L'ORIGINAL
Personne n'attend Larry Cotton Adams sur le quai de Papeete. En avril 1951, le rêve que représente Tahiti est plus lumineux encore qu'en cette fin de vingtième siècle, car les voyages organisés et le tourisme l'ont un peu détruit. Au milieu de ce siècle, les aventuriers et les navigateurs qui avait fréquenté ce paradis terrestre en rapportaient des récits émerveillés. Les autres se contentent d'en rêver.
Larry Cotton Adams, lui, vient de débarquer dans l'île, il est américain, et c'est un drôle de bonhomme. Âge indéterminé, entre cinquante et soixante ans. Moustachu, un corps trapu et velu, vêtu d'un jean et d'une chemise délavés, les pieds nus dans des espadrilles, un petit foulard autour de son cou massif. Il regarde le port, les voiliers, la mer, le ciel, il pose son sac, un instant. Puis il va se mettre en règle au consulat des États-Unis à Papeete.
Le consul n'a pas beaucoup de travail à l'époque, il a le temps de parler à ses concitoyens.
- Que faisiez-vous aux States, monsieur Adams?
- J'habitais un faubourg industriel important, positivement hideux... tous les faubourgs industriels se doivent d'être hideux... Mais au-dessus de moi s'élevait un monument en tout point admirable...
Le consul est ravi. Son compatriote a une manière d'évoquer les choses, on dirait qu'il les peint.
- Oui... admirable, non seulement par son élégance, mais par le rationalisme de ses formes... C'était une cheminée. Et cette cheminée, voyez-vous, dominait l'installation de chauffage urbain la plus moderne de l'État. J'en étais l'ingénieur en chef. On ne voyait rien sortir de cette cheminée. Aucune fumée, car elle était munie d'installations que j'avais mises au point. Cette invention neutralisait les gaz délétères et récupérait le noir de fumée. C'était une chose admirable... vraiment. Donc pour répondre à votre question, j'étais le patron d'une cheminée qui ne fumait pas.
Un peu déconcerté tout de même par le ton désabusé de son interlocuteur, le consul lui demande si ce travail de patron de cheminée qui ne fume pas l'intéressait.
- Au début. Lorsque l'usine s'est construite, oui, évidemment, c'était intéressant. Ensuite... tout cela m'a paru profondément inutile et ennuyeux. Ce quartier était sinistre, des docks interminables, de murs lépreux, et le ciel avait beau rester propre, il était sans espoir. Tous ces gens qui vivaient autour de moi devaient être sans espoir eux aussi. Parfois je me demandais à quoi ils pensaient, et même s'ils pensaient... or, voyez-vous, ils pensaient. C'est étonnant, mais ils pensaient même intensément, courageusement. Ils pensaient comme des forçats, je dirais même comme des croyants...
- Des croyants? En quoi croyaient-ils?
- Tous à la même chose. Ces gens estimaient qu'ils devaient faire le lendemain plus que le jour même. Leur croyance était le rendement. Et pourquoi, allez-vous me demander? Dans le but de mériter le paradis? Pas du tout. La plupart ne croyait pas à un quelconque paradis dans l'au-delà. Alors, ils espéraient l'âge d'or? Non plus. L'amélioration de leurs conditions de vie? Oui, mais sans espérer y trouver le bonheur. Alors ? Eh bien ils n'avaient aucun but. C'était un réflexe conditionné, sans plus, qui leur donnait ce courage, cette obstination à vivre là et à travailler de plus en plus. Je trouvais cela insupportable.
- C'est pour cela que vous êtes parti?
- Oui.
Larry Cotton Adams a pris son passeport, qu'il a fourré dans la poche de son jean, remis son sac sur l'épaule, et il est parti à la recherche d'une goélette qui le conduirait dans une île voisine.
Là non plus personne ne l'attend. Le lagon est si clair, si beau, qu'il y traîne un moment ses espadrilles usées. Puis il va discuter avec un pêcheur et loue un farré. Une de ces maisons coiffées d'un toit de palmes, aux murs à claire-voie, où l'on sent passer le vent doux et l'air de la mer.
