CROCODILE MAGIQUE
Digne descendant du docteur Livingstone, le chef
du district de Chikwawa est un Anglais interminable, en short kaki
au ras des genoux, en chaussettes de coton blanc, le tout surmonté
d'un casque colonial à trous.
C'est ainsi, nul n'y peut rien : Le chef Devil a
le « look » de ce qu'il est. Un Anglais administrateur d'une
colonie lointaine, sauvage, en plein Nyassaland.
Aujourd'hui, le Nyassaland, indépendant depuis
1964, s'appelle le Malawi. Mais ses habitants sont toujours des
Bantous. Il existe plusieurs sortes de Bantous : les Angonis, les
Ngamyas, les Chewas et les Tumbukas. Même religion pour tout le
monde : l'animisme.
Çà et là quelques pasteurs anglicans ont bien
tenté de faire entrer le protestantisme dans l'esprit bantou. Mais
le Bantou résiste, il tient à sa culture. Voilà d'ailleurs toute
l'histoire. Ceci est une histoire extraordinaire de culture, au
fond.
Le décor : Celui de l'Afrique intérieure, aux
confins de la Zambie, de la Tanzanie et du Mozambique, à deux cent
cinquante kilomètres tout de même de l'océan Indien.
Le lac Malawi, immense, d'un bleu indigo selon
Livingstone, existe toujours. De même qu'il est toujours peuplé de
poissons délicieux, agité de tempêtes monstrueuses, peuplé sur ses
bords de villages nombreux, et alimenté par des rivières où
grouillent les crocodiles, plongent les éléphants, gargouillent les
hippopotames.
Les hommes, eux, cultivent le coton, se
nourrissent maigrement de sorgho, de manioc de cassave, de poissons
et de galettes d'insectes. Les femmes portent un anneau, immense,
trouant la racine inférieure du nez, et les hommes des tatouages
bizarres.
Au temps de ce cher Livingstone, ils étaient vêtus
d'un morceau de tissu ridiculement exigu. Depuis l'avènement du
protectorat, on leur offre des shorts.
Nous sommes à l'époque du chef Devil, du district
de Chikwawa, en l'an 1962, au mois d'août. Les carpes du lac,
appelées ici mpasa, se prennent pour des saumons et remontent le
courant pour aller frayer ailleurs. Accessoirement, nous sommes à
l'aube de l'indépendance.
Le chef est assis à son bureau de chef. Dans sa
case de chef, devant une tasse de thé de chef. Il tient sa cour en
ce matin glorieux, et les canards sauvages font un raffut du diable
non loin de là, sur les bords du fleuve.
Un individu se présente à lui. Noir. Du plus beau
noir, mince, athlétique, il se nomme Ellard Chippendale, en anglais
et Sirwawa en bantou. Du temps de ce cher Livingstone, nombre de
ses ancêtres furent lâchement kidnappés par les marchands arabes,
qui après les avoir assommés les vendaient comme esclaves. Sans
aucun doute, Sirwawa a un cousin à Harlem, qui danse peut-être des
claquettes et joue du saxophone. Mais lui, il vient porter
plainte.
- Chef... il y a quatre saisons de mpasa
(traduction : en août 1959), j'ai loué mes services de crocodile
magique à un villageois du nom de Kansoche. Connais-tu
Kansoche?
Le chef ne connaît pas intimement Kansoche. Le
district est vaste. Par contre il sait que le crocodile magique
existe.
- Ce villageois m'a demandé de tuer sa
petite-fille appelée Mponda Simenti. Pour ça je lui ai demandé,
moi, quatre livres et dix shillings. Il n'a pas payé.
L'accusation est d'importance. Habituellement, les
gens d'ici font leur justice eux-mêmes, et n'ont recours à celle de
l'Anglais qu'en cas de force majeure. Car la justice de l'Anglais
pend les gens comme elle respire. Il n'y a pas si longtemps, deux
femmes accusées de sorcellerie ont été brûlées vives par leurs
concitoyens. Et l'Anglais en a fait toute une histoire. Il a fait
pendre ceux qui avaient brûlé les sorcières. Il faut donc que le
plaignant ait aujourd'hui du mal à faire justice lui-même, sinon il
ne mêlerait pas l'Anglais et sa justice à son histoire de
dette.
