CES ÉTRANGES SOLDATS
En février 1915, Céline Marcot, douze ans, s'en va
à l'école. Le vent d'hiver glacé rassemble les enfants sous le
préau, comme une volée de moineaux amaigris, couverts de neige. Ils
frappent du sabot, soufflent dans leurs moufles, le nez rougi, les
doigts gercés par le rude hiver de l'Est de la France.
La maîtresse d'école tape dans ses mains, et la
petite troupe entre dans la salle de classe, plus froide et humide
qu'une cave.
Madame Luguet écrit au tableau : « Aujourd'hui :
le sang. »
- Prenez vos cahiers, et écrivez...
Les petits doigts crispés sur les porte-plume font
des pâtés, le souffle des écoliers fait de petits nuages de buée
au-dessus des pupitres. Ils écrivent avec application, sous la
dictée :
« L'homme adulte a sept litres de sang. Le sang "
noir " provient des veines. Il est surchargé d'acide carbonique,
car son oxygène a été brûlé pour fournir la chaleur vitale. Le sang
rouge est le sang frais des artères, il a perdu son acide
carbonique et s'est purifié dans les poumons avec une nouvelle
provision d'oxygène empruntée à l'air respirable... »
Céline Marcot s'applique plus que les autres. Elle
a promis à son père, parti au front en 1914, de passer son
certificat d'études et d'être la première en classe.
La porte de la classe s'ouvre et la directrice
fait un signe mystérieux à l'institutrice. Les deux femmes
disparaissent un instant dans le couloir, puis l'institutrice
revient, le visage sombre :
- Marcot Céline! Chez la directrice.
Toute la classe regarde Céline remonter l'allée,
d'un air apeuré. Qu'a-t-elle fait de mal ? Une petite fille si sage
avec des nattes brunes et de grands yeux noisette, qui sait
toujours ses leçons par cœur...
Céline Marcot, les mains derrière le dos, se tient
droite devant la directrice à l'air sévère.
- Mon enfant, tu dois rentrer chez toi, ta mère
t'attend.
En ce temps-là, les écoliers n'ont pas le droit de
poser de questions, ils ne peuvent répondre à la directrice que si
elle les interroge.
- Ta mère a reçu ce matin une très mauvaise
nouvelle. Ton père a été fusillé.
Pas le temps de pleurer ou d'avoir mal. Le mot
fusillé a été prononcé d'une telle manière que Céline a senti le
mépris l'envelopper.
- Si tu ne peux pas revenir en classe dans les
jours qui viennent, je comprendrai très bien. Va maintenant.
Comme une poupée automate, Céline retourne en
classe prendre son cartable.
L'institutrice semble avoir un peu pitié.
Les enfants pas du tout. C'est étrange. Céline
quitte la classe du certificat d'études dans un silence murmurant,
que l'institutrice sanctionne immédiatement :
- Tout le monde se tait! Un peu de respect, je
vous prie...
Au-dehors, Céline court aussi vite qu'elle le peut
dans ses gros sabots qui dérapent sur la neige. Sur le chemin
l'épicière lui crie :
- Cours pas si vite... Ta pauvre mère est chez le
curé!
Céline court à l'église à présent. Avec le mot qui
cogne dans sa tête. Fusillé. Fusillé. Fusillé. On ne fusille que
les traîtres... L'institutrice leur a appris cela un jour. Elle
s'en souvient très bien. Papa a été fusillé... Papa est un traître,
c'est ce que voulait dire le mépris de la directrice, les murmures
des élèves. Et le regard de l'épicière, et celui du bourrelier, et
celui de la mercière...
L'église est sombre, une seule bougie l'éclaire
tout au fond, près de l'entrée de la cure.
Madame Marcot est à genoux devant l'autel, en
prières. Céline avance lentement dans l'allée, monsieur le curé la
prend par l'épaule.
- Laisse ta mère prier mon enfant, pour le repos
de l'âme de ton malheureux père...
Et monsieur le curé entraîne l'enfant à l'écart.
Il murmure dans la grande église, mais Céline a l'impression que
les phrases résonnent et que tout le village les entend.
