L'INDICE MIRACULEUX
Jerry Gene Simons est en apparence un jeune homme de vingt et un ans, mince, athlétique, au visage fin, aux yeux noirs.
En réalité, c'est un chat.
Il est en apparence étudiant à Houston, au Texas. Fils unique, son père est décédé et sa mère est souvent absente.
En réalité, c'est un matou.
Enfin, il n'a jamais eu affaire à la police, ne se fait pas remarquer, n'a aucun signe particulier, aucun caprice apparent, pas de psychose. Et il est intelligent.
En réalité, c'est un horrible félin.
Les chats sont adorés ou détestés. Pour leurs défauts comme pour leurs qualités. Ce chat-là a tous les défauts du chat, et toutes les qualités du chat.
La souplesse de la démarche, la rapidité dans la fuite, l'instinct du danger, la méfiance. L'hypocrisie, le ronronnement de circonstance, le coup de patte imprévisible. Tendance au vol, à la paresse, à la manipulation.
En 1961, au Texas, Jerry le chat est l'auteur d'un crime parfait. Crime gratuit, d'une méchanceté insoutenable, parce que inutile. Crime de profit inexcusable.
Jerry Gene Simons fait semblant d'étudier, d'être le fils de sa mère, et de n'être remarquable en rien. Mais il traîne dans les coins mal famés de Houston, avec des garçons comme lui et des filles faciles. Il n'est pas connu de la pègre locale pour autant car il ne fréquente jamais assez longtemps quelqu'un pour être repéré. Il se drogue, de façon épisodique, et change de fournisseur à chaque fois, ce qui empêche les dealers de le considérer comme client régulier. Pour satisfaire ce triste plaisir, il vole, cambriole mais n'a jamais laissé d'empreintes, revend sa marchandise très loin de chez lui, et aucun receleur ne le connaît suffisamment pour l'identifier.
Jusqu'ici, il n'a jamais tué. Tout arrive. Mais là encore, son crime se devait d'être insoupçonnable. Le crime parfait, que définissait ainsi un commissaire français de la police judiciaire :
« Commis à mains gantées, sans sadisme ni viol, au coin d'un bois, sans être vu, sans laisser d'empreintes de pas, sur une personne que l'on ne connaît pas et à laquelle on ne prend rien. »
Ce genre de crime, confié au meilleur des policiers, a de bonnes chances de rester impuni. Il a de quoi décourager une armée de limiers. Et pourtant Jerry le chat a écopé de quatre-vingt-dix-neuf ans de prison. Il tourne encore en rond dans un pénitencier du Texas, alors qu'il approche de ses cinquante ans, et que les faits remontent à 1961.
C'est encourageant.


Jerry, ce matin-là, s'est étiré dans son lit avec la flemme habituelle qui le caractérise. Sa mère est venue l'embrasser avant de s'en aller travailler. Une mère qui aime son fils sans se douter qu'elle couve un monstre. Comme un chat affectueux, Jerry a entouré le cou de sa mère de ses longs bras souples, et déposé un léger baiser sur sa joue. Il a même ronronné :
— Je n'ai pas cours ce matin, mamy. J'irai faire du vélo. Passe une bonne journée...
Et la mère est allée gagner leur vie, le prix des études de Jerry, de son confort, de sa tranquillité.
Jerry est effectivement sur sa bicyclette, une heure plus tard, après une toilette soignée, un petit déjeuner confortable. Il se balade au soleil. Le vélo est surchargé de chromes et dispose d'un changement de vitesse à dix paliers. Une belle mécanique, bien graissée, silencieuse, rapide. Jerry s'engage dans le quartier résidentiel de Houston, Magnum Road. Il roule une centaine de mètres, et tourne dans une allée.
Là, caché derrière une haie, comme un chat guettant un oiseau, il observe la seule maison donnant sur cette allée. La somptueuse résidence de Robert Cook, un riche fabricant de matériel agricole. Il en a repéré l'adresse dans un journal local.
Personne ne remarque la présence du chat aux yeux noirs, aux aguets derrière son fourré. Les paupières mi-closes, dans l'attitude caractéristique du félin qui a le temps, tout le temps d'observer sa proie, Jerry assiste au départ de monsieur Cook dans sa voiture. Puis quelques instants plus tard, madame Cook et ses deux filles, à bord d'une seconde voiture, s'éloignent de la maison, dont elles ont fermé la porte à clé.
