Un enfer pétrifié

 

 

 

Les pilotes ont à peine coupé les gaz qu’une foule se précipite vers l’avion. La passerelle est avancée. Nous sommes alors assaillis par un groupe compact de gens essoufflés qui jouent des coudes, nous tirent par la chemise, nous compriment : « Passport ? Passport ? » s’écrient-ils avec insistance. Puis, sur le même ton agressif : « Return ticket ? » Ou encore avec sévérité : « Vaccination ? Vaccination ? » Cet assaut est si violent et déstabilisant que, bousculé, étouffé et débraillé, j’enchaîne gaffe sur gaffe. Je commence par sortir docilement mon passeport, puisqu’on me l’a demandé. Aussitôt quelqu’un me l’arrache et disparaît. Harcelé à propos du billet de retour, je montre que j’en ai bien un. Il disparaît aussi sec. Même scénario pour le livret de vaccinations : quelqu’un me l’arrache des mains et il s’évapore dans la nature. Je me retrouve sans un papier ! Que faire ? Porter plainte ? Mais à qui s’adresser ? La foule qui s’est précipitée pour m’accueillir au pied de la passerelle a disparu. Je suis tout seul. Peu après, deux jeunes gens viennent vers moi. Ils se présentent : « Zado et John. Nous allons te protéger. Sans nous, tu es perdu. »

Je ne pose aucune question. La seule chose qui me préoccupe, c’est la chaleur abominable qui règne ici. C’est le début de l’après-midi, l’air est tellement imprégné de moiteur, d’humidité, il est tellement pesant et chaud que je suffoque littéralement. Déguerpir d’ici à tout prix, trouver un endroit un peu plus frais ! « Où sont passés mes papiers ? » m’écrié-je à bout de nerfs, désespéré. Je perds mon sang froid. La chaleur rend nerveux et agressif. « Calme-toi, me dit John une fois que nous nous retrouvons dans sa voiture devant le baraquement de l’aéroport tu vas comprendre tout de suite. »

Nous parcourons les rues de Monrovia. Les deux côtés de la chaussée sont hérissés de ruines noires et calcinées. Ici il ne reste pratiquement rien d’un bâtiment détruit, car tout ce qui est récupérable – briques, tôles, poutres – est aussitôt démonté et dérobé. La ville compte des dizaines de milliers de sans-abri venus de la brousse qui attendent qu’une grenade ou une bombe démolisse une maison pour se ruer aussitôt sur leur proie. Avec les matériaux emportés, ils vont se construire une hutte, une cabane, ou tout simplement un toit pour se protéger du soleil ou de la pluie. La ville, dont les maisons devaient à l’origine être simples et basses, est maintenant encombrée de constructions provisoires faites de bric et de broc. Elle s’est ratatinée, ressemble à une structure d’urgence : un camp de voyageurs qui auraient fait une halte pour se protéger du soleil torride de midi et seraient prêts à repartir pour une destination inconnue.

Je demande à John et à Zado de me conduire à un hôtel. J’ignore s’il y en a plusieurs dans la ville. Sans dire un mot, ils m’emmènent dans une rue où se dresse un bâtiment à étages tout décrépit avec une enseigne : « El Mason Hôtel ». On y accède par le bar. John ouvre la porte, mais semble arrêté. À l’intérieur, dans une semi-obscurité artificielle et colorée, dans une atmosphère étouffante et viciée, se tiennent des prostituées. Ma phrase ne reflète toutefois pas la réalité : dans un local minuscule, une centaine de filles sont agglutinées, dégoulinantes de sueur, exténuées, si serrées, comprimées que non seulement on ne peut y entrer, mais qu’on ne pourrait même pas y glisser une main. Le mécanisme est simple : dès qu’un client ouvre la porte, une fille est catapultée dans les bras du candidat ébahi sous l’effet de la pression régnant à l’intérieur du bar. Sa place est aussitôt occupée par la fille suivante.

John recule et cherche un autre accès. Dans un petit bureau est assis le propriétaire, un jeune Libanais au regard serein et débonnaire. C’est à lui qu’appartiennent les filles et l’immeuble délabré aux murs visqueux et moisis sur lesquels des coulées d’eau noires forment une procession muette de fantômes, de chimères, d’esprits oblongs, maigres et mystérieux.

— Je n’ai pas de papiers, dis-je au Libanais qui se contente de sourire.

— Ce n’est pas grave, dit-il. Qui a des papiers ici ! Des papiers ! reprend-il en riant, et il regarde John et Zado d’un air entendu.

Visiblement je suis pour lui un extraterrestre. Les habitants de la planète Monrovia n’ont qu’un seul souci : survivre jusqu’au lendemain. Qui s’intéresse ici aux papiers ?

— Quarante dollars la nuit, dit-il. Mais sans les repas. On peut manger au coin de la rue. Chez la Syrienne.

J’invite immédiatement John et Zado à déjeuner. La patronne est une femme d’un certain âge, méfiante, qui regarde constamment la porte. Elle sert un plat unique : des chachliks avec du riz. Elle fixe l’entrée, car elle ne sait jamais qui va se présenter : des clients, pour manger un plat, ou des voleurs, pour tout lui emporter. « Qu’est-ce que je dois faire ? » demande-t-elle en mettant le couvert. Elle n’a plus d’énergie, plus d’argent. « J’ai tout perdu », dit-elle résignée, comme si nous étions au courant. Le local est désert. Un ventilateur est suspendu au plafond, les mouches volent, à la porte les mendiants se bousculent, la main tendue. Agglomérés à la fenêtre crasseuse, d’autres miséreux contemplent nos assiettes. Des hommes déguenillés, des femmes avec des béquilles, des enfants avec un bras ou une jambe arrachés par une mine. Nous ne savons pas comment nous tenir, où nous mettre.

Nous restons silencieux. Finalement j’aborde le problème de mes papiers. Zado m’explique que j’ai déçu les services à l’aéroport du fait que j’étais en règle et que j’avais tous mes papiers. J’aurais mieux fait de ne rien avoir. Des compagnies aériennes sauvages débarquent ici toutes sortes de gens louches. Il ne faut pas oublier que c’est le pays de l’or, des diamants et de la drogue. Pour la plupart, ces gens n’ont ni visa ni livret de vaccinations. C’est sur leur dos que le personnel de l’aéroport peut se faire de l’argent, car ces trafiquants paient pour qu’on les laisse entrer. C’est grâce à eux qu’il vit, car le gouvernement n’a pas les moyens de payer leurs salaires. Non pas qu’ils soient corrompus, ils sont tout simplement affamés. Moi aussi je vais devoir racheter mes papiers. Zado et John savent où et à qui. Ils vont arranger l’affaire.

 

Le Libanais nous rejoint et me laisse une clé. Comme la nuit tombe, il rentre chez lui. Il me conseille aussi de regagner l’hôtel. D’après lui, je ne pourrai pas me promener tout seul en ville le soir. Je retourne donc à l’hôtel, monte dans ma chambre par une porte latérale. En bas, près de l’entrée et dans les escaliers, des gueux s’accrochent à moi, m’assurant qu’ils me protégeront pendant la nuit. Tout en me parlant, ils tendent la main. Leur regard insistant laisse entendre que si je ne leur donne rien, ils viendront la nuit pendant mon sommeil et me trancheront la gorge.

