Le sel et l’or

 

 

 

À Bamako, je loge dans un Centre d’Accueil10 tenu par des religieuses espagnoles. Pour quelques sous, on peut y louer une petite chambre garnie d’un lit avec une moustiquaire. Cette moustiquaire est capitale. Sans elle, on se ferait complètement dévorer par les moustiques. Quand on pense à l’Afrique, on s’imagine avec effroi des lions, des éléphants ou des serpents, alors que les véritables ennemis ici sont à peine visibles. L’inconvénient de ce Centre d’Accueil, c’est que pour dix chambres il n’y a qu’une seule douche. Celle-ci est par-dessus le marché constamment occupée par un jeune Norvégien ayant débarqué ici sans savoir qu’à Bamako il régnait une chaleur terrible. Le cœur de l’Afrique est en permanence chauffé à blanc. C’est un plateau éternellement exposé à un soleil qui tombe d’aplomb sur la terre. Si l’on commet l’imprudence de sortir de l’ombre, on s’enflamme comme une torche. Pour les gens qui viennent d’Europe, un facteur psychologique vient s’ajouter à ce phénomène climatique : ils ont l’impression d’être au fond de l’enfer, loin de la mer, loin de terres plus tempérées. Ce sentiment d’éloignement, d’enfermement, d’emprisonnement rend leur sort encore plus pénible. Bref, à moitié étouffé et bouilli, le Norvégien a décidé au bout de quelques jours de tout abandonner et de rentrer chez lui. Mais il doit attendre son avion. La seule solution qu’il a trouvée pour patienter jusqu’au départ est de ne plus sortir de la douche.

Pendant la période sèche, il règne ici une chaleur accablante. La rue où je loge est morte dès le matin. Au pied des murs, dans les passages, en travers des portes, des gens sont assis, immobiles. Assis à l’ombre des eucalyptus, des mimosas, sous un immense manguier branchu ou sous un bougainvillier rouge flamboyant, assis sur un long banc devant le bar d’un Mauritanien, ou bien sur des cageots vides traînant devant une boutique au coin de la rue. J’ai beau les observer, je ne réussis pas à comprendre ce qu’ils font. En fait ils ne font rien. Ils ne discutent même pas. Ils me rappellent les patients qui attendent des heures entières dans la salle d’attente d’un médecin. Mais la comparaison est mauvaise, car le médecin finit toujours par arriver. Alors qu’ici personne ne vient. Personne ne vient, personne ne part. L’air palpite, ondule, s’agite avec effervescence au-dessus d’une marmite d’eau en ébullition.

 

Un jour, les sœurs accueillent un compatriote, Jorge Esteban. Propriétaire d’une agence de voyages à Valence, il recueille de la documentation touristique en parcourant l’Afrique occidentale. Jorge est un homme serein, joyeux, énergique. Un meneur-né. Il se sent à l’aise partout, est bien avec tout le monde. Il ne reste avec nous qu’un jour. L’ardeur du soleil ne le gêne pas, la chaleur crépitante lui donne des forces. Il défait son sac bourré d’appareils photographiques, d’objectifs, de filtres, de pellicules, puis descend dans la rue, discute avec les gens assis, plaisante, fait des promesses. Ayant placé son appareil Canon sur son trépied, il sort un sifflet de football et se met à siffler. Debout à la fenêtre, je n’en crois pas mes yeux. La rue se remplit instantanément de monde. En une seconde, la foule forme un grand cercle et se met à danser. Je me demande d’où viennent les enfants. Ils tapent sur des bidons vides. Tout le monde d’ailleurs bat le rythme, en frappant des mains, en traînant des pieds. Les gens se réveillent, leur sang se met à couler dans leurs veines, ils prennent de la vigueur. Manifestement cette danse les amuse, ils y prennent du plaisir et se sentent revivre. Il s’est passé quelque chose dans leur rue, dans leur environnement, en eux-mêmes. Les murs des maisons se sont mis à bouger, les ombres se sont animées. La ronde des danseurs ne cesse de s’agrandir, de gonfler, d’accélérer son rythme. La foule de badauds danse aussi, tout le monde danse, faisant onduler les boubous colorés, les djellabas blanches, les turbans bleus. Comme les rues ici ne sont ni goudronnées ni pavées, des nuages de poussière s’élèvent aussitôt au-dessus des têtes, des nuages sombres, compacts, brûlants, étouffants qui, comme la fumée d’un incendie, attirent les gens du voisinage. Soudain le quartier tout entier se met à sautiller, à frétiller, à s’amuser en plein midi, l’heure de la journée la plus mauvaise, la plus torride, la plus meurtrière.