Alors Jerry s'étire, se lève, sort un passe-partout de sa poche, et se dirige à pas feutrés vers la porte de la cuisine qu'il ouvre sans grande difficulté. Il ne laisse d'empreintes nulle part. Gants de cycliste et pattes de velours. En laisserait-il d'ailleurs, que cela n'aurait guère d'importance, il est inconnu des fichiers. De plus il ne s'agit ce jour-là que d'une visite de reconnaissance. La maison recèle des objets intéressants, facilement négociables, mais il est hors de question de les emporter à bicyclette.
Après avoir fait le tour de la maison des Cook, repéré le matériel transportable, ouvert les placards, et inspecté les tiroirs, Jerry met dans sa poche un rouleau de pièces de monnaie, entouré d'un papier kraft, dont le total représente cent soixante-six dollars. Rien n'est plus anonyme qu'un rouleau de pièces de monnaie. Les Texans s'en servent de préférence aux billets, tout le monde en possède, et l'absence de cent soixante-six dollars ne se remarquera pas dans le tiroir d'un milliardaire.
C'est la force et l'intelligence du chat qui ne prélève sur le bien des autres que le minimum. Il ne vole pas un rôti entier, il n'en dérobe qu'un morceau.
Jerry referme la porte de la cuisine derrière lui, reprend son vélo dans le buisson et traverse la ville pour rentrer chez lui, dans un quartier plus modeste. Il n'opère pas sur son propre terrain, précaution élémentaire.
La semaine suivante, un mercredi également, n'ayant pas cours, Jerry a décidé logiquement de procéder au cambriolage. Il sait que monsieur Cook sort à telle heure, madame Cook et ses filles à telle heure, que la bonne prend son jour de congé. Il est prêt.
Sa mère le quitte de bonne heure comme d'habitude, pour aller travailler. Jerry ronronne comme d'habitude :
- Bonne journée, maman...
Sa mère partie, il fait une toilette rapide cette fois, et se rend au garage où se trouve la Buick familiale. Une grosse Buick de la série « Le Sabre », dont elle se sert rarement. Il la sort, et roule bientôt vers Magnum Road.
Avant de s'engager dans l'allée privée, il attend que s'éloigne la voiture de madame Cook. Il aperçoit à l'arrière la chevelure de l'une des filles qui parle beaucoup et chahute probablement avec sa sœur.
Prudemment, Jerry s'engage dans l'allée, constate que la voiture de monsieur Cook est déjà partie. La maison est silencieuse, calme, et ne comporte pas de clôture, selon la coutume du Texas. Jerry pénètre donc tranquillement dans la propriété avec la Buick, et tranquillement va ouvrir le garage à l'aide d'un tournevis. Il y range sa voiture, de manière à pouvoir la charger tranquillement. Il abandonne le tournevis sur place. Pas d'empreintes, un modèle répandu à des milliers d'exemplaires, qui ne représente aucune possibilité d'identification.
La Buick est rangée en marche arrière, prête au départ. Jerry referme le garage derrière lui et pénètre dans la maison, par le même chemin que lors de son repérage. Au salon, il prend tout d'abord un superbe poste de télévision couleurs, neuf, et va le déposer sur la banquette arrière de la Buick. Il y retourne ensuite, car il a remarqué des chandeliers d'argent. Il est devant la porte, il tend la main pour l'ouvrir, et là Jerry le chat s'immobilise, œil noir aux aguets, échine tendue, il vient d'entendre un bruit. Tout proche. Il se situe derrière la porte. Quelqu'un s'apprête à ouvrir cette porte, il ne peut plus reculer, c'est donc à lui d'attaquer. Il pousse brutalement le battant et se retrouve face à une jeune fille brune, aux cheveux très longs, et au visage blanc de surprise et de peur.
D'une voix enrouée, à peine audible, elle demande :
- Qu'est-ce que vous faites là?
Martha-Anne a seize ans. Fille aînée de la famille, elle est restée à la maison, ce matin-là, légèrement grippée.
Le chat observe la souris. Deux secondes. Il fait un pas en avant, puis un autre, et la souris recule, car le silence et le regard félin sont également inquiétants.
Finalement Jerry ordonne :
- Retournez dans votre chambre.
Et Martha, comme fascinée, obéit. Jerry la suit, tranquillement, jusqu'à la chambre à coucher, s'empare d'un bas nylon qui traîne, et s'approche de la jeune fille.