Ma chambre, le n° 107, n’a qu’une fenêtre donnant sur un puits intérieur, sinistre et nauséabond. J’allume la lumière. Les murs, le lit, la petite table et le plancher sont noirs. Noirs de cafards. J’ai déjà eu l’occasion de vivre avec toute sorte de vermine, j’ai même appris à y être indifférent, à m’accommoder à l’idée de vivre parmi des millions de mouches, de cousins, de blattes et de punaises, au cœur d’innombrables nuées, d’essaims de guêpes, d’araignées, de carabes, de scarabées, de taons, de moustiques et de sauterelles voraces. Mais, cette fois-ci, je suis frappé moins par leur nombre, pourtant en lui-même choquant, que par la dimension des cafards, la taille de chaque insecte séparément. Ce sont des bestioles énormes, larges comme des tortues, sombres, luisantes, velues et moustachues. D’où peuvent bien venir ces proportions énormes ? De quoi ces insectes se nourrissent-ils ? Leur taille monstrueuse me tétanise. Depuis des années, sans réfléchir, j’ai écrasé toutes sortes de moustiques, mouches, puces et araignées, mais là je me trouve en présence d’un problème nouveau : comment venir à bout de pareils colosses ? Que faire d’eux ? Comment les traiter ? Les tuer ? Avec quoi ? Comment ? Rien que d’y penser, mes mains en tremblent. Ils sont trop gros. Je sens que je ne n’y arriverai pas, que je n’oserai même pas essayer. Intrigué, je me penche au-dessus d’eux et tends l’oreille pour tenter de capter une voix. Beaucoup de créatures de cette taille s’expriment en effet à leur façon : elles piaulent, coassent, ronronnent ou grognent. Pourquoi le cafard n’aurait-il pas lui aussi son langage ? Un cafard ordinaire est trop petit pour qu’on l’entende, mais les géants parmi lesquels je me trouve ? Vont-ils émettre un son ? Un silence absolu règne dans la chambre, ils sont tous muets, fermés, sans voix, mystérieux.

Je constate toutefois que, chaque fois que je me penche au-dessus d’eux dans l’espoir de les entendre, ils reculent avec vivacité et se regroupent en tas. Dès que je renouvelle mon geste, la réaction est la même. Manifestement les cafards sont dégoûtés par l’homme, le fuient avec répugnance, le perçoivent comme une créature désagréable et repoussante.

Je pourrais dramatiser la scène et raconter que les cafards, irrités par ma présence, se sont jetés sur moi, m’ont attaqué et submergé, tandis que, pris de tremblements, en proie à l’hystérie, j’ai été frappé d’apoplexie. Ce ne serait pas la vérité. En fait, quand je ne m’approche pas d’eux, ils restent indifférents, font leur bonhomme de chemin avec indolence et nonchalance. Tantôt ils vont d’un endroit à l’autre en trottinant, tantôt se glissent hors des fissures et y retournent. Mais à part cela, il ne se passe rien.

Conscient qu’une rude nuit d’insomnie m’attend, car par-dessus le marché il fait chaud à mourir, je sors de mon sac mes notes sur le Liberia.

 

En 1821, un navire venant d’Amérique, à bord duquel se trouvait un agent de l’American Colonisation Society, Robert Stockton, accosta à proximité de l’endroit où se trouve mon hôtel (Monrovia est situé sur la côte Atlantique, sur une presqu’île dont la forme ressemble à la presqu’île polonaise de Hel). Appliquant son pistolet sur la tempe du chef de la tribu locale, le roi Peter, Stockton le contraignit à lui vendre des terres en échange de six mousquets et d’un coffre de perles. La société américaine projetait d’y installer des esclaves affranchis, originaires essentiellement de plantations cotonnières de Virginie, de Géorgie et du Maryland. Cette société américaine avait un caractère libéral et philanthropique. Ses militants estimaient que le meilleur moyen de réparer les préjudices causés aux esclaves était de les renvoyer sur leurs terres ancestrales d’Afrique.

Dès lors, des navires en provenance des États-Unis ont débarqué chaque année des groupes d’esclaves libérés qui se sont installés dans la région où se trouve aujourd’hui Monrovia. Ils ne constituaient pas une société très importante. Lorsque, en 1847, fut proclamée la République du Liberia, ils étaient six mille. Il est possible que leur nombre n’ait jamais dépassé quelques dizaines de milliers : moins de un pour cent de la population du pays.

L’histoire de ces colons, qui se sont donné le nom d’Américano-Libériens, est fascinante. Hier encore c’étaient des parias noirs, des esclaves privés de tout droit travaillant dans les plantations des États du Sud de l’Amérique. Pour la plupart, ils ne savaient ni lire ni écrire, et n’avaient pas non plus de métier. Des années auparavant, leurs pères avaient été arrachés à l’Afrique, enchaînés et transportés en Amérique puis vendus sur des marchés d’esclaves. Or voilà que, maintenant, les descendants de ces malheureux, ces esclaves noirs tout juste émancipés, se retrouvent sur la terre de leurs ancêtres, dans leur univers, parmi leurs frères de sang dont ils partagent les racines et la couleur de la peau. Par la volonté de Blancs américains libéraux, ils ont été transportés ici et livrés à eux-mêmes, à leur propre sort. Comment vont-ils se comporter ? Que vont-ils faire ?

Contrairement aux attentes de leurs bienfaiteurs, les colons ne baisent pas la terre promise ni ne se jettent dans les bras de leurs frères africains.

Ces Américano-Libériens ont l’expérience d’un seul type de société : l’esclavage, en vigueur alors dans les États du Sud de l’Amérique. Aussi, dès leur arrivée, la première chose qu’ils font, c’est de recréer une société similaire. À la différence que désormais ce sont eux, les esclaves d’hier, qui seront les maîtres et que les nouveaux esclaves seront les communautés indigènes qu’ils conquièrent et dominent.

Le Liberia, c’est la prolongation de l’esclavagisme par des esclaves qui refusent de détruire un système injuste et s’emploient à le maintenir, le développer et l’exploiter dans leur propre intérêt. Il semble qu’un esprit opprimé, dénaturé par l’expérience de l’esclavage, « né dans la servitude et enchaîné dès le berceau », soit incapable de penser, d’imaginer un monde affranchi, un monde où chacun serait libre.

Le Liberia est en grande partie couvert par la jungle, une forêt épaisse, tropicale, humide, palustre. Quelques tribus pauvres et faiblement organisées y habitent (les peuples aux structures militaires et étatiques puissantes vivent généralement sur les espaces larges et ouverts de la savane : ils ne peuvent se développer dans la jungle africaine à cause des problèmes sanitaires et des difficultés de communication). Désormais, ces territoires traditionnellement habités par la population indigène sont peu à peu occupés par des colons venus d’outre-mer. D’emblée, les relations sont mauvaises, hostiles. Les Américano-Libériens déclarent qu’ils sont les seuls citoyens du pays. Ce statut, ils le refusent à tous les autres, c’est-à-dire à quatre-vingt-dix-neuf pour cent de la population. D’après les lois qu’ils votent, ces autres ne sont que des tribesmen (des « hommes de tribus »), sans culture, des sauvages et des païens.