- Ton père a été fusillé hier, il est passé en
conseil de guerre, il s'est rebellé contre ses chefs. L'aumônier du
régiment a fait une longue route pour apporter la nouvelle. Prie,
mon enfant, à ton tour, pour obtenir son pardon.
L'infamie est entrée dans la maison du soldat
Marcot, éclaboussant son épouse et sa fille. Madame Marcot n'est
pas une veuve de guerre comme les autres, et Céline n'est pas une
orpheline de guerre comme les autres.
La guerre continue ses ravages sur la Marne, dans
le Nord, en Artois, en Italie, et aux Balkans. 1916 apporte
d'autres morts glorieux au champ d'honneur. 1917 apporte d'autres
morts moins glorieux, des mutinés, que la France et le maréchal
Pétain condamnent durement. 1918... enfin les canons se
taisent.
Madame Marcot et sa fille Céline ont dû vendre la
petite maison du village et se réfugier dans une pièce meublée, à
la ville. La mère est employée aux écritures, dans une droguerie,
et Céline, qui a quinze ans révolus, n'a pas eu son certificat
d'études. Elle fait de la broderie dans un atelier, dix heures par
jour, pour un salaire d'apprentie, plus maigre que la recette des
mendiants le dimanche.
Ainsi les années passent, les hivers rudes, les
privations, les robes rapetassées, les chaussures ressemelées, et
l'humiliation toujours.
Le printemps de 1922, frileux, voit Céline
ouvrière dans une boutique de chapeaux. Sa mère, usée, ne compte
plus que sur la paie de sa fille pour subsister. La veuve d'un
traître ne touche pas de pension. Souvent Céline demande à sa mère
:
- Pourquoi l'ont-ils fusillé, maman?
- Je ne sais pas. L'aumônier a dit : rébellion. Il
faut oublier, Céline...
- Mais papa n'est pas un traître!
- Je ne sais pas, Céline, nous ne saurons
jamais...
- Et sa tombe, maman? Pourquoi n'ont-ils pas dit
où est sa tombe ?
- Les fusillés n'ont pas de tombe. On les enterre
sur place. C'est ce qu'a dit le prêtre.
- Où est-ce, maman? Je veux aller prier sur la
terre où il est enterré.
- Même ça on ne nous le dit pas, Céline...
Sept ans ont passé. Madame Marcot a reçu
officiellement un avis de décès concernant Augustin Marcot, son
époux. Mais il n'est pas en règle, paraît-il. Car il n'est pas fait
mention des causes du décès. Il n'y est pas inscrit, comme sur des
milliers d'autres : « Mort au champ d'honneur ». Et lorsque madame
Marcot doit le présenter à une administration quelconque, on la
regarde bizarrement. Comme si elle n'était pas propre.
En ce mois d'avril 1922, un homme frappe à la
porte de la chambre meublée de la veuve Marcot.
- Madame, je suis juge d'instruction. J'enquête
sur la mort de votre mari.
Madame Marcot devient pâle. Que leur veut-on
encore?
- Je n'ai rien à dire. Mon mari est mort en 1915
c'est tout ce que je sais...
- Comment avez-vous appris cette mort?
- Dans la rue ou presque. Un aumônier est venu du
régiment de mon mari, il m'a annoncé qu'on l'avait fusillé. C'est
tout.
- Vous n'avez pas reçu de lettre officielle du
commandant du régiment ?
- Jamais. L'aumônier m'a écrit plus tard. Mais je
n'en ai pas appris beaucoup plus. Peut-être valait-il
mieux...
- Vous avez cette lettre, madame Marcot?
- Vous êtes vraiment juge d'instruction?
- Vraiment, voici ma carte. Ayez confiance,
madame... Je ne suis pas là pour vous faire des ennuis, bien au
contraire...
- Oh, les ennuis... vous savez... j'en ai eu mon
compte. Je n'osais même pas porter le deuil de mon pauvre mari.
J'avais peur qu'on me questionne dans la rue, les voisins... que
dire ? Il y a tant de femmes qui portent la mort de leur époux
comme une médaille, tant et tant... Moi, je n'avais pas le droit...
une femme de traître...
- Ne dites pas cela... Votre mari n'était pas un
traître. Puis-je voir cette lettre de l'aumônier, madame?