Le chef Devil est impressionné. Non pas par la
demande, qui lui paraît, dans sa conception occidentale,
parfaitement ridicule... Quatre livres et dix shillings... Une
misère. Mais par le motif de cette dette.
Sirwawa, lui, a une bonne raison de demander
secours à l'Anglais et à son tribunal. Ici, un homme peut vivre
avec toute sa famille pendant presque un mois, avec dix shillings.
Quatre livres et dix shillings représentent cinquante mois de
subsistance... Et l'homme qui les doit ne les a pas payés, le tuer
pour cela, en lui refilant un poison quelconque, ou en l'embrochant
d'un crochet à pêche, ne servirait à rien. Sirwawa veut les quatre
livres et les dix shillings, et un mort ne paie pas ses
dettes.
Le chef Devil enregistre soigneusement la plainte
de Sirwawa, tribu Ngamyas, dit Ellard Chippendale, appelé aussi «
crocodile magique ».
- Ainsi tu n'as pas été payé du tout?
- Presque rien, chef. On avait dit quatre livres
et dix shillings et Kansoche n'a donné que dix shillings.
Le chef Devil enregistre la somme donnée. A ses
côtés, son assistant bantou, qui n'a pas le droit de prendre parti,
s'indigne. Kansoche est une fripouille.
Le chef demande le calme, car la discussion sur la
malhonnêteté de Kansoche pourrait durer jusqu'au coucher du
soleil.
- Tu dis avoir fait ton travail?
- Je l'ai fait, chef. Il n'y a pas de dispute
là-dessus.
- Bien. Nous porterons ton affaire devant la cour
du chef Chapananga.
La cour du chef Chapananga est l'échelon le plus
bas de la juridiction locale. Une sorte de tribunal de simple
police. Ses membres sont payés par le gouvernement anglais, elle
est constituée d'autorités indigènes, du chef de district et de ses
conseillers. Elle a le pouvoir de traiter toutes les infractions à
la loi et aux coutumes.
Il s'agit en l'occurrence d'une infraction à quoi?
Pour l'instant aux coutumes. Un crocodile magique loue ses services
exactement comme un tueur à gages. On lui désigne sa victime, il
l'exécute, et se fait payer le prix convenu.
Quoi qu'en pense le chef Devil, il faut donc
convoquer les deux parties devant le tribunal local afin de
déterminer si oui ou non, l'un doit quatre livres à l'autre.
La petite fille exécutée par crocodile magique
n'entre pas dans cette législation. Et pourtant il s'agit d'un
meurtre.
En admettant, se dit le chef Devil, que crocodile
magique ait fait son travail. Dieu et la Reine fassent qu'il
mente...
Le chef Devil applique des tampons divers sur la
plainte. Et Sirwawa s'en retourne satisfait.
La cour du chef Chapananga se réunit donc afin de
traiter cette plainte ordinaire pour dettes, le 17 août anglais
1962. La maison commune, en fibrociment et tôle ondulée, sert de
tribunal. En principe. Car les magistrats préfèrent se tenir à
l'extérieur où il fait moins chaud, tout compte fait, que sous la
tôle ondulée du protectorat.
Le chef Devil s'assied sur un fauteuil de
moleskine, où il fait encore plus chaud, et les autres par terre,
dans la poussière. Le chef Chapananga, qui sert de conseiller
culturel et juridique en matière d'us et coutumes bantous, a le
privilège de disposer d'une peau d'antilope sur un tabouret de
bois. Les anciens du village assistent aux débats. Pour
information. Ainsi qu'un détective sergent de police, venu de
Blantyre, la grande ville la plus proche.
Kansoche est assis à gauche, face au tribunal.
