Moi, le Blanc
À Dar es-Salaam, j’ai acheté une vieille Land Rover à un Anglais qui rentrait en Europe. On est en 1962. Le Tanganyika a acquis son indépendance il y a quelques mois et beaucoup d’Anglais de l’administration coloniale ont perdu leur poste et même leur maison. Dans leurs clubs désertés, on raconte de plus en plus souvent qu’en arrivant le matin au ministère, ils trouvent leur bureau occupé par un autochtone qui déclare avec un large sourire : « Désolé. Vraiment désolé ! »
Cette relève de la garde porte le nom d’« africanisation ». Certains l’accueillent avec des applaudissements, comme un symbole de libération, d’autres sont choqués par cette évolution. On sait qui est pour et qui est contre. Afin d’encourager ses fonctionnaires à travailler dans les colonies, Londres et Paris offraient aux candidats au départ des conditions de vie mirobolantes. Un modeste employé de poste de Manchester, dès son arrivée au Tanganyika, recevait une villa avec jardin et piscine, des voitures, des boys, des congés en Europe, etc. Les colons vivaient comme des coqs en pâte. Or voilà que, du jour au lendemain, les indigènes acquièrent l’indépendance. Ils héritent d’un État colonial intact. Ils se gardent bien de le modifier, car il offre aux fonctionnaires des privilèges fantastiques auxquels les nouveaux maîtres ne veulent nullement renoncer. Hier pauvres et humiliés, ce sont aujourd’hui des élus, ils occupent un poste important et disposent d’une bourse bien garnie. L’adoption du système insensé des salaires des Européens engendre dans les nouveaux États africains une lutte pour le pouvoir d’une violence et d’une cruauté inouïes. Instantanément une nouvelle classe gouvernante apparaît, une bourgeoisie bureaucratique qui ne crée rien, ne produit rien, se contentant de gérer une société et de profiter de ses privilèges. Le mécanisme du XXe siècle selon lequel tout se fait dans la précipitation et la frénésie fonctionne également ici. Jadis l’émergence d’une classe sociale nécessitait des décennies, voire des siècles de gestation. Ici, il a suffi de quelques jours. Les Français, qui suivent d’un œil condescendant cette lutte pour une promotion sociale, appellent ce phénomène la politique du ventre4.
Seulement voilà. On est en Afrique, et l’heureux nouveau riche ne peut oublier les vieilles traditions du clan. Or l’un des canons fondamentaux de sa culture ancestrale veut que tout ce que l’on a, on le partage avec ses frères de race, avec les membres du clan. Bref, comme on le dit ici, avec son cousin. En Europe la relation entre cousins est plutôt faible et éloignée, en Afrique le cousin maternel est plus important que le mari. Aussi, a-t-on deux chemises, il faut en donner une ; un plat de riz, la moitié ! Celui qui ne respecte pas ce principe est condamné à l’ostracisme, à l’exclusion, à la solitude qui, ici, suscite l’horreur. Autant en Europe, et a fortiori en Amérique, l’individualisme est une valeur appréciée, autant en Afrique il est synonyme de malheur, de malédiction. La tradition africaine est collectiviste, car seul un groupe solidaire peut faire face aux multiples et constantes adversités de la nature. Or le groupe ne peut justement survivre que s’il partage en toutes petites parties tout ce qu’il possède. Un jour, j’ai été entouré par une bande de gosses. J’avais un bonbon que je tenais dans la paume de la main. Immobiles, les enfants le fixaient. En fin de compte, la fillette la plus âgée a pris la sucrerie, l’a croquée avec précaution, puis l’a équitablement partagée entre tous les membres du groupe.
Si quelqu’un occupe le poste de ministre d’un Blanc et hérite de sa villa, de son jardin, de son salaire et de ses voitures, la nouvelle ne tarde pas à parvenir à l’endroit d’où l’heureux élu est originaire. Comme une traînée de poudre, elle se répand dans les villages environnants. La joie et l’espoir emplissent le cœur de ses cousins. Commence alors leur pèlerinage vers la capitale. Arrivés en ville, ils retrouvent sans problème le parent parvenu. Ils se présentent au portail de sa maison, le saluent, aspergent rituellement la terre de gin afin de remercier les ancêtres de cet heureux tournant du destin. Puis ils s’installent dans la villa, la cour, le jardin. Bientôt la tranquille résidence où vivait un Anglais d’âge mur avec son épouse taciturne devient grouillante et bruyante. Devant la maison, dès le matin, un feu brûle, les femmes écrasent le manioc dans des mortiers en bois, une foule de gamins folâtrent dans les parterres et les plates-bandes. Le soir, toute la grande famille s’assoit sur la pelouse pour le dîner car, bien qu’une nouvelle vie ait commencé, les habitudes ancestrales demeurent, la tradition de misère immémoriale perdure : on ne mange qu’une fois par jour, le soir.
