CAUCHEMAR EN ROSE
Une petite trace qui zigzague dans les dunes, à
quelque cinq cents kilomètres au sud de Tatatouine.
Vu d'avion, c'est intéressant. D'un coup de coude,
le copilote la montre du doigt au pilote, qui amorce aussitôt une
descente. Nous sommes en septembre 1943, c'est la guerre dans ce
désert, et la petite trace se révèle de plus en plus intéressante
au fur et à mesure que l'avion perd de l'altitude. Des traces de
pas. Celles d'un homme seul, que le vent du désert, une chance, n'a
pas encore recouvertes. L'avion les suit pendant cinq minutes, ce
qui représente au sol un certain nombre de kilomètres, et finit par
découvrir un petit point minuscule, la silhouette de l'homme, qui
agite les bras, et doit hurler des appels au secours. Il tourne en
cercles de plus en plus larges, tombe, se relève péniblement,
recommence. Il doit être fou d'angoisse à l'idée que l'avion
reparte sans le voir. Mais l'avion lâche deux bidons d'eau, des
rations de secours, bat des ailes, et retourne à Tatatouine pour
alerter l'unité la plus proche.
Ce n'est que le lendemain matin, au lever du
soleil, le 6 septembre 1943, que trois Jeeps en caravane retrouvent
l'inconnu du désert, dans un état d'épuisement total. Brûlé par le
soleil, il porte encore des lambeaux d'uniforme militaire
britannique. L'officier de patrouille saute dans le sable, la main
tendue, sourire aux lèvres :
- Salut, boy...
L'autre a du mal à parler, la bouche desséchée, il
a avalé les deux bidons d'eau, les rations, il a mal au ventre, il
est déshydraté, bien entendu, et la tête lui tourne. Il répond par
un « salut » bredouillant.
L'officier lui tapote l'épaule :
- Tout va bien maintenant, soldat... je suis le
sergent Broomfield.
L'homme, hébété, tente de se mettre au
garde-à-vous, mais garde le silence, en clignant des yeux, comme
s'il sortait d'un cauchemar. Il en sort sûrement. Depuis combien de
temps erre-t-il seul dans le désert? Plusieurs jours apparemment,
vu son état.
Le sergent Broomfield, gentiment, en douceur,
répète :
- Je suis le sergent Broomfield, et vous, boy ?
Drôle d'idée de se balader dans le désert...
Mais l'homme ne répond toujours pas. Il semble
profondément choqué, toujours planté dans un garde-à-vous
approximatif et branlant.
- Repos, boy... repos... alors... qu'est-ce qui
vous est arrivé?
- Je sais pas...
L'homme s'écroule assis dans le sable, et un
infirmier vient aussitôt s'occuper de lui :
- Mal à la tête? Aux yeux?
- Partout. Je sais pas où mais partout.
- Il vous est arrivé quelque chose? Vous venez
d'où ?
Il a l'air désolé, le pauvre gars. La tête d'un
chien abandonné sur une plage au mois d'août.
- Je me souviens plus... de rien... rien...
- Comment vous appelez-vous ?
- Je sais pas.
L'infirmier a déjà entendu parler de soldats
devenus amnésiques après un combat particulièrement rude, ou après
une blessure. Au cours de cette bataille d'Afrique, il y a eu des
affrontements effroyables. La chaleur, le soleil implacable, la
soif, la fatigue, la solitude et le désespoir peuvent assommer un
homme, seul dans le désert.
L'infirmier vérifie le crâne, pas de blessure
apparente, mais un coup de soleil monstrueux qui a brûlé la peau,
et l'a transformée en une croûte douloureuse par endroits. L'examen
ne révèle rien d'autre. Il n'est pas blessé, il est abruti de
fatigue. La seule chose qu'il sait, c'est qu'il marche depuis deux
jours. Deux fois il a vu le soleil se lever dans le désert.
On le fouille, il n'a aucun papier, pas de
gourmette militaire, aucun tatouage. Unique indication en dehors du
fait qu'il parle anglais, un écusson de l'armée néo-zélandaise à
moitié arraché qui lui pend sur l'épaule.
On l'installe dans une Jeep après les premiers
soins, et le sergent Broomfield le ramène à Tatatouine.
- Allez, soldat, le plus dur est passé, on rentre
à la maison. Mais quelle maison?
