Le début, le choc, Ghana 1958

 

 

 

Premier choc : la lumière. De la lumière partout. Intense, vive. Du soleil partout. Hier encore, Londres dégoulinant sous une pluie d'automne, un avion ruisselant d'eau, un vent froid et les ténèbres. Ici, dès le matin, l'aéroport baigne dans le soleil, nous baignons tous dans le soleil.

Autrefois, lorsque les gens traversaient le monde à pied, à cheval ou en bateau, ils avaient le temps de s'accoutumer aux changements. Les images de la terre défilaient sous leurs yeux lentement, le film du monde tournait tout doucement. Comme leur voyage durait des semaines, des mois, ils se familiarisaient progressivement à l'environnement, aux paysages nouveaux. Le climat lui aussi changeait par étapes. Avant d'atteindre la fournaise équatoriale, le voyageur venu de la froide Europe avait déjà traversé la douceur de Las Palmas, la canicule d'El-Mahary et l'enfer du Cap-Vert.

Que reste-t-il aujourd'hui de cette gradation ? Rien ! L'avion nous arrache violemment de la neige et du gel pour nous plonger le jour même dans le gouffre des flammes tropicales. Nous avons à peine le temps de nous retourner que nous nous retrouvons au cœur d'un brasier humide. Dès notre arrivée, nous sommes en nage. Si nous quittons l'Europe en hiver, nous jetons manteaux et pulls : voilà le geste initiatique que nous, les gens du Nord, exécutons en débarquant en Afrique.

Les gens du Nord. Vous rendez-vous compte que les gens du Nord sont en train de devenir nettement minoritaires sur notre planète ? Canadiens, Polonais, Lituaniens, Scandinaves, Américains pour partie, Allemands, Russes, Écossais, Lapons, Esquimaux, Evenks, Yakoutes. La liste n'est pas si longue. Je me demande même si elle englobe plus de cinq cents millions d'hommes — moins de dix pour cent de la population mondiale. En revanche, la majorité écrasante de l'humanité vit dans la chaleur, passe sa vie au soleil. D'ailleurs, l'homme n'est-il pas né au soleil, ses traces les plus anciennes n'ont-elles pas été retrouvées dans les pays chauds ? Quel était le climat du paradis biblique ? Toujours chaud, pour ne pas dire caniculaire, au point qu'Adam et Eve vivaient nus, ignorant le froid même à l'ombre d'un arbre.

 

Sur la passerelle de l'avion nous sommes accueillis par un parfum nouveau : celui des tropiques. Nouveau ? Cette odeur embaumait la boutique de monsieur Kanzman, « Articles coloniaux et autres », rue Perec à Pinsk : amandes, clous de girofle, dattes, cacao, vanille, feuilles de laurier, oranges, bananes à l'unité, cardamone, safran au poids. Et Drohobycz ? Et les boutiques de cannelle de Schulz ? « Faiblement éclairées, sombres et solennelles, elles étaient imprégnées de l'odeur lourde des teintures, de la laque, de l'encens, de l'arôme des pays lointains et des étoffes rares ! » Le parfum des tropiques est pourtant différent. Nous ressentons d'emblée son poids, sa viscosité. Il nous signale immédiatement que nous nous trouvons dans un endroit du globe où la vie biologique, luxuriante et inlassable, travaille sans relâche, engendre, croît et fleurit tout en se désagrégeant, en se vermoulant, en pourrissant et en dégénérant.

C'est l'odeur d'un corps chauffé, du poisson qui sèche, de la viande qui se décompose et du manioc frit, des fleurs fraîches et des algues fermentées, bref de tout ce qui plaît et irrite en même temps, attire et repousse, allèche et dégoûte. Cette odeur nous poursuit, s'exhalant des palmeraies environnantes, de la terre brûlante, s'élevant au-dessus des caniveaux putrides de la ville. Elle ne nous lâche plus, elle colle aux tropiques.

