Conférence sur le Rwanda

 

 

 

Mesdames et Messieurs,

Le thème de notre conférence est le Rwanda. Le Rwanda est un petit pays, si petit que sur la plupart des cartes que vous trouverez dans les livres sur l’Afrique, il n’est signalé que par un point. Seule la légende vous indiquera que ce point au cœur du continent représente le Rwanda. Alors que le relief de l’Afrique se caractérise plutôt par des plaines et des hauts plateaux, celui du Rwanda est constitué de montagnes dont l’altitude atteint deux à trois mille mètres, voire plus. Aussi le Rwanda est-il souvent appelé le Tibet de l’Afrique, non seulement à cause de son relief mais également de son originalité, sa particularité, sa différence. Car cette singularité concerne aussi la société. Si la population des États africains est généralement multitribale – le Congo est habité par trois cents tribus, le Nigeria par deux cent cinquante, etc. –, celle du Rwanda n’est constituée que d’une seule tribu, les Banyarwandas, qui se divisent traditionnellement en trois castes : la caste des propriétaires de bétail, les Tutsis (14 % de la population), la caste des agriculteurs, les Hutus (85 %) et la caste des ouvriers et des domestiques, les Twas (1 %). Ce système de castes (qui présente certaines analogies avec celui prévalant en Inde) a été formé il y a des siècles. La question n’a toujours pas été tranchée de savoir s’il remontait au XIIe siècle ou seulement au XVe siècle, car il n’existe sur le sujet aucune source écrite. Tout ce que l’on sait, c’est que depuis des siècles existe ici un royaume gouverné par la monarchie mwami issue de la caste tutsi.

Prisonnier des montagnes, ce royaume n’entretient aucune relation avec l’extérieur. Les Banyarwandas n’organisent pas de conquêtes. À l’instar des Japonais autrefois, ils n’admettent pas d’étrangers sur leur territoire. C’est la raison pour laquelle ils n’ont jamais connu le cauchemar des autres peuples africains, le trafic d’esclaves. Le premier Européen à pénétrer au Rwanda, en 1894, est un voyageur et officier allemand, le comte G. A. Von Götzen. Il convient d’ajouter que huit ans auparavant, lors du partage de l’Afrique à la Conférence de Berlin, les puissances coloniales attribuent le Rwanda aux Allemands sans qu’aucun Rwandais, le roi y compris, en soit informé. Des années durant, les Banyarwandas vivent donc colonisés à leur insu. Les Allemands ne manifestent pas d’intérêt pour cette colonie, et à l’issue de la Première Guerre mondiale ils la perdent au profit de la Belgique. Pendant longtemps, les Belges ne sont guère plus actifs. Le Rwanda se trouve à plus de mille cinq cents kilomètres des côtes, mais surtout le pays ne présente à leurs yeux aucune valeur puisqu’on n’y trouve pas de matières premières. Ce délaissement va permettre au système social des Banyarwandas de perdurer sous une forme inchangée jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle. Ce système rappelle à maints égards le féodalisme européen : le pays est gouverné par un monarque entouré d’un groupe d’aristocrates et d’une foule de princes du sang. À eux tous, ils forment la caste dominante des Tutsis. Leur principale et unique richesse est le bétail : des zébus, une race de vaches à grandes cornes en forme de sabre. Ces vaches ne sont pas abattues, elles sont sacrées. Les Tutsis se nourrissent de leur lait et de leur sang (le sang, recueilli des carotides incisées avec une pique, est versé dans des récipients lavés avec de l’urine de vache). Ce rite est la prérogative des hommes, car les femmes ne sont pas autorisées à toucher les vaches.

La vache est une référence universelle : elle permet de mesurer la richesse, le prestige, le pouvoir. Plus on a de vaches, plus on est riche. Plus on est riche, plus on a de pouvoir. C’est le roi qui possède le plus grand troupeau, encadré par une garde spéciale. Le moment fort de la fête nationale annuelle est la revue des vaches devant la tribune royale. À cette occasion, un million de bêtes défilent devant le monarque. Cela dure des heures. Le troupeau soulève des nuages de poussière qui planent pendant longtemps au-dessus du royaume. L’ampleur de ces nuages illustre la prospérité de la monarchie, et la cérémonie est maintes fois chantée dans la poésie des Tutsis.

« Les Tutsis ? ai-je souvent entendu au Rwanda. Ils s’assoient devant leur case et regardent leurs troupeaux paître sur les versants de la montagne. Ce spectacle les remplit de bonheur et de fierté. »

Les Tutsis ne sont ni bergers ni nomades, ce ne sont même pas des éleveurs. Ils sont propriétaires de troupeaux, ils sont la caste dominante, l’aristocratie.