La lettre tant de fois lue, pliée et repliée, dit
ceci :
« Votre mari a été fusillé pour l'exemple, le 12
février 1915. Je me suis rendu sur sa tombe, près d'une ferme
brûlée, à proximité d'un fleuve. Il est enterré à côté d'un grand
arbre. Il a fallu les rigueurs d'une discipline de guerre et la
malchance dans la sanction de responsabilité collective, en une
période particulièrement critique pour amener ce résultat. Dieu
vous bénisse, madame, et lui pardonne ses fautes. Je prierai pour
le repos de son âme. »
Le juge d'instruction relit trois fois cette
phrase sibylline : « Les rigueurs d'une discipline de guerre... et
la malchance dans la sanction de responsabilité collective... » Il
ne comprend pas très bien.
- Vous savez, j'ai pas fait d'études, monsieur le
juge, et je n'ai jamais rien compris à cette lettre. Qu'est-ce que
vous voulez faire ?
- Madame, le comité de défense des droits de
l'homme a porté plainte. Je suis chargé d'une enquête. Je dois
éclaircir les circonstances précises de la mort de votre mari. Je
vous tiendrai au courant.
Quelques jours plus tard, le juge d'instruction
rencontre l'aumônier du régiment du soldat Marcot.
- Je ne comprends pas très bien ce que vous avez
écrit à sa veuve... Que vouliez-vous dire avec cette phrase «
malchance dans la sanction collective » ?
- C'est un souvenir cruel, monsieur le juge.
- Il faut me dire ce que vous savez... Il y va de
l'honneur de l'homme en question.
- Eh bien je sais peu de chose en vérité. Je n'ai
pas assisté à l'acte d'insubordination, ni au conseil de guerre,
bien entendu. Ce que je sais, c'est que nous étions cantonnés à
trois kilomètres du front de la Marne.
- Vous étiez donc à l'arrière... au repos.
- On entendait les canons, on voyait la fumée des
incendies, mais le régiment n'était pas prêt à retourner au combat.
Il venait d'être cruellement éprouvé. Le commandant avait dû
reconstituer ses troupes avec des hommes venus des dépôts de
l'intérieur. Il ne les avait pas bien en main. Il a voulu établir
une discipline de fer, montrer au régiment qu'il ne laisserait rien
passer. Si l'on n'avait pas fusillé le soldat Marcot on en aurait
fusillé un autre...
- Cette insubordination... monsieur l'aumônier,
était dirigée contre qui?
- Le sergent Beaussac.
- Quel genre d'homme?
- Je ne juge personne... mais c'était un
coléreux... disons le genre d'officier intraitable... pas un
militaire de carrière en tout cas.
Le juge d'instruction retrouve le sergent
Beaussac, dans l'épicerie qu'il tient au centre d'une petite ville
de l'Est de la France. Visage carré, front bas, sourcils
pointilleux.
- Je refuse de parler de ça... La guerre est
finie, non?
- Je ne viens pas vous parler de guerre, monsieur
Beaussac, et je suis juge d'instruction, vous êtes tenu de répondre
à mes questions.
- Mais qu'est-ce que c'est que cette histoire ?
Moi, j'ai fait ce que je devais faire... c'est tout!
- Monsieur Beaussac, comprenons-nous bien, je vous
pose une question et j'exige une réponse... Vous êtes un témoin
dans une affaire de justice, est-ce clair?
- Bon, allez-y...
Il est maussade, le sergent. Pas très bien dans sa
blouse d'épicier au ventre rond. Il préférerait oublier, sûrement,
c'est tellement plus facile.
- Ma question est la suivante : En quoi consistait
l'acte d'insubordination du soldat Marcot?
- Une histoire de pantalon... enfin... Marcot
avait déchiré son pantalon de toile bleue... il râlait qu'il avait
froid aux fesses... et qu'il en voulait un...
- Je suppose qu'en février 1915, dans la Marne, il
ne faisait pas chaud...
- Le froid c'était pour tout le monde... et moi,
je lui ai répondu que je savais pas où trouver un pantalon. C'est
vrai ça... on n'avait plus rien... où j'allais dénicher un
froc?