Douché, rasé avec précaution, repu, le soldat
inconnu se repose quelques jours tandis que l'on diffuse son
signalement à tous les corps d'armée néo-zélandaise, en se basant
sur le lambeau d'écusson. Mais les recherches s'avèrent
infructueuses dans le lointain dominion britannique. Aucun supposé
mort ou disparu ne correspond au signalement qui, il faut le
reconnaître, est assez banal.
1 m 75, cheveux blonds en brosse, yeux bleus, nez
moyen, 72 kilos, stature athlétique.
L'inconnu a de plus une bonne tête sympathique.
Ses nouveaux camarades dans le désert tunisien l'adoptent très
vite, d'autant plus qu'il fait figure d'énigme vivante. Pas un
soldat qui ne tente de faire surgir en lui un souvenir quelconque
:
- T'as une bonne femme, sûrement... blonde?
brune...?
- T'as des gosses?
- Tu faisais quoi dans le civil ? Du foot ? T'as
pas joué au foot, ou au tennis?
- Et ta mère... tout le monde se souvient de sa
mère...
Le pauvre garçon cherche désespérément, en souffre
vraiment, et pique des crises de désespoir devant le trou noir de
son existence passée. Trou noir, noir, noir...
Les médecins psychologues de l'armée, qui se
penchent sur son cas avec l'intérêt que l'on devine, font un
rapport qui conclut à un bon coefficient intellectuel. Il a dû
subir un traumatisme psychologique important, dont il s'est
débarrassé, comme tous les grands amnésiques, en s'empressant d'en
oublier la cause. Le refuge dans l'oubli. L'ennui c'est qu'il a
oublié aussi tout le reste. Tout ce qui faisait partie de sa vie
d'homme, de civil.
En Angleterre, l'inconnu est envoyé à l'hôpital de
Birmingham, où il est examiné par une bonne quantité de médecins.
Tous passionnés, intéressés, les cas comme celui-là étant
extrêmement rares, on espère toujours en apprendre davantage sur ce
grand mystère du cerveau humain. On le tourmente tellement qu'une
jeune infirmière le prend sous sa protection. Lilian Kelly, assez
jolie, brune, des yeux de biche tendre, est une fanatique du
dévouement. Ce pauvre garçon, qui, en plus, ne manque pas de
charme, représente une cause idéale. Un homme sans passé, un enfant
perdu. Lilian, orpheline, qui a déjà élevé deux frères et une sœur,
soigne les blessés, milite dans tous les organismes de secours,
s'attache tellement à l'inconnu, qu'elle en tombe amoureuse.
Elle l'a baptisé Adam comme le premier homme, et
Asquith, du nom de sa mère. Il fallait bien nommer cet amour.
Adam Asquith coule finalement quelques semaines
heureuses, dans cet hôpital de Birmingham, car pour l'instant il
est hors de question de le renvoyer au combat. Lilian s'est
débrouillée pour qu'il ait une chambre pour lui tout seul, elle
s'ingénie à le nourrir de tout ce que Londres peut révéler de
trésors de guerre alimentaires. Chocolat, thé, cigarettes. Le
nouveau soldat Asquith est entre de bonnes mains, presque apaisé.
Il en oublie son trou noir.
C'est à ce moment-là qu'il fait son premier
cauchemar.
La scène se passe dans une chambre tendue de
tapisserie rose. Les rideaux sont roses, les fauteuils recouverts
de velours rose, et il est allongé sur un lit rose, tout nu... Il
fixe la porte de la chambre avec angoisse. Quelqu'un doit entrer,
et il en a peur. La porte s'ouvre, et une femme immense apparaît
dans un tourbillon de gaze rose. Une femme énorme, forte,
puissante, démesurée dans son cauchemar, et qui s'avance vers lui
en tendant les bras, les mains en avant, les doigts écartés, comme
de grandes pinces. Il voudrait fuir, mais il est cloué sur place.
Il voudrait cacher sa nudité, mais ne trouve rien. Il se couvre la
tête, supplie en silence qu'on le sauve, mais la femme s'abat sur
lui et l'écrase de tout son poids, son visage contre le sien,
difforme, deux grands yeux violets l'hypnotisent... Il crie, et se
réveille.
