Zanzibar
Je vais d’est en ouest, de Nairobi à Kampala. C’est dimanche matin. La route déserte traverse des terres ridées. Devant moi les rayons du soleil forment sur la chaussée des lacs de lumières scintillants, vibrants. Lorsque je m’approche, la lumière disparaît, l’asphalte devient gris, puis vire au noir. Mais un instant après, un autre lac jaillit, puis un autre. Le voyage se transforme en une croisière à travers une contrée couverte d’eaux flamboyantes qui s’allument et s’éteignent comme les lueurs de projecteurs dans une discothèque endiablée. Des deux côtés de la route s’élève maintenant une végétation luxuriante, des bois d’eucalyptus, les vastes plantations de la Tea and Bond Co. Çà et là, parmi les cyprès et les cèdres, brille la gentilhommière d’un fermier anglais. Tout au bout de la route, grossissant à vue d’œil, un halo fonce à ma rencontre. J’ai à peine le temps de me ranger sur le côté qu’une colonne de motos et de voitures me frôle. J’aperçois au milieu une Mercedes noire dans laquelle est installé Jomo Kenyatta. Kenyatta est rarement dans son bureau de Premier ministre à Nairobi. Il passe la majeure partie de son temps à Gatundu, sa résidence privée située à cent soixante kilomètres de la capitale. Sa distraction favorite consiste à admirer des groupes de danseurs folkloriques du Kenya venus le distraire. Malgré le bruit des tambours, des sifflets et les cris des danseurs, Kenyatta somnole, assis dans son fauteuil, la main appuyée sur une canne. Il ne se réveille qu’à la fin du spectacle, lorsque les danseurs sortent sur la pointe des pieds et que le silence revient.
Mais que fait Kenyatta ici, à cette heure ? Un dimanche matin ? Et ces limousines fonçant à toute allure ? Il a dû se passer quelque chose d’extraordinaire.
Sans réfléchir, je fais demi-tour et suis la colonne. Au bout d’un quart d’heure nous sommes en ville. Les limousines se garent devant le bâtiment des bureaux du Premier ministre, un immeuble moderne situé City Square au centre de Nairobi, mais la police me barre la route, je dois m’arrêter. Je me retrouve tout seul dans une rue déserte, ne sachant pas où m’informer. Je n’ai pas l’impression qu’il se passe quelque chose dans Nairobi même : la ville est endormie, indolente et déserte comme un dimanche.
J’ai l’idée d’aller rendre une petite visite à Félix, il doit être au courant. Félix Naggar est le chef de bureau de l’Agence France Presse en Afrique orientale. Il habite dans une villa à Ridgeways, le quartier chic de Nairobi, complètement séparé du reste de la ville. Félix est une véritable institution. Il sait tout, son réseau d’informateurs s’étend du Mozambique au Soudan, du Congo à Madagascar. Lui-même sort rarement de chez lui. Soit il surveille ses cuisiniers, qui préparent la meilleure cuisine de toute l’Afrique, soit il reste dans son hall devant la cheminée à lire des romans policiers. Il a tout le temps un cigare à la bouche. Il ne s’en sépare jamais, sauf pour avaler une bouchée de homard rôti ou pour goûter une cuillerée de sorbet à la pistache. De temps en temps, le téléphone sonne. Naggar décroche, inscrit quelque chose dans la marge d’une feuille et s’en va au bout de sa maison où ses assistants sont assis devant un téléscripteur – les jeunes Hindous les plus beaux qu’il ait pu trouver en Afrique. Il leur dicte le texte de la dépêche avec aisance, d’un jet, sans modification. Puis il revient à ses cuisines pour touiller dans les casseroles, ou à sa cheminée pour se replonger dans son polar.
C’est d’ailleurs là que je le trouve, assis dans son fauteuil : comme toujours, un roman à la main, un cigare à la bouche.
— Félix, m’écrié-je du seuil, qu’est-ce qui se passe, Kenyatta est revenu à Nairobi !
Et je lui parle de la colonne de voitures officielles que j’ai croisée sur la route.
Naggar se jette sur son téléphone et se met à passer des coups de fil dans tous les azimuts. Je branche sa radio. C’est un Zenith, un récepteur de télécommunications exceptionnel dont je rêve depuis des années. Il capte des centaines de stations, même les communications radio des navires. Au début je n’intercepte que des transmissions de services religieux, des sermons du dimanche et de la musique d’orgue, des publicités, des émissions dans des langues incompréhensibles, des muezzins appelant à la prière. Mais soudain, à travers le bruit et les crépitements, une voix à peine audible perce : «… la tyrannie du sultan de Zanzibar n’est plus… le pouvoir des buveurs de sang, qui… un état-major de la révolution a été formé, un maréchal de campagne…»
De nouveau des bruits et des crépitements, des mots qui s’éloignent, décousus, et les rythmes des Mount Kenya, un groupe en vogue ici. C’est tout, mais nous savons le plus important : un coup d’État à Zanzibar ! Cela a dû se produire pendant la nuit. On comprend maintenant pourquoi Kenyatta est revenu en hâte à Nairobi. La révolte peut se propager au Kenya et à toute l’Afrique orientale. Elle est susceptible de transformer cette partie du continent en une nouvelle Algérie, en un nouveau Congo. Bref, pour Félix et moi, une chose est sûre : il faut aller à Zanzibar.
Nous commençons par appeler East African Airways. On nous dit que le premier avion pour Zanzibar décolle lundi. Nous réservons deux places. Mais une heure après, on nous rappelle pour nous dire que l’aéroport de Zanzibar est fermé et que les vols sont ajournés. Que faire ? Comment nous rendre à Zanzibar ? Un avion peut nous emmener ce soir à Dar es-Salaam. De là nous sommes tout près de l’île, quarante kilomètres à vol d’oiseau. Sans hésiter, nous décidons de prendre l’avion pour Dar et de là-bas nous rendre sur l’île. Entre-temps, tous les correspondants en poste à Nairobi se sont réunis chez Félix. Nous sommes quarante. Des Américains, des Anglais, des Allemands, des Russes, des Italiens. Tout le monde a décidé de prendre le même avion.
À Dar es-Salaam nous occupons l’Impérial, un vieil hôtel avec une grande véranda donnant sur une baie où se balance le yacht blanc du jeune sultan de Zanzibar. Seyyid Jamshid bin Abdulla bin Khalifa bin Harub bin Thwain bin Said a fui l’île, abandonnant son palais, son trésor et sa Rolls Royce rouge. Les hommes de l’équipage nous parlent d’un terrible massacre sur l’île. Il y a des morts partout. Les rues dégoulinent de sang. Des sauvages pillent, violent les femmes, incendient les maisons. Personne n’est épargné.
