Le cœur du cobra

 

 

Les réalités et les mystères de la route nous font vite oublier notre enthousiasme et notre extase. Première question de fond : par où aller ? Car sur la grande plaine, notre piste, jusqu’à présent si large, se met soudain à se ramifier, à bifurquer dans des directions complètement différentes. Pas un panneau d’indication, pas une inscription, pas une flèche. Une plaine lisse comme une table, recouverte de hautes herbes, sans montagnes ni fleuves, sans points de repère naturels. Seul un réseau de chemins sans fin, de plus en plus illisibles, emmêlés, embrouillés.

Pas même un croisement. Par contre, tous les dix, parfois tous les cent kilomètres, des pattes-d’oie, des enchevêtrements et des entrelacements d’où s’échappe un chaos d’embranchements.

Je demande au Grec ce qu’il faut faire. Regardant autour de lui d’un air perplexe, il me répond par la même question. Longtemps nous roulons au petit bonheur la chance, prenant les routes qui semblent nous conduire vers l’ouest, vers le lac Victoria. Mais à peine avons-nous parcouru quelques kilomètres que tout d’un coup, sans raison apparente, l’embranchement choisi bifurque dans une autre direction. Complètement perdu, j’arrête la voiture. Nous n’avons ni carte précise, ni boussole.

Puis apparaît un nouvel obstacle : midi, l’heure de la grande chaleur, le moment où le monde sombre dans la torpeur et le silence. À ce moment de la journée, les bêtes se réfugient à l’ombre des arbres. Les troupeaux de buffles, eux, ne peuvent s’abriter nulle part, ils sont trop énormes, trop nombreux. Chacun d’eux peut compter un millier de têtes. À cette heure caniculaire, ils s’immobilisent tout simplement, se figent. Et, comme par hasard, un troupeau se pétrifie justement sur la piste que nous voulons emprunter. Nous avançons : devant nous se dressent un millier de statues de granit sombre, solidement implantées dans le sol, inertes.

Une puissance inouïe sommeille dans ce troupeau, pire encore que la force de l’avalanche car elle est brûlante, impétueuse, bouillonnante de sang. Et si cette bombe explosait tout près de nous ! Ce serait la mort, à tous les coups. Bernhard Grzimek a observé des mois durant le comportement de buffles en survolant dans un petit avion la réserve de Serengeti. Il raconte que, isolé, le buffle ne réagit pas au vrombissement de l’appareil qui descend en piqué : il continue de paître paisiblement. Mais quand Grzimek survole le troupeau tout entier, c’est différent. Pour peu que parmi les buffles se trouve une bête au tempérament hypersensible ou hystérique, le troupeau tout entier est alors pris de panique et se met à foncer droit devant lui.

Or j’ai justement en face de moi un troupeau de buffles. Que faire ? S’arrêter et ne plus bouger ? Mais combien de temps ? Faire demi-tour ? C’est trop tard : il peut se lancer à notre poursuite. Ce sont des bêtes sacrément rapides, enragées, résistantes. Après un signe de croix, lentement, très lentement, je passe en première, je joue de l’embrayage, je pénètre dans le troupeau. Immense, il s’étend à perte de vue. J’observe les taureaux qui sont en tête. Ceux qui se trouvent sur notre trajectoire, paresseusement, après mûre réflexion, se rangent sur le côté afin de laisser passer la voiture. Ils libèrent le chemin, mais pas un centimètre de plus qu’il ne faut. La Land Rover frotte leurs flancs. Je suis en nage. J’ai l’impression d’avancer sur un chemin miné. Du coin de l’œil, j’observe Léo. Il a les yeux fermés. Nous avançons doucement, mètre après mètre. Le troupeau est silencieux. Immobile. Des centaines de paires d’yeux sombres, écarquillés dans des têtes massives. Des yeux voilés, stupides, sans expression. Le passage est long, la traversée interminable, mais nous finissons par nous retrouver à l’autre bout, en lieu sûr. Le troupeau est derrière nous, la tache imposante et sombre qu’il forme à la surface verte de la plaine de Serengeti s’amenuise.

 

Mon inquiétude augmente au fur et à mesure que nous tournons en rond. Depuis ce matin, nous n’avons rencontré personne. Nous ne sommes tombés sur aucune route ni sur la moindre indication routière. La chaleur est torride, elle s’intensifie de minute en minute, comme si la piste, toutes les pistes possibles et imaginables menaient directement au soleil, comme si nous nous approchions inéluctablement du moment où nous allons être sacrifiés sur un bûcher. L’air brûlant se met à trembler et à onduler. Tout devient liquide, chaque image est mobile et délavée comme dans un film flou. L’horizon s’est éloigné et effacé comme s’il était soumis à la loi du flux et du reflux. Les parasols gris et poussiéreux des acacias se balancent en rythme et changent de place : ils semblent déplacés par des fous qui vont et viennent sans savoir où se fixer.

