Des entrailles de glace
Quand je rouvre les yeux, je vois un grand écran blanc et, sur son fond clair, le visage d’une jeune fille noire. Ses yeux me fixent, puis disparaissent. Sur l’écran apparaît alors la tête d’un Hindou. Il doit être penché au-dessus de moi, car son visage est tout près et semble agrandi plusieurs fois.
— Grâce à Dieu, tu es vivant, me dit-on. Mais tu es malade. Tu as le paludisme. Le paludisme cérébral.
Je reprends aussitôt connaissance, je veux même m’asseoir, mais je sens que je n’en ai pas la force, que je suis sans énergie. Le paludisme cérébral (cérébral malaria en anglais) est la terreur de l’Afrique tropicale. Autrefois cette maladie était fatale. Maintenant encore elle est dangereuse et souvent mortelle. En venant ici, nous sommes passés à côté d’un cimetière dans la banlieue d’Arusha où reposaient les victimes d’une épidémie ayant sévi dans la région il y a quelques années.
Je regarde à droite et à gauche. L’écran blanc au-dessus de moi est le plafond de la chambre dans laquelle je suis alité. Je me trouve au Mulago Hospital qui vient d’ouvrir ses portes. J’en suis l’un des premiers patients. La jeune fille est une infirmière, Dora, et l’Hindou, un médecin, le docteur Patel. Ils me disent que la veille, j’ai été transféré ici en ambulance. Léo est resté trois jours dans la région des cascades Murchison, et à son retour m’a trouvé sans connaissance dans ma chambre. Il a couru à la conciergerie pour demander de l’aide. C’était justement le jour de la déclaration de l’Indépendance, la ville entière dansait, chantait, baignait dans la bière et le vin de palme.
Complètement désemparé, le pauvre Léo s’est finalement rendu lui-même à l’hôpital et a appelé une ambulance.
C’est ainsi que je me retrouve ici, dans une chambre individuelle où tout respire encore la fraîcheur, le calme et l’ordre.
Le premier symptôme d’un accès de paludisme se manifeste par un malaise intérieur ressenti brusquement et sans raison précise : il vous arrive quelque chose, quelque chose de mauvais. Si vous croyez aux esprits, vous comprenez ce qui vous arrive – un esprit malin est entré en vous, vous a jeté un sort. Il vous a privé de vos forces et vous a cloué sur place. Puis vous êtes en proie à un état de torpeur, d’apathie, de lourdeur. Tout vous irrite. Surtout la lumière, vous haïssez la lumière. Les autres vous insupportent, leurs voix sonores, leur odeur répugnante, leur contact rude.
Mais cette sensation de répulsion, de dégoût est passagère. En effet, rapidement, et parfois même brutalement, surgit l’attaque. C’est une attaque de froid, subite et violente. D’un froid polaire, arctique. Comme si on vous avait arraché tout nu de la fournaise infernale du Sahel ou du Sahara et qu’on vous avait directement expédié sur les pics glacés du Groenland et de l’archipel du Spitzberg, en pleine neige, au cœur de la bourrasque et de la tourmente. Quelle secousse ! Quel choc ! En une seconde, vous êtes transi d’un froid effrayant, pénétrant, cauchemardesque. Vous vous mettez à grelotter, à trembler, à vous tordre. Mais vous sentez bien que cela n’a rien à voir avec les tremblements et les frissons que vous avez pu connaître auparavant. Non, ce sont des vibrations et des convulsions qui vous agitent et qui d’un instant à l’autre vont vous déchirer en lambeaux. Pour échapper à cette calamité, vous vous mettez à implorer de l’aide.
La seule chose qui soulage dans ces moments, qui peut vraiment aider dans l’immédiat, c’est de vous faire couvrir. Mais non d’un simple couvre-lit, d’un plaid ou d’un édredon, il faut que la couverture vous écrase de son poids, qu’elle vous enferme, vous compresse, vous broie. Dans ces instants, vous n’aspirez qu’à une seule chose : être écrabouillé. Vous n’avez qu’une envie : vous faire terrasser par un rouleau compresseur.
Un jour, j’ai eu une violente attaque de paludisme dans un village pauvre où il n’y avait pas de couverture épaisse. Les paysans ont posé sur moi le couvercle d’un coffre et sont restés assis dessus patiemment, attendant que les tremblements les plus violents passent. Les plus malheureux sont ceux qui, en proie à une attaque de malaria, n’ont rien pour se couvrir. On peut les voir sur le bord des routes, dans la brousse ou dans des cases, couchés par terre semi-conscients, ruisselant de sueur, le regard trouble, le corps secoué par des vagues régulières de convulsions. Mais même couvert d’une douzaine de couvertures, de vestes et de manteaux, vous claquez des dents et gémissez de douleur, car vous sentez que ce froid ne vient pas de l’extérieur. Dehors il fait quarante degrés ! Ce froid, vous l’avez à l’intérieur, en vous. Vos entrailles sont habitées par les glaciers de l’Arctique. Tous ces icebergs, ces calottes et ces montagnes de glace flottantes vous traversent le corps, les veines, les muscles et les os. Cette idée vous emplirait sans doute d’effroi si vous étiez encore en état d’éprouver le moindre sentiment. En fait vous n’y pensez que quelques heures après, quand le paroxysme de l’attaque passe et que, impuissant, vous sombrez dans un état d’épuisement et d’inertie extrêmes.