Pour le moment, Zanzibar est coupé du monde. La radio de l’île annonce toutes les heures que tout avion qui tentera d’atterrir sur l’île sera abattu, et que tout bateau à moteur ou tout navire qui s’en approchera sera coulé. Ces avertissements sont destinés à mettre en garde contre une intervention. Nous écoutons ces communiqués, condamnés à l’inaction, à une attente interminable. De bonne heure, nous apprenons que des navires militaires britanniques se dirigent vers Zanzibar. Tom, de l’agence Reuter, se frotte les mains, espérant être transporté en hélicoptère sur un navire et débarqué sur l’île avec le premier détachement d’infanterie de marine. Tous, nous n’avons qu’une idée : nous rendre sur l’île. Je suis dans la situation la plus difficile, car je n’ai pas d’argent. En cas de révolution, de coup d’État ou de guerre, les grandes agences ne lésinent pas. Elles paient ce qu’il faut pour obtenir des informations de première main. Le correspondant de l’Associated Press, de l’AFP ou de la BBC louera un avion, affrétera un navire, achètera une voiture qu’il n’utilisera que quelques heures, tout cela pour se rendre sur le théâtre des opérations. Au milieu de cette concurrence, je n’ai aucune chance, je ne peux compter que sur une occasion, sur un heureux concours de circonstances.
À midi, un bateau de pêcheurs s’approche de l’hôtel. Il ramène quelques journalistes américains au visage rouge cramoisi, brûlé par le soleil. Le matin ils ont essayé de gagner l’île avec ce bateau. Arrivés à proximité des côtes, ils ont été accueillis par des tirs nourris et ont été obligés de faire demi-tour : la route maritime est fermée.
Après le déjeuner, je vais faire un tour à l’aéroport. Le hall est bondé de journalistes, encombré de tas de caméras et de valises. La plupart des reporters somnolent dans des fauteuils, certains prennent une bière au bar, en sueur, accablés par le soleil des tropiques, débraillés. Un avion pour le Caire est sur le point de décoller. Soudain, c’est le silence : un troupeau de vaches traverse la piste. À part cet incident, nulle trace de vie dans cet espace surchauffé et mort, dans ce désert au bout du monde.
Je m’apprête à revenir en ville quand soudain surgit Naggar. Il m’arrête et m’entraîne sur le côté. Il jette un coup d’œil à droite et à gauche pour voir si personne ne l’écoute et, bien que nous soyons seuls, il me chuchote à l’oreille avec un air plein de mystère que lui et Arnold (l’opérateur de NBC) ont loué un petit avion et payé un pilote qui accepte d’aller à Zanzibar. Mais ils ne peuvent pas décoller parce que l’aéroport de l’île est toujours fermé. Ils sont justement en pourparlers avec la tour de contrôle de Zanzibar qui leur refuse l’accès et leur dit qu’elle est prête à ouvrir le feu.
Naggar est nerveux, il jette le cigare qu’il vient d’allumer, en prend aussitôt un autre.
— Qu’en penses-tu ? dit-il. Que peut-on faire ?
— Quel avion est-ce ? demandé-je.
— Un Cessna, un quatre places.
— Félix, si je m’arrange pour obtenir l’autorisation d’atterrissage, tu me prends à bord gratis ?
— Bien sûr ! accepte-t-il aussitôt.
— Bon. Il me faut une heure.
Tout en parlant, je sais que j’y vais au culot. La suite des événements montrera que ce n’était pas seulement du bluff. Je bondis dans une voiture et fonce vers la ville.
En plein centre, au milieu d’Independence Avenue, se dresse un immeuble à quatre étages recouvert de bois avec des balcons ombragés et ajourés, le New Africa Hôtel. Sur son toit se trouve une grande terrasse avec un bar et quelques petites tables. C’est là que conspire aujourd’hui l’Afrique, que se retrouvent les réfugiés, les évadés et les émigrants de tous les coins du continent. On peut trouver assis à la même table Mondlane du Mozambique, Kaunda de Zambie, Mugabe du Zimbabwe. À une autre, Karume de Zanzibar, Chisiza du Malawi, Nujoma de Namibie, etc. Étant le premier État, dans la région, à avoir acquis l’indépendance, le Tanganyika attire les hommes de toutes les colonies. Le soir, quand il fait plus frais et qu’au-dessus de la ville souffle une agréable brise en provenance de la mer, la terrasse se remplit d’hommes qui discutent, édifient des plans, comptent leurs forces et leurs chances. Elle se transforme provisoirement en poste de commandement. Nous, les correspondants, nous y passons souvent afin de récolter des informations. Nous connaissons tous les leaders, nous savons avec qui il vaut la peine de s’asseoir. Nous savons que Mondlane, serein et ouvert, discute volontiers, alors que Chisiza, énigmatique et fermé, ne desserre pas les mâchoires.
Sur la terrasse on entend de la musique qui vient d’en bas. Deux étages au-dessous, Henryk Subotnik, originaire de Lôdz, tient une boîte de nuit, le Paradise. Quand la guerre a éclaté, Subotnik se trouvait en Union soviétique. Par la suite, par l’Iran, il a gagné en bateau Mombasa. Il y a contracté le paludisme et, au lieu de rejoindre l’armée d’Anders et de débarquer en Europe, il a fini par se retrouver au Tanganyika.
Son local est toujours bondé et bruyant. Les clients y sont attirés par la belle Miriam, une strip-teaseuse chocolat venue des lointaines Seychelles. Son numéro consiste à éplucher et manger une banane, d’une manière tout à fait spéciale.
— Monsieur Henryk, avez-vous entendu parler des troubles à Zanzibar ? demandé-je à Subotnik que je trouve au bar.
— Et comment ! réagit-il, je sais tout !
— Monsieur Henryk, pensez-vous que Karume soit là-bas ? demandé-je encore.
Abeid Karume est le dirigeant de l’Afro-Shirazi Party à Zanzibar, le parti de la population noire africaine de l’île.
Bien qu’il ait obtenu la majorité aux dernières élections, le parti de la minorité arabe, le Zanzibar Nationalist Party, appuyé par Londres, a formé un gouvernement. Furieux, les Africains se sont insurgés et ont renversé le gouvernement des Arabes. Voilà ce qui s’est passé sur l’île il y a deux jours.
— Karume y est-il ?
Subotnik éclate d’un rire qui en dit long : il y est à coup sûr.
C’est tout ce que je voulais savoir.
Je repars à l’aéroport. Félix et moi, nous nous faufilons discrètement jusqu’à la tour de contrôle. Félix demande à l’un des contrôleurs de garde de nous mettre en contact avec la tour de l’aéroport de Zanzibar. Quand j’entends une voix au bout du fil, je prends le combiné et demande à parler à Karume. Il n’est pas dans les parages, mais doit revenir d’un moment à l’autre. Je raccroche et nous décidons d’attendre. Au bout d’un quart d’heure, le téléphone sonne. Je reconnais sa voix sonore et enrouée. Pendant vingt ans, Karume a écumé le monde comme simple matelot et maintenant, même quand il vous parle à l’oreille, il gueule si fort qu’on a l’impression d’être au cœur d’un océan déchaîné.
— Abeid, dis-je, nous avons un petit avion et nous sommes trois : un Américain, un Français et moi. Nous voudrions atterrir sur votre île. Est-ce possible ? Nous n’écrirons aucune saloperie, je te le promets. Je le jure, pas un mensonge. Est-ce que tu pourrais contrôler qu’on ne nous tire pas dessus au moment de l’atterrissage ?