 

Et enfin, la découverte la plus importante : les hommes, les gens du pays, les indigènes. Étonnant, la façon dont ils s'accordent à ce paysage, à cette lumière, à cette odeur ! Stupéfiant la manière dont l'homme et son environnement vivent en symbiose, forment un ensemble indissociable et harmonieux, s'identifient l'un à l'autre ! Incroyable, le degré d'intégration de chaque race à son paysage, à son climat ! C'est nous qui façonnons notre décor et c'est lui qui sculpte les traits de notre visage. Parmi ces palmiers, ces lianes, cette forêt vierge et cette jungle, l'homme blanc est comme une pièce rapportée, bizarre et discordante. Pâle, faible, la chemise trempée de sueur, les cheveux collés, sans cesse tourmenté par la soif, par un sentiment d'impuissance, par le spleen. Il a constamment peur : des moustiques, des amibes, des scorpions, des serpents. Tout ce qui bouge l'effraie, le terrorise, le panique.

Avec leur force, leur charme et leur endurance les gens du pays se déplacent naturellement, librement, à une cadence fixée par le climat et la tradition, à un rythme régulier, un peu ralenti, nonchalant — puisque de toute façon on n'a pas tout ce qu'on veut dans la vie et qu'il faut en laisser pour tout le monde !

 

Je suis ici depuis une semaine. J'essaie de connaître Accra. Cette petite ville donne l'impression de s'être développée, agrandie en coulant de la brousse, de la jungle jusqu'aux rives du golfe de Guinée. Accra est plate, sans relief, misérable. Mais il y a aussi des maisons à un ou plusieurs étages. Aucune recherche architecturale, aucun excès, aucun luxe. Les crépis sont ordinaires, couleur pastel, jaune clair ou vert clair, maculés de coulures. Toutes fraîches au lendemain de la saison des pluies, elles forment d'interminables constellations et collages de taches, de mosaïques, de cartes fantastiques et d'arabesques. Les constructions au centre de la ville sont denses. Il y a de l'animation, ça grouille de monde, c'est bruyant. La vie se passe dehors. Ici la rue est une chaussée bordée d'une rigole. Il n'y a pas de trottoirs. Les voitures se mêlent à la foule. Tout bouge en même temps : piétons, autos, vélos, charrettes à bras, vaches, chèvres. Au-delà du caniveau, tout le long de la rue, se déroule la vie domestique et économique de la ville. Les femmes battent le manioc, font cuire des bulbes de taro sur des braises, préparent des plats, vendent des chewing-gums, des biscottes et de l'aspirine, font leur lessive et étendent leur linge. Comme si une loi contraignait tout le monde à sortir dans la rue dès huit heures du matin. En fait les gens vivent dehors parce que les logements sont petits, exigus, pauvres. On y étouffe : il n'y a pas de ventilation, l'air est lourd, les odeurs écœurantes. Quand on passe la journée dans la rue, on peut en outre participer à la vie sociale. Les femmes discutent entre elles, crient, gesticulent, rient. Debout au-dessus de leur marmite ou de leur bassine, elles occupent un poste d'observation formidable. Elles peuvent voir leurs voisins, les passants, la rue tout entière, prêter l'oreille aux querelles et aux potins, suivre ce qui se passe. Toute la journée, l'individu est parmi les siens, en mouvement, à l'air libre.

 

Une Ford rouge surmontée d'un haut-parleur sillonne les rues de la ville. Une voix enrouée et sonore convie la population à un meeting animé par Kwame Nkrumah, l'Osagyefo'1, le Premier ministre du Ghana, le leader de l'Afrique et de tous les peuples opprimés. Les photos de Nkrumah sont partout, dans les journaux — tous les jours —, sur les affiches, les drapeaux, les boubous en calicot qui descendent jusqu'aux chevilles : homme d'âge moyen au visage énergique, souriant ou sérieux, expression résolument tournée vers l'avenir.

— Nkrumah est notre sauveur ! me dit d'une voix enthousiaste Joe Yambo, un jeune enseignant. Tu l'as entendu prononcer un discours ? Un vrai prophète !

Aussitôt dit aussitôt fait ! Je me rends au meeting qui se tient au stade. Les ministres de Nkrumah, jeunes, actifs, ont l'air gais, heureux. Au début de la manifestation, les prêtres vident des bouteilles de gin sur le podium : une offrande aux esprits, une manière de prendre contact avec eux, de solliciter leur bienveillance et leur bonté. Au meeting, il y a évidemment des adultes, mais les enfants sont aussi très nombreux, du nourrisson que la mère porte dans son dos à l'écolier et au collégien, en passant par le bambin à quatre pattes. Les benjamins sont surveillés par les cadets, les cadets par les aînés. La hiérarchie de l'âge est strictement observée, l'obéissance absolue. L'enfant de quatre ans a tous les pouvoirs sur celui de deux ans, celui de six sur celui de quatre. Et comme les enfants s'occupent des enfants, que les grands sont responsables des petits, les adultes peuvent s'occuper de leurs affaires, notamment écouter attentivement Nkrumah.