Celui qui occupe un emploi plus mobile et manifeste moins de respect pour la tradition essaie de brouiller les pistes. Un jour, j’ai rencontré à Dodoma un marchand ambulant d’oranges (ce n’est pas un commerce très lucratif) qui, à Dar es-Salaam, me livrait les fruits à domicile. Tout content, je lui ai demandé ce qu’il faisait là, à cinq cents kilomètres de la capitale. Il m’a expliqué qu’il avait fui ses cousins. Longtemps, il avait partagé avec eux son gagne-pain, mais, découragé, il avait fini pas prendre la poudre d’escampette. « Pendant quelque temps, je vais avoir un peu de sous, m’a-t-il déclaré tout heureux. Jusqu’au jour où ils me retrouveront ! »
En fait, les cas de promotion liés à l’indépendance ne sont pas tellement nombreux à cette époque. Dans le quartier des Blancs, les Blancs dominent toujours. Car Dar es-Salaam, comme les autres villes de cette partie du continent, est composée de trois quartiers bien distincts (le plus souvent séparés d’eau ou d’une bande de terre déserte).
Ainsi le quartier privilégié, le plus proche de la mer, appartient évidemment aux Blancs. C’est Oyster Bay : des villas splendides noyées dans des jardins fleuris, au milieu de pelouses moelleuses et harmonieuses, d’allées de gravier. On y mène une vie luxueuse, d’autant qu’on n’a rien à faire : tout est pris en charge par des domestiques silencieux, vigilants et discrets. Ici l’homme se promène comme il doit vraisemblablement le faire au paradis : d’un pas lent, décontracté, content d’être là, ravi de la beauté du monde.
Au-delà du pont, de la lagune, beaucoup plus loin de la mer, sont entassées les maisons de pierre du quartier animé des commerçants. Ses habitants sont des Hindous, des Pakistanais, des immigrés de Goa, du Bengladesh et du Sri-Lanka que l’on appelle ici les Asiatiques. Bien qu’il y ait parmi eux quelques gros riches, la majorité mène une existence moyenne, sans superflu. Ils font du commerce. Ils achètent, vendent, servent d’intermédiaire, spéculent. Ils comptent, passent leur temps à calculer, recalculer, secouent la tête, se chamaillent. Des dizaines, des centaines de boutiques, battants ouverts, la marchandise étalée sur le trottoir et jusque dans la rue : étoffes, meubles, lampes, casseroles, miroirs, toutes sortes d’objets clinquants, des jouets, du riz, des sirops, des épices, de tout. Devant une boutique, un Hindou assis sur une chaise, un pied sur le siège, se cure les orteils avec persévérance.
Chaque samedi après-midi, les habitants de ce quartier étouffant et exigu vont à la mer. Ils se mettent sur leur trente et un : les femmes revêtent des saris dorés, les hommes des chemises toutes propres. Ils s’y rendent en voitures, dans lesquelles toute la famille s’entasse à dix, quinze, vingt. Ils garent les voitures au-dessus de la rive escarpée. À cette heure de la journée, les vagues de la marée montante sont puissantes et assourdissantes. Ils ouvrent les fenêtres, respirent le parfum de la mer, s’aèrent. Au-delà de la masse océanique s’étend leur pays que parfois ils ne connaissent même pas, l’Inde. Ils restent là un quart d’heure, une demi-heure peut-être. Puis la colonne de voitures bondées s’éloigne et la côte redevient déserte.
Plus on s’éloigne de la mer, plus la chaleur, la sécheresse et la poussière deviennent intenses. C’est justement là-bas, sur le sable, sur la terre nue et stérile, que se dressent les cases du quartier africain. Les différentes parties de ce quartier portent le nom des anciens villages d’esclaves du sultan de Zanzibar : Kariakoo, Hal, Magomeni, Kinondoni. Noms aussi variés que les maisons en argile sont uniformes et pauvres, que la vie de ses habitants est misérable et désespérée.
Pour les gens de ces faubourgs, la liberté consiste désormais à se promener librement dans les rues principales de cette ville de cent mille habitants, et même à s’aventurer dans le quartier des Blancs. En fait, cela n’a jamais été interdit, car l’Africain avait toujours le droit de s’y trouver, mais il devait avoir un but clair et précis : se rendre à son travail ou en revenir. L’œil du policier était exercé à distinguer la démarche d’un homme pressé, vaquant à ses occupations, de celle d’un vagabond suspect errant dans les rues. Chacun, en fonction de la couleur de sa peau, avait un rôle déterminé et une place appropriée.