C'est l'accusé. Sirwawa est à droite, c'est le plaignant.
Tous deux appartiennent à la même tribu Ngamya.
C'est-à-dire qu'ils mesurent près de deux mètres, tout en muscles
lisses et vigoureux. Leur peau d'un bronze noir luit au soleil
torride. Ils s'observent de leurs yeux obliques, leur élégance
naturelle confondrait le chef anglais s'il en avait conscience une
minute. Mais le chef anglais ne connaît que l'élégance britannique.
Et la loi.
- Ellard Chippendale, faites votre déposition sous
serment!
Sirwawa déplie son long corps, frotte son nez
droit et racé, tire sur sa chemise de circonstance, et vient
déposer devant le tribunal qui l'écoute en silence :
- Il y a quatre saisons de mpasa, Kansoche m'a
demandé de tuer sa petite-fille Mponda. J'étais crocodile magique,
et j'ai accepté le marché, pour quatre livres et dix shillings.
Quelques jours après cette conversation, je me transformais en
crocodile magique, et je guettais la petite fille dans la rivière
Mwanza. Je l'ai entraînée dans les flots. Je l'ai poignardée deux
fois, dans les côtes, et à ce moment un coup de fusil m'a attaqué.
Alors je me suis arrêté sur-le-champ. Mais j'ai cassé sans le
vouloir le bras de la petite fille. J'ai nagé contre le courant,
jusqu'à l'endroit où Kansoche m'attendait, et je lui ai dit que
j'avais accompli ma mission. Alors, Kansoche m'a donné dix
shillings pour le « goût du sang », et il m'a promis le reste pour
plus tard. Quatre saisons ont passé et il n'a rien payé.
Cette déposition faite, sous serment, le plaignant
Sirwawa va reprendre sa place dans la poussière.
Un observateur non averti pourrait s'interroger, à
ce moment des débats.
Qu'est-ce qu'un crocodile magique?
Qu'est-ce que le goût du sang?
Un observateur sensible, et toujours non averti,
se demanderait de plus, avec horreur, comment un grand-père peut
demander à un homme crocodile de tuer sa petite-fille de huit ans.
Et pourquoi?
L'observateur non averti trouvera les réponses à
ces questions un peu plus loin.
Pour l'instant, c'est au tour de l'accusé de
déposer sous serment. Quel serment d'ailleurs ? Nul ne le sait,
puisqu'il n'est pas formulé. Gageons qu'il est sous-entendu par la
loi de l'Anglais, qui n'en demande pas la démonstration, ce serait
trop compliqué.
Kansoche ne conteste pas les faits.
- Tout ce que dit l'homme crocodile est vrai. Sauf
la somme promise. Je n'ai jamais dit que je le paierai quatre
livres et dix shillings, mais seulement deux livres et dix
shillings...
La cour enregistre, les déclarations sont
consignées dans le livre, et chacun vient signer le texte afin de
reconnaître son exactitude. Étant donné que les deux plaideurs ne
savent ni lire ni écrire la langue de l'Anglais, leur confiance est
totale lorsqu'ils barbouillent laborieusement une croix sur le
livre de cour.
Puis vient la sentence du tribunal. Après
consultation des sages et du conseiller, la cour estime que l'homme
crocodile a bien accompli sa mission, mais contre des honoraires de
deux livres et dix shillings seulement. Kansoche ayant donné dix
shillings, il doit donc payer deux livres sur-le-champ.
La sentence est consignée. On resigne. Kansoche
donne deux livres à l'homme crocodile, en échange d'un reçu
officiel.
En ce qui concerne la culture bantoue, l'affaire
est close.
En ce qui concerne le sergent de police anglais
qui assistait au procès, elle commence.
Le détective Harps serre la main du chef de
district Devil. Un shake hand poisseux sous ce maudit soleil
d'Afrique. Même casque, même short, mêmes chaussettes, ils vont
ensemble siroter le whisky bienfaisant sous la case au toit de
papyrus. Il y fait frais.