Généralement, les deux communautés vivent éloignées l’une de l’autre, et n’entrent en contact que rarement, sporadiquement. Les nouveaux maîtres restent sur la côte et dans les bourgades qu’ils y ont construites, la plus importante étant Monrovia. Il faudra attendre cent ans après la naissance du Liberia pour que son président, à l’époque William Tubman, se rende pour la première fois à l’intérieur du pays. Ne pouvant se distinguer des indigènes par la couleur de leur peau ni par leur apparence physique, les colons d’Amérique essaient de souligner leur différence et leur supériorité d’une autre manière. Malgré le climat torride et humide qui règne au Liberia, les hommes, même en semaine, portent des habits et des redingotes, des chapeaux melons et des gants blancs. Les dames restent généralement à la maison, mais quand elles sortent – jusqu’au milieu du XXe siècle Monrovia ne connaît ni asphalte ni trottoirs - elles se parent de crinolines raides, d’épaisses perruques et de chapeaux décorés de fleurs artificielles. Toute cette classe supérieure, exclusive, vit dans des maisons qui sont une copie fidèle des manoirs et des petits palais que se construisaient les Blancs propriétaires de plantations dans les États du Sud de l’Amérique. Les Américano-Libériens s’enferment également dans un univers religieux inaccessible aux Africains indigènes. Ce sont des baptistes et des méthodistes fervents. Ils érigent sur leurs nouvelles terres des églises simples, où ils passent tout leur temps libre à chanter des hymnes pieux et à écouter des sermons de circonstance. Avec le temps, ces temples deviennent aussi des lieux de rencontres amicales, des espèces de clubs privés.

Bien avant que les Afrikaners blancs n’instaurent l’apartheid comme système de ségrégation et de domination en Afrique du Sud, les nouveaux maîtres du Liberia, descendants d’esclaves noirs, inventent et expérimentent ce système dès la seconde moitié du XIXe siècle. Les conditions naturelles et la densité de la jungle créent entre les indigènes et les colons une frontière naturelle, un no man’s land qui favorise la ségrégation. Mais cela ne suffit pas. Dans l’univers étroit et bigot de Monrovia, les contacts avec la population locale sont interdits, notamment les mariages. Tout est fait pour que « les sauvages connaissent leur place ». C’est dans ce but que le gouvernement de Monrovia assigne à chaque tribu – il y en a seize – un territoire où elle est tenue de résider, comme les fameux homelands créés pour les Africains des dizaines d’années plus tard par les racistes blancs de Pretoria. Tous ceux qui enfreignent la loi sont sévèrement punis. Monrovia envoie sur les lieux de rébellion et de résistance des expéditions punitives militaires et policières. Les chefs des tribus insurgées sont décapités sur place, la population rebelle massacrée ou emprisonnée, ses villages détruits, ses récoltes réduites en cendres. Ne dérogeant pas à la règle universelle, ces expéditions, campagnes et guerres locales ont un seul et unique objectif : capturer des prisonniers. Les Américano-Libériens ont en effet besoin de main-d’œuvre. Dès la seconde moitié du XIXe siècle, ils font travailler les indigènes dans leurs exploitations et leurs ateliers. Ils se lancent aussi dans le trafic d’esclaves, vendant leurs prisonniers à d’autres colonies, notamment à Fernando Po et à la Guyane. À la fin des années vingt du XXe siècle, la presse mondiale dénonce ces pratiques menées officiellement par le gouvernement du Liberia. La Société des Nations intervient. Sous sa pression, le président en exercice, Charles King, est contraint de céder. Mais le trafic continue, dans la clandestinité toutefois.

Dès les premiers jours de leur installation au Liberia, les colons noirs d’Amérique ont réfléchi à la manière de garder et de renforcer leur position dominante dans leur nouvelle patrie. Ils commencent par exclure les indigènes du pouvoir en leur déniant tout droit civique. Ils les autorisent à vivre, mais seulement sur les territoires réservés à leur tribu. Puis ils vont plus loin : ils inventent un système de pouvoir à parti unique. Un an avant la naissance de Lénine, en 1869, est créé à Monrovia le True Whig Party, qui conservera le monopole du pouvoir pendant cent onze ans, c’est-à-dire jusqu’en 1980. La direction de ce parti, son bureau politique - The National Executive – dès le début décide de tout : qui sera président, qui siège au gouvernement, quelle sera la politique menée par ce gouvernement, quelle société étrangère obtiendra des concessions, qui sera nommé chef de la police, directeur des postes, etc., jusqu’au moindre détail, jusqu’aux échelons les plus bas. Le chef du parti est président de la République et inversement, car ces postes sont interchangeables. Pour obtenir quelque chose, il faut être membre du Parti. Ses adversaires croupissent en prison ou émigrent.

Dans les années soixante, j’ai rencontré le leader du parti et président du Liberia, William Tubman.

C’était au printemps 1963, à Addis-Abeba, lors de la première Conférence des chefs d’État africains. Tubman avait à l’époque près de soixante-dix ans. Il n’avait jamais pris l’avion de sa vie, il en avait peur. Un mois avant la conférence, il avait levé l’ancre de Monrovia, avait accosté à Djibouti, et de là avait gagné Addis-Abeba en train. Il était petit, fin, d’humeur joviale et avait toujours un cigare à la bouche. Aux questions embarrassantes, il répondait par un éclat de rire sonore et prolongé qui se terminait par un hoquet bruyant suivi d’une crise d’étouffement accompagnée de sifflements et de convulsions. Il tremblait, écarquillait ses yeux noyés de larmes. Décontenancé et effrayé, son interlocuteur se taisait et n’osait plus insister. Tubman époussetait d’une chiquenaude la cendre sur ses vêtements et, apaisé, disparaissait de nouveau derrière un gros nuage de fumée.

Il a été président du Liberia pendant vingt-huit ans. Il appartenait à cette catégorie de caciques, rare aujourd’hui, qui gèrent leur pays comme un propriétaire son domaine : ils savent tout, décident de tout. Leonidas Trujillo, qui appartient à la même génération que Tubman, a été le président-dictateur de la république Dominicaine pendant trente ans. Sous son règne l’Église organisait des baptêmes collectifs, et Trujillo en personne présentait les nouveau-nés au prêtre. Puis il devint le parrain de tous ses sujets. La CIA n’a jamais réussi à trouver un volontaire pour attenter à la vie du dictateur, personne ne voulant lever la main sur son parrain.

Chaque jour Tubman recevait près de soixante personnes. Il nommait lui-même les gens à tous les postes dans le pays, décidait à qui il fallait accorder des concessions, quels missionnaires il fallait laisser entrer. Il envoyait ses hommes partout, il avait une police privée qui lui faisait des rapports sur ce qui se passait dans tel ou tel village. Il ne s’y passait d’ailleurs pas grand-chose. Le pays était une petite province d’Afrique oubliée du monde entier. Dans les rues sablonneuses de Monrovia, à l’ombre de masures délabrées, des vendeuses bien en chair somnolaient derrière leurs étalages. Partout traînaient des chiens atteints de paludisme. Parfois devant la porte du palais gouvernemental passait un groupe avec une énorme banderole sur laquelle on pouvait lire : « Gigantesque manifestation de reconnaissance pour les progrès réalisés dans le pays grâce à l’Incomparable Administration du Président du Liberia, Dr. W. V. S. Tubman. » Devant la même porte s’arrêtaient aussi des ensembles musicaux venus de province pour chanter la grandeur du président : « Tubman est notre père à tous / le père du peuple tout entier / Il nous construit des routes / fait venir l’eau / Tubman nous donne à manger / nous dorme à manger/ yé, yé ! » Les gardes, de leur guérite où ils se protégeaient du soleil, applaudissaient ces bardes enthousiastes.

Mais le respect général qu’inspirait le président était dû surtout à la protection des bons esprits qui le dotaient de forces exceptionnelles. Si quelqu’un voulait lui servir une boisson empoisonnée, le verre contenant le breuvage se désagrégeait dans les airs. La balle d’un terroriste ne pouvait l’atteindre, car elle aurait fondu sur sa trajectoire avant de l’atteindre. Le président utilisait des herbes qui lui permettaient de gagner toutes les élections. Il avait aussi un appareil à travers lequel il pouvait voir tout ce qui se passait partout. Aussi l’opposition n’avait-elle aucune raison d’exister, puisqu’elle elle aurait été découverte avant même d’être créée.

