Voici que Iahvé chevauche une nuée rapide

 

 

 

J’entre dans un temple bondé. Une foule de croyants est agenouillée, immobile, le dos tourné au chœur, le buste appuyé contre des bancs droits sans dossier ni lutrin. Ils ont la tête baissée, les yeux fermés. Il règne un silence absolu.

« Ils confessent en silence leurs péchés et se prosternent devant Dieu afin d’adoucir sa colère », me murmure celui qui m’a procuré une autorisation d’entrée et m’accompagne.

Nous sommes à Port Harcourt, une ville située dans les bouches chaudes et humides du Niger. Le temple appartient à l’Église apostolique, l’une des centaines de sectes chrétiennes existant au sud du Nigeria. La messe de dimanche doit commencer d’un instant à l’autre.

Il n’est pas facile pour une personne extérieure d’être admise à cette cérémonie. J’ai en vain tenté ma chance dans d’autres villes et dans d’autres communautés – j’utilise indifféremment les termes « secte », « communauté », « congrégation », « Église », comme on le fait en Afrique. Les sectes mènent une politique paradoxale : d’un côté elles essaient de recruter le plus possible d’adeptes, d’un autre elles font subir à leurs candidats une procédure d’admission longue et méticuleuse, les sélectionnant avec vigilance et prudence. Cette politique s’explique d’une part par la rigueur doctrinale dont elles se réclament, d’autre part par des considérations matérielles. Ces sectes ont en effet, pour la plupart, leur siège aux États-Unis, aux Antilles, aux Caraïbes ou en Grande-Bretagne. Ces pays financent leurs filiales et leurs missions africaines, ils leur envoient une aide médicale et pédagogique. Vu la pauvreté de l’Afrique, les candidats sont fort nombreux. Aussi le siège veille-t-il à ce que leurs adeptes aient une situation sociale et matérielle stable. On comprend pourquoi les pauvres et les crève-la-faim ne sont pas admis. Devenir membre d’une secte est en quelque sorte un ennoblissement. En Afrique, ces communautés se comptent par milliers, leurs membres par millions.

J’observe l’intérieur du temple. C’est une halle spacieuse, semblable à un immense hangar. Les murs sont munis de larges claires-voies. Les courants d’air sont d’autant plus agréables que le toit en tôle ondulée chauffé par le soleil rayonne d’une chaleur intense et accablante. Nulle part je ne remarque d’autel. Il n’y a pas non plus de statues ni d’images. Juché sur une estrade élevée, le chœur abrite un orchestre de plusieurs dizaines de personnes avec deux grandes sections de trompettes et de tambours. Derrière l’orchestre, sur une plate-forme élevée, se tient un chœur mixte vêtu de noir. Le milieu de l’avant-scène est occupé par une chaire massive en bois d’ébène.

Le prêtre, qui vient d’y monter, est un Nigérian grisonnant, obèse, âgé d’une bonne cinquantaine d’années. Les mains appuyées sur la balustrade, il observe les fidèles agenouillés. Ceux-ci se sont maintenant assis et le regardent attentivement.

Pour commencer, le chœur entonne un extrait de la prophétie d’Isaïe dans laquelle Iahvé annonce qu’il va châtier les Égyptiens en leur envoyant une grande sécheresse :

 

Voici que Iahvé chevauche une nuée rapide et va en Égypte.

Les idoles d’Égypte vacilleront devant lui […]

Les eaux tariront dans la mer,

le fleuve sera asséché et à sec.

Les fleuves seront infects,

les canaux d’Égypte s’amenuiseront et seront asséchés,

le roseau et le jonc se tacheront de noir.

La jonchaie, le long du Nil et à l’embouchure du Nil,

et toute la plantation du Nil seront desséchées,

elles seront dispersées et il n’en restera rien.

Les pêcheurs gémiront,

tous ceux qui jettent l’hameçon dans le Nil seront endeuillés ;

ceux qui étendent le filet

sur la surface de l’eau seront languissants.

 

Si le texte a pour but de mettre les fidèles dans une ambiance de peur, d’épouvante, d’Apocalypse, il ne pouvait être mieux choisi. Les fidèles sont en effet originaires d’une région où le Niger se divise en dizaines de rivières, de bras et de canaux sinueux, créant le plus grand delta de l’Afrique. Depuis des générations, ce réseau aquatique les nourrit et la vision biblique de rivières s’asséchant et disparaissant suscite chez eux les pressentiments et les craintes les plus terribles.