En revanche les Hutus, qui sont beaucoup plus nombreux, constituent une caste d’agriculteurs soumise aux Tutsis (en Inde on les appelle les wajsiami). Entre les Tutsis et les Hutus existent des rapports féodaux : le Tutsi est le seigneur, le Hutu son vassal. Les Hutus constituent une clientèle pour les Tutsis. Ce sont des agriculteurs qui vivent de la culture de la terre. Ils rendent une partie de la récolte à leur maître en échange de quoi le seigneur les protège et leur loue une vache. Les Tutsis ont le monopole des vaches. Les Hutus ont seulement le droit de les emprunter à leur seigneur pour les exploiter. Exactement comme sous la féodalité : les mêmes relations de dépendance, les mêmes coutumes, les mêmes abus.

Au milieu du XXe siècle, un conflit dramatique oppose progressivement les deux castes. Le motif en est la terre. Le Rwanda est petit, montagneux et peuplé. N’échappant pas à la règle qui domine en Afrique, le pays devient le théâtre d’une guerre entre ceux qui vivent de l’élevage du bétail et ceux qui cultivent la terre. Mais en général, les espaces sur le continent sont tellement vastes que l’une des parties peut se réfugier sur des territoires libres et le brasier du conflit s’éteint de lui-même. Au Rwanda, une telle issue est impossible, car il n’y a pas d’endroit où se replier. Les troupeaux possédés par les Tutsis continuent néanmoins de croître et leurs pâturages deviennent insuffisants. Le seul moyen de conquérir de nouveaux pâturages, c’est de confisquer la terre aux paysans, c’est-à-dire d’expulser les Hutus. Or les Hutus vivent déjà dans la promiscuité. Leur population augmente rapidement. En outre, les terres qu’ils cultivent sont très pauvres, quand elles ne sont pas stériles. En effet les montagnes du Rwanda sont couvertes d’une mince couche de terre que les averses balaient à la saison des pluies, transformant les lopins de manioc et de maïs en rochers nus et étincelants.

Ainsi d’un côté, les troupeaux de vaches puissants et envahissants, symbole de la richesse et de la force des Tutsis, de l’autre les Hutus, serrés, écrasés, refoulés : ils n’ont pas de place, ils n’ont pas de terre, ils n’ont le choix que de partir ou mourir. Tel est le contexte qui se présente aux Belges dans les années cinquante quand ils entrent en scène. Ils sont maintenant très actifs, car l’Afrique vit une période agitée. Une vague d’indépendance anticoloniale est en train de déferler sur le continent. Il faut donc agir, prendre des décisions. La Belgique fait partie de ces métropoles que ce mouvement d’émancipation a le plus surprises. Elle n’a aucune idée de ce qu’elle doit faire, ses fonctionnaires sont tout aussi désemparés. Sa réaction est classique et simple : retarder le dénouement, faire traîner les choses. Jusqu’à présent, les Belges ont gouverné le Rwanda par l’intermédiaire des Tutsis, ils se sont appuyés sur eux, se sont servis d’eux. Or les Tutsis, qui représentent parmi les Banyarwandas la classe la plus éduquée et la plus ambitieuse, aspirent maintenant à l’indépendance. Une indépendance immédiate, chose à laquelle les Belges ne sont pas du tout préparés ! Alors Bruxelles change brusquement de tactique : elle laisse tomber les Tutsis et se met à soutenir les Hutus, plus dociles, plus conciliants. Elle commence à les exciter contre les Tutsis. Cette politique porte vite ses fruits. Enhardis, encouragés, les Hutus se lancent dans la bataille. En 1959, une insurrection paysanne éclate. En fait, le Rwanda est le seul pays africain où le mouvement d’indépendance a pris la forme d’une révolution sociale, antiféodale. De toute l’Afrique, il est le seul à avoir vécu sa prise de la Bastille, à avoir détrôné son roi, à avoir eu sa Gironde et sa Terreur. Armés de machettes, de serfouettes et de piques, des bandes de paysans se déchaînent comme un cyclone sur leurs maîtres et souverains, les Tutsis. Commence alors un massacre immense que l’Afrique n’a pas connu depuis longtemps. Les paysans brûlent les fermes de leurs seigneurs, ils leur tranchent la gorge et leur fendent le crâne. Le Rwanda baigne dans le sang, le Rwanda est en flammes. Le bétail est abattu massivement. Souvent pour la première fois de leur vie, les paysans peuvent se rassasier de viande. À Cette époque, le pays compte 2,6 millions d’habitants, dont trois cent mille Tutsis. On estime à quelques dizaines de milliers les Tutsis qui ont été à ce moment-là massacrés, au même nombre ceux qui ont fui dans les pays voisins : le Congo, l’Ouganda, le Tanganyika et le Burundi. La monarchie et la féodalité ont disparu, et la caste des Tutsis a perdu sa position dominante. Le pouvoir a été pris par la paysannerie hutu. Lorsque le Rwanda acquiert l’indépendance en 1962, les hommes de la caste hutu viennent de former le premier gouvernement. Il est dirigé par le jeune journaliste Grégoire Kayibanda. À cette époque, je me trouve au Rwanda pour la première fois. De Kigali, la capitale du pays, je garde le souvenir d’une petite bourgade misérable. Je n’ai pas pu trouver d’hôtel, peut-être parce qu’il n’y en avait pas. Finalement des religieuses belges m’ont accueilli à la maternité de leur petit hôpital tout propre.