- Que s'est-il passé ensuite?
- Il est revenu à la charge quelques jours plus
tard, il arrêtait pas de me tanner, alors je lui ai donné un
pantalon. Je lui ai dit : « Tiens, prends ça, le voilà ton
pantalon! » Il en a pas voulu!
- Pour quelle raison, monsieur Beaussac?
- Soi-disant qu'il était sale et plein de sang, et
que je l'avais pris sur un cadavre... Alors je lui ai rétorqué : «
C'est pas vrai, il est très bon ce pantalon, t'as qu'à le laver et
il sera comme neuf. » Il en voulait toujours pas...
- C'était exact? Ce pantalon venait d'un cadavre?
Il était déchiré? Couvert de sang?
L'épicier regarde à terre, ennuyé :
- Ben... j'en sais plus trop rien... Il avait qu'à
le laver quoi... De toute façon, c'est le lieutenant Bertrand qu'a
pris l'affaire en main. Il commandait la compagnie... moi c'était
plus mon affaire.
- Avez-vous alerté le lieutenant sur le refus de
Marcot?
- Ah non... hein... c'est pas ma faute. Le
lieutenant s'est pointé à ce moment-là... c'est tout ce que j'ai à
dire...
Le lieutenant Bertrand exploite maintenant une
minoterie dans une splendide forêt de pins. Grand, chauve, visage
bronzé, regard froid.
- Juge d'instruction, vous dites ? Pour l'affaire
Marcot ? Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise moi... C'est
fini tout ça...
- Non, monsieur Bertrand... ça commence.
Le minotier hausse les épaules...
- En voilà une affaire... pour un pantalon... je
veux dire que Marcot en a fait toute une affaire, alors que rien ne
justifiait une réaction pareille. Il était chiffonné ce pantalon,
un point c'est tout. Il venait pas d'un cadavre...
- Venons-en au fait, monsieur Bertrand. Ma
question est : « Est-ce bien pour avoir refusé ce pantalon que le
soldat Marcot a été déféré en cour martiale ? »
- Oui... eh oui... mais il avait mis toute la
compagnie sens dessus dessous... avec son pantalon. Une délégation
est venue me trouver, le soldat Delapalud en tête. Ils protestaient
au nom de toute la compagnie soi-disant... Je me suis trouvé en
face d'une véritable mutinerie. J'ai dû en rendre compte au
colonel, qui a réuni un conseil de guerre spécial...
- Monsieur Bertrand, en faisant cela, vous saviez,
bien entendu, que Marcot pouvait être fusillé?
L'homme hésite. La question le gêne visiblement
beaucoup.
- Ben non, en fait. Moi, je croyais pas que ça
irait aussi loin. On n'était pas au front... On pouvait pas
considérer ça comme un refus d'obéissance... Enfin je sais pas. Je
croyais que le commandant allait régler ça autrement... Je sais
pas.
- Autrement? Un conseil de guerre est un conseil
de guerre... Vous deviez vous douter que le soldat Marcot risquait
sa vie dans cette histoire, et pour un pantalon?
- Mais toute la compagnie était de son
avis...
Le minotier se balance d'un pied sur l'autre... Le
souvenir qu'il évoque a dû beaucoup le déstabiliser sur le
moment.
- En revenant de l'exécution... j'avais comme une
angoisse... cette histoire avait été trop loin, alors j'ai demandé
au commandant si j'avais eu tort de signaler le soldat Marcot pour
ça... Et il m'a répondu: « A votre place, lieutenant, j'en aurais
fait autant! »...
Le minotier regarde le juge, en face :
- J'ai la conscience tranquille, moi!
Il n'est pas si sûr, de toute évidence.