Le prêtre ouvre maintenant une grande bible reliée en cuir rouge, marque une longue pause, puis se met à lire :

 

La parole de Iahvé me fut adressée pour dire : « Que vois-tu, Jérémie ? » Je dis : « Je vois une branche d’amandier ! »

 

Il regarde l’assemblée et poursuit :

 

La parole de Iahvé me fut adressée une seconde fois pour dire : « Que vois-tu encore ? » Je dis : « Je vois un chaudron bouillant. »

Et Iavhé dit : « Tu ceindras tes reins, tu te lèveras et tu leur diras tout ce que, moi, je t’ordonnerai : ne sois pas effrayé devant eux. »

 

Il repose la bible et, le doigt tendu vers l’assemblée, s’écrie : « Et je ne suis pas effrayé devant vous ! Je ne suis pas venu ici pour vous craindre, mais pour vous dire la vérité et vous purifier ! »

Les paroles et les phrases de son sermon sont d’emblée empreintes d’emphase, de reproche, de colère, d’ironie et de rage. Il enchaîne : « Le chrétien doit avant tout être pur. Pur intérieurement. Et vous, êtes-vous purs ? Toi, là, es-tu pur ? » Il pointe la main vers le fond de la salle, mais comme il ne montre personne précisément, tout le groupe se trouvant à cet endroit se recroqueville humblement, comme s’il était pris en flagrant délit.

« Peut-être crois-tu que tu es pur ? » Il tend le doigt vers un autre coin de la salle et, à leur tour, les gens qui s’y trouvent se recroquevillent et, de honte, se cachent le visage. « Non, tu n’es pas pur ! Tu es loin d’être pur ! Personne parmi vous n’est pur », dit-il catégoriquement, avec une pointe de triomphe. À ce moment, les trompettes, les trombones, les cornets et les cornes retentissent, accompagnés d’un sourd battement de tambours et des gémissements chaotiques du chœur.

« Vous vous considérez sans doute comme des chrétiens ? dit-il après l’intermède musical, cette fois d’une voix sarcastique. Je suis prêt à jurer que vous le croyez, que vous en êtes sûrs. Chacun d’entre vous va le torse bombé et déclare : « Je suis chrétien ! Regardez-moi, regardez-moi et admirez-moi : voilà un chrétien ! Un vrai, si vrai qu’il n’y en a pas de plus vrai sur terre ! » Voilà ce que vous pensez. Je vous connais bien. Chrétien ! Ha, ha, ha ! » Il éclate d’un rire sonore, nerveux, caustique, tellement suggestif que, à mon tour gagné par l’état d’esprit de la salle, j’en ai des frissons dans le dos.

Les gens sont troublés, déconcertés, stigmatisés. Qui sont-ils, s’ils ne peuvent être considérés comme chrétiens ? Que doivent-ils faire ? Où doivent-ils se cacher ? Chaque phrase les abat davantage, les anéantit. Debout dans cette foule recueillie, transie et pétrifiée, je ne peux me permettre d’observer les gens avec trop d’insistance. Le seul fait d’être blanc attire déjà l’attention. Mais du coin de l’œil, je vois à côté de moi des femmes dont les tempes dégoulinent de sueur et dont les mains croisées sur la poitrine tremblent. Sans doute la menace d’être montrées personnellement du doigt par le prêtre, d’être marquées du sceau de l’infamie, d’être privées du titre de chrétiennes les terrorise-t-elle. Du haut de sa chaire, le prêtre exerce sur elles un pouvoir hypnotique immense et prononce les verdicts les plus sévères et les plus réprobateurs.

« Savez-vous ce que veut dire « être chrétien » ? » demande-t-il. Jusqu’à présent humble et abattue, l’assistance s’anime dans l’attente d’une réponse, d’un conseil, d’une recette ou d’une définition. « Savez-vous ce que cela signifie ? » répète-t-il tandis que parmi les fidèles la tension augmente Mais avant que la réponse ne se fasse entendre, l’orchestre retentit de nouveau. Les tubas, les bassons, les saxophones résonnent, soutenus par un roulement de tambours. Le prêtre va s’asseoir dans un fauteuil à côté de la chaire. La tête entre les mains, il se repose. L’orchestre se tait, puis le prêtre remonte sur la chaire en bois d’ébène.

« Être chrétien, dit-il, c’est entendre en soi la voix du Seigneur. Entendre le Seigneur demander : « Que vois-tu, Jérémie ? » »

Après le mot « Seigneur », les fidèles entonnent un chant :

 

Ô Seigneur,

Tu es mon Seigneur,

Oui, oui, oui,

Oh oui,

Tu es mon Seigneur.