Les Hutus comme les Tutsis se réveillent de cette révolution comme d’un mauvais rêve. Les deux parties ont vécu un massacre, les uns comme bourreaux, les autres comme victimes. Or une telle expérience laisse en l’homme une trace douloureuse et durable. Les sentiments des Hutus sont à cette époque mélangés. D’un côté, ils ont vaincu leurs seigneurs, ont mis à terre le joug féodal et pour la première fois ont conquis le pouvoir. D’un autre côté, ils n’ont pas battu leurs maîtres de manière définitive, ils ne les ont pas anéantis totalement et le fait de savoir que leur adversaire, meurtri mais toujours vivant, cherchera à se venger, sème dans leur cœur une peur insurmontable et mortelle (n’oublions pas que la peur de la vengeance est profondément enracinée dans la mentalité des Africains, que le droit immémorial à la vengeance a de tout temps régulé leurs relations humaines, qu’elles soient privées ou tribales). Et ils ont des raisons d’avoir peur. Car bien que les Hutus aient conquis la forteresse montagneuse du Rwanda et qu’ils y aient installé leur pouvoir, une « cinquième colonne » de Tutsis – cent mille hommes environ – est toujours présente dans le pays. Par ailleurs, les Tutsis qui hier ont été chassés du pays ont encerclé cette Bastille de leurs camps. Et cet encerclement présente une menace peut-être plus grande encore.

La métaphore de la forteresse n’est pas exagérée. Si l’on entre au Rwanda par l’Ouganda, la Tanzanie ou le Zaïre, on a vraiment l’impression de franchir les portes d’un château fort. Lorsqu’il se réveille le matin dans son camp de réfugiés et qu’il sort de sa misérable tente, le Tutsi, aujourd’hui exilé et vagabond, contemple les merveilleux et immenses remparts de son pays. À cette heure matinale, c’est un tableau merveilleux. Moi-même je me suis souvent levé à l’aube pour contempler ce paysage unique. À perte de vue s’étendent des montagnes, hautes mais douces. Elles sont émeraude, violettes, vertes, toutes couronnées de soleil. Elles n’ont pas l’aspect dangereux et sombre des cimes, des escarpements, des strates fouettées par les vents, l’homme n’y est pas guetté par les avalanches ou les éboulements meurtriers. Non. Les montagnes du Rwanda rayonnent de chaleur et de douceur, elles séduisent par leur beauté et leur silence, leur air cristallin et serein, leur calme, la perfection de leurs lignes et de leurs formes. Le matin, les vallées vertes sont envahies par une brume transparente. C’est comme un rideau clair qui scintille au soleil, léger et flottant, à travers lequel on voit les eucalyptus, les bananiers et les gens qui travaillent dans les champs. Mais le Tutsi, lui, voit surtout les troupeaux qui paissent. Maintenant qu’il se trouve dans un camp de réfugiés, ces troupeaux qui désormais ne lui appartiennent plus, mais qui étaient la justification et le sens de son existence, prennent dans son imagination les proportions du mythe ou de la légende, deviennent un idéal, un rêve, une obsession.

Ainsi le drame rwandais, la tragédie du peuple banyarwanda, est dans l’impasse : exactement comme dans le drame palestinien, on se trouve devant l’impossibilité de concilier les causes de deux communautés revendiquant le même petit bout de terre, trop petit pour les accueillir toutes les deux. Au cœur de ce drame germe la tentation de l’Endlösung, de la « solution finale », au début faible encore et indéterminée, mais avec les années de plus en plus claire et impérieuse.

Pour le moment toutefois nous n’en sommes pas là. Nous sommes dans les années soixante, la période la plus prometteuse et optimiste de l’Afrique. L’espoir et l’euphorie qui régnent sur le continent font oublier les événements sanglants du Rwanda. Par ailleurs, les moyens de communication, les journaux n’existent pas. Le Rwanda, où est-ce au juste ? Comment s’y rendre ? Ce pays semble oublié par Dieu et les hommes. C’est un lieu calme, sans vie, et très vite ennuyeux. Aucune grande route ne le traverse, aucune grande ville ne s’y trouve, personne ou presque ne s’y rend. Lorsque je dis un jour à mon collègue Michael Field, le correspondant du Daily Telegraph, que je suis allé au Rwanda, il me demande : « Tu as vu le président ?

- Non !

- Alors pourquoi y as-tu été ? » s’écrie-t-il stupéfait. Nombreux sont mes collègues à considérer que la seule attraction de ce pays est son président. S’il n’est pas possible de le rencontrer, alors pourquoi diable y aller ?