Un long silence s’ensuit. Puis j’entends de nouveau sa voix. Il me dit que nous avons l’autorisation et que nous sommes attendus à l’aéroport. Nous nous précipitons dans l’avion et un instant plus tard nous sommes dans les airs, au-dessus de la mer. Je suis assis à côté du pilote, Félix et Arnold sont à l’arrière. Dans la cabine règne un silence de mort. Nous sommes bien sûr ravis d’avoir réussi à rompre le blocus et d’être les premiers à atterrir sur l’île, mais en même temps nous sommes depuis pleins d’appréhension.
D’une part, l’expérience m’a appris que, de loin, les situations de crise semblent souvent pires et plus dangereuses qu’elles ne le sont en réalité. Notre imagination s’empare de la moindre sensation, absorbe le moindre signal de danger ou la moindre odeur de poudre pour amplifier aussitôt ces indices à une échelle monstrueuse et pétrifiante. Mais d’un autre côté, je sais que ces explosions sociales, ces moments où les eaux tranquilles et lourdes se mettent à s’agiter et à bouillonner, sont des périodes de chaos, de désordre et de troubles où il est facile de périr pour une broutille, pour une erreur, parce qu’on n’a pas bien entendu ou qu’on n’a pas senti à temps. Pendant ces moments, le hasard joue un grand rôle, il devient le maître et le souverain de l’histoire.
Au bout d’une demi-heure de vol, nous approchons de l’aéroport. Zanzibar : grosse broche en pierre blanche sculptée avec art. C’est la vieille ville arabe. Au-delà, des forêts de cocotiers, de gigantesques girofliers branchus, des champs de maïs, de manioc, le tout bordé de la dentelle scintillante des plages de sable et des baies vert céladon où tanguent des flottilles de bateaux de pêcheurs.
Lorsque nous sommes tout près du sol, nous apercevons des hommes armés rangés de part et d’autre de la piste d’atterrissage. Sentiment de soulagement : ils ne braquent pas leurs armes sur nous, ne tirent pas. Ils sont quelques dizaines, mais on voit tout de suite qu’ils sont habillés n’importe comment, qu’ils sont à moitié nus. Le pilote conduit l’appareil jusqu’au bâtiment central. Karume n’est pas là, mais des hommes se présentent comme ses assistants. Ils nous disent qu’ils vont nous emmener à notre hôtel et exigent que l’avion reparte aussitôt.
Nous nous rendons en ville dans deux voitures de police. La route est déserte, nous passons devant des maisons détruites, devant une boutique éventrée. Nous pénétrons dans la ville par une porte imposante et massive. Au-delà, les ruelles sont si étroites qu’elles permettent tout juste le passage d’une voiture. Si nous croisons un autre véhicule, il devra se garer pour nous céder le passage.
Mais à cette heure la ville est silencieuse, les portes des maisons sont toutes fermées, ou leurs chambranles sont arrachés, les volets fracassés. Une enseigne sur laquelle on peut lire : « Maganlal Yejchand Shah » a été emportée, la vitrine du magasin « Noorbhai Aladin and Sons » a été brisée, les boutiques d’à côté, « M. M. Bhagat and Sons », « Agents for Favre Leuba-Geneva », sont béantes, vides.
On aperçoit quelques garçons pieds nus, l’un d’entre eux est armé d’un fusil.
— C’est ça, notre problème, dit Ali, l’un de nos guides, ancien ouvrier agricole dans une plantation de girofliers. Nous n’avions que quelques dizaines de vieux fusils pris à la police. Très peu d’armes automatiques. Nous avons surtout des machettes, des couteaux, des barres, des bâtons, des haches, des marteaux. D’ailleurs vous verrez par vous-mêmes.
On nous donne des chambres dans le quartier arabe déserté, au Zanzibar Hôtel. L’immeuble est conçu de façon à être toujours frais et ombragé. Nous nous installons au bar pour souffler un peu. Des gens que nous ne connaissons pas viennent nous regarder et nous saluer. Tout à coup une vieille femme fine et alerte entre. Elle se met à nous poser des questions : que sommes-nous venus faire ici ? pourquoi ? d’où nous venons ? Lorsque arrive mon tour et que je lui dis d’où je suis, la femme me prend par la main, se fige et se met à déclamer :
La clairière brille en cette belle matinée.
Murmuré par le tremblement du feuillage,
Le silence caresse les cimes élancées.
Un vent léger fait plier les herbages.
Naggar, Arnold, notre sentinelle, les combattants nu-pieds qui ont eu le temps de remplir le hall, tous sont bouche bée.
Partout que de silence et de douceur
Et que le monde alentour est stupéfiant,
Comme si elle venait de passer à l’instant,
Frôlant de sa robe les herbes et les fleurs.
— Staff ? demandé-je avec hésitation.
— Bien sûr que c’est Staff. Leopold Staff ! réplique-t-elle triomphante. Je m’appelle Helena Trembecka. Je viens de Podolie. Je tiens l’hôtel Pigalle à côté. Venez donc me voir. Vous pourrez rencontrer Karume et ses hommes, je leur sers gratuitement la bière.
Que s’est-il passé à Zanzibar ? Pourquoi sommes-nous ici, dans cet hôtel surveillé par quelques têtes brûlées aux pieds nus et armés de machettes (leur chef a un fusil, mais je ne suis pas sûr qu’il soit chargé) ?
Si on regarde attentivement une carte précise de l’Afrique, on remarque que le continent est entouré de nombreuses îles. Certaines sont tellement minuscules qu’elles ne sont répertoriées que par des cartes de navigation très détaillées, d’autres en revanche sont suffisamment étendues pour être indiquées sur des atlas classiques. Sur la côte ouest du continent se trouvent les îles Djalita et Kerkennah, Lampione et Lampedusa, les Canaries et le Cap-Vert, les îles de Gorée et Fernando Po, les îles de São Tomé et Principe, l’archipel de Tristan da Cunha et d’Annobón. Sur la côte est se trouvent les îles Shaduan et Gifatun, Suakin et Dahlak, Socotra, Pemba et Zanzibar, Mafia et les Amirantes, les Comores, Madagascar et les Mascareignes. En réalité, les îles sont beaucoup plus nombreuses, elles se comptent par centaines, car beaucoup d’entre elles se ramifient en archipels entiers, d’autres sont entourées par de merveilleux récifs de corail et des bancs de sable qui ne dévoilent la beauté étincelante de leurs couleurs et de leurs formes qu’aux heures du reflux. Ces îles et ces caps sont tellement foisonnants qu’on peut imaginer que l’œuvre de la création a été abandonnée ou inachevée, que le continent actuel, visible, palpable, n’est que la partie émergée de l’Afrique géologique, dont le reste demeure au fond, et que ces îles sont justement les sommets d’un univers submergé.
Cette configuration géologique a entraîné des conséquences historiques. Car depuis longtemps l’Afrique repousse autant qu’elle attire. D’un côté, elle suscitait parmi les étrangers la frayeur. Inconnue et imprenable, elle a pendant des siècles été efficacement protégée par sa nature interne : un climat tropical pénible, des maladies mortelles jadis incurables (le paludisme, la vérole, la maladie du sommeil, la peste, etc.), l’insuffisance de routes et de moyens de transport, sans oublier la résistance souvent acharnée de ses habitants. L’inaccessibilité de l’Afrique a engendré le mythe de son mystère : le « cœur des ténèbres » de Conrad commence sur les rives ensoleillées du continent, dès qu’on a quitté le navire et mis un pied sur la terre ferme.
