Scènes érythréennes

 

 

 

Asmara, cinq heures du matin. Il fait sombre et froid. Soudain au-dessus de la ville s’élèvent deux sons : le tintement puissant et grave de la cloche de la cathédrale située Via Independencia, et l’appel langoureux et mélodieux du muezzin en provenance de la mosquée toute proche. Pendant quelques minutes, ces deux sons emplissent l’espace, s’unissent et se renforcent, créant un duo œcuménique harmonieux et triomphal, troublant le calme des ruelles endormies, réveillant ses habitants. L’alternance des sons aigus et graves de la cloche forme un allegro sublime, retentissant, enlevé, qui accompagne à merveille les sourates coraniques ardentes avec lesquelles le muezzin caché dans l’obscurité invite les fidèles à la prière matinale, celle qui inaugure la journée et porte le nom de salad as-subh.

Assourdi par cette musique, gelé et affamé, je me rends par les rues désertes à la gare routière, car je voudrais aller à Massaoua. Même sur les grandes cartes d’Afrique, la distance entre Asmara et Massaoua dépasse à peine la largeur d’un ongle. En effet elle n’est pas importante : cent dix kilomètres. Mais l’autocar a besoin de cinq heures pour la parcourir et notamment descendre d’une altitude proche de deux mille cinq cents mètres jusqu’au niveau de la mer Rouge au bord de laquelle se trouve Massaoua.

Asmara et Massaoua sont les deux grandes villes de l’Erythrée, le plus jeune et le plus petit État d’Afrique, peuplé de trois millions d’habitants. L’Érythrée n’a jamais été un État indépendant. D’abord colonie de la Turquie, puis de l’Égypte, elle a été colonisée au XXe siècle successivement par l’Italie, l’Angleterre et l’Éthiopie. En 1962, l’Éthiopie, qui depuis dix ans l’occupe militairement, a proclamé l’Érythrée province de son empire. Les Érythréens ripostent par une guerre de libération, la guerre la plus longue dans l’histoire du continent puisqu’elle a duré trente ans. Quand Hailé Sélassié régnait à Addis-Abeba, les Américains l’aidaient à combattre les Érythréens. Mais dès que l’empereur a été renversé par Mengistu, les Russes ont remplacé les Américains. Les vestiges de cette histoire peuvent être contemplés dans le grand parc d’Asmara où se trouve un musée de la guerre. Son directeur est un jeune poète et guitariste, ancien rebelle, un homme charmant et accueillant, Aforki Arefaine. Aforki me montre d’abord les mortiers et les canons américains, puis une collection de mitrailleuses, de mines, de Katiouchas et de Migs soviétiques. « Ce n’est rien ! dit-il. Si tu voyais Debre Zeit ! »

Il n’a pas été facile d’obtenir une autorisation, mais finalement j’ai vu Debre Zeit. Ce site se trouve à quelques dizaines de kilomètres d’Addis-Abeba. On s’y rend par des chemins de campagne en passant par une série de postes militaires. Les soldats du dernier poste ouvrent un portail donnant sur une petite place au sommet d’un plateau. Le panorama est unique au monde. À perte de vue, jusqu’à l’horizon lointain et brumeux, s’étend une plaine plate et sans arbres. Elle est encombrée de matériel militaire. Sur des kilomètres s’étendent des champs de canons de différents calibres, des allées interminables de chars légers et lourds, des quartiers hérissés de canons antiaériens, de mortiers, des centaines d’engins blindés, de stations radio mobiles et de chars amphibies. De l’autre côté du plateau s’étendent d’immenses hangars et entrepôts abritant des fuselages de Migs en cours d’assemblage, des magasins bourrés de caisses de munitions et de mines.