Tubman est mort en 1971. Il a été remplacé par son ami, le vice-président William Tolbert. Mais autant le pouvoir amusait Tubman, autant l’argent fascinait Tolbert. Il avait la corruption dans le sang. Il marchandait tout : l’or, les voitures. À ses moments de liberté, il vendait des passeports. Toute l’élite, les descendants des esclaves noirs américains, suivait son exemple. Tolbert ordonnait de tirer sur les gens qui descendaient dans la rue pour demander du pain et de l’eau. Sa police assassina des centaines d’hommes.

Le 12 avril 1980, au petit matin, un groupe de soldats fait irruption dans la résidence du président et le tue dans son lit. Ils le vident de ses entrailles, qu’ils jettent aux chiens et aux vautours. Les soldats sont au nombre de dix-sept. Ils sont conduits par un sergent de vingt-huit ans, à peine lettré, Samuel Doe. Originaire de la petite tribu krahn qui vit au fin fond de la jungle, il fait partie de ces hommes que la misère a chassés du village et qui depuis des années affluent en masse à Monrovia pour y trouver un emploi et quelques sous. En l’espace de trente ans, de 1956 à 1986, la population de la capitale du Liberia a été multipliée par dix, passant de 42 000 à 425 000 habitants.

Ce bond démographique a eu lieu dans une ville sans industries ni moyens de communications, dans une ville où peu de maisons ont l’électricité et encore moins l’eau courante.

Pour aller de la jungle à Monrovia, il faut des journées de marche à travers des régions tropicales impraticables. Seuls des hommes jeunes et forts peuvent venir à bout de cette expédition. Ce sont justement eux qui arrivent à la ville. Mais une fois sur place, ils ne trouvent rien, ni travail, ni toit. Dès le premier jour, ils rejoignent les rangs des bayayes, cette armée de jeunes chômeurs qui errent sans rien faire dans toutes les grandes rues et sur toutes les places des villes africaines. Cette foule est à l’origine des troubles dont souffre le continent : c’est dans ses rangs, contre quelques sous, souvent contre une promesse de pain, que les chefs de bande locaux recrutent leur armée pour prendre le pouvoir, organiser des coups d’État et déchaîner des guerres civiles.

À l’instar d’Amin en Ouganda, Doe est l’un de ces bayayes. Et comme Amin, il a gagné au loto : il a été recruté. On pourrait penser qu’il a atteint le sommet de sa carrière. Ses ambitions se révèlent toutefois plus grandes.

Le coup d’État de Doe n’est pas le simple remplacement d’un bureaucrate, d’un cacique corrompu par un semi-analphabète en uniforme. C’est aussi une révolution sanglante, cruelle et caricaturale des masses opprimées et à moitié asservies de la jungle africaine contre leurs maîtres honnis, les descendants d’esclaves des plantations américaines. C’est donc en quelque sorte un coup d’État dans un univers d’esclaves : les esclaves d’aujourd’hui s’insurgent contre les esclaves d’hier qui les ont asservis. Tous ces événements semblent étayer la thèse la plus pessimiste et la plus tragique selon laquelle on ne sort pas de la servitude, tout au moins sur le plan mental ou culturel. Ou alors c’est un processus extrêmement laborieux et long.

 

Doe se proclame immédiatement président et fait aussitôt massacrer treize ministres du gouvernement Tolbert. L’exécution dure longtemps et se déroule sous les yeux d’une populace nombreuse et avide de sensations.

Le nouveau président ne cesse de dénoncer des attentats dirigés contre lui. Il prétend en avoir dénombré trente-quatre. Les terroristes sont fusillés. S’il reste en vie et continue de gouverner, c’est bien la preuve qu’il est protégé par des sortilèges et des forces invincibles, œuvre des sorciers de son village. On a beau lui tirer dessus, les balles se figent dans les airs et retombent à terre.

Il n’y a pas grand-chose à dire au sujet de son règne. Il dirige le pays pendant dix ans, dix ans de stagnation. Il n’y a pas de lumière, les magasins sont fermés, la circulation sur les innombrables routes du Liberia s’est figée.

En fait il ne sait pas comment gérer son rôle de président. Comme il a un visage puéril et joufflu, il s’achète de grandes lunettes avec une monture en or afin d’avoir l’air sérieux et riche. De tempérament plutôt paresseux, il passe des journées entières dans sa résidence à jouer aux dames avec ses sujets. Il passe aussi beaucoup de temps dans la cour où les épouses de sa garde présidentielle préparent à manger sur des feux et font la lessive. Il leur fait la conversation, plaisante, de temps en temps en prend une dans son lit. Perdu, ne sachant pas comment échapper à la vengeance des victimes de ses massacres, il ne trouve qu’une issue : s’entourer d’hommes de sa tribu, les Krahns qu’il fait venir en masse à Monrovia. Ainsi, des mains des Américano-Libériens riches, bien enracinés, mondains, et qui entre-temps ont réussi à fuir le pays, le pouvoir passe dans celles d’une misérable tribu de la jungle, analphabète et effarouchée par son nouveau statut. Brusquement arrachés à leurs huttes tressées d’écorce et de feuilles, les Krahns voient pour la première fois de leur vie une ville, une voiture ou des chaussures. Us comprennent que le seul moyen de survivre est de terroriser, voire de liquider les ennemis réels ou potentiels, c’est-à-dire tous les non-Krahns. C’est ainsi qu’une poignée d’entre eux, hier encore miséreux, obscurs et perdus, s’accrochant à un pouvoir lucratif qui leur est tombé du ciel comme un œuf en or, sème la terreur parmi le peuple. Ils frappent, maltraitent, pendent, sans raison. « Mais pourquoi t’ont-ils torturé ? demandent des voisins à un homme tout couvert d’ecchymoses.

- Parce que je ne faisais pas partie de la tribu krahn », répond le malheureux.

On comprend que dans cette situation, le pays ne rêve que de se débarrasser de Doe et de ses hommes. Un dénommé Charles Taylor vole au secours du peuple. C’est un ancien proche de Doe qui, comme l’affirme le président, lui a volé un million de dollars, s’est enfui aux États-Unis, s’est fait pincer dans un trafic louche, s’est retrouvé derrière les barreaux, s’est évadé et a atterri en Côte-d’Ivoire. De là, en décembre 1989, il engage une guerre contre Doe, entouré d’une soixantaine d’hommes. Doe aurait pu en venir à bout aisément, mais il envoie contre son rival une armée de va-nu-pieds qui, à peine sortis de Monrovia, font main basse sur tout ce qui leur tombe sous la main. La nouvelle qu’une armée de brigands est en marche se répand comme une traînée de poudre dans la jungle. Dans un sauve-qui-peut général, la population effrayée rallie Taylor. L’armée de celui-ci gonfle à la vitesse de l’éclair et en six mois à peine se trouve aux portes de Monrovia. Dans le camp de Taylor éclate alors une querelle pour déterminer qui doit conquérir la ville et à qui reviendra le butin. Le chef d’état-major, Prince Johnson, un ancien fidèle de Doe également, se sépare de Taylor et crée sa propre armée. Il y a maintenant trois armées : celle de Doe, celle de Taylor et celle de Johnson, qui se battent entre elles, dans la ville et pour la ville. Monrovia se transforme en ruines, des quartiers entiers flambent, des cadavres jonchent les rues.