Le juge d'instruction interroge ensuite le soldat
Delapalud, qui menait la petite troupe de contestataires, en
février 1915. Il a rempilé. Le juge le rencontre dans une caserne,
où il attend son départ pour l'Indochine. Cette fois le dialogue
est différent :
- Ça le fera pas revivre, votre enquête! Mais ça
soulage quand même... Enfin on se préoccupe de ce pauvre gars... Je
vais vous dire une chose, monsieur le juge, ça me déplairait pas
qu'on déballe tout ça sur la place publique... Vous pouvez compter
sur moi pour vous aider... Je sais comment ça s'est passé... Faut
comprendre comment on était à cette époque-là. On gelait, on pelait
de froid, dans la boue et dans la neige... On bouffait des
clopinettes. On s'était tapé juste avant une équipée contre les
Fridolins... Un vrai désastre... Bref, Marcot avait quasiment plus
de culotte sur les fesses. Des trous partout... Alors il va voir le
sergent pour en demander une... c'est normal, je vous jure qu'on
lui voyait les fesses, le pauvre... Le sergent lui en refile une au
bout de je sais pas combien de temps... une horreur. C'était une
culotte rouge, pleine de sang et d'excréments, toute chiffonnée, à
vomir, monsieur le juge... alors le Marcot, il dit comme ça : « Je
voudrais une culotte propre, lieutenant! » Et le lieutenant : «
Depuis plusieurs jours que vous en réclamez une... vous prendrez
celle-là! Et je vous préviens, n'insistez pas, vous allez vous
mettre dans un mauvais pas... » Et Marcot, il répond : « Je veux
pas me mettre dans un mauvais pas, lieutenant... je peux pas mettre
une ordure comme ça... » Et le lieutenant il se fâche tout rouge :
« C'est un refus d'obéissance devant l'ennemi !... »
Le soldat Delapalud ricane, en se tapant sur le
front :
- Un refus devant l'ennemi... vous vous rendez
compte? Ce pauvre Marcot avait tout de même le droit d'avoir un
pantalon convenable... Moi, je dis que pour aller se faire tuer
c'est la moindre des choses d'avoir un pantalon convenable. En plus
on n'était pas devant l'ennemi... Vous savez où on était, monsieur
le juge? Dans la merde... Ce colonel qu'on avait là, c'était pas
une lumière de la stratégie, si vous voulez mon avis... On avait
perdu 1 500 hommes, morts ou blessés... On n'avait pas le moral
bien sûr et moi je dis que c'était de la faute du commandant...
J'étais pas le seul à le penser, seulement, à la guerre, on la
boucle. Pas question d'aller dire à un supérieur : « Commandant,
vous voyez pas clair »... et le colonel, lui, il voulait remonter
le moral des troupes, discipline de fer et tout le toutim... Il
s'est mis à gueuler à Marcot : « Lisez-moi l'article du code
militaire... refus d'obéissance en présence de l'ennemi...
allez-y... » Et le pauvre Marcot il a lu. Jusqu'à la sanction qui
dit : « Peine de mort ». Là-dessus le colonel a répété : « Vous
persistez à refuser ce pantalon ? » Et Marcot, il a répondu
oui.
Le soldat Delapalud a un geste de
résignation.
- Vous savez, monsieur le juge... moi, ça m'a valu
d'aller casser des cailloux en Afrique... pour être d'accord avec
Marcot, mais lui... on l'a fusillé. Au début j'y croyais pas. Le
lieutenant l'a fichu en prison pour huit jours, refus
d'obéissance... C'était pas trop grave, au fond, on se disait que
le colonel allait arranger ça. Mais moi j'ai compris pourquoi il a
sauté sur l'occasion. Ce pauvre type voulait se venger de son
erreur. Un malade du commandement. Il avait raté son mouvement sur
le front, il fallait faire croire que le régiment était pas
terrible, il fallait donner des sanctions, se couvrir quoi. Il a
réuni la cour martiale, il paraît qu'il a dit avant même que la
cour soit réunie : « Le peloton d'exécution va donner une leçon à
ce foutu régiment! »...
- Vous avez protesté?
- On n'allait pas laisser passer ça... tout de
même. La nouvelle s'est répandue... On savait ce que ça voulait
dire refus d'obéissance devant l'ennemi... On se fichait de nous...