Ce qui stupéfie et étourdit le plus, ce sont les quantités monstrueuses des armements, l’accumulation, l’amoncellement invraisemblable de centaines de milliers de tonnes de mitrailleuses, de mortiers de montagne, d’hélicoptères de combat. Tout ce matériel, offert par Brejnev à Mengistu, a été transporté par bateau, pendant des années, d’Union soviétique en Éthiopie, alors que les Éthiopiens étaient incapables d’en utiliser ne serait-ce que dix pour cent ! Avec tous ces tanks on pourrait conquérir l’Afrique entière, avec le feu de ces canons et de ces Katiouchas, on pourrait réduire en cendres le continent tout entier ! Errant dans les rues mortes de cette ville en acier pétrifié sous le regard muet des canons sombres et oxydés, sous la menace des dents massives des chenilles, j’ai pensé à l’homme qui a imaginé conquérir l’Afrique, qui a voulu organiser sur le continent une Blitzkrieg modèle, qui a édifié cette nécropole militaire, Debre Zeit. Qui cela pouvait-il être ? L’ambassadeur de Moscou à Addis-Abeba ? Le maréchal Ustinov ? Brejnev en personne ?

 

« Tu as vu Tira Avolo ? » me demande un jour Aforki.

Oui, j’ai vu Tira Avolo. C’est une merveille. Asmara est une ville splendide, à l’architecture méditerranéenne, italienne et au climat extraordinaire, éternellement printanier, doux et ensoleillé. Le quartier résidentiel d’Asmara s’appelle Tira Avolo. Des villas magnifiques enfouies sous des jardins fleuris. Des palmiers royaux, des haies élevées, des piscines, des pelouses exubérantes et des plates-bandes décoratives, une parade permanente de plantes, de couleurs et de parfums, le paradis sur terre. Pendant la guerre, quand les Italiens ont quitté Asmara, le quartier de Tira Avolo a été occupé par les généraux éthiopiens et soviétiques. Ni Sotchi ni Soukhoumi ni Gagra ne pouvaient rivaliser avec Tira Avolo tant sur le plan du climat que du confort. On comprend pourquoi la moitié de l’état-major général de l’Armée rouge, dont l’accès à la Côte d’Azur et à Capri était interdit, passait ses vacances à Asmara tout en prêtant main-forte à l’armée de Mengistu dans sa lutte contre la résistance érythréenne.

Les forces éthiopiennes ont systématiquement employé le napalm. Pour se protéger, les Érythréens creusaient des abris, des couloirs et des cachettes. Au bout de quelques années ils ont construit littéralement un second pays souterrain, inaccessible aux étrangers, secret, une Érythrée cachée que l’on pouvait parcourir d’un bout à l’autre sans être vu de l’ennemi. La guerre érythréenne n’a pas été une bush-war11, une tourmente destructrice et exterminatrice comme celle que les seigneurs de la guerre pratiquent ailleurs en Afrique. Les Érythréens le soulignent d’ailleurs avec fierté. Dans leur État souterrain, ils avaient des écoles, des hôpitaux, des tribunaux, des orphelinats, des ateliers et des armureries. Dans ce pays analphabète, chaque combattant devait savoir lire et écrire.

Leur œuvre, leur fierté est aujourd’hui leur problème et leur drame. Car la guerre s’est terminée en 1991, et deux ans plus tard l’Érythrée est devenue indépendante.

Ce pays minuscule, l’un des plus pauvres du monde, a une armée de cent mille hommes, des jeunes relativement instruits dont il ne sait que faire. Le pays n’a aucune industrie, l’agriculture est en plein déclin, les bourgades sont en ruines, les routes détruites. Cent mille soldats se réveillent tous les matins désœuvrés et surtout affamés. Mais le sort de leurs amis et frères civils n’est guère plus enviable. Quand on parcourt les rues d’Asmara à l’heure du déjeuner, on voit bien quelques rares fonctionnaires se précipiter dans les petits restaurants et bars de la ville. Mais ce que l’on voit surtout, ce sont des foules de jeunes ne sachant où aller, ne travaillant nulle part, sans un sou. Ils errent, regardent les vitrines, se tiennent aux coins des rues, sont assis sur des bancs, oisifs, le ventre creux.