Il est vrai que les Rwandais se distinguent par une mentalité provinciale. Au fond, notre monde, global en apparence, est une planète où cohabitent plusieurs milliers de provinces. Voyager à travers le monde revient à aller de province en province, chacune d’entre elles étant une étoile solitaire qui ne brille que pour elle-même. Pour la majorité des hommes, le monde se termine au seuil de leur maison, à la limite de leur village, tout au plus à la frontière de leur vallée. Ce qui est situé au-delà est irréel, insignifiant et même inutile. En revanche, ce qu’ils ont sous la main, à portée de vue, prend les proportions d’un cosmos immense masquant tout le reste. Souvent l’autochtone et l’étranger ont du mal à trouver un langage commun, car chacun utilise un appareil d’optique différent pour voir le même environnement. L’étranger se sert d’un grand angle qui offre une image éloignée, réduite, mais avec une ligne d’horizon longue. En revanche son interlocuteur autochtone utilise un téléobjectif ou même un télescope qui agrandit le moindre détail.

 

Ceci n’empêche pas que les autochtones vivent des drames réels, douloureux et nullement exagérés. C’est le cas pour le Rwanda. La révolution de 1959 a divisé le peuple banyarwanda en deux camps opposés. Le temps ne fera que renforcer les mécanismes de discorde, exacerber le conflit, et il mènera coup sur coup à des collisions sanglantes pour aboutir en fin de compte à l’apocalypse.

Les Tutsis, qui se sont établis dans des camps le long de la frontière, complotent et contre-attaquent. En 1963, ils frappent par le sud, du Burundi voisin, où leurs frères de caste, les Tutsis burundais, exercent le pouvoir. Deux ans après, nouvelle invasion des Tutsis. L’armée hutu arrive à la contenir et se venge en organisant au Rwanda un énorme et terrible massacre. Il y a vingt mille morts, déchiquetés à la machette – cinquante mille, affirment certains. Aucun observateur étranger, aucune commission, aucun média ne pénètre dans ces contrées. Je me souviens que le groupe de correspondants que nous formions a essayé de se rendre à cette époque au Rwanda, mais les autorités ne nous ont pas laissés entrer. Nous n’avons pu recueillir que les témoignages de rescapés en Tanzanie : surtout des femmes avec leurs enfants, terrorisées, blessées, affamées. Les hommes ne revenaient pas de ces expéditions, car ils avaient, pour la plupart, été tués. De nombreuses guerres en Afrique se déroulent sans témoins, dans la clandestinité, dans des endroits inaccessibles, dans le silence, dans l’ignorance ou l’oubli du monde. C’est le cas du Rwanda. Des années durant, des combats frontaliers, des pogroms, des massacres éclatent. Les partisans tutsis (que les Hutus appellent des cancrelats) brûlent les villages et assassinent la population locale. Soutenue par sa propre armée, celle-ci organise à son tour des violences et des massacres.

Il n’est pas facile de vivre dans ce pays. De nombreux villages et petites villes sont en effet habités par une population mélangée. Les deux camps vivent côte à côte, se croisent sur les chemins, travaillent au même endroit. Et en douce, tout le monde complote. Dans ce climat de suspicion, de tension et de peur, la vieille tradition tribale des sectes clandestines, des alliances et des mafias secrètes renaît. Réelles et fictives. Comme chacun appartient clandestinement à quelque chose, il est convaincu que l’autre aussi. Évidemment cet autre ne peut appartenir qu’à une organisation opposée, ennemie.

 

Le jumeau du Rwanda, c’est son voisin du sud, le Burundi. Le Rwanda et le Burundi ont une géographie similaire, une structure sociale proche, une histoire séculaire commune. Leurs destins ne se sont séparés qu’en 1959 : au Rwanda, la révolution paysanne hutu a vaincu, et ses dirigeants ont pris le pouvoir dans le pays. En revanche, au Burundi, les Tutsis ont gardé et même renforcé leur domination en reconstruisant une armée et en créant une dictature militaire féodale. Toutefois le système des vases communicants qui existe depuis longtemps entre les deux pays jumeaux a continué de fonctionner et le massacre des Tutsis par les Hutus au Rwanda a entraîné en représailles le massacre des Hutus par les Tutsis au Burundi et vice versa. Ainsi, quand en 1972, encouragés par l’exemple de leurs frères du Rwanda, les Hutus du Burundi ont essayé de faire chez eux leur révolution en assassinant pour commencer quelques milliers de Tutsis, ceux-ci ont répondu en tuant plus de cent mille Hutus. C’est moins le massacre en lui-même – les deux pays sont en effet coutumiers du fait – que son ampleur qui a suscité l’émotion des Hutus du Rwanda. Ceux-ci ont décidé de réagir. De plus ils ont été confortés dans leur décision par le fait que, pendant ce pogrom, quelques centaines de milliers de Hutus du Burundi (certains avancent le nombre d’un million) se sont réfugiés au Rwanda, créant pour ce pays pauvre, sans cesse confronté au cauchemar de la famine, un immense problème : comment nourrir ces foules de réfugiés ?