L'Osagyefo prononce un bref discours. Il dit que le plus important est de conquérir l'indépendance, que tout dépend d'elle, que le reste viendra ensuite tout seul.

 

Imposant, le geste sûr, il a des traits bien dessinés, expressifs, de grands yeux vifs qui glissent sur l'océan de têtes noires avec une telle concentration qu'on dirait qu'il veut toutes les compter.

Après le meeting, les hommes du podium se mêlent à la foule. C'est la cohue. Il n'y a pas de protection, pas de gardes du corps ni de police. Joe se faufile jusqu'à un jeune homme. Tout en jouant des coudes, il me dit que c'est un ministre. Il lui demande si je peux passer chez lui le lendemain matin. N'entendant pas très bien sa question dans le brouhaha général, celui-ci répond, comme pour s'en débarrasser : « D'accord ! D'accord ! »

Le lendemain, je découvre parmi les palmiers royaux l'immeuble neuf du ministère de l'Éducation et de l'Information. C'est un vendredi. Le samedi, dans mon petit hôtel, je raconte cette journée :

La voie est libre, ni policier, ni secrétaire, ni portes.

J'écarte un rideau bigarré et entre. Le cabinet du ministre baigne dans une pénombre tiède. Debout devant son bureau, l'homme classe des papiers. Certains sont expédiés en boule au panier, d'autres rangés bien à plat dans une serviette. Silhouette mince, fine, maillot de sportif, short, sandales, kente2 à fleurs porté sur l'épaule gauche, mouvements nerveux.

C'est Kofi Baako, le ministre de l'Éducation et de l'Information, le plus jeune ministre du Ghana et du Commonwealth. Il a trente-deux ans et détient son portefeuille depuis trois ans. Son cabinet se trouve au deuxième étage du bâtiment ministériel. Ici, la hauteur des étages est fonction de la hiérarchie. Plus la personnalité est importante, plus l'étage est élevé. Car plus on est haut, plus il y a d'air, alors qu'en bas l'atmosphère est lourde et pétrifiée. Ainsi, au rez-de-chaussée les petits fonctionnaires étouffent, au-dessus de leurs têtes les directeurs de département respirent un petit peu mieux et tout en haut des courants d'air que tous convoitent rafraîchissent les ministres.

Ici on peut, si on le veut et quand on le veut, rencontrer un ministre. Si on a un problème, on va à Accra, on se renseigne sur l'adresse du ministre de l'Agriculture par exemple, on s'y rend, on écarte le rideau, on s'assied en face du représentant officiel et on expose ses problèmes. Si on ne trouve pas la personne concernée dans son cabinet, on la trouve chez elle. C'est même mieux, car on y gagne un déjeuner et une boisson. Avant, les gens se sentaient éloignés de l'administration blanche. Maintenant ils sont entre eux, il n'y a plus lieu d'être gêné. C'est leur gouvernement, il doit les aider. Pour qu'il puisse les aider, il faut qu'il sache de quelle manière. Pour qu'il le sache, il faut venir et l'expliquer. Le mieux, c'est un contact direct, en tête à tête. C'est ainsi que les quémandeurs défilent sans fin.

— Bonjour ! dit Kofi Baako. D'où es-tu ?

— De Varsovie.

— Tiens ! J'ai failli y passer. J'ai traversé toute l'Europe : la France, la Belgique, l'Angleterre, la Yougoslavie. De Tchécoslovaquie, je devais aller en Pologne, quand j'ai reçu un télégramme de Kwame. Il me demandait de rentrer pour assister au congrès de notre parti, le Convention People's Party, actuellement au pouvoir.

Nous sommes assis à sa table, dans son cabinet sans portes ni fenêtres. Les persiennes laissent filtrer un léger courant d'air. La petite pièce est encombrée de papiers, de dossiers et de brochures. Dans un coin se dresse un coffre-fort. Sur les murs sont accrochés des portraits de Nkrumah. Sur une étagère un haut-parleur, qu'on appelle en Pologne « kolkhozien », résonne du bruit des tam-tams. Baako coupe le son.