Il est dans la chambre de l'hôpital de Birmingham,
inondée de soleil, et il est seul en pyjama sur un lit de
fer-blanc.
Lilian est déjà là, amoureuse, avec une tasse de
thé.
- Tu vas bien? Tu es couvert de sueur.
- Ça va... j'ai eu chaud cette nuit.
Va-t-il parler de ce cauchemar stupide ? Non. Un
cauchemar en rose avec une énorme femme rose aux yeux violets...
c'est ridicule. Et ça ne lui apprend rien. Quoique... il a tout de
même le sentiment que cette femme correspond à quelque chose pour
lui. Elle lui semblait familière dans le cauchemar, l'angoisse
aussi était familière... et ce rose... ça ne le surprend pas
tellement, lui. Il ignore pourquoi. Tout cela n'est qu'impressions
vagues, mais il se tait. D'ailleurs cela ne servirait qu'à le
précipiter sur le divan d'un psychiatre, qui le torturerait encore
avec ses questions. Il en a marre des psychiatres. Il voudrait
qu'on lui fiche la paix, le soldat Adam Asquith. Après tout, ce
passé qu'on s'acharne à lui faire retrouver n'était peut-être pas
agréable... Donc il se tait.
Et c'est avec une certaine réserve, une inquiétude
secrète, qu'il apprend que l'armée va distribuer sa photo aux
quatre coins du monde. L'armée ne renonce pas. Un soldat doit avoir
un matricule, un nom, un grade, et rentrer dans le rang.
Asquith redoute cette publicité autour de son cas.
Mais il ne peut s'y opposer. C'est généralement ainsi que l'on
retrouve les familles des amnésiques.
Les jours suivant ce cauchemar en rose, Adam
tourne en rond comme un lion dans une cage. Un soupçon affreux lui
est venu subitement. Cette terrifiante Amazone en rose n'est
peut-être pas un fantasme. S'il s'agissait d'une femme connue jadis
? Cette angoisse lui a paru familière, ce n'est pas une pure
invention de l'esprit, plutôt le sentiment d'un moment vécu. Et
s'il était marié ? Si ce monstre rose était en réalité une femme
qui l'attend quelque part, qu'il a épousée, dont il a peut-être des
enfants?
C'est horrible. Il aime Lilian. Il aime sa
nouvelle vie. Et comme certains amnésiques, il trouve plutôt
confortable cet oubli. Ce nuage douillet dans sa tête... où
n'existent plus ni regrets, ni remords, ni chagrins.
Convoqué une dernière fois chez le psychiatre,
pour un ultime examen de contrôle, Adam Asquith s'installe dans le
fauteuil de cuir et sourit.
- Toujours rien, dit-il...
- Pas une image? Un rêve... même anodin? Une
sensation?
- Rien. Je dors comme un bébé. Je ne me souviens
pas de mes rêves, si j'en fais...
- Tout le monde en fait... On vole, on court, on
se cache, on fuit parfois...
- Rien. Le trou noir.
- Adam, je vais devoir vous rendre à la vie
civile, mais je dois vous prévenir, je crains que vous ne
guérissiez jamais.
- Qu'est-ce que je vais devenir?
- On vous aidera à trouver du travail, et il faut
espérer que quelqu'un, un jour, se manifestera pour vous. Sans
élément familier, il vous sera difficile, voire impossible, de
retrouver le souvenir de votre passé. Car c'est toujours un
véritable apprentissage, au début. Les souvenirs ne se manifestent
pas tout seuls... Dans votre cas, nous n'avons pas le moindre
élément de départ... Vous avez des projets?
- Je... je vais peut-être épouser Lilian Kelly, si
on me le permet... je ne sais pas comment, je n'ai pas
d'identité.
- L'armée va vous aider. On vous donnera une
identité provisoire, et vous pourrez exister normalement... si l'on
peut dire. Vous êtes sûr de vouloir vous marier?
- J'ai besoin de quelqu'un près de moi. Je me sens
perdu.
- Je comprends, Asquith, on le serait à moins...
Vous aurez votre bon de sortie demain. Bonne chance!
Adam Asquith passe donc devant une commission de
l'armée qui lui délivre des papiers provisoires, le déclarant
canonnier, c'est une supposition gratuite, mais l'on a vu des
canonniers errer seuls et amnésiques après un bombardement
particulièrement atroce. Le canonnier Asquith, donc, redemande une
identité, toujours provisoire, à l'état civil, et il garde le nom
d'Adam Asquith. Âge approximatif trente ans, célibataire
supposé.