Mais en même temps l’Afrique alléchait, attirait par le mirage de ses butins abondants, de ses trésors opulents.
Celui qui voguait vers ses rives s’exposait à un jeu risqué, extrême : au début du XIXe siècle, plus de la moitié des Européens qui atteignaient l’Afrique mouraient de la malaria. Mais ceux qui avaient survécu en revenaient à la tête d’une fortune immense et fulgurante : des cargaisons d’or, d’ivoire et surtout d’esclaves noirs.
C’est là que ces dizaines d’îles éparpillées le long des côtes viennent à la rescousse de l’internationale des navigateurs, des négociants et des brigands. Elles deviennent pour eux des points d’attache, des rades, des ports et des comptoirs. Elles sont avant tout sûres, car, d’une part, elles se trouvent assez loin pour que les Africains ne puissent les atteindre avec leurs rafiots de fortune creusés dans des troncs d’arbres et, d’autre part, elles sont assez près de la terre ferme pour lier et entretenir des contacts avec les indigènes.
Ces îles connaissent un développement important à l’époque du trafic d’esclaves, car beaucoup d’entre elles sont transformées en camps de concentration où sont parqués les esclaves avant d’être embarqués sur des navires à destination de l’Amérique, de l’Europe et de l’Asie.
Le trafic d’esclaves : il a duré quatre cents ans, il a commencé au milieu du XVe siècle. Quand a-t-il pris fin ? Officiellement, dans la seconde moitié du XIXe siècle, mais pour certains pays, bien plus tard, notamment au Nigeria du Nord où il n’a été aboli qu’en 1936. Ce trafic occupe une place centrale dans l’histoire de l’Afrique. Des millions d’hommes – les estimations varient de 15 à 30 millions – ont été arrachés et emportés dans des conditions effroyables au-delà de l’Atlantique. On considère que pendant leur transport (qui durait de deux à trois mois) près de la moitié des esclaves mourait de faim, d’asphyxie et de soif, quand ce n’était pas la totalité du navire qui périssait. Ceux qui avaient survécu travaillaient par la suite dans des plantations de canne à sucre et de coton au Brésil, aux Caraïbes, aux États-Unis, édifiant la fortune du nouveau monde. Les trafiquants d’esclaves (pour la plupart des Portugais, des Hollandais, des Anglais, des Français, des Américains, des Arabes et leurs associés africains) ont vidé le continent et l’ont condamné à une vie végétative : aujourd’hui encore de nombreux territoires sont dépeuplés et transformés en désert. À ce jour, l’Afrique ne s’est pas relevée de cette calamité.
Le trafic d’esclaves a aussi eu des conséquences psychologiques fatales. Il a empoisonné les relations humaines entre les habitants de l’Afrique, il a semé la haine, multiplié les guerres. Les plus forts essayaient d’assujettir les plus faibles et de les vendre au marché, les rois négociaient leurs sujets, les vainqueurs leurs prisonniers, les juges leurs condamnés.
Mais ce trafic a surtout laissé dans la structure psychique de l’Africain une blessure profonde, douloureuse et durable, le complexe d’infériorité : le Noir, autrement dit celui que le Blanc, le trafiquant, l’occupant, le bourreau, peut arracher à sa maison ou à son champ, mettre aux fers, expédier sur un navire, exposer au marché, puis pousser d’un coup de fouet au cauchemar des travaux forcés.
L’idéologie des marchands d’esclaves reposait sur la conception que le Noir n’est pas un homme, que l’humanité est divisée en deux parties : les hommes et les sous-hommes, et que l’on peut faire de ces derniers ce que l’on veut, au mieux exploiter leur travail, puis les détruire. Dans les notes et les commentaires de ces marchands (rédigés dans un style primitif) se trouve la future idéologie du racisme et du totalitarisme, dont l’essence repose sur l’idée que l’Autre est un ennemi, pire encore, un non-homme. Toute cette philosophie de mépris et de haine obsessionnelle, de bassesse et de retour à la barbarie, avant d’inspirer les chantiers de la Kolyma et d’Auschwitz, a été des siècles plus tôt formulée et notée par les capitaines des Marthe, Progresso, Mary Ann et Rainbow, tandis qu’ils surveillaient des cabines de leurs navires, amarrés à proximité des îles Sherbro, Kwale ou Zanzibar, les chargements successifs de nègres tout en contemplant par le hublot les palmeraies et les plages inondées de soleil.
Dans ce trafic mondial – puisque l’Europe, les deux Amériques, de nombreux pays du Proche-Orient et d’Asie y ont pris part - Zanzibar fait figure d’étoile noire et lugubre, d’adresse sinistre, d’île maudite. Des années durant, que dis-je, des siècles durant, des cargaisons d’esclaves fraîchement arrachés au continent, du Congo, du Malawi, de la Zambie, de l’Ouganda, du Soudan, ont été dirigées vers les côtes de cette île. Souvent enchaînés, ils servent en même temps de porteurs, chargeant sur les navires des marchandises de valeur : des tonnes d’ivoire, de l’huile de palme, des peaux de bêtes sauvages, des pierres précieuses, de l’ébène.
Transférés en bateaux du continent sur l’île, ils sont exposés sur la place du marché et mis en vente. Ce marché s’appelle Mkunazini. Il est situé non loin de l’endroit où se trouve actuellement mon hôtel, là où se dresse aujourd’hui la cathédrale anglicane. Les prix varient : de un dollar pour un enfant à douze pour une fille jeune et belle. Ce qui est assez cher, vu qu’en Sénégambie les Portugais troquent un cheval contre douze esclaves.
Les plus sains et les plus forts sont ensuite rabattus de Mkunazini au port : c’est tout près, à quelques centaines de mètres. De là, sur des navires spécialement destinés au transport des esclaves, ils sont expédiés soit en Amérique, soit au Proche-Orient. Les esclaves gravement malades, pour lesquels personne n’a voulu donner même un cent, sont jetés sur la rive pierreuse à la fin du marché : là ils sont dévorés par des hordes de chiens sauvages qui rôdent dans les parages. Mais ceux qui réussissent à guérir et à reprendre des forces restent à Zanzibar, et comme esclaves travailleront chez les Arabes propriétaires de grandes plantations de girofliers et de cocotiers. Nombreux seront les petits-enfants de ces esclaves à prendre part à la révolution d’aujourd’hui.
De bon matin, quand le vent de la mer est encore vif et relativement frais, je me rends en ville. Je suis immédiatement suivi par deux jeunes gens armés de machettes. Gardes du corps ? Escorte ? Police ? Je suis dérouté. Leurs misérables machettes ont l’air de leur poser un problème. Comment les porter ? Avec fierté et arrogance ou avec timidité et discrétion ? Jusqu’à présent, la machette était l’outil du manœuvre, du paria, un signe de pauvreté. Or depuis quelques jours elle est devenue le symbole du prestige et du pouvoir. Celui qui la porte appartient à la classe victorieuse, car les vaincus vont les mains vides, sans armes.