Martha veut se débattre, mais elle n'est pas de taille, ni de force. Jerry le chat a le coup de patte redoutable. Il ligote les bras de sa victime avec les cordons de rideaux, la bâillone, et se sert d'une corde à sauter pour entraver les jambes.
La lutte a été courte. Il domine à nouveau la situation et doit prendre le temps de réfléchir. Mais voici que le téléphone sonne. Surprise. L'appareil insiste quelque part dans la maison. Il est dix heures trente du matin. Madame Cook prend peut-être des nouvelles de sa fille. Jerry fixe intensément la jeune fille allongée sur le lit et qui a cessé de se débattre. Va-t-il décrocher ? La sonnerie persiste, il faudrait se mettre à la recherche du téléphone qui doit se trouver au salon, donc abandonner sa proie. Même si elle est ligotée sur son lit, c'est un risque. Jerry le chat pèse les risques, mais la sonnerie s'arrête. Il se détend. Prudence tout de même. Quelqu'un a pu croire s'être trompé de numéro, et le téléphone va sonner à nouveau. Si c'est le cas, il devra abandonner les lieux, car un appel sans réponse inquiéterait au moins une personne, madame Cook. Jerry ne veux prendre aucun risque. Si bien que lorsque le téléphone sonne pour la troisième fois, il n'a pas quitté la jeune fille des yeux, et sa décision est prise.
Il va l'emmener avec lui, puisqu'elle peut le reconnaître.
Il la prend dans ses bras, l'emporte jusqu'au garage, l'oblige à s'allonger sur le tapis de sol à l'arrière de la voiture, la télévision sur la banquette au-dessus d'elle.
Il entend toujours la sonnerie du téléphone. Alors il bondit dans la maison, décroche l'appareil dans le salon, et retourne au garage.
Il quitte la propriété des Cook sans se faire remarquer, par l'allée privée, et emprunte l'autoroute.
Il y aura bien quelques témoins plus tard, mais ils seront incapables de donner des précisions suffisantes sur la voiture, ou sur Jerry lui-même.
Le chat doit tuer la souris. C'est indispensable.
Jerry conduit la Buick sur un chemin mal entretenu, qui conduit à une rivière profonde, baptisée le Green Bayou. Bayou comme les marécages de la Louisiane toute proche.
Le Green Bayou a un courant assez rapide, l'endroit est isolé, les voitures n'y viennent pas, car les suspensions en souffriraient trop. La Buick de la mère de Jerry est solide, haute, elle ressent durement les secousses, mais passe sans casser.
Jerry descend de voiture et s'assied une minute au bord de la rivière. Il n'a pas d'arme, il doit donc noyer Martha. Pour s'éviter des efforts inutiles il avance la voiture le plus près possible de la berge, ouvre la portière arrière, et traîne sa proie sans ménagements par les pieds.
Elle se débat comme elle peut, malgré les liens, et le chat n'a pas envie de jouer. Il la pousse du pied, la fait rouler jusqu'au bayou, et la fait tomber à l'eau.
L'eau n'est pas assez profonde à cet endroit, et la jeune fille qui se contorsionne avec l'énergie du désespoir, parvient à surnager, et à gagner le milieu de la rivière.
Jerry le chat déteste être obligé de se mouiller. Mais il le faut. Il entre à son tour dans l'eau, fait basculer le corps de Martha qui flotte sur le dos, et l'oblige à se maintenir le visage vers le fond. Il s'installe à cheval sur son dos, et contemple les bulles qui remontent à la surface. Environ une minute pour noyer Martha. Il se relève lorsqu'il n'y a plus de bulles depuis une autre minute. Il est alors certain d'être assis sur le dos d'un cadavre.
Il lui faut maintenant envisager un autre problème. L'endroit est désert, il n'y a pas de témoin, mais il lui faut prévoir un certain temps pour ramener la Buick au garage de sa mère, se changer, et retrouver ses habitudes de chat ronronnant. De chat tranquille.
Il ne faut pas que l'on découvre le cadavre avant. Dans ce cas, la police pourrait barrer les routes, et il n'est pas en état vestimentaire adéquat pour répondre à la moindre question.
Jerry traîne le cadavre de Martha sur la berge. Le traîne le long du bayou, à la recherche d'un endroit plus profond. Il le trouve. Il ôte alors la corde qui liait les jambes de la jeune fille, retourne à la Buick, met le moteur en marche, et approche le véhicule le plus près possible du cadavre.