Marcot, il s'était battu comme nous tous, on n'allait pas le
laisser se faire crever la peau pour rien. On est allés voir le
lieutenant Bertrand, avec quatre copains, et mon camarade Colin. On
lui a dit comme ça : « Mon lieutenant, on peut pas y croire. La
compagnie vient d'apprendre que vous avez fait un rapport contre
Marcot et qu'il va passer en cour martiale »... On était calmes,
polis, on voulait tirer Marcot de cette sale histoire, en le
soutenant... mais le lieutenant il nous répond : « Ce n'est pas ce
qu'il mérite ? » Et on a eu beau lui dire que Marcot avait une
femme, une gamine, il voulait rien savoir. Alors on s'est proposés
pour laver le pantalon... C'était pas facile dans le camp. On
n'avait que de la neige et pas de savon, rien pour faire sécher, à
part un feu de bois. Mais on y serait arrivés, en le frottant dans
la cendre... Le lieutenant a pas voulu. Alors on lui a dit que ça
ferait mauvais effet sur la compagnie... Là il a piqué une
colère... « De quoi? Des observations ? » Et il nous a collés en
taule, Colin et moi, parce qu'on avait parlé pour les autres. Et on
a eu droit à la cour martiale, nous aussi...
Sept ans après cette histoire, le soldat Delapalud
est encore furieux. Debout devant le juge d'instruction, les poings
sur les hanches, le visage enfiévré, il raconte la suite. La
monstrueuse suite :
- C'était le 12 février, le lendemain. On nous a
traînés devant un conseil de guerre spécial. Il était trois heures
de l'après-midi. Je m'en souviens comme si c'était hier. Le colonel
présidait. Il avait désigné des juges. On n'y croyait pas, je vous
jure... On se regardait avec Colin et Marcot, on se disait c'est
pas Dieu possible qu'on est devant un conseil de guerre pour une
connerie de pantalon!
- Il y avait un avocat pour la défense?
- Il pouvait pas faire autrement le colonel,
fallait bien que les règles soient respectées, en apparence...
L'avocat c'était un officier... je me rappelle plus son nom. Il a
pas dit grand-chose. Ça a pas traîné de toute façon... Le colonel a
fait appeler que deux témoins. Le sergent et le lieutenant. Ils ont
répété tous les deux que Marcot avait refusé d'obéir, et que nous
on l'avait soutenu dans sa rébellion. On a eu droit au verdict tout
de suite après. Marcot, condamné à mort, moi et Colin, six ans de
travaux forcés... Voilà, monsieur le juge. Colin il est allé se
faire tuer en Orient après ça... et moi, je pars en Indochine,
demain, ou après-demain... Je sais pas si j'en reviendrai. L'armée
c'est tout ce que j'ai... même si elle me traite comme un bestiau.
Mais si vous pouvez faire quelque chose pour la veuve à Marcot, ça
serait que justice.
Il faudrait au juge d'instruction un autre
témoignage, mais qu'il n'obtiendra pas. Le colonel Tenet n'est pas
visible. Par contre le greffier qui a enregistré cette pantomime
dramatique de jugement en cour martiale est maintenant juge
lui-même, dans un tribunal de province. Il reçoit son confrère,
avec d'autant plus de bonne volonté qu'il est à l'origine de son
enquête. C'est lui qui a alerté la commission des droits de l'homme
sur le cas du soldat Marcot.
- J'ai assisté au procès. J'étais commis greffier
au conseil de guerre de la division. On m'avait mobilisé en 1915.
Je me suis donc retrouvé devant le colonel, convoqué pour cette
affaire. Le colonel m'a dit tout de suite :
- Sergent, je veux faire un exemple. Nous avons
une rébellion sur les bras. Il faut que j'en tue un ou
deux...
- Il a employé cette expression?
- Je le répéterai sous la foi du serment. Il a dit
: « Il faut que j'en tue un ou deux. » J'étais sidéré. Il me dit
ensuite : « J'entends que tout se passe dans les formes, vous êtes
magistrat, j'ai besoin d'un texte de loi imparable, étudiez le
dossier, trouvez-moi ce texte. » En fait, il n'y avait quasiment
pas de dossier. A part le rapport du lieutenant et la déposition du
sergent. Il y était dit que Marcot avait refusé un pantalon sous
prétexte qu'il était taché de boue. Condamné à huit jours de prison
pour refus d'obéissance, il avait suscité des réclamations de la
part d'un groupe de camarades de régiment. Bien entendu, je ne
voyais là aucun motif pouvant amener à la peine de mort, mais le
colonel insistait. « Il y a refus d'obéissance donc peine de mort!