S’amuser ? Pas vraiment, c’est plus fort que cela, plus important. Il suffit d’observer les visages des danseurs. Ils sont graves, concentrés sur les rythmes sonores que les enfants produisent sur les bidons en tôle, appliqués à adapter le glissement de leurs pieds, le balancement de leurs hanches, le mouvement de leurs bras et les hochements de leur tête aux battements de la musique. En même temps, ils semblent déterminés, fermes, comme s’ils appréciaient cet instant où ils peuvent s’exprimer, donner une preuve de leur existence et de leur participation. Oisifs et inutiles pendant des journées entières, ils deviennent soudain visibles, utiles et importants. Ils existent. Ils créent.

Jorge mitraille. Il a besoin de photos montrant une rue africaine qui s’amuse et danse, une ville accueillante et hospitalière. Il finit par se lasser et d’un geste de la main remercie les danseurs. Debout, ils rajustent leurs vêtements, s’essuient la sueur du front. Ils discutent, échangent des remarques, rient. Puis ils se dispersent, cherchent de l’ombre, disparaissent dans les maisons. La rue sombre de nouveau dans un vide immobile et incandescent.

 

Je suis venu à Bamako dans l’espoir de suivre la guerre menée contre les Touaregs. Les Touaregs sont des vagabonds éternels. Peut-on du reste les qualifier de vagabonds ? Un vagabond est une personne qui erre en quête d’une place, d’une maison, d’une patrie. Le Touareg, lui, a sa maison et sa patrie, dans laquelle il vit depuis mille ans : le cœur du Sahara. Mais sa maison est différente de la nôtre. Elle n’a ni murs, ni toit, ni porte, ni fenêtres. Elle n’est entourée par aucune haie, par aucun mur, par aucune clôture, par aucune limite. Le Touareg méprise tout ce qui délimite, il s’efforce de détruire tout obstacle, il brise toute barrière. Sa patrie est sans bornes. Elle s’étend sur des milliers et des milliers de kilomètres de sable brûlant et de rochers. C’est une terre immense, perfide, stérile que tout le monde redoute et évite. Ses frontières se trouvent là où se terminent le Sahara et le Sahel, là où commencent les champs verts, les villages et les maisons des peuples sédentaires, ennemis des Touaregs.

Depuis des siècles, les uns sont en guerre contre les autres. Car souvent la sécheresse au Sahara est telle que tous les puits disparaissent. Alors les Touaregs sont contraints de quitter le désert avec leurs chameaux pour gagner les espaces verdoyants du fleuve Niger et du lac Tchad afin d’abreuver et nourrir leurs troupeaux, et par la même occasion se ravitailler eux-mêmes.

Les Bantous, un peuple de paysans sédentaires, considèrent ces visites comme une invasion, une agression, un cataclysme. La haine que les uns entretiennent à l’égard des autres est terrible, car les Touaregs non seulement brûlent les villages et s’emparent des troupeaux, mais ils réduisent les villageois à l’esclavage. Pour les Touaregs, qui sont des Berbères à la peau claire, les Africains noirs sont une race inférieure et méprisable. De leur côté, les Bantous considèrent les Touaregs comme des bandits, des parasites et des terroristes que le Sahara devrait anéantir à jamais. Dans cette partie de l’Afrique, les Bantous ont toujours lutté contre deux colonialismes : le colonialisme français imposé de l’extérieur, de l’Europe, de Paris, et un colonialisme intérieur, celui des Touaregs, qu’ils subissent depuis des siècles.

Ces deux peuples, les Bantous, agriculteurs sédentaires, et les Touaregs, nomades vifs et alertes, ont de tout temps eu une conception du monde fondamentalement différente. Les premiers puisent leur force, leur vie dans la terre, le siège de leurs ancêtres. Les Bantous enterrent leurs morts dans leurs champs, souvent à proximité de leurs maisons, et même sous le plancher de la hutte où ils habitent. Les morts continuent symboliquement de participer à l’existence des vivants, ils veillent sur eux, les conseillent, interviennent, bénissent ou châtient. La terre tribale, familiale n’est pas seulement un moyen d’existence, c’est aussi une valeur sacrée, le lieu d’où l’homme est venu et où il retournera.

Le Touareg, le nomade, l’homme des espaces ouverts et des confins, le uhlan et le cosaque du Sahara, a un tout autre rapport aux ancêtres. Les défunts disparaissent de la mémoire des vivants. Les Touaregs enterrent leurs morts dans le désert, dans un lieu arbitraire, en se gardant de ne jamais y revenir.