Exploitant cette situation critique (« ils massacrent nos frères au Burundi, nous n’avons pas les moyens d’entretenir un million d’immigrés »), le chef de l’armée rwandaise, le général Juvénal Habyarimana, organise en 1973 un coup d’État et se proclame président. Ce putsch met à jour de profondes dissensions et conflits au sein de la communauté hutu. Vaincu (par la suite victime de la famine), le président Grégoire Kayjibanda est originaire d’un clan hutu du centre du pays connu pour ses tendances libérales et modérées. En revanche, le nouveau maître du pays vient d’un clan du nord-est du Rwanda représentant l’aile radicale et chauviniste des Hutus (pour rendre le tableau plus lisible, on peut dire que Habyarimana est le Radovan Karadzic des Hutus rwandais).

Habyarimana restera au pouvoir pendant vingt et un ans, c’est-à-dire jusqu’à sa mort en 1994. Charpenté, fort, énergique, il se consacre à l’édification d’une dictature de fer. Il introduit un système à parti unique. Le leader de ce parti n’est autre que lui-même, Habyarimana. Les membres du parti doivent tous habiter le pays depuis leur naissance. Le général modifie également le schéma simpliste opposant les Hutus aux Tutsis. Il l’enrichit d’un clivage supplémentaire entre pouvoir et opposition. Si l’on est tutsi, mais que l’on se montre loyal, on peut devenir maire de village ou de commune (mais non cependant ministre). En revanche, si l’on critique le pouvoir, on se retrouvera derrière les barreaux ou finira à l’échafaud même si l’on est un Hutu de pure souche. En agissant de la sorte, le général fait preuve de bon sens, car l’opposition ne compte pas que des Tutsis mais des foules de Hutus qui le haïssent et le combattent comme ils le peuvent. Le conflit au Rwanda n’est pas seulement une rivalité de castes, mais une lutte acharnée entre la dictature et la démocratie. C’est pourquoi parler et penser en catégories ethniques est trompeur et illusoire. Cela efface et tue toutes les valeurs profondes : celles du bien et du mal, de la vérité et du mensonge, de la démocratie et de la dictature, en réduisant la réalité à une seule dichotomie superficielle et secondaire, à un seul contraste, à une seule opposition : on aurait toutes les qualités uniquement parce que l’on est hutu, on ne vaudrait rien uniquement parce que l’on est tutsi.

La première tâche que s’assigne Habyarimana est donc le renforcement de la dictature. Parallèlement à cette évolution, une nouvelle tendance se développe : la privatisation de l’État de plus en plus manifeste. Le Rwanda devient la propriété exclusive du clan de Gisenyi, la petite ville dont est originaire le général, plus exactement la propriété de l’épouse du président, Agathe, de ses trois frères Sagatawa, Séraphin et Zed, et de quelques cousins. Agathe et ses frères appartiennent au clan des Akazus. Ce nom devient une clef magique permettant de pénétrer les arcanes du Rwanda. Sagatawa, Séraphin et Zed ont des palais somptueux dans la région de Gisenyi d’où, avec leur sœur et son époux le général, ils dirigent l’armée, la police, les banques et l’administration. Un petit État perdu dans les montagnes au cœur du continent et gouverné par une famille vorace de caciques avides et despotiques, tel est le tableau qu’offre le Rwanda à cette période. Comment cet État a-t-il pu s’attirer une réputation aussi sinistre aux yeux de l’opinion mondiale ?

 

Il a déjà été question de ces dizaines de milliers de Tutsis qui, en 1959, ont fui leur pays pour échapper à la mort. Ils ont été suivis par des centaines de milliers d’autres. Ces hommes se sont installés dans des camps situés à la frontière, au Zaïre, en Ouganda, en Tanzanie et au Burundi, créant des concentrations de réfugiés malheureux, impatients et obsédés par une seule chose : rentrer chez eux, retrouver leurs troupeaux (désormais mythiques). Ils mènent dans ces camps une vie végétative, misérable et désespérée. Mais, avec le temps, il mettent au monde des enfants qui vont former une génération de jeunes désireux de réagir, de se battre. Leur but principal est bien sûr de revenir sur la terre de leurs ancêtres. La terre des ancêtres est un concept sacré en Afrique, c’est un lieu désiré, magnétique, la source de la vie. Mais il n’est pas facile de sortir d’un camp de réfugiés. C’est même interdit par les autorités locales. La seule exception est l’Ouganda, où depuis des années règnent la guerre civile et le chaos. Dans les armées quatre-vingt, le militant Yoweri Museveni engage une guerre partisane contre le régime monstrueux de Milton Obote, psychopathe et bourreau. Museveni a besoin d’hommes. Il les trouve rapidement, car, outre ses frères ougandais, les jeunes des camps rwandais s’engagent dans la résistance : il s’agit de Tutsis combatifs et motivés. Museveni les accueille à bras ouverts. Dans la jungle ougandaise, sous la direction d’instructeurs professionnels, ils suivent une formation militaire. Nombreux aussi sont ceux qui terminent une école d’officiers à l’étranger. En janvier 1986, Museveni entre à Kampala et prend le pouvoir. Les officiers et les soldats de ces détachements sont souvent des jeunes Tutsis dont les pères ont été chassés du Rwanda et qui sont nés dans les camps.