Il doit sacrifier la télévision couleurs. A regret car elle représente, sur le marché, l'équivalent de plusieurs doses de drogue. Il attache l'appareil au pied de la jeune fille. Il place la télévision à l'extrême bord du rivage, la fait basculer, tout en poussant du pied le corps de Martha.
L'ensemble disparaît dans le fond du bayou.
De cette façon, Jerry vient de dissimuler à la fois le corps du délit et le mobile. Si la police cherche une télévision, elle ira la chercher partout, chez les receleurs, mais surement pas dans le bayou.
Jerry fait tranquillement demi-tour, puis ramène la Buick sur l'autoroute, en refaisant en sens inverse le chemin cahoteux. Peu importent les traces de pneus. Personne ne sait qu'il y a eu un crime par ici, personne ne se souciera d'examiner de près les marques dans les ornières et, si c'était le cas, par un hasard extraordinaire, encore faudra-t-il penser à la Buick de la mère de Jerry, dormant dans son garage la plupart du temps, et que personne n'a remarquée.
Un crime parfait vient donc d'être commis par Jerry le chat, qui roule tranquillement sur l'autoroute, à la vitesse réglementaire. Il n'y a ni empreinte, ni viol, ni sadisme. Il a été perpétré dans un lieu désert, sans témoin, sur une personne que l'assassin ne connaît pas, et à laquelle il n'a rien pris.
Jerry le chat ne devrait pas croupir dans un pénitencier du Texas pendant trente ans.
Ce jour-là il rentre chez lui très tranquillement. Il met son pantalon boueux et sa chemise dans la machine à laver en compagnie d'autres vêtements qui s'y trouvaient déjà, et appuie sur le bouton. Ce qu'il était d'ailleurs censé faire, en l'absence de sa mère, qui rentre pour le déjeuner et trouve son fils propre et sec, devant la table de la cuisine. En pleine forme, très tendre, ainsi qu'à son habitude avec sa mère, surtout depuis qu'elle est veuve. Le père de Jerry est mort d'un cancer.
Ils déjeunent ensemble, comme ils le font souvent, en écoutant de la musique à la radio. En bavardant de choses anodines.
Au garage, la Buick a été dépoussiérée, les pneus nettoyés, elle a retrouvé son aspect habituel. L'essence qui manque dans le réservoir ne peut même pas attirer l'attention de madame Simons. Elle ne s'en préoccupe presque jamais et ignore même la capacité du réservoir.
Comme elle n'a pas vu son fils habillé le matin, elle ne peut pas se rendre compte qu'il a changé de tenue. Le ferait-elle, que la chose serait sans grande importance. Jerry est un chat coquet, sale à l'intérieur, mais propre sur lui.
Même l'échec de son cambriolage ne le tourmente pas. S'il use de la drogue, c'est avec une relative modération, il n'est pas en manque. Le serait-il qu'il pourrait s'en procurer avec son argent de poche.
Ce soir-là donc, et les jours qui suivent, le chat Jerry dort et ronronne sur ses deux oreilles. Il va rôder la nuit pendant que maman dort, s'encanailler avec quelques matous d'un quartier mal famé, et retourner dans son lit, sur ses pattes de velours, incognito, pour s'éveiller le matin, s'étirer et dire en souriant, matois, chafouin :
- Bonjour, mamy, bien dormi?
Ce que la pauvre mère prendra pour de l'affection et de la tendresse pure.
Le jour du crime, chez les Cook, le coup de téléphone intempestif qui dérangea Jerry venait de Sandra, la sœur cadette. Il n'était pas très important, et lorsque la jeune fille rappelle un peu plus tard, le téléphone est occupé. C'est donc que Martha téléphone à une amie, que tout va bien, si bien que la jeune fille et sa mère rentrent tranquillement vers midi vingt, à l'heure où Jerry déjeune, et qu'il a déjà effacé toutes les traces de son expédition au bayou.