Mais le pire, c’est que les rets embrouillés qui depuis des heures nous emprisonnent dans leurs poches perfides et étouffantes se mettent à vibrer et à bouger. Sous mes yeux, toute cette géométrie entortillée, indéchiffrable, qui constituait jusqu’à présent un élément stable et immobile à la surface de la savane, se met à se débattre et à dériver. Mais où donc ? Où entraîne-t-elle ses prisonniers empêtrés dans ses filets ? Tous en chœur, Léo, moi, la voiture, les routes, la savane, les buffles et le soleil, nous glissons vers un espace inconnu, brillant, illuminé.

Soudain le moteur s’arrête et la voiture stoppe. Voyant qu’il m’arrive quelque chose, Léo coupe le contact. « Passe-moi le volant, dit-il, je vais conduire. » Nous poursuivons notre route jusqu’à ce que la chaleur s’adoucisse. Nous apercevons alors deux cases africaines. Nous nous approchons. Elles sont vides, sans portes ni fenêtres. Deux grabats de bois se dressent à l’intérieur. Visiblement ces cases n’appartiennent à personne, elles doivent servir de refuge aux voyageurs.

J’ignore comment je me suis retrouvé sur l’un des grabats. Je suis à peine vivant. Le soleil bruit dans ma tête. Pour maîtriser ma somnolence, j’allume une cigarette, mais je ne l’apprécie pas. Je m’apprête à l’écraser sur le sol et, suivant inconsciemment des yeux le mouvement de ma main, je me rends compte que je suis sur le point de l’écraser sur la tête d’un serpent enroulé sous mon grabat.

Je suis tétanisé. Au point qu’au lieu de retirer prestement la main avec la cigarette allumée, je la maintiens au-dessus de sa tête. Je finis toutefois par prendre conscience de la situation : je suis à la merci d’un serpent mortel. Tout ce que je sais, c’est qu’il est hors de question de bouger. Au moindre geste, le serpent se lance sur sa victime et la mord. C’est un cobra égyptien, gris-jaune, lové sur le sol d’argile. Son venin entraîne une mort rapide. Dans la situation où nous nous trouvons – nous n’avons aucun médicament, nous sommes à une journée de route de l’hôpital –, cette mort est certaine. Peut-être le cobra est-il en ce moment en état de catalepsie, un état d’insensibilité et de léthargie caractéristique de ces reptiles, car il ne remue pas, il gît immobile. « Mon Dieu ! que faire ? », pensé-je avec fièvre, à peine conscient.

— Léo, chuchoté-je, Léo, un serpent !

Léo est dans la voiture. Il est en train de sortir les bagages. Nous nous taisons, désemparés. Mais il faut faire vite, car si le cobra sort de sa léthargie, il attaquera aussitôt. Comme nous n’avons pas d’arme, pas de machette, rien, nous convenons que Léo sortira de la voiture un jerrican avec lequel nous tenterons d’étouffer le cobra. C’est risqué mais, pris de court, nous sommes incapables de trouver une autre solution. De plus nous devons agir vite, car notre inaction donne l’avantage au cobra.

Nous sommes équipés de jerricans achetés dans un surplus anglais, énormes, avec des arêtes saillantes. Léo, qui est costaud, en a saisi un et s’est glissé dans la case. Le cobra ne réagit toujours pas, il est toujours immobile. Tenant l’ustensile par les poignées, Léo le brandit et attend. Figé dans cette position, il calcule, mesure, vise. Moi, je suis toujours paralysé sur le grabat, tendu, prêt. Soudain, en l’espace d’une seconde, le jerrican tendu devant lui, Léo se jette de toute sa force sur le serpent. À mon tour, je m’écrase de tout mon poids sur mon camarade. Notre vie est en train de se jouer pendant ces quelques secondes. En fait, nous n’avons pensé au danger que plus tard, car au moment où le jerrican, Léo et moi-même nous abattons sur le reptile, l’intérieur de la case se transforme en enfer.

Jamais je n’aurais imaginé qu’une créature pouvait receler une telle puissance. Une force terrible, monstrueuse, cosmique. Moi qui pensais que l’arête du jerrican pénétrerait le serpent facilement ! Tu parles ! Je réalise bien vite que sous nos corps, nous avons non pas un serpent mais un ressort en acier, palpitant, vibrant, impossible à briser ou à écraser. Le cobra s’agite, frappe le sol avec une telle rage, une telle furie que l’intérieur de la case devient noir de poussière. Il donne des coups de queue si virulents que le sol s’effrite et se désagrège, nous aveuglant dans des nuages de poussière. Je pense avec horreur que nous n’allons pas en venir à bout, que le reptile va nous échapper et que tout abattu, blessé, enragé qu’il est, il va nous mordre. J’étreins mon camarade encore plus fort. Il pousse des gémissements, la poitrine écrasée sur le métal, il ne peut plus respirer.