Larry vit des jours paisibles. Des jours qui coulent, pareils aux autres. Il pêche dans le lagon, et chaque soir il va boire un verre dans l'unique bistrot de l'île. Il fréquente les vahinés, mais ne répond guère aux questions des hommes. C'est un Américain silencieux. Personne ne se doute du mystère qu'il représente. Il vit modestement, et chaque mois se rend à Papeete, avec la goélette, pour retirer à la banque quelques milliers de francs. Des francs anciens. Pas la fortune. Au bout d'un certain temps, il finit par échanger quelques mots avec le directeur de l'agence, un Français, qui le considère avec sympathie, mais plutôt comme un clochard intelligent, misanthrope, à la fois un peu fou et sage, en tout cas un type étonnant. Si bien qu'un jour, histoire de faire la conversation, il lui montre un rectangle de papier percé de trous.
- Vous voyez ça? Qu'est-ce que c'est à votre avis?
Larry regarde, et dit :
- De toute évidence c'est un morceau de papier avec des trous.
- Oui, mais c'est génial.
— Ah ?
- C'est le projet de chèques mécanographiques de la City Bank. Génial je vous dis! Gain de temps, économie de main-d'œuvre, diminution des risques d'erreur, calcul permanent et automatique des comptes! C'est l'avenir... le gars qui a trouvé ça n'est pas le dernier des imbéciles...
Larry grogne :
- Oui... bien sûr, c'est chouette votre truc... Je suppose que vous aimeriez l'avoir inventé?
- Ça oui, alors... je suis pas près d'avoir ça dans ma banque... mais je fais ce que je peux, voyez-vous, j'ai mis au point, tout seul, un système modeste, certes, qui ne vaut pas celui-là... mais qui devrait...
Larry se racle la gorge, en enfournant les quelques billets dans la poche de son blue-jean, de plus en plus délavé, et coupe la parole au directeur de la banque :
- Qui devrait vous rendre immortel?
Surpris par le ton désinvolte, l'autre demande :
- Pardon? Que voulez-vous dire?
- Je dis un système qui vous rendra immortel?
- Mais... je ne vous suis pas...
- Alors excusez-moi. J'avais mal compris. En vous voyant si ému devant ce petit bout de carton avec des trous, je pensais que l'on venait de vous annoncer que, grâce à lui, on pouvait devenir immortel. C'est le seul progrès qui m'intéresse, voyez-vous, le seul valable, en tout cas le seul que je souhaite.
- Vous plaisantez... je ne comprends pas.
- Je m'explique. Le jour de votre naissance, quelque part dans le monde, est né un autre homme, celui qui, plus tard, devenu fossoyeur, creusera votre tombe...
Le banquier ouvre des yeux stupéfaits. Il ne suit toujours pas.
- Je m'explique encore : Un gland est tombé d'un arbre qui a fait pousser le chêne, dans lequel un menuisier tournera le manche de la pelle qui creusera votre tombe. Un employé a écrit le jour de votre naissance, dans un registre, afin de pouvoir, un autre jour, écrire le jour de votre mort, et l'emplacement de votre tombe... Mais tout cela est archaïque. Aujourd'hui « l'efficacité commande », elle commande que le manche de la pelle soit en plastique ou en fibre de verre, que le fossoyeur soit remplacé, c'est déjà le cas, par une pelle mécanique, que l'employé de l'état civil écrive avec une machine, et bientôt les registres seront remplacés par des cartes perforées. C'est grâce à tout cela probablement que l'on pourra vous enterrer beaucoup plus sûrement, avec beaucoup plus d'efficacité, plus rapidement, et en économisant la main-d'œuvre...?
Le banquier voudrait bien sourire, prendre la chose comme une plaisanterie d'original, mais il y a quelque chose dans ce discours qui le touche profondément... et qui le met mal à l'aise aussi.