On lui propose un métier de laveur de carreaux. La
guerre s'achève, il travaille dur, monte sa petite entreprise, et
se prépare à épouser Lilian Kelly.
Il va l'épouser demain. Il enterre sa vie de
garçon. Il dort seul pour la dernière fois dans son petit
appartement londonien. Et voici que surgit le deuxième
cauchemar.
Il est encore devant une porte, celle d'une petite
maison de briques roses. Toujours ce rose. Il s'efforce d'entrer
sans bruit dans cette maison, car il est en retard, il a travaillé
tard, il est fatigué et voudrait dormir. Mais il a beau fouiller
dans ses poches, il ne trouve pas de clé. Il a peur devant cette
porte, car il lui faut sonner. Il faut qu'il sonne. Sinon il ne
pourra pas dormir.
La porte de la maison de briques roses s'ouvre, et
voici qu'apparaît l'énorme femme, en déshabillé rose, des voiles
tout autour d'elle. Ses yeux violets immenses sont méchants,
meurtriers, sa poitrine énorme se soulève en un souffle puissant.
Elle dit :
- Tu as vu l'heure qu'il est?
Et il se sent coupable. Il voudrait bien glisser
le long du mur, éviter cette femme rose qui lui barre le passage.
Il voit l'escalier qui monte à la chambre à coucher, où il voudrait
courir... pour aller s'enfermer, dormir... mais l'énorme femme rose
ouvre les bras, le serre contre lui, l'étouffe. Elle le déshabille,
lui retire un à un tous ses vêtements, et il n'ose pas se débattre,
il est hypnotisé, paralysé, elle joue avec la cravate de sa grosse
main, lui serre un peu le cou, il a peur. Elle dit d'une voix forte
:
- Le vilain garçon doit faire quelque chose à sa
petite femme pour se faire pardonner.
Il tremble de panique, il est à l'intérieur de la
maison, la porte se referme. Il se débat, il voudrait crier, mais
il sait qu'il ne peut pas, car il y a dans la maison des gens qu'il
ne faut pas réveiller. La femme est devant lui, c'est « sa » femme.
Elle lui coupe le chemin, l'attire, le force, le pousse dans
l'escalier en lui disant de se dépêcher. Il s'arrête à chaque
marche, résiste, s'accroche à la rambarde, mais elle est plus
forte. Ils arrivent en haut de l'escalier, et il voit une autre
porte ouverte, la chambre rose, le lit rose, le velours rose des
fauteuils, il voudrait fuir, mais il est trop tard, les yeux
violets l'hypnotisent, elle l'attire, tout ce rose tourne à la
folie autour de lui jusqu'au dégoût, elle lui arrache son pantalon,
il hurle, et c'est fini.
Il est assis en pyjama sur son lit de célibataire,
transpirant d'angoisse, au matin de son mariage avec Lilian
Kelly.
C'est horrible. Cette fois, la rue, la porte, la
maison de briques roses, il croit bien les avoir déjà vus. Ces gens
qu'il ne fallait pas réveiller dans son cauchemar, il lui semble
bien qu'une image s'y rapporte, peut-être un vieillard barbu... Un
père; le sien? Celui de la femme ? « Sa » femme ?
Et il y a autre chose de plus précis. Il se
souvient, pour la première fois, que cette fatigue qui lui donnait
tant envie de dormir dans son cauchemar venait d'un travail à
l'atelier de chemin de fer de la ville. C'est sa première et unique
certitude.
Il n'empêche qu'Adam Asquith se marie ce matin-là,
ravi de retrouver sa Lilian en robe blanche. Le blanc est un
soulagement. Dieu qu'il hait le rose... Ce rose lui donne la
nausée.
Et il ne dit rien de ses cauchemars. La vie est
simple et tranquille, cette paisible rumeur-là vient de la ville,
où il s'enfonce, anonyme et marié, heureux, installé avec Lilian
dans un petit appartement où rien n'est rose. Elle adore le beige,
le cuir, le Chippendale, et les marguerites...
