière peut dévoiler cet univers mystérieux, mais dès qu’elle s’éteint, il nous échappe et disparaît. J’ai vu à Colomine des centaines de visages, j’ai entendu des dizaines de conversations, je suis passé à côté de quantités de gens qui allaient, venaient, ou qui restaient assis. Mais comme les images clignotaient dans le vacillement des flammes, comme elles étaient fragmentées et qu’elles changeaient sans cesse, je suis incapable d’associer le moindre visage ou la moindre voix à une personne concrète.
Le matin, nous sommes allés dans le Sud, dans la Grande Forêt. Premier obstacle : la rivière Kadéï qui coule à travers la jungle. C’est un affluent de la rivière Sangha qui, à hauteur de Yumba et de Bolobo, se jette dans le fleuve Congo. Ne dérogeant pas à la règle en vigueur ici et selon laquelle tout ce qui est en panne n’est jamais réparé, notre bac semble bon pour la casse. Trois gamins se démènent néanmoins pour le mettre en mouvement. C’est une énorme boîte métallique, plate. Au-dessus de ce monstre, en travers de la rivière, est tendu un câble en acier. Faisant tourner une manivelle grinçante tout en jouant sur les tensions et les détentes du câble, les garçons font glisser le bac d’une rive à l’autre, tout doucement, lentement, avec nous et la voiture à bord. L’opération ne peut évidemment réussir que si le courant est calme. Au moindre frémissement, au moindre sursaut, nous risquons d’être emportés par les flots des rivières Kadéï, Sangha et Congo au cœur de l’Atlantique.
Puis nous plongeons dans la Grande Forêt, nous nous y enfonçons, nous nous laissons glisser au fond de ses labyrinthes, de ses tunnels et de ses souterrains. Nous baignons dans un autre monde, vert, sombre, impénétrable. La Grande Forêt ne peut être comparée à aucune forêt d’Europe, à aucune jungle équatoriale. Les forêts d’Europe sont belles et riches, mais elles ont des proportions moyennes, leurs arbres une hauteur modérée. On peut toujours imaginer qu’on va grimper au sommet du frêne ou du chêne le plus élevé. La jungle elle, est un écheveau, un enchevêtrement gigantesque de branches, de racines et de lianes, un univers biologique qui prolifère dans une chaleur étouffante, une pression constante, un monde tout vert.
Quant à la Grande Forêt, elle est différente. Elle est monumentale. Ses arbres ont trente, cinquante mètres de hauteur, si ce n’est plus. Ils sont gigantesques, idéalement droits. Ils sont isolés, se tiennent à une distance respectable les uns des autres. Ils poussent sans couverture au-dessus d’eux. Et tandis que je pénètre dans la Grande Forêt, parmi les séquoias, les mahonias, les sapellis et les irokos qui s’élèvent jusqu’au ciel, j’ai l’impression de franchir le seuil d’une immense cathédrale, de me frayer un passage à l’intérieur d’une pyramide égyptienne ou de me tenir parmi les gratte-ciel de la Cinquième Avenue.
Les routes qui traversent cette forêt sont cauchemardesques. Sur certains tronçons, il y a tant de trous, d’ornières, qu’il est impossible d’avancer, la voiture est bringuebalée comme une barque ballottée par la tempête. Chaque mètre est une torture. Les seuls véhicules à venir à bout de ces pistes sont les énormes camions équipés de moteurs semblables au ventre d’une locomotive, dont les Français, les Italiens, les Grecs et les Hollandais se servent pour transporter le bois vers l’Europe. Car la Grande Forêt est abattue jour et nuit, sa surface ne cesse de diminuer, ses arbres de disparaître. On ne compte plus les immenses clairières vides, hérissées de monstrueuses souches fraîchement coupées. Le grincement des scies résonne sur des kilomètres à la ronde, repris par un écho sifflant et aigu.
Dans cette forêt où nous paraissons tout minuscules, vivent des hommes encore plus petits que nous. Il est rare de les apercevoir. Nous passons devant leurs huttes en paille sans jamais voir personne autour. Ils sont au fin fond de la forêt. Ils chassent les oiseaux, cueillent des baies, poursuivent les lézards, cherchent du miel. Devant chaque maison, accrochés à un bâton ou tendus sur un fil, des plumes de chouette, des griffes de tamanoir, une queue de scorpion ou une dent de serpent. La manière dont ces menus objets sont disposés contient sans doute un code secret permettant de savoir où se trouve le maître de céans.
Dans la nuit, nous apercevons une église de campagne toute simple. À côté, une maison misérable, le presbytère. Nous sommes arrivés à destination. Dans l’une des chambres brûle une lampe à pétrole dont la lueur fragile et vacillante éclaire le balcon. Nous entrons. Il fait sombre, il règne un silence de mort. Un homme grand et mince, en habit clair, vient enfin à notre rencontre. C’est l’abbé Jan, originaire du sud de la Pologne. Il a un visage émacié, tout en sueur, de grands yeux ardents. Atteint du paludisme, il est manifestement fiévreux. Son corps est parcouru de frissons et de spasmes. Abattu, exténué et apathique, il parle à voix basse. Il voudrait nous recevoir, nous offrir à manger, mais d’après ses gestes embarrassés, son agitation fébrile, nous comprenons qu’il n’en a pas les moyens et qu’il ne sait pas comment faire. Du village arrive une vieille femme qui nous réchauffe du riz. Nous buvons de l’eau, puis un garçon nous apporte une bouteille de bière de banane. « Monsieur l’abbé, pourquoi restez-vous ici ? demandé-je. Pourquoi ne partez-vous pas ? » On dirait qu’une flamme s’est éteinte en lui, qu’il a à jamais perdu une partie de lui-même. « Je ne peux pas, répond-il. Il faut quelqu’un pour surveiller l’église. » Et il montre du doigt une masse noire derrière la fenêtre.
Je vais me coucher dans la chambre d’à côté. Je n’arrive pas à m’endormir. Soudain les paroles d’une vieille prière me reviennent à l’esprit. « Pater noster, qui es in caelis… Fiat voluntas tua… sed libéra nos a malo…»
Le lendemain matin, le garçon que j’ai vu la veille donne des coups de marteau sur une jante voilée accrochée à un fil de fer. Cette jante sert de cloche. Stanislaw et Jan célèbrent la messe matinale dans l’église. Une messe à laquelle assistent deux personnes : le garçon et moi.