Larry continue, en mâchonnant une cigarette sous sa moustache :
- Si vous saviez avec quel amour l'ingénieur étudie le moule dans lequel on coulera le manche de la pelle... Et quelle extraordinaire recherche représente le fer de cette pelle, une efficacité remarquable... Il faut qu'il soit justement incurvé, suffisamment souple, suffisamment rigide, lisse, pour que la terre y glisse le mieux possible, et d'un tranchant parfait pour mieux la pénétrer, afin que l'homme fasse le moins d'efforts possible, et que l'angle de l'emmanchure soit tel qu'en faisant levier, avec un minimum d'énergie, le fossoyeur soulève un maximum de terre... Voyez-vous, mon ami... cher banquier... il va de soi, c'est évident, et très important, que votre tombe doit être creusée avec le minimum de coups de pelle, et le maximum de soin. Car il faut que les bords soient nets, réguliers, afin que le cercueil en descendant n'accroche pas une motte désordonnée... et il faut également que le fond de cette tombe soit plat, afin que vous n'ayez pas les pieds plus hauts que la tête... ou l'inverse.
Larry s'est lancé dans un de ses rares discours fleuve, il ne s'arrête plus :
- ... De même, mon ami, il est capital à notre époque de pouvoir - grâce aux cartes perforées - calculer rapidement le temps moyen qu'il faut en moyenne pour enterrer un citoyen moyen, et calculer aussi la durée moyenne de sa vie, la moyenne de la moyenne des autres, et il est capital aussi que le coût d'un enterrement moyen, soit le moyen... le plus efficace de faire perdre le minimum de temps à la famille, avec un minimum de décorum pour un prix de revient minimum, mais en lui prenant le maximum d'argent... J'ajouterais qu'il est également vital que l'on sache au Centre National de la Statistique et à l'Unesco que vous êtes mort et enterré. C'est pourquoi il faudra mettre votre propre fiche perforée à l'abri, afin qu'une prochaine guerre ne la détruise pas. Ce serait éminemment dommage de s'être donné tant de mal pour constituer une fiche avec des trous mentionnant que vous êtes mort et enterré, à tel âge, de telle chose, et à tel endroit, si une guerre stupide la détruisait... Vous ne pensez pas?
- Monsieur Adams...
Le banquier se sent maintenant vexé. Ce type se moque de lui, et le prend pour un imbécile.
- Monsieur Adams, est-ce que vous êtes fou? Je crois que vous l'êtes!
- Il me semble difficile que vous pensiez autrement...
- Mais enfin, vous êtes vexant!
Larry secoue une épaule, avec fatalisme. Et s'en va. Désormais, le banquier ne lui adressera plus la parole, lors de ses visites mensuelles, s'efforçant de l'éviter. Ce qu'il regrettera plus tard.
Les années s'étirent, et dans son île Larry est de plus en plus solitaire. De clochard il devient véritablement ermite. Il s'efforce de ridiculiser ceux qui tentent de l'approcher ou de lui parler, par des discours incohérents. A force de vivre seul, il ne parle plus qu'à lui-même. Il ne se lave plus. Se plonger dans le lagon une fois par jour, à la recherche d'un poisson, lui paraît suffisant pour effacer la crasse. Et le vent seul fait le ménage dans son farré, et l'eau de pluie seule lave le plancher, et le soleil se charge de sécher sur lui sa chemise trempée de sueur et de blanchir son jean.
Quinze ans vont passer ainsi. Faisant de Larry Cotton Adams une épave, une loque, que le patron du bistrot de l'île accueille le sourcil froncé, en lui servant son verre à l'autre bout du bar. Les vahinés l'appellent « Boule puante ».
Boule puante assiste donc, comme les autres, mais un peu à l'écart, aux fêtes de juillet, qui en Polynésie sont toujours mémorables et copieusement arrosées.
Cette fête de juillet 1967, Larry mange et boit, comme si plus jamais la terre n'allait porter de cochons grillés, ni la mer de poissons.

Tant et si bien que les deux gendarmes de l'île le retrouvent, au matin, sous les cocotiers, raide mort, déjà froid sous le soleil. Une belle mort en somme pour un clochard désabusé.