Comme toute souffrance, l’attaque de paludisme est aussi une épreuve métaphysique. Vous tombez dans un univers dont vous ignoriez tout jusqu’au moment où vous vous faites happer par lui, vous vous y incorporez. Alors vous découvrez en vous des précipices, des gouffres et des abîmes de glace dont la présence vous emplit de souffrance et de terreur. Puis, ce moment de découvertes passé, les esprits vous quittent, déguerpissent, disparaissent en laissant sur le carreau, sous une montagne de couvertures invraisemblables, une épave navrante.
Juste après une forte crise de malaria, l’homme n’est plus qu’une loque. Il gît dans une mare de sueur, il a encore de la fièvre, il ne peut remuer ni main ni pied. Tout lui fait mal, la tête lui tourne, il a des nausées. Il est épuisé, faible, mou. Quand on le porte dans les bras, on a l’impression qu’il n’a ni muscles ni os. Il faut plusieurs jours avant qu’il puisse se remettre debout.
Chaque année, la malaria affecte des dizaines de millions d’hommes, et là où elle sévit le plus – dans les zones humides, basses et marécageuses – elle tue un enfant sur trois. Il y a plusieurs formes de malarias. Certaines sont douces, passent comme la grippe. Elles épuisent cependant celui qui en est victime. D’abord pour la bonne raison que sous ce climat meurtrier il est difficile de supporter la moindre indisposition. Ensuite parce que les Africains sont souvent sous-alimentés, épuisés, affamés. Il est fréquent de rencontrer des gens endormis, apathiques, engourdis. Dans les rues, sur le bord des routes, ils sont assis ou couchés des heures durant, sans rien faire. Vous leur parlez, mais ils ne vous entendent pas. Vous les regardez, mais vous avez l’impression qu’ils ne vous voient pas. Vous vous demandez s’ils vous méprisent, si ce sont simplement des paresseux couchés là à ne rien faire, ou s’ils sont vraiment mal, en proie à un accès mortel de paludisme. Vous êtes mal à l’aise, désemparé.
Je suis resté à l’hôpital Mulago deux semaines. Les crises se renouvelaient, mais elles étaient de moins en moins intenses et épuisantes. On m’a fait des ponctions, des dizaines de piqûres. Tous les jours, le docteur Patel venait me rendre visite, m’examinait, me disant que quand je serais guéri, il me présenterait à ses proches. Il vient d’une famille aisée, propriétaire de plusieurs grands magasins à Kampala et en province. Elle a eu les moyens de l’envoyer faire ses études à Londres, d’où il est revenu avec un diplôme de médecin. Comment ses ancêtres se sont-ils retrouvés en Ouganda ? Comme des milliers de jeunes Hindous, son grand-père a été transporté à la fin du XIXe siècle par les Anglais en Afrique de l’Est pour y construire la ligne de chemin de fer de Mombasa à Kampala.
C’était une nouvelle étape de l’expansion colonialiste : la pénétration du continent africain, la conquête et la maîtrise des terres intérieures. Si l’on regarde d’anciennes cartes de l’Afrique, on est frappé par une chose : les côtes sont jalonnées de dizaines, voire de centaines de noms de ports, villes et bourgs, alors que tout le reste de ce territoire immense, incommensurable, autrement dit quatre-vingt-dix-neuf pour cent de la surface de cette partie du monde, est une tache blanche pratiquement vierge, avec çà et là de rares indications.
Les Européens restaient accrochés aux côtes, à leurs ports, à leurs auberges, à leurs navires, ils ne s’enfonçaient dans les terres que de mauvaise grâce, sporadiquement. En effet, les routes étaient rares, ils avaient peur des populations hostiles et des maladies tropicales : le paludisme, la maladie du sommeil, la fièvre jaune, la lèpre. Bien qu’installés sur ces côtes depuis plus de quatre siècles, ils vivaient dans le provisoire, se distinguaient par une mentalité mesquine que dominait l’appât du gain immédiat, de la proie facile. On comprend pourquoi leurs ports ressemblaient à des ventouses plaquées sur l’organisme de l’Afrique. C’étaient des places d’où l’on exportait les esclaves, l’or et l’ivoire. Il s’agissait d’exporter à moindres frais. Ces têtes de pont de l’Europe rappelaient souvent les vieux quartiers les plus pauvres de Liverpool ou de Lisbonne. Pendant quatre cents ans, les Portugais n’ont installé dans la ville de Luanda ni eau potable ni électricité.