Un jour, alors qu'il n'a pas fait de cauchemars
depuis longtemps, Adam Asquith sort de chez un client et croise
dans l'escalier un petit homme rubicond, qui le regarde passer avec
des yeux ronds. Sans y prêter attention, il descend l'escalier,
puis sent que l'homme n'a pas bougé. Un curieux pressentiment
l'envahit. Il accélère le pas, dégringole les marches quatre à
quatre, et il est au rez-de-chaussée lorsque le petit homme, du
quatrième étage, se met à crier :
- David! David!
Adam Asquith débouche dans le hall, il entend le
petit homme se lancer à sa poursuite, en hurlant toujours :
- David! Vous êtes bien David Lester? Hé, vous
êtes David Lester ?
Adam Asquith se précipite dans la rue et court,
court à toutes jambes comme s'il avait le diable aux trousses,
comme si derrière le petit homme se profilait la monstrueuse
silhouette de la femme en rose.
Il court si vite que le petit homme ne peut pas le
suivre, et Adam Asquith se retrouve enfin dans la foule, à nouveau
anonyme, perdu dans le brouhaha de Londres.
Ce n'était pas un cauchemar. Ça en avait tout
l'air pourtant. Une angoisse affreuse empêche Adam de rentrer chez
lui tout de suite. Il a besoin d'une bière, besoin de se calmer,
avant de retrouver Lilian la douce qui prépare le dîner, le
fauteuil de cuir, le tapis beige, et le vase de
marguerites...
- Tu rentres tard, Adam... Tu es fatigué? Tu veux
un bain?
Tout rentre dans l'ordre peu à peu dans la tête
d'Adam Asquith, qui ne s'appelle pas David, encore moins Lester, le
refuse en tout cas de toutes ses forces, et sourit à sa
femme.
Une soirée tranquille, une tasse de thé. Ils vont
se coucher, dans un lit blanc, normal, et Adam s'endort, sous le
regard attendri de son épouse.
C'est son troisième cauchemar.
Le vieillard rubicond et barbu se tient devant
lui, telle la statue du commandeur, les yeux plissés de méchanceté.
Ils sont dans la petite maison de briques roses, à Northompton,
dans le hall, au pied de l'escalier qu'il a déjà vu. Celui qui
monte à l'affreuse chambre rose. Et le vieillard montre l'escalier
du doigt. Il proteste, il s'entend dire d'une voix qui résonne en
écho :
- Je vous dis que je ne veux pas
d'enfants...
- Norma, elle, veut un enfant! répond le vieillard
méchant en montrant toujours l'escalier du doigt.
- Je vais partir à la guerre, c'est idiot de faire
un enfant... si je ne reviens pas.
- Ce n'est pas idiot. C'est une raison de plus.
Vous aurez au moins servi à ça, si vous ne revenez pas.
Alors il recule devant le vieillard méchant, en
répétant : « Je ne veux pas, je ne veux pas. » Et le vieillard le
retient par le bras, en lui soufflant dans le nez :
- Je vous ai donné cette maison pour que vous
fassiez un enfant à Norma. Je vous ai trouvé du travail chez
Alsthom, pour que vous fassiez un enfant à Norma. Vous avez tout ça
parce que je veux le bonheur de Norma...
Et le vieillard l'attire, son bras a une force
incroyable, il le pousse dans l'escalier, il lui crie :
- Norma vous attend!
Et il voit, en haut de l'escalier, le monstre
rose, la femme immense, en déshabillé rose qui lui tend les
bras.
Il monte l'escalier, il y est contraint, la femme.
tremble d'impatience, il voit les yeux violets, hypnotiques, la
femme le soulève avec une force mystérieuse et depuis l'escalier,
le jette sur le lit rose. Sa mâchoire heurte violemment le bois de
lit. Il a mal.
Adam Asquith se réveille ce matin-là avec une
affreuse rage de dents. La douleur qu'il ressentait à la fin du
cauchemar, bien réelle, a dû provoquer le reste.