Pendant longtemps personne ne prête attention à cette armée bien instruite et expérimentée de Tutsis qui ne pensent qu’à prendre leur revanche sur ceux qui ont déshonoré et outragé leurs familles. Pour le moment, ils tiennent des réunions clandestines, forment un Front patriotique du Rwanda (FPR) et se préparent à l’attaque. Dans la nuit du 30 septembre 1990, ils s’éclipsent des casernes de l’armée ougandaise et des camps frontaliers et, à l’aube, pénètrent au Rwanda. À Kigali, la surprise des autorités est totale. La surprise et l’effroi. Habyarimana a une armée faible et démoralisée. De la frontière ougandaise à Kigali, il y a un peu plus de cent cinquante kilomètres. Les partisans peuvent arriver dans la capitale en un ou deux jours. C’est sans doute ce qui se serait passé, car l’armée de Habyarimana n’oppose aucune résistance. Peut-être l’hécatombe de 1994 aurait-elle été évitée, s’il n’y avait eu ce coup de téléphone : un S.O.S. adressé par le général Habyarimana au président Mitterrand.

 

Mitterrand subit une forte pression de la part d’un lobby proafricain. Contrairement à la majorité des métropoles européennes qui se sont radicalement débarrassées de leur héritage colonial, la France représente un cas de figure à part. Après la décolonisation, il reste un groupe important, actif et bien organisé d’hommes qui ont fait carrière dans l’administration coloniale, qui ont vécu (comme des coqs en pâte !) dans les colonies et se sentent maintenant, en Europe, étrangers, inaptes et inutiles. D’un autre côté, ils sont profondément convaincus que la France est non seulement un pays européen, mais aussi une communauté regroupant tous les peuples de culture et de langue françaises, bref, que la France, c’est aussi un espace culturel et linguistique : la Francophonie8. Traduite dans la langue simplifiée de la géopolitique, cette philosophie prône que si quelqu’un, quelque part dans le monde, attaque un pays francophone, c’est comme si la France était attaquée. Par ailleurs les fonctionnaires et les généraux du lobby proafricain souffrent d’un complexe, le complexe de Fachoda, au sujet duquel il convient de donner quelques précisions. Au XIXe siècle, lorsque les pays européens se partagent l’Afrique, Londres et Paris sont obnubilés par une idée bizarre, quoique compréhensible à l’époque : ils veulent que leurs possessions sur le continent africain soit disposées en ligne droite et qu’il existe entre elles une continuité territoriale. Londres veut que cette ligne aille du nord au sud, du Caire au Cap ; Paris, d’ouest en est, de Dakar à Djibouti. Si nous prenons une carte de l’Afrique et que nous y traçons ces deux axes perpendiculaires, nous nous apercevons qu’ils se croisent dans le sud du Soudan, à un endroit où, sur les bords du Nil, est situé un petit village de pêcheurs, Fachoda. À cette époque, en Europe, on est convaincu que celui qui atteindra le premier Fachoda réalisera son rêve d’expansion longitudinale. Entre Londres et Paris s’engage alors une compétition farouche. Les deux capitales envoient en direction de Fachoda leurs expéditions militaires. Les premiers à atteindre le village sont les Français. Le 16 juillet 1898, le capitaine J. B. Marchand part de Dakar à pied et, après une épouvantable traversée, arrive à Fachoda où il plante le drapeau français. Le détachement de Marchand est composé de cent cinquante Sénégalais, des hommes vaillants qui lui sont entièrement dévoués. Paris délire de joie. Les Français sont gonflés d’orgueil. Mais, deux mois plus tard, les Anglais atteignent à leur tour leur but. Lord Kitchener, le chef de l’expédition, constate avec stupéfaction que Fachoda est occupée. Sans en tenir compte, il plante le drapeau britannique. Londres délire de joie. Les Anglais sont gonflés d’orgueil. Les deux pays vivent maintenant dans une fièvre nationaliste euphorique. Au début, aucune partie ne veut céder. De nombreux indices laissent à penser que la Première Guerre mondiale va éclater cette année-là, en 1898, pour Fachoda. Finalement (mais c’est une longue histoire), les Français sont obligés de se retirer. C’est l’Angleterre qui remporte la victoire. Parmi les vieux colons français, l’épisode de Fachoda restera une blessure douloureuse, et, aujourd’hui encore, dès qu’ils apprennent que les Anglophones9 s’apprêtent à aller quelque part, ils se lancent aussitôt à l’attaque.