A l'heure où le même Jerry achève tranquillement son dessert, une crème à la pistache, une escouade de policiers passe la maison des Cook au peigne fin. La télévision disparue, le garage forcé, Martha envolée, le téléphone décroché, le lit aux draps froissés par la lutte, les cordons de rideaux qui manquent, sa corde à sauter accrochée au mur qui n'est plus là, tout laisse à penser que la jeune fille a été kidnappée. D'autant plus qu'elle n'a pas pris ses lunettes, ni ses verres de contact, alors qu'elle est myope et ne pourrait sortir sans l'un ou l'autre. Le comble n'est-il pas dans cette histoire que Martha sans ses lunettes ou ses verres de contact, aurait eu bien du mal à reconnaître Jerry le chat? Elle n'a dû voir de lui que le halo d'un visage...
La police constate également qu'elle n'a pas pris son sac ni ses papiers d'identité, six dollars en billets sont encore sur la commode de la chambre à coucher. Il ne manque aucun vêtement, sauf la robe de chambre bleue et le pyjama beige qu'elle portait le matin.
Les voisins sont d'une médiocre utilité.
Une femme qui étendait du linge dans son jardin a aperçu entre dix heures trente et dix heures quarante-cinq, une grosse voiture vert foncé, qui sortait de l'allée privée à reculons. Elle donne sans hésiter la marque du véhicule, « une Pontiac ».
La Pontiac et la Buick « Sabre » se ressemblent un peu, il est vrai. Mais les enquêteurs sont lancés sur une fausse piste.
Un camionneur déclare qu'en circulant dans Magnum Road, il a failli heurter une Pontiac entre dix heures quarante-cinq et onze heures. Il est sûr de lui, la voiture était en excellent état, elle luisait de propreté, il n'a pas pu apercevoir le conducteur, car sa cabine est trop haute. L'ennui est que s'il a bien croisé une Pontiac à cette heure-là, ce n'était pas Jerry qui se trouvait déjà loin dans sa Buick sur l'autoroute.
Un avis de recherche est donc lancé pour retrouver Martha Cook dans une voiture Pontiac de luxe, vert foncé. Il y en a des milliers dans l'État du Texas.
La ligne téléphonique est placée sur table d'écoute dans l'attente d'une demande de rançon éventuelle.
Et le policier chargé de l'enquête déprime considérablement. Il a le FBI sur les bras, des fausses pistes qui n'aboutissent nulle part, et lui font perdre son temps. Pas d'indices, pas de témoins, pas de mobile. La télévision des Cook a disparu en même temps que leur fille, ce qui n'arrange rien, sur le plan des déductions. Comment imaginer qu'un kidnappeur kidnappe aussi une télévision? Comment imaginer qu'un voleur de télévision kidnappe une jeune fille?
Les jours défilent, le corps de Martha n'est pas retrouvé, l'enquête ne progresse pas, et Sam Butler, enquêteur en chef sur ce coup impossible, mange mal, dort encore plus mal, se fait secouer par le FBI, le shérif et les autorités locales, alors que Jerry fréquente tranquillement l'université, dort sur ses deux oreilles, vit sa vie de matou de nuit, circule même parfois dans la Buick avec sa mère en toute impunité, et ne sait pas qu'il va se faire piéger.
De même que Sam Butler ignore qu'il va pouvoir le piéger. Comment aurait-il le moindre espoir? Il n'a pas l'ombre d'une piste.
L'exposé du détail qui va suivre est à ce point réconfortant qu'il mérite d'être conté:
Voici un personnage qui n'a rien à voir avec l'assassin, ni avec la victime.
Un Texan, pure race, de haute taille, sourire superbe sur dents blanches et haleine fraîche, Roberto Ricondo, dirige le supermarché du quartier où habite Jerry le chat. C'est là le seul lien entre eux.
Ricardo est un collectionneur fanatique. De bottes de cow-boys superbes, de chapeaux texans, et aussi de pièces de monnaie. C'est une habitude que la plupart des Texans ont abandonnée aujourd'hui, mais à l'époque elle se pratiquait encore. Il était très rare alors de voir circuler des billets dans l'État du Texas. L'État le plus vaste de l'Union ne faisait confiance qu'à l'or ou l'argent, et méprisait le papier monnaie. Les vrais Texans passaient alors leur temps à échanger dans les banques ce vilain papier contre des pièces de vingt dollars en or, ou de un dollar en argent. Même les demi-dollars en argent se collectionnaient dans les coffres, en espèces sonnantes et trébuchantes qui rassuraient les cow-boys.
En 1961, le Texas est le dernier État où quelques collectionneurs acharnés perpétuent encore cette tradition. Et Roberto Ricondo est l'un d'eux.