 

La foule se balance et ondule en rythme. Du sol s’élèvent des nuages de poussière de brique. Puis tous entonnent le psaume « Louez le Seigneur avec les cymbales retentissantes…».

La tension diminue, l’atmosphère s’adoucit et les gens se détendent, reprennent leur souffle, mais leur répit est bref, car le prêtre reprend aussitôt :

« Vous ne pouvez entendre la voix du Seigneur, car vos oreilles sont bouchées, vos yeux ne voient pas car, le péché est en vous. Et le péché vous rend sourds et aveugles. »

Il règne un silence de mort. Dans cette salle bondée et figée, les seules personnes que l’on voit remuer sont des jeunes gens imposants, bien bâtis. Encore se déplacent-ils avec prudence, sur la pointe des pieds presque. Ils portent tous le même costume sombre, une chemise blanche et une cravate noire. Je les ai comptés, ils sont vingt. À l’entrée du temple, ils contrôlaient les entrées. Puis, juste avant la messe, ils se sont dispersés et se sont placés de manière à pouvoir observer chacun un secteur de la salle. Observer, intervenir, accompagner. Leurs mouvements, leur comportement se caractérisent par une discrétion et une détermination parfaites. Rien à voir avec la pagaille et le laisser-aller africains. Leurs gestes sont au contraire empreints de souplesse, de vigilance et d’adresse. Ils maîtrisent la situation, ils sont manifestement là pour ça.

Le prêtre vient de dire que le chemin vers l’idéal chrétien était bloqué par le péché que chacun porte en soi et commet par le seul fait d’exister. Le silence pesant qui s’ensuit est profondément justifié. En effet, les gens présents dans la salle sont originaires du peuple ibo. Or les Ibos ignorent la notion de péché comme la plupart des peuples africains. La conception de la faute est fondamentalement différente dans la théologie chrétienne et la tradition africaine. Pour cette dernière, le mal métaphysique, abstrait, le mal en tant que tel, n’existe pas. L’acte n’est mauvais que s’il est dévoilé et si la société ou une tierce personne le considère mauvais. Leur morale est pratique, concrète : le mal est ce qui porte préjudice aux autres. Les mauvaises intentions – pensées, désirs – n’existent pas, car le mal n’a lieu que s’il se matérialise, s’il prend une forme effective. Il n’existe que de mauvaises actions.

Si je souhaite à mon ennemi de tomber malade, je ne fais rien de mal, je ne commets aucun péché. Ce n’est que lorsque mon ennemi tombera effectivement malade que je pourrai être accusé d’avoir commis une mauvaise action : celle de lui avoir inoculé une maladie, car ici les gens croient que les causes des maladies ne sont pas biologiques, mais qu’elles proviennent de sortilèges jetés par des ennemis.

Bref, le mal non dévoilé n’est pas le mal, et par conséquent il ne peut susciter de sentiment de culpabilité. Je peux tromper quelqu’un, la conscience tranquille, tant que ma victime ignore qu’elle est trompée par moi et ne me montre pas du doigt. La tradition chrétienne, elle, intériorise la faute : notre âme est meurtrie, notre conscience nous fait souffrir, nous sommes rongés par le remords. Nous sentons le poids du péché, son côté accablant, sa présence brûlante. Il en est autrement dans les sociétés où l’individu existe non pas pour lui-même, mais comme élément d’un ensemble. La communauté nous délivre de la responsabilité privée, il n’y a pas de faute individuelle, ni donc de sentiment de péché. Le sentiment de culpabilité s’inscrit dans le temps : j’ai fait quelque chose de mal, je sens que j’ai commis un péché, cela me tourmente et maintenant je cherche un moyen de me purifier, d’expier ma faute, de l’effacer, de me confesser. Tout cela est un processus qui nécessite du temps. Or dans la conception africaine, ce temps n’existe pas. Dans le temps africain, il n’y a pas de place pour le péché. Car soit je ne fais rien de mal puisque personne n’en sait rien, soit le mal est châtié et anéanti aussitôt qu’il est découvert. La faute et le châtiment vont de pair, ils sont indissociables, ils ne sont séparés par aucun champ, par aucun espace libre. Les hésitations et le drame de Raskolnikov n’ont guère leur place dans la tradition africaine.