- Je vais faire un rapport à l'officier supérieur
en poste à Chikwawa. En attendant, il conviendrait d'établir
l'existence de cette enfant de huit ans, et les circonstances de sa
mort.
Le chef Devil opine du verre. Il se rendra
lui-même avec ses assistants au village près de la rivière, afin
d'établir les faits. La justice anglaise est en marche. Les rites
bantous auront du mal à survivre.
Au village, quelques jours plus tard, le chef
Devil et ses deux assistants, plus grands que lui, plus noirs
aussi, et parlant la langue, procèdent donc à leur enquête.
Première question : Qui est le père de Mponda
?
Kansoche, qui a payé deux livres et dix shillings
pour faire mourir sa petite-fille, désigne son fils, Lyton.
Lyton, cueilleur de bambous, pêcheur de carpes,
âgé d'environ trente ans, reconnaît effectivement être le père de
Mponda.
- Qu'est-il arrivé à Mponda? demande le chef
Devil.
- Mponda a été enlevée par un crocodile, il y a
quatre saisons de carpes.
- Est-elle restée dans la rivière? Le crocodile
l'a-t-il mangée?
- Non, les villageois ont pris le corps de Mponda
et l'ont préparée pour le faire brûler. Lui, Lyton, n'a pas vu le
corps.
Le chef Devil fait ensuite le tour du village, et
chacun lui confirme qu'en effet Mponda a été prise par un
crocodile.
- C'était un crocodile magique?
- C'était un crocodile.
Qui peut dire qu'un crocodile est magique ou pas,
puisque c'est un crocodile ?...
- Avez-vous essayé de tuer le crocodile?
- Le chef est venu avec son fusil de chasse, il a
tiré un coup de fusil sur le crocodile. Le crocodile a lâché
l'enfant et a disparu dans les flots. L'enfant était morte, et on
l'a brûlée.
- Où est le chef?
- Le chef est mort.
- Pourquoi n'avez-vous pas prévenu la
police?
- C'était un crocodile. Des tas de crocodiles
mangent des tas d'enfants, sans qu'on prévienne la police.
- Mais ce crocodile était magique!
- Personne ne le savait.
- C'est une chose défendue par la loi...
Silence. Quelle loi ? Celle du chef Devil ? Ça ne
regarde pas les villageois.
Le chef Devil se rend dans la case du nouveau chef
du village. Il demande à voir où est enterrée Mponda.
Le cimetière du village est un vaste champ, sans
pierres tombales, et il faut l'aide des femmes pour retrouver la
sépulture de Mponda. Elles l'ont ensevelie, à quatre, et s'en
souviennent parfaitement.
Le chef Devil photographie l'emplacement, et s'en
retourne au rapport.
Les deux parties ayant confirmé, sans aucune
hésitation, l'un être l'homme crocodile, l'autre le mandataire, le
procès peut avoir lieu. Mais avant cela il convient de faire
examiner le cadavre, afin d'apporter la preuve du meurtre. Si c'est
possible.
Un photographe de la police, le directeur du
laboratoire de Santé publique, le conservateur du Musée du
Nyassaland, le chef Devil, et le médecin du district, sont présents
pour l'exhumation.
Le chef Devil ordonne de déterrer le cadavre. Ce
qui est assez effroyable pour la culture bantoue.
Le corps brûlé a été enveloppé d'une natte de
roseau et enterré à huit pieds environ de profondeur. Il est
complètement décomposé, ainsi que la natte et les vêtements. Chaque
pouce du sol doit être soigneusement tamisé, afin de retrouver les
petits os, mélangés aux brindilles, aux racines et à la terrre, le
tout de même couleur.
Le médecin, pathologiste distingué, anglais...
estime cependant les restes suffisants pour reconstituer les
morceaux de l'avant-bras droit, qui a été fracturé. Ainsi que l'a
affirmé l'homme crocodile. Sans le faire exprès, a-t-il ajouté. Les
femmes reconnaissent les perles et les boucles d'oreilles de
Mponda. Le médecin, lui, détermine qu'il s'agit du corps d'une
fillette d'environ huit ans. Dont la mort remonte à plus d'un
an.