Finalement les pays d’Afrique occidentale interviennent. Le Nigeria envoie par la mer des troupes qui, l’été, débarquent dans le port de Monrovia. Informé, Doe décide d’aller accueillir les Nigérians. Protégé par ses gardes du corps, il gagne en Mercedes le port. Nous sommes le 9 septembre 1990. Le président traverse une ville martyrisée, dévastée, pillée, déserte. Il arrive au port où les hommes de Johnson l’attendent. Ils ouvrent le feu. Toute la garde du président tombe sous les balles. Lui-même est touché aux jambes, il ne peut pas s’enfuir. Il est capturé, ligoté et entraîné au supplice.

Johnson, qui est très sensible à la médiatisation, ordonne de filmer la scène de torture d’un bout à l’autre. Sur l’écran on peut le voir assis, sirotant une bière. À ses côtés se tient une femme qui joue de l’éventail et lui éponge son front en sueur, il fait très chaud. Doe est assis par terre, les mains attachées derrière le dos, dégoulinant de sang. Il a le visage tuméfié, on ne voit presque plus ses yeux. Les hommes de Johnson sont agglutinés autour de lui, fascinés par le spectacle du dictateur torturé. C’est le fameux détachement qui, depuis plus de six mois, sillonne le pays, pille et tue. Pourtant le spectacle du sang le met toujours en transe, le rend toujours fou. De jeunes garçons jouent des coudes, chacun veut voir, se rassasier la vue. Doe est assis dans une mare rouge, nu, ruisselant de sang, de sueur et d’eau dont on l’arrose pour qu’il ne s’évanouisse pas, la tête gonflée par les coups. « Prince ! bredouille Doe à Johnson – il l’appelle par son prénom car Doe, Taylor et Johnson, ces frères ennemis qui ravagent le pays, sont de vieux camarades - je ne te demande qu’une chose, fais desserrer les liens. Je te dirai tout, mais fais desserrer les liens ! » On lui a manifestement si bien ligoté les mains que cela lui fait plus mal que les blessures de balles dans les jambes. Mais Johnson hurle, il hurle dans un créole incompréhensible dont il ressort seulement qu’il veut le numéro de compte bancaire de Doe. Chaque fois qu’un dictateur est renversé en Afrique, l’enquête, les coups, les tortures tournent toujours autour du même thème : le numéro de compte personnel. Pour l’opinion publique, l’homme politique est à tous les coups un chef de gang, un trafiquant de stupéfiants et d’armes qui place son argent à l’étranger, car il sait que sa carrière sera brève, qu’il faudra un jour s’enfuir et qu’il faut donc assurer son avenir.

« Tranchez-lui les oreilles ! » hurle Johnson, furieux que Doe ne veuille pas parler. Mais Doe affirme précisément le contraire ! Les soldats jettent le président par terre, le retenant du pied. L’un d’entre eux lui coupe une oreille avec sa baïonnette. On entend un cri de douleur inhumain.

« L’autre oreille ! » crie Johnson. Il y a un vacarme d’enfer, tous sont excités, se disputent, chacun voudrait couper l’oreille du président. De nouveau un hurlement.

On redresse le président. Doe est assis, le dos retenu par le pied d’un soldat. Sa tête, sans oreilles, inondée de sang, penche d’un côté. Maintenant Johnson ne sait plus vraiment que faire. Lui faire couper le nez ? La main ? Le pied ? Visiblement il est à court d’imagination. Cela commence à l’ennuyer. « Qu’on l’emporte ! » ordonne-t-il aux soldats qui l’emmènent pour poursuivre la séance, toujours filmée. Torturé, Doe a vécu encore quelques heures puis a fini par mourir d’une hémorragie. Quand j’étais à Monrovia, la cassette vidéo du supplice du président était la plus grande attraction sur le marché des médias. Mais comme dans la ville on manquait de magnétoscopes, et que par ailleurs l’électricité était souvent coupée, pour voir les tortures du président – le film dure en tout deux heures –, les gens devaient se faire inviter par des voisins plus riches ou bien aller dans un bar où la cassette passait sans interruption.

 

Les gens qui écrivent sur l’Europe ont la vie facile. L’écrivain n’a qu’à s’arrêter à Florence, où il situe par exemple l’action de son roman. L’histoire s’occupe du reste. Les églises florentines, les extraordinaires statues, les hôtels particuliers de la Renaissance que les riches citadins ont eu les moyens de se faire construire, lui fournissent des thèmes à foison. On peut décrire tout cela sans même se déplacer, en faisant une petite promenade en ville. « Je me tenais sur la Piazza del Duomo », écrit un auteur se trouvant à Florence. Puis on peut lire des pages et des pages décrivant la richesse de cet univers, de ces merveilles de l’art, de ces chefs-d’œuvre qui l’entourent de toutes parts, qu’il voit de tous côtés et dans lesquels il baigne. « Et maintenant je traverse il Corso i Borgo degli Albizi en direction du musée Michel-Ange et pour aller contempler la fresque de la Madonna della Scala », poursuit notre écrivain. Quelle chance il a ! Il lui suffit de marcher et de regarder. Le monde qui l’entoure glisse tout seul sous sa plume. On peut rédiger tout un chapitre sur cette courte balade. Cette ville offre une telle variété, une telle abondance, une telle infinité de sources ! Prenons Balzac. Prenons Proust. Page après page, ce ne sont que listes, registres, catalogues de choses et d’objets inventés et fabriqués par des milliers d’ébénistes, de ciseleurs, de fouleurs et de tailleurs de pierre, par d’innombrables mains habiles, sensibles et soigneuses qui ont construit en Europe villes et rues, qui ont bâti des maisons, équipé leur intérieur.

Monrovia place le visiteur dans une situation tout à fait différente. Des petites maisons identiques, toutes de guingois et à l’abandon, s’étirent sur des kilomètres. On passe d’une rue à l’autre, d’un quartier à l’autre sans s’en apercevoir si bien que seule la fatigue, qui se fait sentir très vite sous ce climat, nous informe que nous nous trouvons dans une autre partie de la ville. Il en est de même pour l’intérieur des maisons qui sont, à l’exception de quelques villas de notables et de riches, toutes aussi pauvres et monotones les unes que les autres. Une table, des chaises ou des tabourets, le lit conjugal en métal, des nattes en rafia ou en plastique pour les enfants, des clous au mur pour accrocher les vêtements, des images en couleur généralement découpées dans des revues, une grande marmite pour faire cuire le riz, une plus petite pour préparer la sauce, des gobelets pour boire l’eau et le thé, une bassine en plastique pour se laver qui, en cas de départ précipité – chose fréquente, car les combats éclatent de toutes parts - sert aussi de valise et que les femmes portent sur la tête.

C’est tout ? Oui, à peu près.

Le plus facile, et le moins cher, c’est de se construire une maison en tôle ondulée. Un rideau en percale en guise de porte, des ouvertures minuscules en guise de fenêtres. Pendant la saison des pluies, longue et pénible ici, on les bouche avec des morceaux de contre-plaqué ou de gros carton. Pendant la journée, cette maison est aussi brûlante qu’un four, ses murs sont presque incandescents, son toit grésille et fond au soleil, si bien que de l’aube au crépuscule personne ne s’y aventure. À la première lueur du jour, dès que l’aube pointe à l’horizon, les habitants encore endormis s’éjectent dans la cour ou dans la rue, qu’ils ne quitteront plus jusqu’au soir. Ils sortent trempés de sueur, en se grattant les cloques laissées par les piqûres de moustiques ou d’araignées et en jetant un œil à la marmite pour voir s’il y reste du riz de la veille.

Ils regardent la rue, les maisons des voisins, sans curiosité, sans rien attendre.

Il faudrait peut-être faire quelque chose.

Mais quoi ?

