L'INDICE MIRACULEUX
Jerry Gene Simons est en apparence un jeune homme
de vingt et un ans, mince, athlétique, au visage fin, aux yeux
noirs.
En réalité, c'est un chat.
Il est en apparence étudiant à Houston, au Texas.
Fils unique, son père est décédé et sa mère est souvent
absente.
En réalité, c'est un matou.
Enfin, il n'a jamais eu affaire à la police, ne se
fait pas remarquer, n'a aucun signe particulier, aucun caprice
apparent, pas de psychose. Et il est intelligent.
En réalité, c'est un horrible félin.
Les chats sont adorés ou détestés. Pour leurs
défauts comme pour leurs qualités. Ce chat-là a tous les défauts du
chat, et toutes les qualités du chat.
La souplesse de la démarche, la rapidité dans la
fuite, l'instinct du danger, la méfiance. L'hypocrisie, le
ronronnement de circonstance, le coup de patte imprévisible.
Tendance au vol, à la paresse, à la manipulation.
En 1961, au Texas, Jerry le chat est l'auteur d'un
crime parfait. Crime gratuit, d'une méchanceté insoutenable, parce
que inutile. Crime de profit inexcusable.
Jerry Gene Simons fait semblant d'étudier, d'être
le fils de sa mère, et de n'être remarquable en rien. Mais il
traîne dans les coins mal famés de Houston, avec des garçons comme
lui et des filles faciles. Il n'est pas connu de la pègre locale
pour autant car il ne fréquente jamais assez longtemps quelqu'un
pour être repéré. Il se drogue, de façon épisodique, et change de
fournisseur à chaque fois, ce qui empêche les dealers de le
considérer comme client régulier. Pour satisfaire ce triste
plaisir, il vole, cambriole mais n'a jamais laissé d'empreintes,
revend sa marchandise très loin de chez lui, et aucun receleur ne
le connaît suffisamment pour l'identifier.
Jusqu'ici, il n'a jamais tué. Tout arrive. Mais là
encore, son crime se devait d'être insoupçonnable. Le crime
parfait, que définissait ainsi un commissaire français de la police
judiciaire :
« Commis à mains gantées, sans sadisme ni viol, au
coin d'un bois, sans être vu, sans laisser d'empreintes de pas, sur
une personne que l'on ne connaît pas et à laquelle on ne prend
rien. »
Ce genre de crime, confié au meilleur des
policiers, a de bonnes chances de rester impuni. Il a de quoi
décourager une armée de limiers. Et pourtant Jerry le chat a écopé
de quatre-vingt-dix-neuf ans de prison. Il tourne encore en rond
dans un pénitencier du Texas, alors qu'il approche de ses cinquante
ans, et que les faits remontent à 1961.
C'est encourageant.
Jerry, ce matin-là, s'est étiré dans son lit avec
la flemme habituelle qui le caractérise. Sa mère est venue
l'embrasser avant de s'en aller travailler. Une mère qui aime son
fils sans se douter qu'elle couve un monstre. Comme un chat
affectueux, Jerry a entouré le cou de sa mère de ses longs bras
souples, et déposé un léger baiser sur sa joue. Il a même ronronné
:
— Je n'ai pas cours ce matin, mamy. J'irai faire
du vélo. Passe une bonne journée...
Et la mère est allée gagner leur vie, le prix des
études de Jerry, de son confort, de sa tranquillité.
Jerry est effectivement sur sa bicyclette, une
heure plus tard, après une toilette soignée, un petit déjeuner
confortable. Il se balade au soleil. Le vélo est surchargé de
chromes et dispose d'un changement de vitesse à dix paliers. Une
belle mécanique, bien graissée, silencieuse, rapide. Jerry s'engage
dans le quartier résidentiel de Houston, Magnum Road. Il roule une
centaine de mètres, et tourne dans une allée.
Là, caché derrière une haie, comme un chat
guettant un oiseau, il observe la seule maison donnant sur cette
allée. La somptueuse résidence de Robert Cook, un riche fabricant
de matériel agricole. Il en a repéré l'adresse dans un journal
local.
Personne ne remarque la présence du chat aux yeux
noirs, aux aguets derrière son fourré. Les paupières mi-closes,
dans l'attitude caractéristique du félin qui a le temps, tout le
temps d'observer sa proie, Jerry assiste au départ de monsieur Cook
dans sa voiture. Puis quelques instants plus tard, madame Cook et
ses deux filles, à bord d'une seconde voiture, s'éloignent de la
maison, dont elles ont fermé la porte à clé.