Le dossier d'instruction est clos. Le procès peut
s'ouvrir.
On se souviendra longtemps chez ces Bantous-là, du
procès en haute cour de l'homme crocodile. Il débute à neuf heures
du matin, le 20 mars 1963 de l'ère anglaise.
C'est-à-dire à moins d'un an de l'indépendance du
pays.
Il est présidé par Sir Geoffrey Unsworth,
chief-justice du Nyassaland, futur Malawi. Sir Geoffrey siège avec
trois assesseurs Ngamyas. Le règlement veut en effet que le
magistrat de sa majesté britannique juge sans jury, mais qu'il soit
assisté de trois personnes de bonne réputation, provenant de la
même tribu que l'accusé, dont il peut solliciter l'avis, et qui ont
le droit de poser des questions directes à l'accusé.
Le tribunal est tout neuf. En ciment. Il vient
d'être terminé,
Vu les déclarations préalables de l'accusé, il n'y
a pas de témoins à charge ou à décharge.
L'homme crocodile, crocodile magique, est en
prison depuis un an. Mis à part Sir Geoffrey, à la logique toute
britannique, chacun dans la salle, y compris les trois assesseurs,
est persuadé qu'il s'agit bien d'un homme crocodile.
Tout le galimatias juridique n'intéresse
personne.
En revanche, la déposition de Ellard Chippendale
est passionnante.
Sir Geoffrey demande :
- Êtes-vous un homme crocodile?
- Je suis un homme crocodile.
- Quand devenez-vous homme crocodile?
- Quand je veux.
- Devenez-vous librement un homme crocodile?
- Librement, je deviens un homme crocodile.
- Comment devenez-vous un homme crocodile?
- Avec la magie.
- En quoi consiste cette magie?
- J'attache des brindilles de roseau autour de ma
taille, je revêt une écorce d'arbre, et je me transforme en homme
crocodile
L'un des assesseurs prend la relève de Sir
Geoffrey.
- Qui vous a enseigné la magie de l'homme
crocodile,
- Mon oncle. Il m'a appris pendant des
années.
- Lui aussi se transformait en homme
crocodile?
- Oui.
- Vous vous transformiez ensemble?
- Oui.
- Pour faire quoi?
- Surtout pour aller chasser des poissons dans la
rivièr
- Jamais pour chasser des humains?
- Si. Mais pas beaucoup.
- Pouvez-vous vous transformer en homme
crocodile?
- Ah non! Les policiers m'ont arrêté. J'ai
abandonné la magie. Je ne peux pas redevenir homme crocodile. Et
puis il faut le faire souvent, en prison je ne pouvais pas faire
l'homme crocodile.
- Y a-t-il un langage des hommes crocodiles?
- Oui. Quand j'étais crocodile, je parlais la
langue crocodile.
- A qui?
- A mon oncle, et aux crocodiles!
- Pouvez-vous parler crocodile maintenant?
- Ah non! Je peux parler crocodile quand je suis
crocodile. Quand je suis homme, non. Les crocodiles et les hommes
n'ont pas la même gorge.
Sir Geoffrey reprend la parole à son conseiller.
Il n'est tout de même pas là pour une conférence ethnologique ni
pour un débat sur les hommes crocodiles. Il veut savoir :
- Pourquoi cet homme vous a-t-il demandé de tuer
sa petite-fille ?
- L'homme crocodile ne pose pas de questions.
Kansoche voulait tuer sa petite-fille, l'homme crocodile
accepte.
Le conseiller se penche alors vers Sir Geoffrey,
pour lui souffler :
- J'ai cru comprendre que le grand-père avait
l'assurance que son fils n'était pas le père de cette enfant... et
qu'il nourrissait une bouche qui n'était pas de lui...