 

Dans cette partie de l’Afrique, les hommes du Sahara ont de tout temps fait du commerce avec les tribus sédentaires du Sahel et de la verdoyante savane. Ces échanges commerciaux portaient le nom de « commerce muet ». Les hommes du Sahara troquaient du sel contre de l’or. Ce sel, une denrée précieuse et recherchée, surtout sous les tropiques, était transporté sur la tête par les esclaves noirs des Touaregs et des Arabes, probablement du Sahara aux rives du fleuve Niger. C’est là que se déroulaient les transactions. Alvise da Ca’da Mosto, un marchand vénitien du XVe siècle, raconte : « Quand les Nègres arrivent au bord de l’eau, voilà ce qu’ils font : chacun verse le petit tas de sel qu’il a transporté, le marque. Puis, abandonnant la rangée de monticules, ils repartent dans la direction d’où ils sont venus, en marchant une demi-journée. Sur de grandes barques arrivent alors des hommes d’une autre tribu nègre. Ces gens ne se montrent jamais à personne, ne parlent avec personne : venant probablement d’îles situées sur le fleuve, ils débarquent sur la rive et, après avoir examiné le sel, posent à côté de chaque petit tas une quantité d’or. Puis ils se retirent à leur tour en laissant et le sel, et l’or. Une fois qu’ils sont repartis, ceux qui ont apporté le sel reviennent ; si la quantité d’or leur paraît suffisante, ils la prennent en laissant le sel ; sinon, ils ne prennent ni l’or ni le sel et repartent. Puis les autres reviennent encore ; ils emportent les petits tas de sel à côté desquels il n’y a plus d’or, rajoutent de l’or aux autres tas s’ils considèrent que c’est nécessaire, ou bien laissent le sel. C’est de cette manière qu’ils commercent entre eux, sans se voir ni s’adresser la parole. Cela dure depuis très longtemps. Bien que cette histoire semble invraisemblable, je vous garantis qu’elle est véridique. »

Je lis ce récit dans l’autocar qui me mène de Bamako à Mopti. « Va à Mopti ! » m’ont conseillé des amis. Peut-être que, de là, j’irai à Tombouctou, sur la terre des Touaregs, aux portes du Sahara.

 

Les Touaregs sont en train de disparaître, leur vie arrive à son terme. Des sécheresses terribles et permanentes les chassent du Sahara. Jadis, une partie d’entre eux vivait du pillage des caravanes. Aujourd’hui ces caravanes sont rares et bien armées. Ils sont donc contraints de voyager sur des terres plus propices, là où il y a de l’eau. Or ces terres sont partout occupées. Les Touaregs vivent au Mali, en Algérie, en Libye, au Niger, au Tchad et au Nigeria, mais ils font des incursions dans d’autres pays du Sahara. Ils ne se considèrent citoyens d’aucun État, ne veulent se soumettre à aucun gouvernement, à aucun pouvoir.

Ils sont environ un demi-million, peut-être un million d’hommes.

Personne n’a jamais compté ce peuple mobile, mystérieux, qui fuit les contacts, vit à part, enfermé non seulement physiquement, mais aussi mentalement dans son désert ingrat. Le monde extérieur n’intéresse pas les Touaregs. Il ne leur vient pas à l’esprit de chercher à connaître les mers comme les Vikings, de faire du tourisme, de visiter l’Europe ou l’Amérique. Quand un voyageur européen qu’ils ont capturé leur dit qu’il veut atteindre le Niger, ils ne le croient pas : « Pourquoi as-tu besoin du Niger ? Il n’y a pas de fleuves dans ton pays ? » Bien que les Français aient occupé le Sahara pendant plus d’un demi-siècle, les Touaregs ont toujours refusé d’apprendre le français, ils ne se sont jamais intéressés à Descartes, Rousseau, Balzac ou Proust.

Diawara, mon voisin d’autocar, un commerçant de Mopti, n’aime pas les Touaregs. Il les craint même. Il est content qu’à Mopti l’armée leur ait réglé leur compte. Autrement dit, une partie d’entre eux a été exterminée, une autre chassée dans le désert où ils ne vont pas tarder à mourir de soif. Lorsque nous arriverons à destination (le trajet en autocar dure une journée entière), Diawara demandera à son cousin, Mohamed Koné, de me montrer les traces laissées par les Touaregs. Mopti est un grand port sur le Niger. Quant au Niger, c’est l’un des plus grands fleuves d’Afrique, après le Nil et le Congo. Pendant deux mille ans, des spécialistes se sont querellés en Europe pour déterminer le cours du Niger ainsi que le lac, le fleuve ou la mer où il se jetait. La raison de ces controverses est le tracé extravagant du Niger qui prend sa source non loin des côtes occidentales de l’Afrique, sur le territoire guinéen, coule au milieu du continent, vers le centre du Sahara, puis, comme s’il se heurtait à la barrière infranchissable du grand désert, fait brusquement un tête-à-queue vers le sud et se jette dans le golfe de Guinée, sur le territoire de l’actuel Nigeria, près du Cameroun.