Assis sur le lit blanc, Adam Asquith se prend la
tête dans les mains, désespéré. Il ne peut plus ignorer le voile
qui se lève. Il s'appelle David Lester, il est anglais, il
travaillait à l'atelier de mécanique des chemins de fer de la ville
de Northompton, où il a une femme, un beau-père et une maison de
briques roses. Et peut-être un enfant né pendant la guerre. Au
début des hostilités, il était mécanicien pilote dans la RAF, on
l'a expédié en Égypte, et là, la mémoire le lâche à nouveau. Le
voile se referme. Il ne se souvient toujours pas de ce qui l'a
amené à se retrouver seul dans le désert tunisien. C'est normal. Il
faudrait que quelqu'un d'autre le lui raconte, et encore. Le
blocage est là. Mais il s'en fiche, Adam Asquith, de ce qui est
arrivé à David Lester. Il n'a aucune envie de redevenir ce David
Lester-là... Son passé encore brumeux lui apparaît bel et bien
comme un cauchemar vécu. Il aime sa nouvelle femme, il gagne bien
sa vie, il veut rester Adam Asquith.
Lilian apporte le thé :
- Qu'est-ce qu'il y a Adam, tu as une sale tête,
les traits tirés... hier déjà tu étais fatigué...
Lilian est toujours infirmière et le reste en
dehors des heures d'hôpital, surtout pour son mari.
- J'ai mal aux dents...
- Tu vas aller chez le dentiste.
- Mais je n'en connais pas... c'est la première
fois que j'ai mal aux dents... enfin je crois...
C'est vrai qu'il y a ces deux plombages en bas, au
fond. Mais c'est un détail.
Lilian connaît un dentiste, elle l'appelle. La
joue d'Adam est enflammée, c'est urgent. Le dentiste est très
occupé, mais Lilian, qui n'a pas sa langue dans sa poche, insiste
en ajoutant que son mari est le célèbre canonnier Asquith, celui
dont tous les journaux ont parlé pendant la guerre, l'amnésique...
Si bien que le dentiste ne refuse pas de le prendre entre deux
rendez-vous.
Adam Asquith, déboussolé, la mort dans l'âme et
flanqué d'une rage de dents douloureuse, se rend donc au cabinet
d'un dentiste de renom. C'est une mauvaise journée. Il ne se doute
pas à quel point.
Il faut lui arracher une dent de sagesse. Ça fait
mal. Mais le dentiste promet de l'endormir.
Quelques instants plus tard, Adam sombre dans
l'inconscience. Lorsqu'il revient à lui, la mâchoire encore
douloureuse, et dure comme un morceau de bois, le dentiste lui
sourit :
- Vous voyez? Ça ne dure pas longtemps, vous êtes
débarrassé. Rincez-vous...
Adam Asquith gargouille le désinfectant, se lève
et le dentiste lui demande soudain :
- Vous connaissez le docteur Hamer ?
- Non.
- C'est curieux. Vous en avez parlé, quelques
secondes après l'extraction... Or il se trouve que c'est un
confrère de Northompton... je le connais très bien.
- Ah... ce doit être une coïncidence, je ne suis
jamais allé à Northompton.
Adam Asquith enfile son imperméable, paie et se
sauve. Mais il est à peine dans l'escalier, que le dentiste, lui,
se précipite au téléphone. Comme tout le monde il a entendu parler
du soldat inconnu du désert. Le cas est passionnant. L'homme est
toujours amnésique, et il a parlé, sous l'effet du narcotique, il a
dit un nom...
- Hamer, dites-moi, mon cher confrère... je
voudrais vous faire la description de la mâchoire d'un
client...
Quelques jours plus tard, le docteur Hamer de
Northompton rappelle son confrère.
- J'ai une fiche qui concorde. Un ancien client.
Le schéma correspond... deux plombages, molaire et prémolaire... en
bas, un à gauche... l'autre à droite... Il s'appelle David
Lester.
Cette fois, Adam Asquith ne peut plus se défiler.
Car, tout fier de lui, le dentiste vient lui révéler la bonne
nouvelle. Et c'est l'horreur. Il est bigame. Il déteste son
ancienne femme, Norma, une grande et forte Walkyrie, aux désirs
aussi intempestifs qu'impétueux... Il déteste ce beau-père qui l'a
pris au piège avec ce travail, cette maison, en échange du bonheur
de Norma... d'un bébé pour Norma... Peut-on l'obliger à revivre ce
cauchemar? Il est devenu un autre homme, il a trente-cinq ans, un
autre métier, une autre femme, qu'il aime celle-là...
Justement, il faut en parler à Lilian. Lui
raconter avant que quelqu'un d'autre ne le fasse.