Sir Geoffrey en a les épaules qui tombent et la
perruque qui frémit. Il demande à entendre le psychiatre.
Car il y a un psychiatre, mesdames, messieurs,
dans cette affaire d'homme crocodile. Et les Bantous vont
l'entendre.
Sir Geoffrey prend quelques précautions oratoires
:
- Docteur, je vous demanderai d'être assez
concis... Je crains que vos propos ne soient, disons... pas suivis
aisément par tous les membres de cette cour. Je crains notamment
les termes scientifiques...
Les trois conseillers de la culture et des us et
coutumes bantous inclinent la tête en signe d'assentiment poli.
Qu'est-ce qu'un psychiatre pour eux, si les autres ne savent pas ce
qu'est un homme crocodile ?
Le psychiatre, anglais, s'efforce d'expliquer
sérieusement le psychisme de l'homme crocodile... Un psychisme qui
en somme ne s'écarte pas, dit-il, à ce point de la moyenne.
- L'accusé Chippendale est un homme d'intelligence
moyenne, il n'a jamais souffert de maladie mentale. Il n'en souffre
pas actuellement.
Sir Geoffrey grimace :
- Pouvez-vous nous expliquer pourquoi il se
prétend homme crocodile ?
- Pourquoi pas? Je donnerai en exemple à la cour
des peintres médiocres qui lisent sur leurs œuvres l'empreinte du
génie... Des politiciens qui s'imaginent avoir l'étoffe de chefs
d'État. Des savants qui croient avoir découvert l'invention du
siècle... Des militaires qui affirment que leur guerre est une
croisade... Des terroristes qui se croient Robin des Bois... Des
voleurs, Arsène Lupin... Des dictateurs qui jurent que leur régime
est un rempart entre la vertu et le désordre... Des cabotines qui
se prennent pour Sarah Bernhardt... Des danseurs qui se croient
Nijinsky... Chippendale, lorsqu'il nage avec son écorce de bois et
ses aiguilles de bambous, se prend pour un crocodile. Cela
s'appelle prendre ses désirs pour des réalités, c'est infiniment
courant, et c'est pourquoi je parlais de psychisme moyen...
Si les trois conseillers bantous n'ont pas tout
compris, ils ont deviné que le psychiatre ne trouvait en somme rien
à redire à ce qu'un homme se prenne pour un homme crocodile... Leur
sorcier n'aurait pas dit mieux.
Le deuxième accusé, le grand-père nommé Kansoche,
qui a payé deux livres et dix shillings, à regret il faut bien le
dire, pour que l'homme crocodile tue sa petite-fille, n'a pas de
déclaration superflue à faire au tribunal.
- Pourquoi avez-vous demandé à Chippendale de tuer
l'enfant?
- Parce qu'il était crocodile magique.
- Mais pourquoi la faire tuer par un crocodile
magique?
- Parce que c'est la coutume, des fois.
- Dans quel cas?
- Quand on peut payer le crocodile
magique...
On ne lui tire pas grand-chose d'autre, à part un
détail.
- Pourquoi ne pas l'avoir payé?
- Parce qu'il réclamait quatre livres et dix
shilling, et que le marché était de deux livres et dix
shillings...
Voilà. La discussion a duré près de deux ans...
jusqu'à la plainte devant le chef Devil.
Mais les deux hommes sont passibles de la peine de
mort.
Et Sir Geoffrey pose alors trois questions à ses
conseillers bantous :
- Croyez-vous que le crime ait été commis par
magie?
- Oui.
- Croyez-vous que cette enfant ait été tuée par un
crocodile magique ?
- Oui.
- Croyez-vous que Chippendale est un crocodile
magique?
- Oui.
Nanti de ces trois avis distingués, Sir Geoffrey,
homme juge et responsable de la loi devant sa très gracieuse
majesté en ce territoire lointain du Nyassaland, condamne les deux
accusés à être exécutés par l'homme bourreau.
Dieu sauve la reine, mais ne fait pas revivre la
petite Mponda. Il en fut fait ainsi.