 

Les cloches de la cathédrale se sont tues, la voix du muezzin s’est éteinte. Au-delà des monts du Yémen surgit un soleil ardent et aveuglant. Notre autocar, un antique Fiat à la couleur indéfinissable tant la carrosserie a été martelée, tant elle est trouée par la rouille, descend à corps perdu une route en pente abrupte et escarpée, sur une dénivellation de deux mille cinq cents mètres. Je ne vais pas entreprendre la description de cette route. Le chauffeur m’a installé, moi l’unique Européen, à côté de lui. Il est jeune, vif et attentif. Il sait ce que cela signifie de rouler sur cette route, il en connaît tous les pièges. Sur cent kilomètres, il y a plusieurs centaines de virages. Le trajet n’est en fait constitué que de tournants. De plus, la chaussée est étroite, elle est recouverte d’un macadam friable, elle longe constamment un précipice sans barrière ni garde-fou.

Si on n’a pas le vertige et qu’on n’a pas peur de regarder en bas, on aperçoit au fond du précipice des épaves d’autocars, de camions, de véhicules blindés, des carcasses de chameaux, de mules ou d’ânes. Certaines sont très vieilles, mais d’autres – et celles-ci sont les plus terrifiantes – sont toutes fraîches. Le chauffeur et les passagers forment une équipe bien rodée, œuvrant à l’unisson : quand nous amorçons un virage, le chauffeur pousse un « Yyyaaahhh ! » prolongé. À ce cri, les passagers se penchent du côté opposé au tournant, faisant ainsi contrepoids et évitant à l’autocar de plonger inexorablement dans l’abîme.

Dans certains virages est dressé un autel copte aux couleurs criardes, décoré de rubans, de fleurs artificielles et pompeuses, d’icônes peintes dans le style des réalistes naïfs. Autour de l’autel s’affairent quelques moines émaciés et desséchés. Quand l’autocar ralentit, ils tendent vers les fenêtres des soucoupes en argile afin que les passagers y déposent quelques sous en offrande. Les moines prieront pour que le voyage se déroule bien, du moins jusqu’au virage suivant.

Chaque kilomètre dévoile un point de vue nouveau. Derrière chaque montagne surgit un autre paysage Au fur et à mesure que nous avançons, les panoramas se renouvellent, se recomposent, la nature se pare de ses plus riches atours, elle veut nous étourdir de sa beauté. Car cette route est aussi terrible que belle. Ici en contrebas, une bourgade noyée sous une forêt d’arbustes, là un monastère dont les murs clairs scintillent sur le fond noir des montagnes comme une flamme blanche. Plus loin une gigantesque roche de cent tonnes, éclatée en deux par la foudre et fichée dans un pâturage verdoyant. Ailleurs des champs de pierres éparpillées, en désordre, espacées ; à un endroit, elles sont regroupées, rapprochées et bien rangées : cela signifie qu’un cimetière musulman s’y trouve. Au loin, comme un paysage classique, un ruisseau impétueux étincelle de ses reflets argentés. À l’horizon, des roches entassées forment une voûte céleste, des labyrinthes entortillés, des colonnes pathétiques.

Plus nous glissons sur le toboggan endiablé des virages, en équilibre constant entre la vie et la mort, plus la chaleur devient étouffante. En fin de parcours, nous avons l’impression d’être enfournés sur une grande pelle dans un haut fourneau. Bref, nous sommes arrivés à Massaoua.

Juste avant, à quelques kilomètres de la ville, les montagnes ont disparu et la route suit une ligne droite et plate. Lorsque nous atteignons ce tronçon de route, le chauffeur se métamorphose, sa silhouette fine se détend, les muscles de son visage se rassérènent et s’adoucissent. Il sourit. Tendant la main vers un tas de cassettes posées à côté de lui, il en place une dans le magnétophone. La bande usée, ensablée, retentit de la voix éraillée d’un chanteur local. C’est une mélodie orientale, pleine de sons aigus, mélancoliques, sentimentaux. « Il dit qu’elle a des yeux comme deux lunes, m’explique le chauffeur absorbé par le chant. Et qu’il aime ces yeux semblables à la lune. »

Nous entrons dans une ville en ruines. Des deux côtés de la route, des montagnes de douilles d’artillerie. Des murs calcinés, des souches d’arbres renversés et hérissées d’éclats. Une femme marche dans la rue déserte, deux garçons jouent dans la cabine d’un camion détruit. Nous avançons sur une petite place sablonneuse, rectangulaire, au centre de la ville. Autour, des maisons pauvres sans étages, peintes en vert, en rose et en jaune. Les murs sont fissurés, la peinture s’écaille et tombe. Dans un coin, à l’ombre, somnolent trois vieillards. Ils sont assis à même le sol, ils ont des turbans enfoncés sur les yeux.