Mais qui est ce clochard? Jusque-là, personne ne s'était inquiété de le savoir vraiment. D'où venait-il, avait-il de la famille ? La chose était sur l'île sans importance. Du moment qu'il ne commettait pas de délits, qu'il n'ennuyait vraiment personne... Il avait un permis de pêche, il payait ses fournisseurs, on ne lui reprochait, ces dernières années, que son odeur, et une odeur n'est pas une offense prévue par la loi. Mais si Larry est mort, son odeur doit être enterrée. Il faut donc procéder à un minimum d'enquête, prévenir la famille s'il y en a une, le consulat des États-Unis à Papeete, son banquier...
C'est alors que l'on découvre le mystère de Larry Cotton Adams. Il n'a ni parents, ni alliés, ni ascendants, ni descendants. Il est seul, unique au monde, mais il a un coffre dans une banque de New York. Et ce coffre contient, à la surprise de l'agent de Papeete, qui lui délivrait chaque mois quelques malheureux billets... quatre millions de dollars. L'équivalent, dans les années soixante, de deux milliards de centimes. Il s'agit de titres divers, accumulés depuis quarante ans, de la façon la plus légale, et qui ont donc légalement rapporté une fortune. Mais Larry Cotton Adams étant mort dans l'ivresse et le dénuement le plus total, sans laisser de testament, ni le moindre désir quant aux formalités d'inhumation, l'administration décide de l'enterrer dans l'île. En effet, à qui adresser sa dépouille en cercueil plombé et recommandé ? De plus, il faut faire vite, il n'y a pas de chambre froide, et le menuisier de l'île n'a pas de chêne pour le cercueil.
Larry, le mystérieux milliardaire sera donc enterré au soleil de Polynésie, là où il pérorait sur l'inanité du monde et son ambition, à l'ombre d'un palétuvier.
Mais aux États-Unis, comme ailleurs, les journalistes, ont la passion des histoires de clochards milliardaires. Le public aussi. Adams est un nom aussi banal que Dupont en France, mais le jour de l'enterrement dans l'île, une tribu de Adams se présente aux obsèques. Outre la population de l'île, cela fait du monde. Des hommes et des femmes, une cinquantaine de Adams ont débarqué la veille à l'aéroport de Faratea. Les plus rapides, les plus malins. Les autres ont écrit, télégraphié et se sont adressés à l'administration locale en prétendant à l'héritage de cet Adams-là, qu'ils réclament comme père inconnu, frère déserteur, cousin disparu, voire mari infidèle...
Devant ce déferlement de ferveur héritière, l'administration baisse les bras et abandonne le problème à la justice américaine.
Vu l'importance du magot et la flopée de réclamations... trois magistrats new-yorkais sont chargés de déterminer l'origine de ces quatre millions de dollars. S'ils revenaient à l'État, se serait pain béni...
On découvre ainsi, simultanément, l'existence et la mort d'un certain Rod Cornwall, un inventeur, à qui Larry, semble-t-il, devait sa fortune. L'inventeur lui a fait une procuration quelques jours avant de quitter ce monde en mars 1951. Son désir était d'être incinéré. Sans famille, sans héritiers, Rod Cornwall est donc jeté dans les flammes, devant un public restreint.
Mais il se trouve que ce Rod Cornwall ressemblait comme un frère jumeau à Larry Cotton Adams. Même corps trapu, même visage bourru... D'autre part, il apparaît aux magistrats enquêteurs que Larry Cotton Adams n'existait nulle part, avant mars 1951, date à laquelle il hérite de l'inventeur, assiste à son enterrement, et disparaît en Polynésie.
Tout porte à croire qu'ils ne font qu'un. Rod Cornwall ayant changé de nom pour disparaître, et orchestré sa propre mort, afin de se survivre en toute tranquillité. Efficace, aurait-il sûrement dit...