Ceux qui ont écrit sur l’apartheid ont souligné que ce système avait été inventé et imposé en Afrique du Sud, dans un État gouverné par des racistes blancs. Aujourd’hui, je suis convaincu que l’apartheid est un phénomène beaucoup plus général et universel. Ses détracteurs prétendaient que le système avait été instauré par des Boers bornés dans le but de régner sans partage et de maintenir les Noirs dans les ghettos appelés là-bas bantoustans. Ses partisans défendaient leur point de vue en disant : « Nous sommes pour que tous les hommes vivent de mieux en mieux et puissent se développer, mais qu’ils se développent séparément, en fonction de la couleur de leur peau et de leur appartenance ethnique. » C’était une idée malhonnête, car pour qui connaissait la réalité, il était clair que, derrière le désir de voir tout le monde se développer dans l’égalité, se cachait une situation fondamentalement injuste : d’un côté les Blancs possédant les meilleures terres, les meilleures usines et les quartiers riches des villes, de l’autre les Noirs végétant, entassés sur des lopins misérables et à moitié déserts.
L’idée de l’apartheid était perverse au point que ses principales victimes se sont mises avec le temps à y voir des avantages, comme un espoir d’indépendance, le confort de vivre chez soi. En effet l’Africain pouvait dire : « Je ne suis pas le seul, moi le Noir, à être interdit d’entrée. Toi le Blanc, si tu veux rester sain et sauf, ne t’aventure pas dans mon quartier ! »
Je suis arrivé dans cette ville pour quelques années, en qualité de correspondant de l’Agence de presse polonaise. En faisant le tour des quartiers, je me suis vite rendu compte que je me trouvais pris dans les filets de l’apartheid. C’est surtout le problème de la couleur de peau qui s’est posé à moi de façon nouvelle. Je suis un Blanc. En Pologne, en Europe, je n’y avais jamais pensé. Cette observation ne m’était jamais venue à l’esprit. Ici, en Afrique, elle devenait déterminante, capitale, et pour les gens simples, elle est unique. Un Blanc. Le Blanc, c’est le colon, le pillard, l’occupant. J’ai envahi l’Afrique, j’ai envahi le Tanganyika, j’ai exterminé la tribu de celui qui se trouve en ce moment en face de moi, j’ai exterminé ses ancêtres. J’ai fait de lui un orphelin. Un orphelin humilié et impuissant de surcroît. Éternellement affamé et malade. Oui, en me regardant, il doit justement être en train de penser : « C’est un Blanc, il m’a tout pris, il a battu mon grand-père, violé ma mère. Il est là devant toi, regarde-le bien ! »
Je ne parvenais pas à me sentir coupable. Pourtant à leurs yeux, en tant que Blanc, je l’étais. L’esclavage, le colonialisme, cinq cents ans de discriminations, tel est en effet le triste bilan des Blancs. Des Blancs ? Donc le mien. Le mien ? Décidément, je ne réussissais pas à éveiller en moi cette mauvaise conscience, ce sentiment purificateur, libérateur. Manifester du repentir. Demander pardon. Au contraire ! Dès le début j’ai essayé de contre-attaquer : « Vous avez été colonisés ? Mais pour nous, les Polonais, c’est pareil ! Pendant cent trente ans, nous avons été la colonie de trois États étrangers, des Blancs par-dessus le marché. » Ils riaient, se frappaient le front du poing, partaient. Je les exaspérais car ils me soupçonnaient de vouloir les tromper. Je savais que, malgré ma profonde conviction d’être innocent, pour eux je restais coupable. Ces va-nu-pieds, ces paysans affamés et illettrés avaient sur moi un avantage éthique, celui qu’offre l’histoire maudite à ses victimes. Les Noirs, eux, n’ont jamais battu, jamais occupé, jamais emprisonné. Ils pouvaient me regarder avec un sentiment de supériorité. Ils étaient de race noire, mais pure. Parmi eux, j’étais en position de faiblesse, je n’avais rien à dire.
Partout je me sentais mal. La couleur de ma peau, en dépit des privilèges qu’elle m’offrait, me maintenait derrière les barreaux de l’apartheid. Des barreaux dorés certes, mais bien réels, ceux d’Oyster Bay. Beau quartier. Splendide, fleuri et… ennuyeux. Il est vrai qu’on pouvait s’y promener parmi les cocotiers, admirer les bougainvilliers grimpants ainsi que les thunbergies délicats et élégants, les rochers recouverts d’algues épaisses. Mais après ? Ses habitants étaient des fonctionnaires coloniaux qui ne pensaient qu’à terminer leur contrat, s’acheter une peau de crocodile ou une corne de rhinocéros et s’en aller. Leurs épouses parlaient soit de la santé de leurs enfants, soit de la party passée ou à venir. Et moi, je devais envoyer tous les jours des informations à ma rédaction ! Sur quel sujet ? Où puiser la matière ? Il n’y avait qu’un seul petit journal dans la ville, le Tanganyika Standard. Je me suis donc rendu à la rédaction, mais les gens que j’y ai trouvés étaient des Anglais d’Oyster Bay. Eux aussi faisaient leurs valises.