De l’hôtel on plonge directement dans les ruelles étroites caractéristiques des villes arabes. Pourquoi les hommes ont-ils conçu des constructions si denses ? Pourquoi se sont-ils ainsi entassés ? Pourquoi vivent-ils les uns sur les autres ? Pour ne pas avoir de trajet à faire ? Pour défendre plus facilement la ville ? Je l’ignore. N’importe comment, cette masse de pierre compacte, cet amoncellement de murs, cette superposition de galeries, de niches, d’auvents et de toits permettent de retenir et de conserver, comme dans une chambre froide, un brin d’ombre, de fraîcheur et d’air au moment de la canicule de midi.
C’est avec la même prévoyance et la même imagination qu’a été conçu le plan des rues. Elles sont en effet tracées et disposées de manière à déboucher systématiquement, quelles que soient la ruelle ou la direction empruntées, sur la mer ou sur un large boulevard plus spacieux, plus agréable, moins suffocant.
La ville est en ce moment vide et morte. Quel contraste avec son apparence d’il y a quelques jours encore ! Car Zanzibar était un lieu où l’on rencontrait des gens du monde entier. Il y a des siècles, sur cette île habitée par des indigènes, se sont installés des musulmans réfugiés de Chiraz en Iran. Avec le temps ils se sont mélangés à la population locale, se sont intégrés à elle tout en gardant le sentiment d’être un peu à part : ils ne venaient pas d’Afrique, mais d’Asie. Puis ont commencé à affluer les Arabes du golfe Persique. Après avoir vaincu les Portugais qui gouvernaient l’île, ils se sont emparés du pouvoir qu’ils ont exercé pendant deux cent soixante ans. Ils ont occupé les postes dominants dans les domaines les plus lucratifs : le négoce des esclaves et de l’ivoire. Ils sont devenus propriétaires des meilleures terres et des plus grandes plantations. Ils possédaient une flotte importante. Avec le temps, ce sont les Hindous et les Pakistanais qui ont pris les rênes du commerce, mais les Européens, essentiellement les Anglais et les Allemands, ne sont pas demeurés en reste.
Formellement, l’île était gouvernée par un sultan, un descendant des Arabes d’Oman. Dans les faits, c’était une colonie britannique (officiellement un protectorat).
Les plantations exubérantes et fertiles de Zanzibar attirent les hommes du continent. Ils y trouvent du travail dans la cueillette des clous de girofle et des noix de coco. De plus en plus souvent, ils y restent, s’y installent. Le climat et la misère favorisent la mobilité : en quelques heures on peut se construire une cabane et y fourrer tout son bien : une chemise, une marmite, une bouteille à eau, un morceau de savon et une natte. Une fois qu’on a un toit, et surtout un coin à soi, on commence à chercher à se nourrir. Là, les choses se compliquent. Pratiquement on ne peut trouver de travail que dans la plantation d’un Arabe, qui détient toutes les richesses. Pendant des années, cette situation est considérée par l’immigrant du continent comme normale, jusqu’au moment où surgit un leader, un agitateur qui déclare que cet Arabe est différent et que les idées d’un homme différent ne peuvent qu’être néfastes et sataniques, car l’homme qui est différent est un étranger, un buveur de sang et un ennemi. Le monde que le réfugié croyait réglé une fois pour toutes par les dieux et les ancêtres est désormais perçu comme une réalité injuste et humiliante qu’il convient de modifier.
C’est là le côté fascinant de l’agitation ethnique : elle est facile et accessible puisque l’autre, on le voit, chacun peut le regarder et se rappeler son visage. Pas la peine de lire des livres, de réfléchir, de discuter : il suffit de regarder.
À Zanzibar, cette dichotomie ethnique, de plus en plus tendue, est créée d’une part par les dominateurs arabes (vingt pour cent de la population), d’autre part par leurs sujets, les Noirs africains de l’île et du continent, autrement dit les petits fermiers et pêcheurs, la masse indéfinie et fluctuante de la main-d’œuvre, les domestiques, les gardiens d’ânes, les porteurs.
Le contexte que je décris se situe au moment où le monde arabe et l’Afrique noire se trouvent simultanément sur la voie de l’indépendance. Mais qu’est-ce que cela signifie à Zanzibar ? Ici les Arabes disent : « Nous voulons l’indépendance », et il faut comprendre : « Nous voulons rester au pouvoir. » Les Africains disent la même chose : « Nous voulons l’indépendance », mais pour eux ce slogan a un autre sens : « Puisque nous sommes majoritaires, le pouvoir nous revient. »
Voilà la pierre d’achoppement, l’essence du conflit. Là-dessus, les Anglais versent de l’huile sur le feu. Comme ils ont de bonnes relations avec les sultans du golfe Persique (d’où vient le sultan de Zanzibar), et qu’ils craignent une Afrique en révolte, ils déclarent que Zanzibar fait partie non pas du monde africain mais du monde arabe et, en lui accordant l’indépendance, ils maintiennent les Arabes au pouvoir. Cette politique est contestée par le parti africain, l'Afro-Shirazi Party, dont le leader est Abeid Karume. Le parti proteste dans la légalité, en respectant la loi, car il est dans l’opposition, certes, mais dans l’opposition parlementaire.
Sur ces entrefaites, arrive de l’Ouganda un jeune homme, John Okello. Il a tout juste vingt-cinq ans. Comme c’est fréquent en Afrique, il exerce ou prétend exercer de multiples professions : il est tailleur de pierres, maçon, puis peintre en bâtiment. À moitié analphabète, charismatique, c’est un original qui se prend pour un messie. Il est guidé par quelques idées simples qui lui viennent à l’esprit quand il taille la pierre ou qu’il pose des briques :
— le Seigneur Dieu a donné Zanzibar aux Africains et Il m’a promis que l’île nous reviendrait ;
— nous devons vaincre et refouler les Arabes, sinon ils ne céderont pas et continueront de nous opprimer ;
— il faut savoir de quel côté se trouve le beurre sur la tartine : on ne peut pas compter sur le soutien de ceux qui ont du travail, mais sur celui des affamés ;
— nous n’attirerons pas dans la bataille les politiques comme Karume et les autres : ce sont de grands hommes et, si nous perdons, il serait dommage qu’ils soient tués ;
— nous allons attendre le départ des Anglais, nous n’en viendrons pas à bout ; quand il ne restera plus que les Arabes, nous les battrons aussitôt.
Ces pensées l’absorbent et le dévorent au point qu’il est souvent obligé de se retirer en ermite dans la forêt, le seul endroit où il peut méditer en paix. Un an avant l’indépendance de Zanzibar, Okello met sur pied une armée secrète. Parcourant l’île, les villages et les petites villes, il recrute des détachements de plus de trois mille hommes. Aussitôt commence leur instruction : entraînement au tir à l’arc, maniement du couteau, du bâton et de la lance. Certains détachements s’exercent au maniement de la hache, de la machette, de la chaîne et du marteau. Des exercices complémentaires sont consacrés à l’apprentissage de la lutte, de la boxe et du lancer de pierres.