Je veux qu'il me parle de lui, de sa vie. Baako jouit d'un énorme prestige parmi la jeunesse. Il est aimé, car c'est un bon sportif. Il joue au foot, au cricket, est champion de ping-pong du Ghana.

— Un instant, m'interrompt-il, je vais commander une liaison avec Koumassi, je dois y aller demain pour assister à un match.

Il appelle la poste pour qu'on lui passe la communication. On le met en attente.

— Hier j'ai vu deux films, me dit-il en gardant le combiné à l'oreille, je voulais voir ce qui se donne au cinéma. Les films qui passent ne sont pas pour les lycéens, il faudra que je publie un arrêté interdisant aux jeunes de voir des choses pareilles. Et ce matin, j'ai visité en ville des librairies. Le gouvernement a fixé des prix bas pour les manuels scolaires. Mais il paraît que les vendeurs ne respectent pas ces tarifs. Je suis allé vérifier. C'est vrai, ils vendent plus cher qu'ils ne le devraient.

Il rappelle la poste.

— Alors, qu'est-ce que vous fabriquez ? Combien de temps dois-je attendre ? Vous ignorez peut-être à qui vous parlez.

Au bout du fil, une voix féminine répond : « En effet. »

— Et toi, qui es-tu ? demande Baako.

— La standardiste de service.

— Moi, je suis Kofi Baako, le ministre de l'Éducation et de l'Information.

— Bonjour, Kofi ! Tu vas avoir ta communication tout de suite.

Et le voilà en ligne avec Koumassi.

 

Je regarde ses livres rangés dans une petite bibliothèque : Hemingway, Lincoln, Koestler, Orwell, Histoire populaire de la musique, Dictionnaire américain en édition de poche, romans policiers.

— La lecture, c'est ma passion. En Angleterre, je me suis acheté l'Encyclopedia Britannica que je lis maintenant par fragments. Je ne peux pas manger sans lire, il faut toujours que j'aie un livre sous les yeux.

Un peu après :

— J'ai un autre hobby qui me tient encore plus à cœur : la photographie. Je fais des photos, toujours, partout. J'ai plus de dix appareils. Quand je vais dans un magasin et que je vois un nouveau modèle, je dois me l'acheter aussitôt. J'ai offert aux enfants un projecteur et, le soir, je leur passe des films.

Il a quatre enfants, de neuf à trois ans. Tous vont à l'école, du plus grand au plus petit. Ici il est normal qu'un gosse de trois ans soit scolarisé. Pour avoir la paix, sa mère le confie au maître quand il commence à être polisson.

Kofi Baako a lui-même été à l'école à l'âge de trois ans. Son père était instituteur et préférait avoir son gamin à l'œil. Après l'école, il est envoyé au lycée à Cape Coast. Il devient à son tour instituteur, puis fonctionnaire. Fin 1947, après des études en Amérique et en Angleterre, Nkrumah rentre au Ghana. Baako écoute ce que dit cet homme. Il parle d'indépendance. Baako écrit alors un article : « Ma haine pour l'impérialisme ». Licencié, il est sur une liste noire, personne ne veut l'embaucher, il erre dans la ville. Il rencontre alors Nkrumah qui lui confie le poste de directeur du Cape Coast Daily Mail.

Kofi a vingt ans. Il écrit un article : « Nous implorons la liberté » et va en prison. Nkrumah et quelques militants sont également arrêtés. À l'issue de treize mois de détention, ils sont libérés. Aujourd'hui, ce groupe forme le gouvernement du Ghana.

 

Il aborde maintenant des problèmes généraux :

— Seulement trente pour cent des habitants du Ghana savent lire et écrire. Nous voulons en quinze ans liquider l'analphabétisme. Nous avons du pain sur la planche, car nous manquons de maîtres, de livres, d'écoles. Il y a deux types d'établissements scolaires : missionnaires et publics. En fait ils dépendent tous de l'État et sont soumis à la même politique éducative. Par ailleurs, cinq mille étudiants font leurs études à l'étranger. Quand ils reviennent au pays, ils ont souvent perdu le lien avec leur peuple. Il suffit de regarder l'opposition : ses dirigeants sont des anciens d'Oxford et de Cambridge.