Le soir, il fait le tour des caisses de son supermarché et échange avec les caissières les quelques rares pièces d'argent données par les clients. Ricardo prélève les billets nécessaires à cet échange sur son salaire de directeur. Il fait également le tour des machines à laver automatiques, des appareils à sous les plus divers, des distributeurs de cacahuètes, ou de cigarettes, ou de mouchoirs en papier. Inlassablement, il récupère les pièces d'argent, les roule dans du papier et les range dans son coffre.
En dehors de cette passion qui lui prend déjà pas mal de temps, Roberto n'a pas une minute à lui. Il travaille beaucoup, commence tôt le matin et finit tard le soir.
Plus d'un mois après le crime de Jerry le chat, alors que Sam Butler déprime considérablement devant une bière, en expliquant au shérif le niveau zéro de son enquête, Roberto Ricondo, lui, s'affale dans un vieux fauteuil de cuir, aux environs de dix heures du soir, et prend machinalement un journal pour le parcourir. C'est un journal vieux d'un mois. La disparition de la jeune Martha Cook y est relatée. Ainsi que les maigres constatations de la police.
Soudain Roberto relit un passage. Puis le relit encore. Puis il pose le journal et retourne au drugstore. Il traverse le grand magasin fermé, se dirige vers son coffre, et examine sa collection de rouleaux de pièces d'argent.
Et il se précipite sur le téléphone, à la recherche du policier chargé de l'anquête.
Sam Butler décroche l'appareil du bar où on vient de l'appeler. Il écoute, avec morosité. Fait la moue, finit sa bière, met son chapeau, et se rend mollement chez Roberto Ricondo, directeur du supermarché, à onze heures du soir.
Roberto lui montre le journal où il est dit que le plus jeune fils de la famille Cook, qui n'était pas là au moment de la disparition de sa sœur, a déclaré à la police qu'on lui avait dérobé un rouleau de pièces d'argent qu'il conservait dans le tiroir de son bureau. Cent soixante-six pièces de un dollar.
- Et alors? demande Sam Butler.
- C'est moi qui les ai, ces cent soixante-six dollars. Dans leur rouleau. Un jeune type me les a échangés à la caisse du supermarché, directement. Je le connais de vue, il se sert chez nous, il habite pas loin d'ici. C'est moi qui lui ai proposé l'échange quand j'ai vu qu'il avait ce rouleau dans la main.
- Et alors? Ce sont des pièces de monnaie, vous parlez d'un indice... Ça court partout, ces trucs-là, et rien ne prouve qu'il s'agit de celles du gamin Cook.
- Oh si...
Car le gamin Cook, collectionneur acharné lui aussi, avait pris une précaution importante. Afin que ses sœurs ne lui « piquent » pas ses pièces, que son père ne s'en serve pas par mégarde, il les avait bien entendu soigneusement roulées dans un papier, et il avait écrit à l'intérieur du papier en tout petit: «Tom Cook, propriétaire ».
Ce que Jerry n'avait pas vu. Ce que seul un collectionneur pouvait voir, en déroulant le papier pour compter les pièces, avant de les rouler de même pour les enfouir dans son coffre.
Jerry le chat devait être ainsi confondu, au débotté. Le rouleau avait été en sa possession, il l'avait échangé devant témoins au supermarché.
Il s'est affolé. Il a tout avoué, dans la nuit même, sous le regard de sa mère, complètement dépassée par la découverte de ce fils qu'elle ne connaissait pas. Un voleur, un drogué, un malfaisant qui traînait dans les bars de prostituées, un assassin au sang-froid insupportable qu'elle avait regardé parfois dormir le matin, attendrie comme une mère chatte devant son petit.
C'est pourquoi Jerry Gene Simmons, convaincu d'assassinat, reconnu coupable le 1er mai 1962 par le jury de la cour criminelle de Houston, a été condamné à quatre-vingt-dix-neuf ans de prison.
C'est pourquoi il est probablement, à ce jour, l'un des plus vieux condamnés à vie d'un pénitencier du Texas.
Pour cent soixante-six dollars d'argent, propriété de Tom Cook, collectionneur de dix ans.
Cette histoire est dédiée par Sam Butler, policier du Texas, à tous ceux ou celles qui croiraient encore au crime parfait. Il arrive que la chance soit du bon côté. Et que les chats ne retombent pas sur leurs pattes.