Au bout d’un certain temps, d’une éternité, les contractions du cobra deviennent moins impétueuses, moins vigoureuses, moins fréquentes. « Regarde, dit Léo, du sang ! » Effectivement, dans une fente du sol qui rappelle maintenant un vase en argile brisé, un mince filet coule goutte à goutte. Le cobra s’affaiblit, les soubresauts du jerrican que nous sentons toujours sous nos corps et par lesquels le serpent nous signale sa douleur et sa haine s’atténuent. Ces tressaillements nous ont maintenus dans un état de frayeur et de panique sans fin. Mais maintenant que tout est fini, que la poussière de la case commence à se dissiper, à retomber, que Léo et moi sommes à nouveau sur nos pieds, en regardant de nouveau ce filet de sang qui s’écoule, au lieu d’être satisfait et content, je ressens un vide, pire encore, un sentiment de tristesse. Ce cœur qui battait au fond de l’enfer où le hasard nous a tous les trois réunis, ce cœur a cessé de battre.

 

Le lendemain, nous nous retrouvons sur une large piste en latérite couleur de rouille qui, formant un arc profond, entoure le lac Victoria. Au bout de quelques centaines de kilomètres à travers une Afrique verte, luxuriante, splendide, nous arrivons à la frontière de l’Ouganda. En fait il n’y a pas de démarcation. Sur le bord de la route se tient une guérite toute simple, avec au-dessus de la porte une inscription pyrogravée sur une planche en bois : « Ouganda ». Elle est vide et fermée. Les fameuses frontières au-delà desquelles coule le sang ne surgiront que plus tard.

Nous poursuivons notre route. Il fait déjà nuit. Ce qui en Europe s’appelle soir ou crépuscule dure ici à peine quelques minutes, ou plutôt n’existe pas. Il y a le jour, et aussitôt après la nuit, comme si quelqu’un en un tour de clé coupait le courant du soleil. La nuit devient tout de suite noire. En un instant, nous nous retrouvons au cœur des ténèbres les plus sombres. Si la nuit nous surprend en pleine brousse, nous devons aussitôt nous arrêter : on ne voit plus rien, comme si quelqu’un nous avait enfilé à l’improviste un sac sur la tête. Nous perdons le sens de l’orientation, nous ne savons pas où nous sommes. Dans ce noir profond, les gens discutent entre eux, sans se voir. Ils s’interpellent sans savoir qu’ils se trouvent les uns à côté des autres. L’obscurité isole et de ce fait renforce le besoin d’être ensemble, en groupe, en communauté.

Les premières heures de la nuit sont la période la plus conviviale en Afrique. Personne ne veut être seul à ce moment-là. La solitude ? Mais c’est un vrai malheur, une damnation ! Ici les enfants ne se couchent pas avant les adultes. On se rend au pays des rêves ensemble, tout le monde en chœur, la famille, le clan, le village.

Nous avons traversé l’Ouganda endormi, invisible derrière le rideau de la nuit. Tout près devait se trouver le lac Victoria, tout près les royaumes d’Ankole et de Toro, les pâturages de Mubende et les chutes de Murchison. Tout cela, sur un fond de nuit plus noire que la cendre. Une nuit pleine de silence. Les phares de la voiture transpercent l’obscurité. Dans leur lumière tourbillonne un essaim fou de mouches, de taons et de moustiques surgis du néant. En une fraction de seconde, ils nous jouent le rôle de leur vie, la danse endiablée de l’insecte, puis ils périssent, impitoyablement écrasés par la calandre de la voiture qui fend la nuit.

De temps en temps, les ténèbres sont illuminées par une oasis, une cabane aussi colorée qu’une baraque de foire qui scintille au loin : c’est la boutique d’un Hindou, une duka. Au-dessus de tas de biscuits, de paquets de thé, de cigarettes, d’allumettes, de boîtes de sardines et de savonnettes émerge la tête du propriétaire, éclairée par la lueur des néons ou des ampoules : un Hindou qui, assis sans bouger, attend le client tardif avec patience et espoir. La lueur de ces boutiques, qui semblent apparaître et disparaître à notre demande, nous éclaire la route jusqu’à Kampala comme les réverbères d’une rue déserte.