La veille du soulèvement, Okello se proclame maréchal de campagne, et il nomme général d’armée ses proches collaborateurs, pour la plupart des ouvriers agricoles et des anciens policiers.
Trois semaines après que le prince Philip, au nom de la reine Elizabeth, a remis l’île aux mains du gouvernement arabe, le maréchal de campagne John Okello, au cours d’une nuit, prend le pouvoir à Zanzibar.
Avant midi, Félix, Arnold et moi nous rendons avec nos gardes au quartier général du maréchal. Dans la cour d’une maison arabe (j’ignore de quelle maison il s’agit), grouillent des dizaines de gens. Les femmes préparent sur des feux le manioc et les légumes, font rôtir des poulets et des brochettes de mouton. Nos guides nous poussent à l’intérieur à travers la foule. Les gens s’écartent de mauvais gré, nous regardent avec méfiance, mais en même temps avec curiosité, car en ce moment tous les Blancs se sont planqués où ils ont pu. Dans un grand vestibule oriental, Okello trône sur un fauteuil d’ébène, il fume une cigarette. Il a la carnation très sombre, un visage épais, des traits grossiers. Sur la tête il s’est enfoncé un képi de policier : les insurgés ont mis la main sur les magasins de la police où ils ont raflé quelques fusils et uniformes. Le bandeau de son képi est toutefois ceint d’un ruban bleu clair (pourquoi bleu, je l’ignore). Okello semble absent, en état de choc, il donne l’impression de ne pas nous voir. Les gens se bousculent autour de lui, se poussent, se pressent, tous parlent, gesticulent, c’est la pagaille la plus complète. Un entretien est évidemment hors de question. La seule chose que nous voulons, c’est qu’il nous autorise à rester sur l’île. Nos gardes lui en parlent. Okello hoche du bonnet. Au bout d’un moment, il semble avoir une illumination, car il serre sa cigarette entre les dents et décide de nous raccompagner. Il jette sur son épaule son vieux fusil, en prend un second. De l’autre main, il remet en place son pistolet derrière sa ceinture, puis en prend un autre. Ainsi armé jusqu’aux dents, il nous pousse devant lui, en direction de la cour, comme s’il nous conduisait au peloton d’exécution.
L’un des symptômes de la maladie qui me mine, c’est une fièvre permanente et épuisante. Elle fait une poussée le soir. J’ai alors l’impression que mes os se mettent à rayonner. Comme si quelqu’un m’avait mis des résistances métalliques dans la moelle et les avait branchées sur le courant électrique. Chauffées à blanc, elles embrasent mon squelette tout entier dans un incendie intérieur, invisible.
Impossible de m’endormir. Au cours de ces soirées, à Dar es-Salaam, je suis allongé dans ma chambre et je regarde les lézards chasser. Ceux qui vivent dans mon appartement sont petits mais remuants, ils ont la peau rouge brique ou jaune-gris. Adroits et agiles, ils parcourent les murs et le plafond avec aisance. Jamais ils ne se déplaceront à un rythme normal, tranquille. Au début, ils sont paralysés et immobiles, puis soudain ils démarrent au quart de tour, se ruent sur un objectif connu d’eux seuls, pour se figer de nouveau. Seules les pulsations rapides de leur torse indiquent que ce sprint, ce saut en avant vers une ligne d’arrivée invisible les a tellement épuisés qu’ils doivent souffler, se reposer et reprendre des forces pour le bond suivant.
La chasse commence le soir, quand la lumière est allumée. L’objet de leur intérêt et de leur attaque sont les insectes, sous toutes leurs formes : mouches, coléoptères, mites, papillons de nuit, libellules et surtout moustiques. Les lézards surgissent soudain, comme si on les avait lancés à la catapulte et plaqués au mur. Ils regardent autour d’eux sans remuer la tête : leurs yeux sont placés sur des tourelles, comme les lentilles d’une limette d’astronome, ce qui leur permet de voir aussi bien ce qui se passe devant que derrière eux. Voilà que le lézard vient d’apercevoir un moustique. Conscient du danger, celui-ci prend son envol. Le plus curieux, c’est qu’il ne s’enfuit jamais vers le bas, dans l’abîme au fond duquel se trouve le plancher, mais s’élève en tournant, énervé et furieux, puis, fonçant toujours plus haut, se pose sur le plafond. Il ne sait pas, ne sent pas que cette décision aura pour lui des conséquences fatales. Car une fois accroché au plafond, la tête en bas, il est désorienté, déboussolé. Au lieu de déguerpir de cette zone de danger, il se comporte comme s’il était tombé dans un piège.
Maintenant que le lézard a réussi à attirer le moustique sur le plafond, il peut se réjouir et se lécher les babines : la victoire est proche. Pas question toutefois de se reposer sur ses lauriers. Concentré, vigilant et déterminé, il se rue sur le plafond et se met à tourner à toute allure autour du moustique en formant des cercles de plus en plus petits. Il doit alors se passer un phénomène tenant de la magie, de l’ensorcellement, de l’hypnose, car le moustique, qui pourrait se sauver en s’envolant dans le vide où l’assaillant ne pourrait pas l’atteindre, laisse le lézard resserrer les anneaux autour de lui, tranquillement, à son rythme : il bondit et il s’immobilise, bondit et s’immobilise. Au bout d’un moment, le moustique remarque avec effroi qu’il ne lui reste plus aucune liberté de manœuvre, que le lézard est tout contre lui. Cette idée l’étourdit et le pétrifie encore plus, si bien que, résigné et battu, il se laisse avaler sans la moindre résistance.
Toutes les tentatives d’apprivoiser un lézard sont vouées à l’échec. Ce sont des créatures méfiantes et farouches, qui mènent leur bonhomme de chemin, même si c’est au pas de course. Cette impossibilité confirme par métaphore qu’on peut vivre ensemble, sous le même toit, sans toutefois se comprendre, trouver un langage commun.
À Zanzibar je ne peux pas assister aux folâtreries des lézards parce qu'ici, le soir, c’est le couvre-feu et je dois attendre patiemment dans l’obscurité le lever du jour. Ces heures longues et vides passées dans la somnolence à guetter sans rien faire le point du jour sont pénibles.
Hier à l’aube (qui ici n’est jamais pâle, mais rouge, couleur de feu, d’emblée multicolore) a retenti dans la rue le tintement d’une clochette. Au début lointain et étouffé, il se rapprochait de plus en plus pour finir par devenir net, sonore et aigu. J’ai regardé par la fenêtre. Dans la perspective de la ruelle étroite, j’ai aperçu un Arabe qui vendait du café fumant. Il était coiffé de la chéchia brodée du musulman et portait une ample djellaba blanche. Dans une main il tenait un récipient métallique en forme de cône avec un bec, dans l’autre un panier garni de tasses en porcelaine.
Le café du matin est ici un rite ancestral par lequel les musulmans commencent la journée en même temps que la prière. La clochette du vendeur, qui dès l’aube sillonne son secteur, rue après rue, est leur réveil traditionnel. Au son de ces grelots, ils se lèvent et sortent devant leur maison pour accueillir l’homme qui distribue un café tout frais, aromatique et corsé. Le café du matin, c’est l’occasion d’échanger des salutations et des compliments, le moment de s’assurer mutuellement que la nuit s’est bien passée, d’exprimer sa foi dans le bon déroulement de la journée, si Allah le veut !