 

Ce matin j’ai descendu Carrey Street, la rue où se trouve mon hôtel. C’est le centre de la ville, le quartier des commerçants. On ne peut pas aller bien loin. Partout des groupes de bayayes, des garçons désœuvrés, affamés, n’espérant rien, n’attendant rien de la vie, sont assis, adossés aux murs des maisons. Ils s’accrochent à moi pour me demander d’où je viens, me proposer d’être mon guide, me supplier de leur procurer une bourse en Amérique. Ils ne veulent même pas un dollar, pour acheter du pain. Non, ils visent plus haut : l’Amérique, carrément !

Plus loin, je suis encerclé par des gamins aux visages bouffis et aux yeux troubles, certains sans bras ou sans jambes. Ce sont des anciens soldats des Small Boys Units de Charles Taylor, les détachements les plus terribles. Taylor recrute des gosses et leur donne des armes. Il leur donne aussi de la drogue et, une fois qu’ils sont sous son emprise, il les pousse au combat. Complètement abrutis, ces enfants se comportent comme des kamikazes, ils se jettent dans le feu de la bataille, foncent sur les balles, sautent sur des mines. Quand ils deviennent trop dépendants et ne sont plus rentables, Taylor les expulse. Certains arrivent à gagner Monrovia et terminent leur brève existence dans des fossés ou dans des décharges, achevés par le paludisme, le choléra ou les chacals.

 

On ignore pourquoi Doe s’est rendu au port, provoquant ainsi sa propre mort. Peut-être avait-il oublié qu’il était président ? Il l’est d’ailleurs devenu tout à fait par hasard. Dix ans plus tôt, avec un groupe de seize camarades, des sous-officiers de l’armée de métier comme lui, il s’est rendu à la résidence du président Tolbert pour réclamer son arriéré de solde. Ils n’ont rencontré aucun membre de la garde présidentielle. Quant à Tolbert, il dormait. Profitant de l’occasion, ils l’ont transpercé de leurs baïonnettes. Doe, l’aîné du groupe, a occupé sa place. En général, à Monrovia, personne ne respecte les sous-officiers, mais là tout le monde s’est mis à lui faire des courbettes, à l’applaudir, à jouer des coudes pour lui serrer la main. Cela lui a plu. Il a vite appris quelques petits trucs : si la foule bat des mains, il faut la saluer en levant les bras triomphalement. Pour les cérémonies, il faut troquer l’uniforme de campagne contre un costume croisé sombre. Quand un adversaire se présente, il faut l’attraper et le tuer.

Mais il n’a pas eu le temps de tout apprendre. Il n’a pas su, notamment, réagir quand ses anciens camarades, Taylor et Johnson, ont occupé le pays, puis la capitale et se sont mis à assiéger sa résidence. Taylor et Johnson avaient leurs propres bandes armées et convoitaient tous deux le pouvoir, toujours aux mains de Doe. Il n’était évidemment pas question pour eux d’avoir un programme, ni de promouvoir la démocratie ou la souveraineté. La seule chose qui les intéressait, c’était de tenir la caisse. Doe l’avait tenue pendant dix ans. Ils étaient en droit de considérer que cela suffisait. Ils le disaient d’ailleurs ouvertement : « Tout ce que nous voulons, c’est éliminer Samuel Doe, répétaient-ils dans des dizaines d’interviews. Après, la paix régnera. »

Doe n’a pas été pas capable de réagir, il s’est tout simplement laissé aller. Au lieu de répliquer par les armes ou par la négociation, il n’a rien fait. Enfermé dans sa résidence, il ne savait pas très bien ce qui se passait autour, bien que depuis trois mois des combats acharnés aient fait rage en ville. Puis on lui fait un rapport sur l’arrivée au port de troupes nigérianes. En tant que président, il avait le droit de demander officiellement d’où venaient ces troupes étrangères accostant sur le territoire de son pays. Il pouvait exiger que le chef de ces troupes vienne présenter des explications dans sa résidence. Or Doe n’a rien fait de tel. L’éclaireur subalterne, la sentinelle a parlé en lui : « Je vais aller voir moi-même ce qui couine dans les herbes ! » Il s’est installé dans une voiture et s’est rendu au port. Ne savait-il pas que cette partie de la ville était occupée par Johnson, qui rêvait de le mettre en pièces ? Que ce n’est pas au président de se déplacer pour se faire annoncer au chef d’une armée étrangère ?

Peut-être l’ignorait-il vraiment. Ou bien il le savait, mais, manquant de jugement, il n’a pas réfléchi, il a agi spontanément. L’histoire est souvent le produit de l’étourderie, le fruit de la bêtise humaine, de l’obscurantisme, de l’idiotie et de la folie. Elle est souvent faite par des hommes qui ne savent pas ce qu’ils font, qui ne comprennent pas le sens de leurs actes, ou pire, qui ne veulent pas savoir, rejettent toute analyse avec dégoût et hargne. Nous les voyons se diriger vers leur propre destruction, se prendre dans leurs propres filets, ils serrent eux-mêmes les liens qui les étranglent, vérifiant avec soin et à plusieurs reprises leur solidité et leur efficacité.

Les dernières heures de Doe marquent le moment précis où l’histoire bascule dans la désintégration totale. La digne et altière déesse se transforme alors en sa caricature sanglante et pitoyable. Les sbires de Johnson blessent le président aux jambes afin qu’il ne puisse pas s’enfuir, ils l’attrapent, lui tordent les bras et le ligotent. Puis ils le torturent pendant des heures. Cela se passe dans une petite ville où se trouve pourtant un gouvernement légal. Où sont pendant ce temps-là les ministres ? Que font les autres fonctionnaires ? Où est la police ? Le président est torturé à côté d’un bâtiment occupé par des soldats nigérians venus à Monrovia afin de protéger le pouvoir légal. Ne se sentent-ils pas concernés ? Le bouquet, c’est qu’à quelques kilomètres du port est stationnée la garde d’élite du président, quelques centaines d’hommes, dont le seul but, l’unique tâche consiste à protéger le chef de l’État. Or celui-ci est parti ce matin faire une brève visite au port, les heures ont passé et ils sont sans nouvelles de lui. Ne se demandent-ils pas ce qui a pu lui arriver, où il a bien pu passer ?

Revenons à la scène de l’interrogatoire. Johnson veut connaître le numéro de compte bancaire de Doe. Doe gémit, ses blessures le font souffrir. Une heure auparavant, il a reçu une bonne dizaine de balles. Il bredouille quelques mots incompréhensibles. Est-ce son numéro de compte ? A-t-il vraiment un compte ? Furieux, Johnson ordonne de lui couper aussi sec les oreilles. Pourquoi ? Est-ce sensé ? Johnson ne comprend-il pas que le sang va envahir les conduits auditifs du président et que la communication avec lui n’en sera que plus difficile ?

On voit ainsi à quel point ces gens sont incapables de faire face aux événements, qu’ils sont dépassés par la situation et ne produisent que du gâchis. Puis, fous de rage, ils essaient de se rattraper. Mais peut-on se rattraper en hurlant ? En maltraitant ? En frappant ?

 

Après la mort de Doe, la guerre continue. Taylor se bat contre Johnson, tous deux contre ce qui reste de l’armée libérienne et contre les troupes d’intervention de plusieurs pays d’Afrique qui, sous le nom d’ECOMOG, sont censées rétablir l’ordre au Liberia. Après d’interminables combats, l’ECOMOG occupe Monrovia et ses environs, le reste du pays étant aux mains de Taylor et de bandes du même acabit. On peut se déplacer dans la capitale, mais au-delà de vingt à trente kilomètres on est arrêté sur la route par un poste de soldats du Ghana, de Guinée ou de Sierra Leone. Ils arrêtent tout le monde, il est interdit d’aller plus loin.