Alors Jerry s'étire, se lève, sort un
passe-partout de sa poche, et se dirige à pas feutrés vers la porte
de la cuisine qu'il ouvre sans grande difficulté. Il ne laisse
d'empreintes nulle part. Gants de cycliste et pattes de velours. En
laisserait-il d'ailleurs, que cela n'aurait guère d'importance, il
est inconnu des fichiers. De plus il ne s'agit ce jour-là que d'une
visite de reconnaissance. La maison recèle des objets intéressants,
facilement négociables, mais il est hors de question de les
emporter à bicyclette.
Après avoir fait le tour de la maison des Cook,
repéré le matériel transportable, ouvert les placards, et inspecté
les tiroirs, Jerry met dans sa poche un rouleau de pièces de
monnaie, entouré d'un papier kraft, dont le total représente cent
soixante-six dollars. Rien n'est plus anonyme qu'un rouleau de
pièces de monnaie. Les Texans s'en servent de préférence aux
billets, tout le monde en possède, et l'absence de cent
soixante-six dollars ne se remarquera pas dans le tiroir d'un
milliardaire.
C'est la force et l'intelligence du chat qui ne
prélève sur le bien des autres que le minimum. Il ne vole pas un
rôti entier, il n'en dérobe qu'un morceau.
Jerry referme la porte de la cuisine derrière lui,
reprend son vélo dans le buisson et traverse la ville pour rentrer
chez lui, dans un quartier plus modeste. Il n'opère pas sur son
propre terrain, précaution élémentaire.
La semaine suivante, un mercredi également,
n'ayant pas cours, Jerry a décidé logiquement de procéder au
cambriolage. Il sait que monsieur Cook sort à telle heure, madame
Cook et ses filles à telle heure, que la bonne prend son jour de
congé. Il est prêt.
Sa mère le quitte de bonne heure comme d'habitude,
pour aller travailler. Jerry ronronne comme d'habitude :
- Bonne journée, maman...
Sa mère partie, il fait une toilette rapide cette
fois, et se rend au garage où se trouve la Buick familiale. Une
grosse Buick de la série « Le Sabre », dont elle se sert rarement.
Il la sort, et roule bientôt vers Magnum Road.
Avant de s'engager dans l'allée privée, il attend
que s'éloigne la voiture de madame Cook. Il aperçoit à l'arrière la
chevelure de l'une des filles qui parle beaucoup et chahute
probablement avec sa sœur.
Prudemment, Jerry s'engage dans l'allée, constate
que la voiture de monsieur Cook est déjà partie. La maison est
silencieuse, calme, et ne comporte pas de clôture, selon la coutume
du Texas. Jerry pénètre donc tranquillement dans la propriété avec
la Buick, et tranquillement va ouvrir le garage à l'aide d'un
tournevis. Il y range sa voiture, de manière à pouvoir la charger
tranquillement. Il abandonne le tournevis sur place. Pas
d'empreintes, un modèle répandu à des milliers d'exemplaires, qui
ne représente aucune possibilité d'identification.
La Buick est rangée en marche arrière, prête au
départ. Jerry referme le garage derrière lui et pénètre dans la
maison, par le même chemin que lors de son repérage. Au salon, il
prend tout d'abord un superbe poste de télévision couleurs, neuf,
et va le déposer sur la banquette arrière de la Buick. Il y
retourne ensuite, car il a remarqué des chandeliers d'argent. Il
est devant la porte, il tend la main pour l'ouvrir, et là Jerry le
chat s'immobilise, œil noir aux aguets, échine tendue, il vient
d'entendre un bruit. Tout proche. Il se situe derrière la porte.
Quelqu'un s'apprête à ouvrir cette porte, il ne peut plus reculer,
c'est donc à lui d'attaquer. Il pousse brutalement le battant et se
retrouve face à une jeune fille brune, aux cheveux très longs, et
au visage blanc de surprise et de peur.
D'une voix enrouée, à peine audible, elle demande
:
- Qu'est-ce que vous faites là?
Martha-Anne a seize ans. Fille aînée de la
famille, elle est restée à la maison, ce matin-là, légèrement
grippée.
Le chat observe la souris. Deux secondes. Il fait
un pas en avant, puis un autre, et la souris recule, car le silence
et le regard félin sont également inquiétants.
Finalement Jerry ordonne :
- Retournez dans votre chambre.
Et Martha, comme fascinée, obéit. Jerry la suit,
tranquillement, jusqu'à la chambre à coucher, s'empare d'un bas
nylon qui traîne, et s'approche de la jeune fille.