 

« Le péché vous rend sourds et aveugles », répète avec insistance le prêtre. Sa voix se met à trembloter. « Mais savez-vous ce qui attend ceux qui n’écoutent pas et ne voient pas ? Ceux qui pensent vivre loin du Seigneur ? » Il reprend sa bible et, levant très haut la main comme si elle était une antenne captant du ciel la parole du Seigneur, il s’exclame :

 

Alors Yahvé me dit :

« Chasse-les de devant moi

et qu’ils s’en aillent !

Et quand ils te diront : Où irons-nous ?

Tu leur diras :

Celui qui est pour la mort, à la mort !

Celui qui est pour le glaive, au glaive !

Celui qui est pour la famine, à la famine !

Celui qui est pour la captivité, à la captivité !

Et je leur imposerai quatre espèces de maux –

le glaive pour tuer,

les chiens pour lacérer,

les oiseaux des cieux

et les bêtes de la terre

pour dévorer et détruire ! »

 

Un roulement sourd de tambours conclut la citation. Mais le chœur et l’orchestre restent muets. Puis le silence revient. Tous sont debout, le visage levé. Du coin de l’œil, je vois qu’ils dégoulinent de sueur. Leurs traits sont crispés, leur cou tendu, leurs mains levées dans un geste dramatique. Implorent-ils le salut ? Se protègent-ils instinctivement d’un énorme rocher prêt à les écraser ?

Je crois que les gens présents à cet office vivent un conflit intérieur, peut-être même un drame. Je me demande même à quel point ils en sont conscients. Ce sont pour la plupart des jeunes vivant dans une ville industrielle africaine, la nouvelle classe moyenne du Nigeria. Cette classe imite les élites européennes et américaines dont la culture est fondamentalement chrétienne. Jouant le jeu, ils ont voulu connaître cette culture, cette foi, ils ont voulu la pénétrer, s’identifier à elle. Aussi sont-ils entrés dans une communauté chrétienne qui les a accueillis en leur imposant ses exigences doctrinales et éthiques, auxquelles leur propre culture est étrangère. L’une d’entre elles est la notion de péché, une transgression, un fardeau qu’ils ignorent. En tant qu’adeptes de cette nouvelle religion, ils doivent pourtant en reconnaître l’existence, avaler cette pilule amère et répugnante. Mais en même temps ils doivent chercher à s’en débarrasser de manière radicale, c’est-à-dire devenir de vrais chrétiens, des chrétiens purs. Le prêtre essaie de leur faire prendre conscience du prix élevé et douloureux à payer. Son sermon repose entièrement sur la menace, l’humiliation. Ils ont accepté avec zèle leur situation de pécheurs accablés des plus grandes fautes, effrayés par le spectre du châtiment menaçant et honteux, prêts à chaque instant à revêtir la robe de pénitent.

S’ils accueillent avec tant d’abnégation les reproches, les plaintes et les accusations du prêtre, c’est aussi parce que le sentiment d’appartenir à une communauté, d’avoir une place dans une Église n’a pas de prix. Car l’Ibo refuse la solitude, il la redoute comme la peste, il la considère comme une malédiction, une condamnation. Cela va même plus loin : les communautés africaines avaient souvent des sociétés secrètes, une sorte de franc-maçonnerie éthique, de communauté secrète, néanmoins influente. Actuellement, en Afrique, les sectes essaient d’imiter ces institutions traditionnelles en recréant l’atmosphère de mystère et d’exclusivité qui les caractérisait, en créant un alphabet particulier de signes et de mots de passe, une liturgie spécifique.

Pendant la cérémonie, je n’ai pas pu regarder autour de moi. Beaucoup de choses cependant m’ont été transmises non par l’observation mais par la sensation. Je n’avais dans mon champ de vision que les gens debout à mes côtés. Les autres, je ne les voyais pas, mais je percevais malgré tout leur présence. Cette assemblée créait une atmosphère si tendue, si pleine d’émotion vivante et extatique, si omniprésente et bouleversante qu’elle pénétrait et bouleversait obligatoirement chacun d’entre nous. Il y avait dans cette foule une telle spontanéité, tant d’impétuosité, d’émotion, de ferveur, de tension, et de liberté dans l’expression de ses sentiments qu’on pouvait comprendre et voir tout ce qui se passait dans notre dos, loin de nous.

Après la messe, je suis sorti de l’église en me frayant un passage à travers la foule de nouveau agenouillée, le visage caché, immobile, le dos tourné au chœur. Il régnait un silence absolu. La chorale ne chantait pas, l’orchestre ne jouait pas. Le prêtre était debout dans sa chaire, épuisé, il avait les yeux fermés et se taisait.