»... - « Mon colonel, on ne peut pas faire cela, vous allez trop
loin... Il ne suffit pas qu'il ait refusé d'obéir à un ordre, il
faut encore que cet ordre concerne le service, qu'il ait été donné
à l'occasion du service... Quant à ses camarades, on ne peut pas
les accuser de rébellion. D'outrages à officier à la rigueur, s'ils
se sont emportés, ou ont parlé vivement, sans respect du grade »...
- « Bon. D'accord pour les autres... J'abandonne le motif de
rébellion, allez-y pour outrages, mais pour Marcot j'exige qu'il
soit indiqué " refus d'obéissance " dans l'acte d'accusation. Et
c'est moi qui présiderai... » - « Mon colonel, c'est impossible,
c'est vous qui poursuivez... Il nous faut un autre président...
Vous ne pouvez pas être juge et partie... » Là non plus je n'ai pas
réussi à obtenir que la règle soit respectée. Il a tapé sur la
table, en gueulant : « C'est moi qui présiderai! » Voilà. Le
conseil s'est tenu dans une baraque de tranchée, on était tous les
uns sur les autres, les accusés, le président, le défenseur et un
juge assesseur... C'était le secrétaire du colonel. Marcot a été
condamné à mort, en quelques minutes. Le lendemain, l'aumônier est
allé le chercher dans sa cellule. Ses camarades l'ont entendu
pleurer. Il disait sans cesse : « C'est pas possible, c'est pas
possible... »
Le juge d'instruction de 1922 regarde le commis
greffier de 1915... bien dans les yeux :
- Vous savez que je n'ai pas pu rencontrer le
colonel ? Savez-vous pourquoi ?
- Quand j'ai moi-même alerté la commission des
droits de l'homme, à qui j'ai remis une déposition écrite, donnant
tous les faits dans leur moindre détail, on m'a averti que je
risquais des ennuis...
- Quel genre d'ennuis ?...
- Des ennuis de carrière... mais ça n'a pas été
jusque-là. Je suis tombé sur des hommes révoltés par ce
comportement militaire. Vous savez que nous ne pouvons guère parler
de nos mutinés. Le sujet est tabou. Surtout pour ceux de 1917... Le
maréchal s'est montré intraitable sur beaucoup de cas... qui ne
méritaient peut-être pas autant de rigueur. Mais il s'agissait de
révolte devant des officiers, de refus d'aller au combat, je ne me
permettrais pas de juger. L'histoire s'en chargera. Par contre,
cette histoire de pantalon... il ne faut pas qu'elle tombe dans
l'oubli. Ce malheureux avait raison, personne au monde ne pouvait
l'obliger à porter un pantalon maculé du sang d'un cadavre et de
ses excréments. C'était une humiliation gratuite, immonde... Je
tiens, pour l'honneur de cet homme, à sa réhabilitation.
- Le colonel ne témoignera pas... On m'a dit que
le ministre, monsieur Maginot, voulait régler cette affaire
lui-même...
- Instruisez le procès... Le scandale fera
peut-être sortir le loup du bois. En tout cas, je ne crains
personne en matière de justice au grand jour. Nous ne sommes plus
dans une cagna de tranchée, entre militaires, nous sommes en
public... Je tiens à dire que j'ai vu un innocent traîné par un
peloton d'exécution contre le mur d'une ferme brûlée. Que je l'ai
entendu pleurer le nom de sa fille... au moment où les douze balles
le frappaient en pleine poitrine. Je tiens à dire le dégoût des
hommes contraints d'appliquer cette sanction. Il faut savoir que le
commandement de ce régiment était si peu fier après l'exécution de
Marcot que l'on a interdit aux hommes de prononcer son nom, c'était
un ordre. Toute la correspondance des hommes a été censurée, de
crainte qu'ils ne parlent des circonstances aberrantes de ce
jugement. Même l'endroit où il a été enterré a été interdit, tant
que le régiment a été cantonné dans les lieux. Un homme qui s'était
rendu coupable d'y installer une croix a dû se taire pendant des
mois. Le régiment l'a soutenu en silence. C'est un crime. Il doit
être jugé en tant que crime.