Adam Asquith raconte les cauchemars d'Adam, et ce
qu'il sait de David. C'est long, c'est terrible, et Lilian a les
larmes aux yeux, mais c'est une femme aimante, droite, dévouée
jusqu'au sacrifice :
- Tu dois y aller, Adam... A Northompton... il
faut te faire reconnaître par ta famille... et par ta femme.
- Mais je ne veux pas...
- Moi, je veux. Nous ne serons pas heureux, si tu
ne fais pas ça...
- Mais qu'est-ce qui va m'arriver, Lilian? Imagine
que cette... cette femme ait un enfant de moi? Qu'est-ce qui nous
arrivera à nous?
- Adam... dans vingt-quatre heures tout le monde
saura, le dentiste, ce Hamer, va parler... ta famille le saura, la
police viendra te chercher... tu es David Lester. Et vis-à-vis de
l'armée, tu seras déserteur si tu ne te présentes pas aux
autorités. Pour la justice tu seras bigame... Il faut y aller...
Adam...
Alors, la mort dans l'âme, Adam Asquith va rendre
visite à David Lester à Northompton.
Par un matin pluvieux, il sonne à la porte de la
petite maison de briques roses, celle de ses cauchemars. Et, comme
dans ses cauchemars, la porte s'ouvre et une grande et forte femme
apparaît. Vêtue de noir. Pétrifiée à la vue de cet homme, ce
revenant. Les yeux violets s'écarquillent d'effroi, et elle appelle
:
- Papa! Papa!
Surgit alors le petit vieux rubicond et barbu aux
yeux méchants. Méchants et soudain glacials. Il dit :
- Calme-toi, Norma... Vous désirez,
monsieur?
Adam Asquith fait un effort pour répondre :
- Je suis David Lester...
Mais il sent une résistance étrange dans le regard
du vieillard :
- Vous croyez que vous êtes David Lester...
Surpris, Adam Asquith répond prudemment:
- Il paraît...
- Moi, je ne vous reconnais pas... et toi Norma,
tu le reconnais?
Norma mesure 1 m 80, son corps de lanceuse de
poids est boudiné dans un pantalon et un pull-over noirs. Elle
semble avoir du mal à respirer mais répond très vite :
- Non... euh non...
Alors le vieillard aux yeux méchants sourit à Adam
Asquith :
- Vous voyez... elle ne vous reconnaît pas non
plus. C'est la veuve de David Lester... vous comprenez?
Adam Asquith en a la tête qui tourne. Bon sang, il
est venu jusqu'ici comme s'il allait à l'échafaud, sûr de son
identité, et cette femme, sa femme l'a reconnu. Il l'a bien vu à
son premier regard... Que se passe-t-il ici ?...
Il se passe que Adam Asquith-David Lester est
arrivé à un moment particulier. Depuis la disparition de son mari,
Norman Lester n'avait touché aucune pension. Il n'était pas présumé
mort, mais catalogué déserteur. L'armée est ainsi, sans nuance. Les
années ayant passé, les autorités militaires se sont résignées à le
considérer comme mort au combat. Norma Lester, sa veuve, allait
donc toucher cinq ans d'arriérés de pension. Une somme coquette.
Que l'on devait lui verser ces jours-ci...
Adam Asquith ignore tout cela en rentrant chez
lui, auprès de sa femme, la vraie, celle qu'il aime en tout cas, et
il ne l'apprendra que les jours suivants en faisant les démarches
qu'il se doit de faire.
Il comprend. Norma n'aimait pas que le rose, elle
était aussi fascinée par l'argent, et il devait travailler jusqu'à
l'épuisement pour en gagner, avant de s'écrouler épuisé dans ce lit
rose, où fort heureusement ne naquit pas de bébé rose...
Il comprend aussi que la grande silhouette
masculine qu'il a aperçue en haut de l'escalier, derrière le
vieillard, et qui n'a pas bronché lors de sa visite, est le nouveau
condamné au rose...
L'opinion publique fut enthousiaste et divisée. La
justice et l'armée dans un drôle de pétrin. Finalement, le second
mariage d'Adam Asquith fut cassé. David Lester dut divorcer de sa
première femme, et réépouser légalement celle d'Adam Asquith.
Ils furent heureux. Norma Lester ne toucha pas de
pension. La vie n'est pas rose tout le temps.