Je suis alors allé dans le quartier hindou. Mais que pouvais-je y faire ? Où aller ? Avec qui parler ? Il y règne une chaleur torride et il est impossible de s’y promener longtemps : il n’y a pas d’air, on ne tient pas sur ses jambes, on a la chemise trempée de sueur. Après avoir traîné pendant une heure dans ce quartier, on n’en peut plus. On n’aspire qu’à une chose : s’asseoir, à l’ombre évidemment, au mieux sous un ventilateur. À ces moments-là, on ne peut s’empêcher de penser aux gens du Nord : sont-ils conscients du trésor que recèle leur ciel gris, argenté, éternellement nuageux qui a au moins un avantage extraordinaire : celui d’être privé de soleil ?
Mon objectif principal, ce sont bien sûr les banlieues africaines. J’ai quelques noms dans mon carnet. J’ai aussi l’adresse du local du parti au pouvoir, le TANU (Tanganyika African National Union). Je n’ai pas réussi à le trouver. Toutes les ruelles sont semblables, j’ai du sable jusqu’aux chevilles, les enfants m’empêchent de passer, – amusés et en même temps intrigués me suivent partout : un Blanc se promenant dans ces petites rues inaccessibles aux étrangers, ça vaut vraiment le coup d’œil ! Chaque pas me fait perdre davantage contenance. Pendant longtemps, je sens sur moi le regard attentif et insistant des hommes oisifs, assis devant leurs maisons. Les femmes ne me regardent pas, elles tournent la tête : ce sont des musulmanes, vêtues de leur ample boubou noir qui leur recouvre soigneusement le corps et une partie du visage. Le paradoxe, c’est que même si je rencontrais un Africain autochtone et que je voulais parler avec lui, nous ne saurions pas où aller. Le bon restaurant est pour l’Européen, le mauvais pour l’Africain. Les uns ne vont pas chez les autres, ce n’est pas dans les mœurs. Chacun se sent mal à l’aise s’il se trouve dans un lieu qui ne lui est pas assigné par les règles de l’apartheid.
Équipé d’une solide voiture tout-terrain, je peux désormais me déplacer. J’ai un bon prétexte : au début du mois d’octobre, l’Ouganda, pays frontalier avec le Tanganyika, devient indépendant. Le continent tout entier est submergé par une vague d’indépendance : rien qu’en 1960, dix-sept pays d’Afrique cessent d’être des colonies. Cette évolution, à une moindre échelle certes, se poursuivra par la suite.
Pour aller de Dar es-Salaam à Kampala, la capitale de l’Ouganda où doivent se dérouler les célébrations, il faut compter trois jours de voyage en roulant à toute allure de l’aube à la tombée de la nuit. La moitié du trajet est asphaltée, l’autre est en terre battue, en latérite : la fameuse lime africaine. Sa surface est striée d’entailles sur lesquelles on ne peut passer qu’à vive allure, en effleurant l’arête de ces stries, comme on peut le voir dans le film « Le salaire de la peur ».
Un Grec, Léo, mi-spéculateur, mi-correspondant de différents journaux athéniens, m’accompagne. Nous prenons quatre roues de secours, deux jerricans d’essence, un bidon d’eau, de la nourriture. Nous partons à l’aube, en direction du nord. Sur notre droite, l’océan Indien que l’on ne voit pas de la route, sur notre gauche les monts Nguru d’abord, puis les immenses steppes masaï. De part et d’autre de la route, du vert, rien que du vert. Des herbes hautes et drues, des buissons feutrés, des arbres dont les branches ont la forme d’un parasol déployé. Il en sera ainsi jusqu’au Kilimandjaro et aux deux petites villes au pied de la montagne, Moshi et Arusha. À Arusha, nous prenons la direction de l’ouest, vers le lac Victoria. Au bout de deux cents kilomètres, les problèmes commencent. Nous nous engageons dans l’immense plaine de Serengeti, la plus grande réserve d’animaux sauvages du monde. À perte de vue, d’énormes troupeaux de zèbres, d’antilopes, de buffles, de girafes. Tout cet univers paît, bondit, folâtre, galope. Là, tout près de la route, des lions immobiles. Un peu plus loin un troupeau d’éléphants. Plus loin encore, sur la ligne d’horizon, un léopard passe en faisant des bonds gigantesques. Tout cela est invraisemblable, incroyable. Comme si on assistait à la genèse du monde, le moment où la terre et le ciel existent déjà, l’eau, les plantes et les bêtes sauvages sont déjà créées, mais Adam et Ève ne sont pas encore là. Et ce monde qui vient de naître, ce monde sans hommes et donc sans péché, défile sous nos yeux. C’est vraiment une grande émotion.