— Que veut l'opposition ?

— Est-ce que je sais ? Nous considérons que l'opposition est utile. Le

dirigeant de l'opposition au Parlement reçoit une indemnité du gouvernement. Nous avons autorisé tous les petits partis, groupes et groupuscules de l'opposition à s'unir au sein d'un même parti afin d'être plus forts. Nous sommes d'avis que celui qui le désire a le droit, au Ghana, de créer un parti politique, à condition toutefois que ce dernier ne s'appuie pas sur des critères raciaux, religieux ou tribaux. Chez nous, chaque parti peut mettre en œuvre tous les moyens constitutionnels pour accéder au pouvoir. Ceci dit, on se demande bien ce que veut l'opposition. Elle organise des meetings et crie : « Nous sommes passés par Oxford, tandis que ce Kofi Baako n'a même pas terminé le lycée. Il est aujourd'hui ministre, alors que moi je ne suis rien. Vous verrez, quand moi je serai ministre, Baako sera tout juste mon garçon de courses. »

Personne n'écoute ces balivernes, car les gens comme Kofi Baako sont plus nombreux que toute l'opposition réunie.

 

Je lui dis que je vais partir, c'est l'heure du déjeuner. Il me demande ce que je fais ce soir. Je lui réponds que je dois me rendre au Togo.

— Qu'est-ce que tu vas faire là-bas ? demande-t-il en faisant un geste de la main. Aujourd'hui la Radio organise une fête.

Je n'ai pas d'invitation. Il prend un morceau de papier sur lequel il note : « Recevoir Ryszard Kapuscinski, journaliste de Pologne. Kofi Baako, ministre de l'Instruction publique et de l'Information. »

— Tiens ! J'y serai, nous ferons quelques photos.

 

Après un garde-à-vous énergique rendu par la garde du bâtiment de la Radio, je suis placé à une table spéciale. La fête bat son plein quand une Peugeot grise s'avance devant la piste de danse (la réception a lieu dans un jardin). Kofi Baako en sort. Il porte les mêmes vêtements qu'au ministère, mais il tient sous le bras un survêtement rouge, car la nuit même il doit se rendre à Koumassi où il risque de faire froid. Ici tout le monde le connaît bien. Baako est le ministre des écoles, des établissements supérieurs, de la presse, de la radio, des maisons d'édition, des musées, de tout ce qui concerne la science, la culture, l'art et la propagande dans le pays.

Nous nous retrouvons dans la foule. Il s'assoit pour boire un Coca-Cola, se relève aussitôt.

— Viens, je vais te montrer mes appareils.

Il ouvre le coffre de sa voiture d'où il retire une petite valise. Il la pose par terre, s'agenouille et l'ouvre. Nous sortons les appareils et les disposons sur le gazon. Il y en a quinze.

À ce moment-là, deux garçons un peu éméchés s'approchent de nous.

— Kofi ! s'exclame l'un d'eux avec hargne, nous avons acheté un billet, mais on nous interdit de rester parce que nous n'avons pas de veste. Pourquoi alors nous avoir vendu un billet ?

Baako se redresse :

— Écoutez, je suis un homme trop important pour régler ce genre de babioles. Il y a assez de sous-fifres ici pour les résoudre. Moi, j'ai des problèmes d'État sur les épaules.

Les deux jeunes s'égaillent dans la nature et nous partons prendre des photos. Tout harnaché de ses appareils, il va de table en table :

— Kofi, prends-nous !

— Et nous !

— Et nous aussi !

Il tourne, choisissant les coins où se trouvent les filles les plus jolies, les fait poser, leur demande de rire et envoie son flash. Il connaît leur prénom : Abena, Ekwa, Esi. Elles le saluent en lui donnant la main, sans se lever, en remuant les bras — expression suprême de la coquetterie. Baako poursuit sa route. Nous faisons beaucoup de photos. Il regarde sa montre.

— Il faut que j'y aille.

Il ne veut pas être en retard au match.

— Viens demain, nous développerons les photos.

Tous feux allumés, la Peugeot disparaît dans les ténèbres. Et la fête tournoie, tangue, tourbillonne jusqu'à l'aube.