La construction d’une ligne de chemin de fer jusqu’à Kampala était donc le symbole d’une nouvelle pensée économique dans les métropoles des pays colonisateurs. Surtout à Londres et à Paris. Maintenant que les États d’Europe s’étaient partagé l’Afrique, ils pouvaient tranquillement investir dans les territoires riches et fertiles de leurs colonies qui leur promettaient monts et merveilles : plantations de café, de thé, de coton ou d’ananas, mines de diamants, d’or ou de cuivre.
Toutefois les moyens de transport faisaient défaut. Les Africains, qui jadis transportaient tout sur leur tête, ne suffisaient plus. Il fallait construire des routes, des voies ferrées et des ponts. Oui, mais qui devait le faire ? Il n’était pas question d’importer une main-d’œuvre blanche : le Blanc était un seigneur, il ne pouvait travailler physiquement. Au début, le travailleur africain était lui aussi exclu : il n’existait tout simplement pas. Il était difficile d’attirer la population locale vers un travail lucratif, car elle n’avait aucune notion de l’argent (le commerce qui existait ici depuis des siècles se faisait sous forme de troc : on échangeait par exemple les esclaves contre des armes à feu, des blocs de sel, des étoffes de percale).
Peu à peu, les Anglais ont instauré un système de travail obligatoire : le chef de la tribu devait fournir un contingent d’hommes pour un travail gratuit. On plaçait ceux-ci dans des camps. Quand ces grandes concentrations de goulags étaient signalées sur une carte, cela prouvait que le colonialisme était fortement enraciné dans la région. Avant de parvenir à cette solution, on a cherché des mesures intermédiaires. L’une d’entre elles a consisté à faire venir en Afrique orientale des travailleurs bon marché d’une autre colonie britannique, l’Inde. C’est ainsi que le grand-père du docteur Patel s’est retrouvé d’abord au Kenya, puis en Ouganda où il s’est par la suite définitivement installé.
Au cours d’une consultation, le docteur m’a raconté qu’au fur et mesure que le chantier de la voie ferrée s’éloignait des rives de l’océan Indien et pénétrait l’immensité de la brousse, les travailleurs hindous se sont trouvés confrontés à une situation périlleuse : les attaques des lions.
À la fleur de l’âge, le lion n’est pas amateur de chair humaine. Il a ses habitudes de chasse, des goûts bien précis et ses préférences culinaires. Il adore la viande d’antilope et de zèbre. Il apprécie aussi la girafe, bien qu’il ait du mal à la chasser à cause de sa taille. Il ne dédaigne pas non plus la viande de bœuf, et c’est pourquoi, la nuit, les bergers parquent leurs troupeaux derrière des clôtures faites de branches épineuses qu’ils vont chercher dans la brousse. Ces clôtures, appelées goma, ne sont pas toujours efficaces, car le lion est un excellent sauteur et est capable de bondir par-dessus la barrière ou de se glisser en dessous.
Le lion chasse la nuit, généralement en bande, organisant l’affût et les pièges. Juste avant de partir en chasse a lieu la répartition des rôles. Un groupe est chargé de rabattre les victimes dans la gueule du chasseur. Les plus actives sont les lionnes. Ce sont elles qui attaquent le plus souvent. Les femelles sont les premières à festoyer, elles s’abreuvent du sang le plus frais, dévorent les meilleurs morceaux, sucent la moelle grasse.
Les lions passent la journée à digérer et à faire la sieste. Ils sont couchés avec indolence à l’ombre des acacias. Si on ne les agace pas, ils n’attaqueront pas. Même quand on s’approche d’eux, ils se lèvent et s’éloignent. C’est toutefois risqué, car ce carnassier peut bondir en une fraction de seconde. Un jour, en traversant la réserve de Serengeti, un pneu de notre véhicule a éclaté. Prêt à bondir de la voiture pour le changer, je me suis soudain aperçu qu’autour de moi, dans les hautes herbes, des lionnes se prélassaient parmi des lambeaux ensanglantés d’antilopes. Elles nous fixaient sans broncher. Léo et moi sommes restés enfermés dans la voiture. Au bout d’un quart d’heure, elles se sont levées, superbes, élancées, fauves, puis elles sont tranquillement parties dans la brousse.