Lorsque nous sommes arrivés, il n’y avait pas de vendeurs de café. Mais au bout de cinq jours, ils ont fait leur réapparition : la vie a repris son cours, la norme est revenue, le quotidien a repris le dessus. Cette tendance à la normalité, obstinée et héroïque, instinctive et irréversible, est belle, profondément humaine. Les gens simples traitent ici les cataclysmes politiques, les coups d’État, les putschs, les révolutions et les guerres comme des phénomènes appartenant à l’univers de la nature. Ils les appréhendent avec la même résignation apathique, avec le même fatalisme. Comme s’il s’agissait d’une rafale, d’une tempête. On ne peut rien contre eux, il faut attendre qu’ils passent, se mettre à l’abri et de temps en temps jeter un coup d’œil au ciel pour vérifier si les éclairs ont disparu ou si les nuages sont partis. Si c’est le cas, on peut sortir et revenir à ses occupations, à son travail, à son voyage, à son soleil.
En Afrique, le retour à la normale est d’autant plus facile et rapide que tout y est provisoire, passager, léger et misérable. Le moindre village, la moindre culture, la moindre route sont à la merci d’une destruction fulgurante, mais ils sont susceptibles d’être reconstruits tout aussi vite.
Habituellement nous nous rendons à la poste pour envoyer notre courrier avant midi. Nous sommes maintenant dix journalistes sur l’île, car sept autres ont pu débarquer. Le petit bâtiment de la poste, tout orné d’arabesques, a son histoire : c’est d’ici que de nombreux voyageurs, Livingstone, Stanley, Burton, Speke, Cameron et Thomson envoyaient leurs dépêches. Les téléscripteurs installés à l’intérieur de la poste sont là pour rappeler cette lointaine époque. Leurs entrailles rappellent les mécanismes des grandes et vieilles horloges ornant les beffrois des hôtels de ville du Moyen Âge par la multitude des petites roues, pignons, systèmes de transmission et leviers qu’ils contiennent.
Après avoir pris et lu les dépêches qui lui sont destinées, John, de United Press International, un grand blond toujours affairé, se prend la tête entre les mains. Une fois dans la rue, il m’entraîne sur le côté en me montrant un imprimé au texte alarmant. La rédaction informe John qu’au Kenya, au Tanganyika et en Ouganda ont éclaté pendant la nuit des insurrections militaires et qu’il doit sur-le-champ se rendre dans ces pays. « Sur-le-champ ! s’écrie John. Sur-le-champ, mais comment ? »
L’information est sensationnelle. Une insurrection armée ! Cela a l’air sérieux, même si nous ne connaissons aucun détail. La semaine dernière Zanzibar. Aujourd’hui l’Afrique orientale tout entière ! Vraisemblablement le continent entre dans une période de troubles, de révolutions, de coups d’État. Les pensionnaires du Zanzibar Hôtel se trouvent dès lors confrontés à un autre problème : comment sortir d’ici ? Rester plus longtemps à Zanzibar n’a plus aucun sens : les hommes du maréchal de campagne Okello ne veulent pas nous laisser franchir les portes de la ville, ils nous interdisent d’aller en province, dans les villes où se sont déroulés les combats et où ils gardent, paraît-il, de nombreux prisonniers. Quant à la ville, elle est calme, somnolente, les journées s’écoulent sans que rien ne s’y passe.
À notre retour à l’hôtel, nous tenons un conseil au cours duquel John informe ses collègues du contenu de la dépêche qu’il vient de recevoir. Tous veulent revenir sur le continent, mais personne ne sait comment. L’île est toujours coupée du monde. Pire encore, les insulaires, qui craignent toujours une intervention, semblent vouloir nous garder comme otages. Karume, le seul homme susceptible de nous aider, est insaisissable, il passe la majeure partie de son temps à l’aéroport, mais même là-bas on ne le voit guère.
La seule solution, c’est de tenter la voie maritime. L’un de nous a lu dans un guide que Dar es-Salaam se trouve à soixante-quinze kilomètres. Une croisière sans doute agréable, mais où prendre un bateau ? Il n’en est pas question. Impossible de mettre dans le secret les propriétaires de yachts, car soit ils sont en prison – s’ils n’ont pas été tués –, soit ils auront peur ou nous dénonceront. Mais le risque majeur, ce serait de nous faire tirer dessus par les hommes inexpérimentés et imprévisibles du maréchal, dispersés le long de la côte, dès qu’ils apercevront notre bateau. À vrai dire, ces hommes sont livrés à eux-mêmes.
Pendant notre conseil, un courrier nous apporte une nouvelle dépêche. La rédaction harcèle John : l’armée occupe l’aéroport et les bâtiments du gouvernement, les Premiers ministres des trois pays ont disparu. Se cachent-ils ? Sont-ils encore en vie ? Prisonniers de l’île, nous écoutons ces nouvelles sensationnelles en serrant les dents de désarroi et de rage. Notre réunion ne débouche sur rien. Il ne reste plus qu’à attendre. Les deux Anglais, Peter de Reuter et Aidan de Radio Tanganyika, vont en ville à la recherche de compatriotes susceptibles de nous aider. Désespérés, nous nous accrochons à la moindre chance.
Dans la soirée, Peter et Aidan reviennent et réunissent un nouveau conseil. Ils ont trouvé un vieil Anglais qui a décidé de quitter l’île à la première occasion et veut vendre son bateau à moteur, qui est par ailleurs en bon état. Le yacht est amarré non loin de là, dans un bassin latéral et isolé au port. Cet homme nous y accompagnera par des sentiers détournés, à la faveur de l’obscurité. Cachés dans le bateau, nous attendrons que la nuit soit bien avancée et que les gardes-côtes se soient endormis. Le vieil Anglais, un colon de la vieille garde, conclut : « Un nègre, c’est un nègre. Il a beau être noir, il a besoin de sommeil. Quand minuit sera passé, vous mettrez le moteur en marche et vous prendrez la poudre d’escampette. Les nuits sont maintenant tellement sombres qu’ils ont peu de chance de vous atteindre avec leurs balles. »
Un ange passe, puis les premières voix se font entendre. Comme toujours, il y a les partisans et les adversaires du plan. Les questions fusent, une discussion s’engage. Il est certain que s’il y avait d’autres possibilités, cette fuite en bateau paraîtrait risquée et folle, mais nous sommes acculés au mur et désespérément convaincus que nous devons à tout prix, précisément à n’importe quel prix, nous extirper de ce piège. Le sol nous brûle les pieds, le temps presse. Zanzibar ? Nous manifestons la même fougue pour quitter l’île que nous en avons manifestée pour la gagner. Seuls Félix et Arnold sont contre. Félix considère que c’est de la folie, qu’il est trop âgé pour de telles aventures. Quant à Arnold, il a du matériel de grande valeur, qu’il craint de perdre. Nous nous entendons toutefois pour qu’ils règlent l’hôtel une fois que nous serons en mer afin ne pas éveiller les soupçons.