Vu de sa berge haute sur laquelle est située Mopti, le Niger est un fleuve large, brun, qui coule lentement. La vue est extraordinaire, quand on sait que tout autour s’étend un désert brûlé. Une telle masse d’eau, soudain, dans un lit de pierre ! De plus, contrairement aux autres fleuves sahariens, le Niger n’est jamais à sec et l’image de ce flot qui coule éternellement au milieu de sables infinis inspire aux hommes un tel respect, une telle dévotion qu’ils tiennent les eaux du fleuve pour miraculeuses et sacrées.

Mohamed Koné est un jeune garçon, sans occupation précise, le bayaye typique qui vit de ce qui lui tombe sous la main. Son camarade, Thiema Djenepo, propriétaire d’une barque – il m’a donné sa carte de visite : « Thiema Djenepo – piroguier - BP 76 - Mopti - Mali – », nous a emmenés, en ramant avec peine car nous voguions à contre courant, sur l’une des petites îles où se dressent les ruines de cases récemment détruites : ce sont les traces d’une incursion de Touaregs contre un village de pêcheurs maliens. « Regardez, mon frère, me dit sur un ton de confidence Mohamed, puis il poursuit d’une voix pathétique : Ce sont les activités criminelles des Touaregs ! » Je lui demande où on peut les voir. Mohamed se met à rire avec compassion. « Autant demander un mode d’emploi pour se suicider ! » explique-t-il.

 

Le plus difficile est d’aller de Mopti à Tombouctou. La route du désert est fermée par l’armée à cause des combats qui font rage là-bas. On peut s’y rendre, mais cela demande des semaines. Il y a bien un petit avion d’Air Mali qui y va de temps en temps, une fois par semaine ou une fois par mois. Dans cette partie du monde, le temps ne se mesure pas, il n’a point de référence, de forme, de rythme. Il se dilue, se répand. Il est difficile à saisir, à modeler. En soudoyant le directeur de l’aéroport à Mopti, j’obtiens une place dans l’avion. Il survole le Sahara, lunaire, irréel, criblé de lignes et de signes mystérieux. Le désert nous parle, nous communique un message, mais comment l’interpréter ? Que signifient ces deux lignes droites soudain apparues sur le sable et aussitôt volatilisées ? Et ces cercles, une chaîne d’anneaux disposés symétriquement ? Et ces zigzags, ces triangles, ces losanges brisés, ces lignes ovales et tordues ? S’agit-il de vestiges de caravanes disparues, de villages, de campements ? Comment peut-on vivre sur ce plateau crépitant ? Comment s’y rendre ? Comment le quitter ?

Nous atterrissons à Tombouctou directement sur les canons antiaériens qui protègent la piste d’atterrissage. Tombouctou est aujourd’hui une ville avec des petites maisons en argile construites sur le sable. Comme l’argile et le sable ont la même couleur, la ville s’intègre parfaitement au paysage du désert : un fragment de Sahara proéminent, formé de blocs rectangulaires. La chaleur est telle qu’on ne peut pas bouger. Le soleil fige le sang, paralyse, abasourdit. Dans les ruelles et les culs-de-sac étroits, sablonneux, il n’y a pas âme qui vive. Mais j’ai trouvé une maison avec une petite plaque informant qu’ici, de septembre 1853 à mai 1854, a vécu Heinrich Barth. Barth est l’un des plus grands voyageurs du monde. Pendant cinq ans, il a sillonné en solitaire le Sahara, décrivant dans son journal de bord le désert. Malade, poursuivi par des pillards, il a fait ses adieux à la vie plus d’une fois. Mourant de soif, il s’est coupé les veines et a bu son propre sang. Revenu en Europe, personne n’a su apprécier l’exploit qu’il venait d’accomplir. Amer mais aussi épuisé par ce pénible voyage, il est mort à l’âge de quarante-quatre ans, en 1865, sans avoir compris que l’imagination humaine était incapable d’atteindre la frontière que lui avait franchie au Sahara.