L’Érythrée, c’est l’union de deux altitudes, de deux climats, de deux religions. Sur les hauteurs, là où se trouve Asmara et où il fait plus frais, vit le peuple tigrigna. La majorité de la population du pays appartient à ce peuple. Les Tigrignas sont chrétiens, coptes. L’autre partie de l’Érythrée, ce sont des plaines torrides, à moitié désertes, les bords de la mer Rouge, entre le Soudan et Djibouti. Elles sont habitées par des peuples de bergers, de confession islamique – le christianisme supporte mal les tropiques, l’islam s’y sent mieux. Massaoua, le port comme la ville, appartient à ce monde. Les bords de la mer Rouge, où se trouvent Massaoua et Assab, et le golfe d’Aden où sont situés Djibouti, Aden et Berbera, sont la zone la plus chaude de la planète, l’enfer de la terre. Quand je suis sorti de l’autocar, j’ai été agressé par une chaleur si intense que je n’ai pas pu reprendre mon souffle. J’ai senti une flamme m’entourer et m’étouffer. J’ai compris qu’il fallait que je m’abrite quelque part si je ne voulais pas m’écrouler. Je me suis mis à scruter la ville morte, à chercher un signe, une trace de vie. Ne remarquant aucune enseigne, désespéré, je me suis lancé droit devant moi. Je savais que je n’étais pas en état d’aller bien loin, mais j’ai malgré tout avancé, à grand-peine, soulevant tour à tour la jambe gauche, puis la jambe droite. Finalement j’ai aperçu un bar dans lequel on pénétrait par une ouverture tendue d’un voile en percale. J’ai écarté le rideau, je suis entré et me suis effondré sur le banc le plus proche. J’avais les oreilles qui bourdonnaient, car la chaleur semblait s’intensifier, redoubler constamment.

Dans l’obscurité, au fond du bar désert, j’ai vu un comptoir tout collant de crasse, tout déglingué et, au-dessus, deux visages. De loin, on aurait dit deux têtes coupées que quelqu’un aurait posées là avant de repartir. En effet, les têtes ne bougeaient pas, semblaient mortes. J’étais toutefois incapable de réfléchir à l’auteur du forfait ou à ses mobiles, mon attention étant absorbée par la vue d’une caisse de bouteilles d’eau posée à côté du comptoir. Avec le peu de forces qui me restaient, je me suis traîné jusqu’à elles et les ai bues l’une après l’autre. Alors l’une des têtes a ouvert un œil qui s’est mis à regarder ce que je faisais. Les deux serveuses n’ont pas bronché pour autant, pétrifiées par la chaleur comme des lézards.

Ayant étanché ma soif et trouvé un lieu ombragé, j’ai attendu tranquillement que la fournaise de midi s’apaise. Puis je suis parti à la recherche d’un hôtel. Apparemment les quartiers riches de Massaoua étaient naguère un charmant mélange d’architectures tropicale, arabe et italienne. Aujourd’hui, quelques années après la guerre, la plupart des maisons sont toujours en ruines, les trottoirs sont encore encombrés de briques, de détritus et de verre. À un grand carrefour se dresse un énorme char russe T-72 calciné. Visiblement la ville n’a pas les moyens de le retirer. L’Érythrée n’a pas de grue pour l’emporter, de plateforme pour le transporter, ni de four pour le fondre. Il est possible de faire venir un énorme char d’assaut dans un pays comme l’Érythrée, de le faire fonctionner, mais quand ce char tombe en panne ou qu’il est incendié, on ne sait que faire de son épave.