Le 12 juillet 1922, la cour suprême réhabilite
enfin le soldat Marcot. Et les attendus de ce jugement de
réhabilitation paraissent au Journal Officiel.
« Attendu enfin, que dans les circonstances
ci-dessus relatées, l'injonction adressée au soldat Marcot ne peut
être considérée comme ayant constitué un ordre de service donné
pour l'accomplissement d'un service militaire en présence de
l'ennemi, au sens de l'article 218, alinéa 1er du Code de Justice
militaire, que le fait retenu à la charge de Marcot n'a point
présenté les caractères constitutifs de ladite infraction, que par
suite c'est à tort qu'il a été considéré coupable... Par ces motifs
: Réforme dans l'intérêt du condamné le jugement du conseil de
guerre spécial du 60e régiment
d'infanterie en date du 12 février 1915;
Déclare que Marcot est et demeure acquitté de
l'accusation du crime retenu à sa charge;
Ordonne l'affichage du présent arrêt dans les
lieux déterminés par l'article 446 du Code d'instruction criminelle
et son insertion au Journal Officiel;
Ordonne également que le présent arrêt sera
imprimé et transcrit sur les registres du Conseil de guerre spécial
du 60e régiment d'infanterie et que
mention sera faite en marge du jugement réformé... »
Des mots, des articles de loi qui ne ramèneront
pas à la vie le soldat Marcot, qui n'effaceront pas les années
d'humiliation subies par sa veuve et sa fille.
Cinq mille francs de dommages et intérêts à la
veuve.
Quinze mille francs à sa fille mineure.
Céline a dix-neuf ans, sa mère a tant vieilli
qu'elle n'a plus d'âge, le jour ou, enfin, la ville fait au soldat
Marcot des funérailles solennelles. Enfin... ce n'est pas peu dire
:
Car la veuve ayant demandé que la dépouille de son
mari lui soit restituée, l'armée a encore répondu : « Délais
prescrits, dépassés. »
Et il a fallu rassembler des fonds pour la veuve,
afin de transférer le corps, enterré comme un chien au pied d'un
arbre, jusqu'au cimetière de sa ville.
Il y a des discours, au cimetière. Et des rumeurs
:
L'Union des Mutilés et Anciens Combattants demande
la mise en jugement du colonel responsable.
Un an après, le ministre répond :
* J'ai demandé des explications au colonel. Elles
sont à ce point contradictoires avec celles de l'ex-officier qui
l'accuse que dans l'intérêt de la vérité, je désire entendre
contradictoirement les deux hommes. »
Mais la Ligue des droits de l'homme proteste
vigoureusement dans un journal de l'époque, le Quotidien, qui a déjà publié une lettre de la
veuve, émouvante et accusatrice. La ligue juge que le ministre ne
peut avoir la prétention de s'ériger en juge d'instruction.
Un député s'insurge à la tribune de la Chambre.
L'affaire fait des remous dans le monde politique. Des remous...
puis de petites vagues... puis des vaguelettes... puis un rond dans
l'eau qui s'épuise.
Car le colonel ne comparaîtra nulle part, devant
aucune cour d'une quelconque justice militaire ou populaire. Le
colonel est monté en grade. Il occupe des fonctions importantes au
cabinet du ministre monsieur Maginot. Il a reçu la cravate de
commandeur de la Légion d'honneur.
On lui a sûrement demandé poliment de prendre une
retraite anticipée. Très poliment..., avec les égards dus à ses
décorations et à son rang. Il l'a effectivement demandée en 1924,
on la lui a effectivement accordée.
Ces étranges soldats font parfois d'étranges
choses. Des caprices, qui ont droit de vie et de mort sur un
homme.
Et ils conservent leur honneur, eux. Au point
qu'aujourd'hui encore, il convient décemment de ne pas citer
impunément le nom du colonel qui fit passer par les armes un pauvre
troufion sans culotte, ayant eu l'audace d'en réclamer une propre,
qui ne soit pas arrachée à un cadavre, qui ne suinte pas le sang et
la mort d'un autre..
Mieux vaut être sans culotte que sans honneur,
monsieur le colonel... X.