Au-delà, c’est l’enfer. Même ces soldats armés jusqu’aux dents ne s’y risqueraient pour rien au monde. Car ces zones sont livrées à des chefs de bandes libériens. Sur le continent africain, ces hommes portent le nom de seigneurs de la guerre, de warlords.

Le warlord est un ancien officier, un ex-ministre, un militant ou une personne avide de pouvoir et d’argent, un individu dénué de scrupules, brutal et fort, qui, profitant de la désintégration de l’État à laquelle il a d’ailleurs lui-même contribué et continue de contribuer, veut se tailler son État miniature informel et y exercer un pouvoir dictatorial. Le plus souvent le warlord utilise à cet effet la tribu ou le clan auquel il appartient. Les warlords sèment la haine tribale et raciale en Afrique sans jamais le reconnaître. Ils proclament toujours qu’ils dirigent un mouvement ou un parti à caractère national. Généralement il s’agit d’un « Mouvement de Libération » ou d’un « Mouvement pour la Défense de la Démocratie » ou « de l’Indépendance ». Leurs idéaux ne sont jamais moins nobles.

Ayant trouvé une appellation, le warlord commence par recruter son armée. Cela ne pose aucun problème. Dans chaque pays, dans chaque ville, il y a des milliers d’enfants affamés et sans travail qui rêvent d’être incorporés dans la troupe d’un warlord. En même temps qu’une arme, le chef leur donnera le sentiment d’appartenir à une communauté, ce qui n’est pas négligeable. Généralement, le caudillo ne les paiera pas. Il leur dira seulement : « Vous avez une arme, nourrissez-vous tout seuls. » Ce contrat leur suffit : ils sauront comment s’y prendre.

Pour ce qui est des armes, il n’y a pas de problème non plus. Elles sont bon marché et en abondance partout. De plus les seigneurs de la guerre ont de l’argent. Ou bien ils l’ont volé dans les caisses de l’État, en tant que ministres ou généraux, ou bien ils tirent leurs revenus en occupant une région riche, là où se trouvent les mines, les usines, les forêts d’abattage, les ports maritimes, les aéroports. Ainsi, par exemple, Taylor au Liberia et Savimbi en Angola occupent respectivement les territoires de leur pays où sont situés les gisements de diamants. Beaucoup de guerres en Afrique pourraient d’ailleurs s’appeler « guerres du diamant ». Une « guerre du diamant » s’est ainsi déroulée dans la province du Kasai au Congo, une autre se poursuit depuis des années en Sierra Leone. Mais il n’y a pas que les mines qui rapportent de l’argent. Les routes et les fleuves sont aussi des sources de revenus intéressantes : il suffit de placer des barrages et de taxer chaque passage.

Autre source inépuisable pour les warlords : l’aide internationale destinée à la population pauvre et affamée. Les seigneurs de la guerre prélèvent sur chaque convoi les sacs de céréales et les litres d’huile dont ils ont besoin. Ici règne la loi du plus fort : celui qui est armé est servi le premier. Les affamés ne reçoivent de cette aide que les restes. Les organisations internationales sont confrontées à un dilemme : si elles ne donnent pas aux brigands, ils ne laisseront pas passer les convois d’aide alimentaire et les gens mourront de faim. Elles donnent donc aux chefs de bande ce qu’ils veulent avec l’espoir qu’il en restera un petit peu pour les affamés.

Les warlords sont à la fois la cause et le produit de la crise où sont plongés de nombreux pays africains dans leur période postcoloniale. Dès qu’un État africain commence à chanceler, on peut être sûr qu’aussitôt apparaîtront les seigneurs de la guerre. En Angola, au Soudan, en Somalie, au Tchad, ils sont partout, ils règnent partout. Que fait le warlord ? Théoriquement il se bat contre d’autres warlords. Mais ce n’est pas toujours le cas. Le plus souvent le seigneur de la guerre s’emploie à piller la population sans armes de son propre pays. Le warlord est le contraire de Robin des Bois. Robin des Bois prenait aux riches pour donner aux pauvres. Le warlord prend aux pauvres pour s’enrichir et nourrir sa bande. Nous gravitons dans un univers où la misère condamne les uns à mort, transforme les autres en monstres. Les premiers sont les victimes, les seconds les bourreaux. Il n’y a pas d’intermédiaire.

Le warlord a ses victimes à portée de main. Il n’a pas besoin d’aller les chercher bien loin : ce sont les habitants des petites villes et des villages environnants. Ses bandes de mercenaires à moitié nus, chaussés d’Adidas déchirées, rôdent sur les terres de leur maître en quête de pâture et de butin. Pour ces miséreux enragés, affamés et souvent drogués, tout est bon à prendre. Une poignée de riz, une vieille chemise, un morceau de couverture, un pot en argile. Tout est objet de leur convoitise. Tout a pour eux de la valeur. Tout les met en transe, illumine leur regard. Mais la population a maintenant une certaine expérience. À peine informée que la bande d’un warlord s’approche, toute la contrée plie bagages et prend la fuite. Ces files de plusieurs kilomètres de long que les habitants d’Europe et d’Amérique regardent à la télévision, ce sont justement eux.

Regardons attentivement ces gens qui marchent. Pour la plupart, ce sont des femmes et des enfants. Les guerres des warlords sont en effet dirigées contre les plus faibles.

Contre ceux qui ne peuvent pas se défendre, qui en sont incapables, qui n’en ont pas les moyens. Prêtons également attention à ce que ces femmes portent. Elles ont sur la tête un balluchon ou une bassine dans lesquels il y a le strict minimum : un petit sac de riz ou de millet, une petite cuillère, un couteau, un morceau de savon. C’est tout. Ce balluchon, cette bassine sont leur seul trésor, leur unique patrimoine et unique richesse pour affronter le XXIe siècle.

Le nombre de warlords ne cesse d’augmenter. C’est une nouvelle puissance, ce sont les nouveaux maîtres. Ils accaparent les morceaux les meilleurs, des parties les plus riches du pays. Quant aux États, même s’ils tiennent le coup, ils se retrouvent affaiblis, pauvres et impuissants. Ils essaient bien de se défendre, de créer des unions et des associations afin de lutter pour résister, pour survivre. C’est la raison pour laquelle, en Afrique, les États se font rarement la guerre entre eux : ils sont unis dans la même infortune, la même galère, la même inquiétude. En revanche les guerres civiles sont nombreuses, guerres au cours desquelles les warlords se partagent le pays, pillent sa population, dilapident ses matières premières et sa terre.

Il arrive toutefois que les warlords s’aperçoivent qu’il n’y a plus rien à piller, que les sources de revenus sont épuisées. Ils entament alors ce qui s’appelle un processus de paix. Ils convoquent une conférence des parties en guerre, intitulée Warring Factions Conférence, signent un accord et fixent des dates d’élection. En échange de quoi la Banque mondiale leur accorde tous les prêts et les crédits qu’ils désirent. Désormais les warlords sont encore plus riches qu’avant, car on peut soutirer de la Banque mondiale bien plus que de ses frères affamés.

 

John et Zado sont venus à l’hôtel. Ils vont m’emmener en ville. Mais d’abord nous allons boire, car dès le matin nous sommes écrasés par la chaleur. À cette heure de la journée, le bar est déjà bondé, les gens ne sortent pas. Ici ils se sentent en sécurité. Africains, Européens, Indiens. Je reconnais l’un d’entre eux : James P., un employé colonial à la retraite. Que fait-il ici ? Il ne répond pas, sourit, fait un vague geste de la main. Des prostituées sont assises à des petites tables collantes et bancales, désœuvrées. Noires, somnolentes, splendides. Le propriétaire libanais se penche vers moi au-dessus du comptoir et me dit à l’oreille : « Ce sont tous des voleurs. Ils veulent se faire de l’argent et partir en Amérique. Tous font du trafic de diamants. Ils les achètent pour trois sous à des warlords, puis les exportent au Proche-Orient dans des avions russes.