Le soir arrive un monsieur mince, grisonnant, vêtu de l’habit colonial traditionnel : une chemise blanche, un large short blanc et des chaussettes montantes blanches également. Nous le suivons. Il fait tellement noir que sa silhouette imprécise scintille à peine devant nous. Tel un fantôme, elle apparaît, disparaît. Pour finir, nous sentons sous nos pieds des planches ; nous devons être arrivés sur la jetée. Le vieux nous dit en chuchotant de descendre les marches jusqu’au bateau. Quelles marches ? Quel bateau ? On ne voit rien. Mais le colon insiste, sa voix devient autoritaire. Il peut y avoir dans les parages des hommes du maréchal. Mark, l’Australien, un gars grand et costaud au visage large et bon, descend le premier, puisque pendant le conseil il a affirmé qu’il savait naviguer et piloter un bateau. C’est lui aussi qui a la clé de l’amarre. Quand il met le pied au fond du bateau, un clapotis se fait entendre. Tout le monde se crispe : « Chut ! » Puis nous descendons dans le bateau à la queue leu leu : les Anglais Peter et Aidan, l’Allemand Thomas, l’Américain John, l’Italien Carlo, le Tchèque Jarek et moi. Chacun essaie de repérer à tâtons la forme du yacht, le bord du bastingage et l’emplacement des parapets, puis s’assoit sur un banc ou s’étend confortablement au fond.
Le vieil Anglais disparaît et nous restons seuls. On ne voit aucune lumière. Il règne un silence profond, de plus en plus saisissant. De temps en temps seulement, on entend le clapotis d’une vague se brisant sur la jetée et, au large, les échos de l’océan invisible. Afin de ne pas trahir notre présence, nous n’échangeons pas un mot. De temps en temps, John fait circuler sa montre phosphorescente : un minuscule petit point lumineux passe de main en main : 22.30, 23.00, 23.30. Nous restons dans le noir le plus complet, à moitié endormis, engourdis et inquiets. Jusqu’au moment où la montre de John indique deux heures du matin. À ce moment-là, Mark tire le câble du moteur qui, comme un animal soudain blessé, se met à vrombir et à hurler. Le yacht tangue, sa proue se dresse, puis il fonce droit devant lui.
Le port de Zanzibar se trouve sur la côte ouest de l’île, celle qui est la plus proche du continent. Logiquement, pour atteindre le continent, il faut mettre le cap vers l’ouest ou même le sud-ouest si on veut se diriger sur Dar es-Salaam. Mais pour le moment, nous ne souhaitons qu’une chose : nous retrouver au plus loin du port. Mark pousse le moteur au maximum. Tremblant légèrement, le yacht glisse à toute allure au-dessus du gouffre calme et lisse. L’obscurité est toujours totale, et de l’île on n’entend pas un coup de feu. La fuite a réussi, nous ne sommes plus en danger. Nous sortons de l’état de torpeur où nous étions plongés, nous sommes de bonne humeur. Nous voguons dans la béatitude plus d’une heure quand soudain tout change. La masse de l’océan, jusqu’à présent plate, se met à remuer, devenant menaçante et violente. Subitement puissantes et agressives, les vagues se lèvent et heurtent les bords du yacht. On dirait qu’un poing s’abat avec fureur sur le bateau. Il y a dans ces coups une détermination terrible, une rage folle, une fureur aveugle, et en même temps un acharnement systématique. L’ouragan se joint à la fête et il se met à tomber des cordes, comme c’est fréquent sous les tropiques : une cascade, un mur d’eau. Comme il fait toujours noir, nous perdons complètement le nord, nous ne savons plus où nous sommes, dans quelle direction nous voguons. Mais cela n’a même plus d’importance, car des vagues de plus en plus immenses et hautes se mettent à balayer le yacht. Elles sont tellement déchaînées que nous nous demandons bien ce qui va nous arriver d’une minute à l’autre. Dans un premier temps, le bateau est expédié en l’air dans un bruit d’enfer. Là haut, il s’immobilise quelques secondes au sommet de la vague invisible, puis replonge avec violence dans le gouffre, l’abîme mugissant, les ténèbres rugissantes.
Soudain, le moteur complètement inondé s’arrête. Alors c’est l’horreur. Le yacht est bringuebalé dans tous les sens, tourne en rond, impuissant et désarmé. Dans l’effroi, nous attendons le moment où la vague suivante va le renverser. Chacun s’accroche convulsivement au bord. L’un pousse des cris hystériques, l’autre implore l’aide du bon Dieu, le troisième, couché au fond, gémit et vomit toute sa bile. Des rafales d’eau s’abattent sur nous, le mal de mer nous arrache nos entrailles, et s’il nous reste quelque chose dans les tripes, c’est une terreur bestiale et glacée. Nous n’avons ni bouée ni gilet de sauvetage. Chaque vague montante est porteuse de mort.
Le moteur est fichu, il ne bronche plus. Soudain Peter crie à travers la bourrasque : « L’huile ! » Il vient de se rappeler que ce type de moteur a non seulement besoin d’essence, mais aussi d’huile. Mark et lui se mettent à chercher. Ils finissent par trouver un bidon qu’ils versent dans le réservoir. Mark tire plusieurs fois sur le câble, le moteur se remet en marche. Tout le monde hurle de joie. Pourtant l’orage sévit toujours. Une lueur d’espoir toutefois a jailli.
L’aube est lugubre, les nuages sont bas, mais la pluie a cessé et le jour finit par poindre. Nous regardons de tous les côtés. Où sommes-nous ? De l’eau, encore de l’eau, toujours de l’eau, une étendue immense, sombre, mobile. Au loin, l’horizon qui monte et descend, ondule à un rythme régulier, cosmique. Puis, quand le soleil se retrouve haut dans le ciel, nous apercevons une ligne noire à l’horizon. La terre ! Nous mettons le cap dans cette direction. Devant nous s’étend une côte plate, des palmiers, un groupe d’hommes et, à l’arrière-plan, des cases. En fait, nous nous retrouvons à Zanzibar, mais bien au-dessus de la ville. Ne connaissant pas la mer, nous ignorions qu’à cette époque de l’année souffle la mousson qui nous a emportés. Heureusement qu’elle nous a rejetés sur cette côte, car elle aurait pu nous pousser dans le golfe Persique, au Pakistan ou en Inde. Personne n’aurait survécu au naufrage, nous aurions tous péri de soif ou nous nous serions mutuellement dévorés.
Nous débarquons et nous écroulons à moitié morts sur le sable. Incapable de reprendre mon calme, je demande aux gens réunis là comment me rendre en ville. L’un d’eux a une moto et accepte de m’emmener. Nous fonçons à travers des tunnels verts et parfumés, parmi les bananiers, les manguiers et les girofliers. La vitesse et l’air chaud sèchent ma chemise et mon pantalon tout blancs et salés par l’eau de mer. Au bout d’une heure, nous atteignons l’aéroport. Je compte y rencontrer Karume afin qu’il m’aide à gagner Dar. Soudain j’aperçois sur la piste un petit avion dans lequel Arnold est en train de charger son matériel. À l’ombre des ailes se tient Félix. J’accours vers lui. Il me regarde, me salue et dit :
- Ta place est libre. Elle t’attend. Tu peux t'installer.