C’est ce qui se passe quand Paris apprend que les Tutsis anglophones sont partis des territoires anglophones de l’Ouganda pour pénétrer le territoire francophone du Rwanda, qu’ils ont violé les frontières de la Francophonie.

 

Les colonnes du Front patriotique du Rwanda s’approchent de la frontière. Le gouvernement et le clan de Habyarimana font leurs valises. Pendant ce temps-là, à l’aéroport de Kigali, des avions débarquent des parachutistes français. Selon la version officielle, ils sont deux compagnies. Mais c’est suffisant. Les partisans du FPR veulent combattre le régime de Habyarimana, mais préfèrent ne pas risquer une guerre contre la France qu’ils n’ont aucune chance de gagner. Ils suspendent donc leur offensive sur Kigali, mais restent au Rwanda, occupant définitivement les territoires situés au nord-est. Le pays se trouve de facto divisé, les deux parties considérant qu’il s’agit d’une situation passagère, provisoire. Habyarimana compte qu’avec le temps il sera assez fort pour chasser les partisans. Quant à ceux-ci, ils espèrent que les Français vont se retirer et que le régime du clan akazu tombera du jour au lendemain.

Il n’y a rien de pire qu’une situation sans guerre ni paix. D’un côté, les uns sont partis au combat avec l’espoir de gagner et de jouir des fruits de la victoire. Or leur rêve ne s’est pas réalisé, l’offensive a dû être suspendue. L’état d’esprit chez les assaillis est encore pire : ils l’ont échappé belle certes, mais il ont vu le spectre de la défaite, ils ont senti que la fin de leur règne était possible. Ils veulent donc sauver leur peau à tout prix.

Entre l’offensive d’octobre 1990 et le massacre d’avril 1994, trois ans et demi s’écoulent. Dans le camp du pouvoir se déroulent des débats violents entre, d’une part, les partisans du compromis, de la création d’un gouvernement de coalition nationale (les hommes de Habyarimana associés à ceux du FPR), d’autre part le clan fanatique et despotique akazu dirigé par Agathe et ses frères. Habyarimana use de faux-fuyants, hésite, ne sait que faire et perd de plus en plus la maîtrise des événements. Rapidement, c’est la ligne chauvine du clan akazu qui va prendre le dessus. Le camp akazu a ses idéologues : des intellectuels, des chercheurs, des professeurs de départements d’histoire et de philosophie de l’université de Butare : Ferdinand Nahimana, Casimir Bizimungu, Léon Mugesira et quelques autres. C’est à eux que l’on doit l’idéologie justifiant le génocide comme solution unique, comme seul moyen de survie. Selon la théorie de Nahimana et de ses collègues, les Tutsis appartiennent à une race étrangère. Ce sont des peuples nilotiques qui, une fois arrivés au Rwanda, ont vaincu la population indigène hutu, l’ont exploitée, asservie et désorganisée. Les Tutsis ont pris possession de tout ce qui avait de la valeur au Rwanda : la terre, le bétail, les marchés et, finalement, l’État. Les Hutus ont été réduits à un rôle de peuple vaincu qui pendant des siècles a vécu dans la misère, la faim et l’humiliation. Or le peuple hutu doit retrouver son identité et sa dignité, et se retrouver sur un pied d’égalité avec les autres peuples du monde parmi lesquels il doit trouver une place.

Mais que nous enseigne l’histoire ? demande Nahimana dans des dizaines de discours, d’articles et de brochures. Son expérience est tragique, elle est empreinte d’un pessimisme déprimant. Toute l’histoire des rapports entre les Hutus et les Tutsis n’est qu’une suite noire de pogroms et de massacres, de destructions réciproques, de migrations forcées et de haine déchaînée. Le Rwanda étant un pays minuscule, il n’y a pas de place pour deux peuples brouillés à mort et étrangers l’un à l’autre. De plus, la population au Rwanda s’accroît à un rythme vertigineux. Au milieu du siècle, le pays comptait 2 millions d’habitants ; cinquante ans après, il en compte près de 9 millions. Comment sortir de cette spirale infernale, de cette terrible fatalité dont sont du reste coupables les Hutus, avoue Mugesira en personne : « En 1959, nous avons commis une erreur fatale en permettant aux Tutsis de s’enfuir. Nous aurions dû agir à ce moment-là en les éliminant de la surface de la terre. » Le professeur considère qu’il leur reste une chance de réparer cette erreur. Les Tutsis doivent regagner leur véritable patrie sur les bords du Nil. « Nous les y enverrons, morts ou vifs ! » s’écrie-t-il. Ainsi les chercheurs de Butare estiment que la seule issue, la « solution finale », c’est la mort, l’extermination d’un peuple.