- Des avions russes ? » demandé-je incrédule.

— Oui, dit-il, va à l’aéroport. Tu verras des avions russes qui emportent ces diamants au Proche-Orient. Au Liban, au Yémen, à Dubaï surtout. »

Le bar se vide soudain. On se sent plus à l’aise, plus libre. « Que s’est-il passé ? » demandé-je au Libanais.

— Ils ont vu que tu avais un appareil photo. Ils ont préféré partir, ils ne veulent pas tomber sous un objectif. »

 

Nous sortons à notre tour. Aussitôt un air humide, brûlant et collant nous enveloppe. Nous ne savons où nous mettre. À l’intérieur de la maison, il fait chaud, à l’extérieur aussi. Impossible de marcher, de rouler, impossible de rester assis ou couché. La température est tellement élevée qu’elle annihile toute énergie, toute sensibilité, toute curiosité. À quoi pense-t-on dans pareille situation ? À tenir jusqu’à la fin de la journée : « Ouf ! la matinée est déjà passée !… Enfin, midi est derrière nous !… Le crépuscule approche enfin. » Mais quand il arrive, ce n’est guère plus facile. Il reste aussi étouffant, collant, visqueux. Quant au soir, il baigne dans une brume brûlante, suffocante. Et la nuit ? Elle nous colle un drap humide et chaud sur la peau.

Heureusement que nous pouvons régler un certain nombre d’affaires à côté de l’hôtel. La première consiste à changer de l’argent. La seule valeur nominale en cours, c’est un billet de cinq dollars libériens, à peu près l’équivalent de cinq cents américains. Des paquets de billets de cinq dollars sont entassés sur des petites tables dressées dans les rues, prêts à être échangés. Pour le moindre achat, il faut se munir d’un sac bourré de billets. Nos opérations sont simples : à une petite table, nous changeons l’argent, à la table suivante nous achetons du carburant. L’essence est vendue dans des bouteilles de un litre : les stations sont fermées, il n’existe que le marché noir. J’observe ce que les gens achètent : un ou deux litres. Ils n’ont pas d’argent. John, lui, est riche, il en prend dix.

Nous partons. Je me laisse guider par John et Zado. Ils veulent absolument me montrer des choses impressionnantes, autrement dit les bâtiments américains. Dans les environs de Monrovia, à quelques kilomètres de la capitale, se dresse une immense forêt de métal. Des mâts à perte de vue. Massifs, hauts, hérissés d’embranchements, de ramifications, de réseaux d’antennes, de tiges et de fils. Ces structures s’étendent sur des kilomètres et des kilomètres. Plus nous avançons, plus nous avons l’impression d’être plongés dans un univers de science-fiction, fermé, incompréhensible, extraplanétaire. C’est l’ancienne station de retransmission de Voice of America en Europe, en Afrique et au Proche-Orient. Elle a été construite avant l’ère des satellites, pendant la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui elle est à l’arrêt, abandonnée, rongée par la rouille.

Nous nous rendons ensuite à l’autre bout de la ville, à un endroit où s’ouvre devant nous une immense plaine, des prés sans fin, partagés par une piste de décollage en béton. C’est l’aéroport de Robertsfield, le plus grand aéroport d’Afrique, l’un des plus grands du monde. Maintenant il est vide, détruit, fermé, seul le petit aéroport situé en ville fonctionne, celui où je suis arrivé. L’aérogare a été bombardée, la piste d’envol est criblée de trous d’obus et de cratères de bombes.

Et pour conclure la visite guidée, le summum : un État dans l’État, la plantation de caoutchouc de Firestone. Nous avons toutefois toutes les peines du monde à l’atteindre, car nous sommes sans cesse arrêtés par des postes militaires. Il faut stopper devant la barrière et attendre. Un soldat finit par sortir d’une guérite ou de derrière un sac de sable. Puis il pose des questions : qui ? quoi ? La lenteur de ses mouvements, ses paroles parcimonieuses, syllabiques, son regard terne et mystérieux, son air concentré et rêveur sont là pour donner du sérieux et de l’autorité à sa personne et à sa fonction. « Peut-on continuer ? » Avant d’accorder une réponse, il s’essuie le visage, arrange son arme, examine la voiture de tous les côtés, avant que… Finalement John décide de faire demi-tour. En effet, nous ne pourrons atteindre notre objectif avant le soir, et à la tombée de la nuit toutes les routes sont fermées, nous serons alors dans l’impasse.

Nous voilà de retour en ville. Ils m’emmènent dans un square où gisent les morceaux d’un monument au président Tubman, envahis par la végétation. C’est Doe qui a ordonné de le faire sauter afin de montrer que le règne des esclaves affranchis d’Amérique avait pris fin et que le peuple libérien opprimé avait pris le pouvoir. Ici, quand un édifice fait l’objet d’un déboulonnage, d’une démolition ou d’une destruction, on ne déblaie pas les débris. Sur la route, on peut voir la carcasse rouillée d’un véhicule fichée dans une souche : il y a des années, une voiture est venue s’écraser contre cet arbre et ce qu’il en reste y est toujours planté. Si un arbre tombe sur la voie, il n’est pas déblayé ; on le contourne, on se fraie un autre chemin. Une maison inachevée reste inachevée, une maison en ruines reste en ruines. Il en est de même pour ce monument : personne ne songe à le restaurer ni à en dégager les restes. L’acte de destruction classe l’affaire. S’il reste une trace matérielle, elle n’a plus de sens, de poids, de valeur.

Un peu plus loin, près du port et de la mer, nous nous arrêtons dans un terrain vague, devant une montagne d’ordures nauséabondes grouillantes de rats et survolée par les vautours. John bondit de la voiture et disparaît parmi des cabanes branlantes. Puis il réapparaît en compagnie d’un vieil homme. Nous le suivons. Je suis pris de frissons, car les rats nous courent tranquillement entre les jambes. Je me bouche le nez, je suffoque. Finalement, le vieux s’arrête et montre un talus couvert de pourriture. Il dit quelque chose. « C’est là que le cadavre de Doe a été jeté. Quelque part par là, à cet endroit », me traduit Zado.

Pour changer d’air, nous allons sur les bords du fleuve Saint Paul. Ce fleuve marque la frontière entre Monrovia et le royaume des warlords. Un pont l’enjambe. Du côté de Monrovia, à perte de vue, s’étendent des bidonvilles et les baraquements d’un camp de réfugiés. Il y a aussi un grand marché, un univers bigarré où s’affairent des marchandes pleines de flamme et de fougue. Les gens habitant l’autre côté du fleuve, dans l’enfer des seigneurs de la guerre, dans le monde de la terreur, de la famine et de la mort, peuvent venir de notre côté pour faire leurs achats, à condition toutefois de laisser leurs armes chez eux avant de passer le pont. Je les observe une fois qu’ils ont traversé ce pont : ils s’arrêtent, méfiants et indécis, étonnés qu’il existe un monde normal. Ils tendent les mains, comme s’ils voulaient le toucher, le palper.

De l’autre côté, j’ai vu un homme nu, avec une Kalachnikov en bandoulière. Les gens s’écartaient pour le laisser passer, ils l’évitaient. Sans doute un fou. Un fou avec une Kalachnikov.