Quand les lions partent en chasse, ils le signalent par un rugissement puissant qui retentit dans toute la savane. Ce cri effraie et panique la faune. Les seuls à ne pas être impressionnés par ce clairon guerrier sont les éléphants : les éléphants ne craignent personne. Pour la plupart des bêtes, c’est le sauve-qui-peut général, ou pour certaines la pétrification, dans l’attente que le carnassier surgisse des ténèbres et leur assène le coup fatal.
Le lion est un chasseur habile et dangereux pendant près de vingt ans. Puis il commence à vieillir. Ses muscles s’atrophient, sa vitesse ralentit, ses bonds sont de plus en plus courts. Il a du mal à rattraper la farouche antilope, le zèbre vif et agile. Il erre, la faim au ventre, et devient un poids pour la communauté. C’est une période dangereuse pour lui, car le groupe ne tolère pas les faibles et les malades ; le vieux lion peut donc devenir sa victime. Il a de plus en plus peur que les plus jeunes le dévorent. Progressivement il s’isole, traîne à l’arrière, pour rester définitivement seul. Il est tourmenté par la faim, mais ne peut chasser de gibier. Il ne lui reste plus qu’une solution : chasser l’homme. Ce lion, couramment appelé ici mangeur d’hommes (man-eater), devient la terreur de la population environnante. Il se met à l’affût près des torrents où les femmes viennent laver leur linge, sur le bord des chemins que les enfants empruntent pour aller à l’école – car un lion affamé chasse aussi de jour. Les gens n’osent plus sortir de leur case, mais il les attaque jusque chez eux. Il est intrépide, impitoyable et toujours vigoureux.
Ce sont ces lions-là, poursuit le docteur Patel, qui se sont attaqués aux Hindous construisant la ligne de chemin de fer. Comme les ouvriers dormaient sous la tente, les carnassiers n’avaient aucun mal à déchirer la toile et à emporter leurs proies endormies. Ces gens n’étaient protégés par personne, ni même armés. Comme il est vain de se battre contre un lion dans les ténèbres africaines, le grand-père du docteur et ses camarades ont souvent entendu, impuissants, les cris des malheureuses victimes dépecées par les lions qui banquetaient tout près des tentes puis, rassasiés, disparaissaient dans le noir.
Le docteur a toujours pris le temps de discuter avec moi, d’autant que quelques jours après la crise, je ne pouvais pas encore lire – les caractères d’imprimerie étaient flous, les lettres tanguaient, s’élevant et se balançant sur des vagues invisibles. Un jour il m’a demandé : « Tu as déjà vu beaucoup d’éléphants ? — Oh oui, ai-je répondu, des centaines ! — Tu sais, m’a-t-il dit, quand les Portugais sont arrivés ici il y a très longtemps et qu’ils ont commencé à acheter l’ivoire aux indigènes, ils ont constaté avec étonnement que les Africains n’en avaient pas beaucoup. L’ivoire est pourtant un matériau résistant et solide. S’ils avaient du mal à attraper l’éléphant vivant – ils le chassaient cependant en le faisant tomber dans une fosse préalablement creusée –, ils auraient pu du moins récupérer les défenses d’éléphants qu’ils trouvaient morts, gisant sur le sol. Les Portugais ont fait part de leur étonnement à leurs intermédiaires africains. Mais la réponse qui leur a été faite les a stupéfiés : il n’y a pas d’éléphants morts, les cimetières d’éléphants n’existent pas. Cette énigme a déconcerté les Portugais. Comment meurent les éléphants ? Où gisent leurs dépouilles ? Où sont leurs ossuaires ? L’enjeu était de taille, les défenses d’éléphants représentaient des sommes d’argent colossales…»
La manière dont meurent les éléphants était un secret que les Africains ont longtemps caché aux Blancs. L’éléphant est un animal sacré et sa mort l’est tout autant. Or tout ce qui est sacré est entouré d’un mystère impénétrable. Le fait que, dans le monde animal, l’éléphant n’ait pas d’ennemis a toujours suscité l’étonnement. Personne n’a jamais réussi à percer ce mystère. Il ne pouvait mourir, autrefois, que de mort naturelle. Cela se passait généralement au crépuscule, quand les éléphants venaient s’abreuver. Au bord du lac ou d’une rivière, chacun déployait au loin sa trompe et buvait. Mais il arrivait un moment où, vieux et fatigué, l’éléphant ne pouvait plus soulever sa trompe et, pour assouvir sa soif, il devait avancer dans l’eau. Ses pattes s’embourbaient dans la vase. Le lac l’attirait dans son abîme. Pendant un certain temps, il se débattait, luttait, essayait de se tirer de la boue, de revenir sur la berge, mais il était trop massif, et la force d’attraction du fond était si paralysante que l’animal finissait par perdre l’équilibre, tombait et disparaissait à jamais dans les flots.
« C’est ainsi que, au fond de nos lacs, se trouvent des cimetières d’éléphants antédiluviens », a conclu le docteur Patel.