Après six années d'enquête laborieuse et sévère, un avocat se présente devant les magistrats enquêteurs, et déclare :
- Messieurs, monsieur l'attorney général, je vous présente Albert Ambrose Adams. Il a quarante-huit ans, il est ouvrier plombier à Brooklyn, père de trois enfants, et j'affirme qu'il est le seul héritier de Larry Cotton Adams...
Albert Ambrose est un peu gêné. Il a mis son plus beau costume, s'est brossé les ongles, a serré son cou dans une cravate. Petit, râblé, il hoche la tête à chaque mot de l'avocat, sans oser lui-même ouvrir la bouche. Il est un peu terrorisé par le regard inquisiteur de l'attorney général, qui a déjà renvoyé dans leurs foyers, humbles ou non, une bonne centaine de Adams prétendants à la succession.
- Asseyez-vous, monsieur Ambrose... Adams.
Un de plus, se dit l'attorney général en souriant diaboliquement à l'avocat :
- Je vous écoute, maître... Allons-y...
L'avocat sort de sa serviette un morceau de papier imprimé :
- Cette coupure de journal parle pour nous...
Le « nous » rappelant discrètement à son client plombier que l'avocat aurait droit à dix pour cent de l'héritage...
L'attorney prend la coupure de journal avec lassitude. On lui a fait tant de numéros différents en six ans d'enquête. Pourquoi pas celui-là...
- Cette coupure, monsieur l'attorney général, date de 1920. Elle relate un événement considérable...
L'événement considérable est en réalité un fait divers de l'époque, où il est dit qu'un certain jeune homme étudiant, se nommant Rod Cornwall, a fait un léger scandale en voulant sortir de l'orphelinat un jeune enfant, le petit Albert Ambrose Adams, en affirmant qu'il était son père.
L'attorney général doit convenir que l'information présente tout de même un certain intérêt...
Une enquête de police révèle qu'en 1918 Rod Cornwall était effectivement étudiant. Il avait vingt ans. On se souvient de lui à l'université, sa fiche y est encore. Il avait des amis. Et ses amis racontent une drôle d'histoire.
Rod était en ménage avec une jeune fille. Cette jeune fille était enceinte de lui. Ils décidèrent de garder l'enfant, courageusement, et parce qu'à l'époque, il n'y avait rien d'autre à faire... Sans argent, sans situation, les deux jeunes gens avaient bien du mal à vivre, et il fut convenu que lorsque Rod aurait une situation, il régulariserait leur union, et donnerait un nom à l'enfant.
Mais les dollars ne venaient pas, et la jeune femme se lassa d'attendre. Un beau jour, préférant sans doute se faire une nouvelle existence, elle disparut, sans laisser d'adresse, mais en laissant l'enfant sur les bras de Rod. Affolé, comme la plupart des hommes à qui l'on joue ce mauvais tour, le malheureux étudiant, incapable de s'occuper du marmot et ne voulant pas révéler à sa famille cette paternité, se précipite dans un orphelinat. L'un de ces orphelinats compatissants où, à l'époque, on ne demande pas d'explication, on tend les bras, et on s'occupe du moutard en attendant des jours meilleurs pour lui. Rod a donc abandonné son enfant. Sans fournir la moindre explication sur son identité, lâchement, comme dans les romans. Et comme dans les romans, pris de désespoir et de remords, voilà qu'un beau jour il décide de récupérer son fils. Ce n'est pas une mince affaire. Il faut d'abord découvrir le nom que l'administration a donné à l'orphelin. Au prix de difficultés sans nombre, et probablement de pourboires ou d'indélicatesses, Rod apprend enfin que son fils est étiqueté Albert Ambrose Adams. Un nom banal, c'est la coutume, ainsi que deux prénoms différenciés, afin de ne pas confondre, entre Adams. Et trois lettres de départ identiques, comme un code A.A.A. : Albert Ambrose Adams. Lorsqu'un nom ne tombe pas des nues, il faut bien avoir un peu d'imagination.
En 1921, Rod Cornwall se rend à l'orphelinat, en prenant garde de ne point être reconnu. Il s'y est présenté l'année précédente pour abandonner A.A.A., et veut rester anonyme.