Commencent alors les préparatifs. L’armée, qui comptait 5 000 hommes, atteint un effectif de 35 000 soldats. La garde présidentielle, composée d’unités d’élite sophistiquées, devient la deuxième force de frappe (c’est la France qui envoie les instructeurs, quant aux armes et au matériel, ils sont fournis par la France, la République d’Afrique du Sud et l’Égypte). Mais l’effort le plus grand est concentré sur la création d’une organisation de masse paramilitaire portant le nom de Interhamwe (ce qui signifie « Frappons ensemble »), à laquelle se rallient des hommes venus de villages et de bourgs, des jeunes chômeurs et des paysans pauvres, des écoliers, des étudiants et des fonctionnaires. Cette foule immense, ce mouvement réellement populaire chargé d’instaurer l’apocalypse suit une instruction militaire et idéologique au sein de cette organisation. Simultanément le gouvernement donne aux sous-préfets et aux préfets la consigne de préparer et de livrer des listes d’opposants : tous les individus suspects, peu sûrs, ambigus, mécontents, pessimistes, sceptiques ou libéraux. L’organe théorique du clan akazu est le journal Kangura. Mais la principale source de propagande et de directives qui s’adresse à une société analphabète dans sa majorité est Radio Mille Collines. Par la suite, au moment du massacre, elle lancera à plusieurs reprises l’appel : « À mort ! À mort ! Les tombes des Tutsis ne sont pleines qu’à moitié. Dépêchez-vous de les remplir jusqu’au bord ! »

 

Au milieu de l’année 1993, les États africains contraignent Habyarimana à conclure un accord avec le Front patriotique du Rwanda (FPR). Les partisans FPR sont censés faire partie du gouvernement et du Parlement. Par ailleurs, ils doivent représenter quarante pour cent des effectifs de l’armée. Mais ce compromis est inacceptable pour le clan akazu qui perdrait alors le monopole du pouvoir. Pour lui, il n’en est pas question, l’heure de la « solution finale » a sonné.

À Kigali le 6 avril 1994, des « personnes non identifiées » abattent d’une roquette un avion prêt à atterrir. À son bord se trouvait le président Habyarimana qui, de retour de l’étranger, est marqué du sceau de l’infamie pour avoir signé un compromis avec l’ennemi. C’est le signal de départ du massacre des opposants au régime, Tutsis avant tout, mais Hutus pour nombre d’entre eux. Dirigé par le régime, le massacre d’une population sans armes dure trois mois, jusqu’à ce que les troupes du FPR maîtrisent le pays tout entier, contraignant l’adversaire à s’enfuir.

Le nombre des victimes varie selon les sources. Certains avancent un total d’un demi-million, d’autres de un million. On ne pourra jamais l’évaluer avec précision. Le plus effroyable, c’est que des hommes hier innocents ont assassiné d’autres hommes totalement innocents, sans raison aucune, inutilement. Mais il suffit d’un innocent pour témoigner de la présence du diable, et on peut dire qu’au printemps 1994 le diable est passé au Rwanda.

 

Un demi-million ou un million de morts, c’est évidemment tragique et énorme. Cependant, compte tenu de la force de frappe de l’armée de Habyarimana, ses hélicoptères, ses mitrailleuses lourdes, son artillerie et ses tanks, trois mois de bombardement systématique auraient dû faire un nombre de victimes beaucoup plus important.

Cela n’a pourtant pas été le cas. La majorité n’a pas péri sous les bombes ni les balles des mitrailleuses, mais a été déchiquetée ou abattue avec les armes les plus primitives : des machettes, des marteaux, des piques et des bâtons. Les dirigeants tenaient, certes, à réaliser leur objectif, la « solution finale ». Mais la manière d’atteindre ce but était tout aussi importante. Il fallait que la voie de « l’Idéal Suprême », consistant en l’extermination d’un peuple, implique une communauté criminelle, que la participation massive au crime fasse émerger un sentiment de culpabilité fédérateur. Désormais, chaque individu ayant sur la conscience une mort sait qu’il est à la merci de l’implacable loi du talion à travers laquelle il voit le spectre de sa propre mort.

Dans les systèmes hitlérien et stalinien, la mort était donnée par des bourreaux œuvrant pour le compte d’organes spécialisés (les SS ou le NKVD) ; le crime était le fait de formations spéciales agissant dans des lieux secrets. Au Rwanda, le système fait en sorte que la mort soit donnée par chacun afin que le crime devienne une œuvre collective, populaire et déchaînée. Une œuvre dans laquelle toutes les mains trempent. Une œuvre faisant couler le sang d’innocents considérés par le régime comme des ennemis.

Plus tard, terrorisés et vaincus, les Hutus ont fui au Zaïre et, arrivés là-bas, se sont mis à errer, portant sur leur tête leur misérable bien. En regardant à la télévision ces colonnes interminables, les Européens ne pouvaient comprendre ce qui poussait ces vagabonds exténués à marcher ainsi, à avancer sans cesse, en bataillons disciplinaires, sans halte ni repos, sans manger ni boire, sans parler ni sourire, humblement, docilement, le regard vide ; ils ne pouvaient comprendre ce qui forçait ces squelettes à parcourir leur effroyable et douloureux chemin de croix.