 

Kampala se prépare aux festivités. Dans quelques jours, le 9 octobre, l’Ouganda doit acquérir l’indépendance. Des négociations et des enchères compliquées se sont prolongées jusqu’au dernier moment. La politique intérieure de l’Afrique et de ses États séparés est complexe et embrouillée. Cela s’explique par le fait que les puissances coloniales, sous la houlette de Bismarck à la Conférence de Berlin, se sont partagé l’Afrique en fourrant les quelque dix mille royaumes, fédérations et unions tribales indépendantes et souveraines qui existaient sur le continent au milieu du XIXe siècle, à l’intérieur des frontières d’à peine quatorze colonies. Ces royaumes et ces unions tribales avaient pourtant un long passé de conflits et de guerres mutuels. Et soudain, sans avoir été consultés, ils se sont brusquement retrouvés dans la sphère d’une seule et même colonie, soumis au même pouvoir, étranger de surcroît, à une loi commune.

Or voilà que survient l’époque de la décolonisation. Les anciennes relations interethniques, que le pouvoir étranger n’a fait que geler ou qu’il a généralement ignorées, se sont soudainement ravivées, réactualisées. Une chance de libération est apparue certes, mais une libération soumise à une condition : que les adversaires et ennemis d’hier forment un seul État dont ils seront les maîtres, les patriotes et les défenseurs solidaires. Les anciennes métropoles coloniales et les leaders des mouvements de libération de l’Afrique se sont donné comme principe que, si dans une colonie éclataient des conflits internes sanglants, le territoire concerné n’acquerrait pas l’indépendance.

Le processus de décolonisation doit être mis en place, comme cela a été défini, par des méthodes constitutionnelles, autour d’une table de négociations, sans drame politique important, en sauvant l’essentiel : la poursuite des échanges de richesses et de marchandises entre l’Afrique et l’Europe sans perturbation majeure.

Le contexte dans lequel doit se produire le bond vers le royaume de la liberté place un grand nombre d’Africains devant un dilemme. En effet, en eux cohabitent deux loyautés menant entre elles une lutte douloureuse et inextricable. D’un côté, il y a la mémoire historique, profondément codée, de leur clan et de leur peuple, la connaissance des alliés à aider et des ennemis à haïr. De l’autre, il s’agit d’entrer dans la famille des États indépendants, des sociétés modernes, à condition justement de renier tout égoïsme et aveuglement ethniques.

Tel est le problème auquel l’Ouganda se trouve confronté. Dans ses frontières actuelles, c’est un pays jeune, ayant à peine quelques dizaines d’années. Mais son territoire regroupe quatre anciens royaumes Ankole, Buganda, Bunyoro et Toro. L’histoire de leurs rancunes et de leurs conflits réciproques est aussi pittoresque et riche que l’histoire des guerres entre Celtes et Saxons, ou entre gibelins et guelfes.

Le royaume du Buganda, dont la capitale, Mengo, est devenue un quartier de Kampala, est le plus puissant d’entre eux. Mengo désigne aussi une colline sur laquelle se tient le palais royal. En effet, Kampala, ville d’une beauté extraordinaire, pleine de fleurs, de palmiers, de manguiers et de poinsettias, s’étend sur sept collines douces et vertes dont une partie descend directement dans le lac.

Jadis les palais royaux étaient érigés les uns après les autres sur ces collines : quand un roi mourait, on abandonnait le palais vide et on en construisait un neuf sur la colline suivante. Il ne fallait surtout pas perturber le pouvoir que le mort continuait d’exercer, même si c’était de l’au-delà. Ainsi le pouvoir était détenu par toute une dynastie et le roi en exercice n’en était qu’un représentant provisoire.

En 1960, deux ans avant la libération, les gens qui ne se considèrent pas sujets du roi du Buganda fondent le parti UPC (Uganda People’s Congress). Ce parti remporte les premières élections. À sa tête se trouve le jeune fonctionnaire Milton Obote, dont j’ai fait la connaissance à Dar es-Salaam.

Les journalistes attendus à Kampala doivent loger dans les baraquements de l’ancien hôpital un peu à l’écart de la ville (le nouvel hôpital, présent de la reine Elizabeth, va sous peu ouvrir ses portes). Nous arrivons les premiers ; les baraques, blanches et propres, sont encore vides. Dans le bâtiment principal qui donne sur la rue, on me remet la clé de ma chambre. Léo est parti au nord voir les cascades de Murchison. Je l’envie mais je dois rester pour préparer le matériel pour notre reportage. Je trouve notre baraquement. Il se tient à l’écart, au milieu de canneliers et de tamarins luxuriants. La porte de ma chambre se trouve au bout d’un long couloir. J’entre, pose ma valise et mon sac, referme la porte. Alors, le lit, la chaise et l’armoire s’élèvent dans les airs, se mettent à tourbillonner de plus en plus vite sous le plafond.

Je perds connaissance.