Il prétend vouloir adopter un petit garçon.
- Je sais que je ne pourrais pas avoir d'enfant, je suis jeune, j'ai un bel avenir devant moi, et voilà... pourquoi ne pas élever un enfant... défavorisé ?
Le directeur, peu convaincu par l'argument de ce jeune étudiant habillé comme l'as de pique... prend des précautions.
- Ah bon... et, un enfant de quel âge ?
- Euh... un an, par là...
- Suivez-moi... jeune homme.
Étonnant ce jeune garçon solitaire qui vient tout de go se présenter comme « adopteur ». Le directeur le mène au dortoir. Rod fait le tour des enfants, s'arrête devant Ambrose et déclare sans hésiter :
- C'est un enfant comme lui que je désirerais... exactement...
L'affaire se passe en 1921, mais les lois américaines sur l'adoption sont déjà très strictes.
- Je ne peux pas vous affirmer que vous nous confierons cet enfant-là précisément, jeune homme, mais en attendant, si vous me présentiez votre certificat de mariage?
- Euh... eh bien c'est-à-dire...
- Bon, alors un engagement de location de votre appartement? Un titre de propriété peut-être ? Ou un certificat de votre employeur ? A moins que vous ne disposiez que d'une carte d'identité de farceur? Vous vous croyez dans un chenil pour animaux? Vous arrivez, vous choisissez, vous emportez? L'adoption est une chose sérieuse... Si vous n'êtes ni marié, ni logé, ni employé, mieux vaut ne pas y penser. Et si c'est une farce, elle est de mauvais goût!
Alors, Rod Cornwall craque. Il se présente, tente de se faire reconnaître, s'explique... C'était il y a dix mois maintenant... il faut le lui rendre. C'est son fils, sa chair, il est à lui...
- Jeune homme, si l'adoption est une chose sérieuse, un abandon l'est aussi. En nous confiant cet enfant, vous avez accepté certaines conditions. Vous avez renoncé sur l'honneur à le réclamer un jour, ou à intervenir dans sa vie d'une manière quelconque. Vous l'avez abandonné... définitivement...
- Écoutez-moi, je vous en supplie...
- Non, monsieur... vous violez une loi établie dans l'intérêt même de l'enfant. Si vous insistez j'appelle la police.
- Mais vous ne pouvez pas faire cela, c'est mon enfant, personne ne pourrait l'élever mieux que moi...
— Vous n'avez plus d'enfant.
Rod se précipite alors vers le petit Ambrose pour l'arracher à son lit et l'emporter. Le directeur appelle la police, les journalistes rapportent le fait divers, et c'est fini. Plus jamais Rod Cornwall ne reverra son fils. Quel que soit le stratagème inventé, il s'est fait trop remarquer, jamais l'administration ne cédera.
- Ce serait trop facile, déclarait avec véhémence le directeur de l'orphelinat. On pose un paquet et on le reprend quand ça vous chante ?
Les années s'écoulent. Rod finit ses études d'ingénieur, invente des systèmes de chauffage, d'aération, dépose ses brevets, contemple cette usine et cette cheminée sans fumée, monument admirable et inutile. En fait, déçu par la société, sa rigidité, ses valeurs qui ne le concernent plus, il devient fou, lentement, sûrement, après avoir renoncé à la vie.
Le jour où il décide de disparaître, il prend symboliquement le nom d'Adams, celui de l'enfant qu'il a abandonné. Symbole, ou espoir qu'un jour l'enfant hériterait de ses biens... qui sait ?
C'est ainsi que le petit plombier trapu, Albert Ambrose Adams, entend l'attorney général lui déclarer qu'en qualité de fils naturel du milliardaire Rod Cornwall, il hérite bel et bien de quatre millions de dollars...
Moins les taxes.
Moins le pourcentage de l'avocat...
Il en reste encore suffisamment pour être un plombier heureux.
Mais qui était vraiment l'homme incinéré sous le nom de Rod Cornwall en 1951?
Ça... ce n'est pas une autre histoire, simplement un autre mystère.