Martha veut se débattre, mais elle n'est pas de
taille, ni de force. Jerry le chat a le coup de patte redoutable.
Il ligote les bras de sa victime avec les cordons de rideaux, la
bâillone, et se sert d'une corde à sauter pour entraver les
jambes.
La lutte a été courte. Il domine à nouveau la
situation et doit prendre le temps de réfléchir. Mais voici que le
téléphone sonne. Surprise. L'appareil insiste quelque part dans la
maison. Il est dix heures trente du matin. Madame Cook prend
peut-être des nouvelles de sa fille. Jerry fixe intensément la
jeune fille allongée sur le lit et qui a cessé de se débattre.
Va-t-il décrocher ? La sonnerie persiste, il faudrait se mettre à
la recherche du téléphone qui doit se trouver au salon, donc
abandonner sa proie. Même si elle est ligotée sur son lit, c'est un
risque. Jerry le chat pèse les risques, mais la sonnerie s'arrête.
Il se détend. Prudence tout de même. Quelqu'un a pu croire s'être
trompé de numéro, et le téléphone va sonner à nouveau. Si c'est le
cas, il devra abandonner les lieux, car un appel sans réponse
inquiéterait au moins une personne, madame Cook. Jerry ne veux
prendre aucun risque. Si bien que lorsque le téléphone sonne pour
la troisième fois, il n'a pas quitté la jeune fille des yeux, et sa
décision est prise.
Il va l'emmener avec lui, puisqu'elle peut le
reconnaître.
Il la prend dans ses bras, l'emporte jusqu'au
garage, l'oblige à s'allonger sur le tapis de sol à l'arrière de la
voiture, la télévision sur la banquette au-dessus d'elle.
Il entend toujours la sonnerie du téléphone. Alors
il bondit dans la maison, décroche l'appareil dans le salon, et
retourne au garage.
Il quitte la propriété des Cook sans se faire
remarquer, par l'allée privée, et emprunte l'autoroute.
Il y aura bien quelques témoins plus tard, mais
ils seront incapables de donner des précisions suffisantes sur la
voiture, ou sur Jerry lui-même.
Le chat doit tuer la souris. C'est
indispensable.
Jerry conduit la Buick sur un chemin mal
entretenu, qui conduit à une rivière profonde, baptisée le Green
Bayou. Bayou comme les marécages de la Louisiane toute
proche.
Le Green Bayou a un courant assez rapide,
l'endroit est isolé, les voitures n'y viennent pas, car les
suspensions en souffriraient trop. La Buick de la mère de Jerry est
solide, haute, elle ressent durement les secousses, mais passe sans
casser.
Jerry descend de voiture et s'assied une minute au
bord de la rivière. Il n'a pas d'arme, il doit donc noyer Martha.
Pour s'éviter des efforts inutiles il avance la voiture le plus
près possible de la berge, ouvre la portière arrière, et traîne sa
proie sans ménagements par les pieds.
Elle se débat comme elle peut, malgré les liens,
et le chat n'a pas envie de jouer. Il la pousse du pied, la fait
rouler jusqu'au bayou, et la fait tomber à l'eau.
L'eau n'est pas assez profonde à cet endroit, et
la jeune fille qui se contorsionne avec l'énergie du désespoir,
parvient à surnager, et à gagner le milieu de la rivière.
Jerry le chat déteste être obligé de se mouiller.
Mais il le faut. Il entre à son tour dans l'eau, fait basculer le
corps de Martha qui flotte sur le dos, et l'oblige à se maintenir
le visage vers le fond. Il s'installe à cheval sur son dos, et
contemple les bulles qui remontent à la surface. Environ une minute
pour noyer Martha. Il se relève lorsqu'il n'y a plus de bulles
depuis une autre minute. Il est alors certain d'être assis sur le
dos d'un cadavre.
Il lui faut maintenant envisager un autre
problème. L'endroit est désert, il n'y a pas de témoin, mais il lui
faut prévoir un certain temps pour ramener la Buick au garage de sa
mère, se changer, et retrouver ses habitudes de chat ronronnant. De
chat tranquille.
Il ne faut pas que l'on découvre le cadavre avant.
Dans ce cas, la police pourrait barrer les routes, et il n'est pas
en état vestimentaire adéquat pour répondre à la moindre
question.
Jerry traîne le cadavre de Martha sur la berge. Le
traîne le long du bayou, à la recherche d'un endroit plus profond.
Il le trouve. Il ôte alors la corde qui liait les jambes de la
jeune fille, retourne à la Buick, met le moteur en marche, et
approche le véhicule le plus près possible du cadavre.
Il doit sacrifier la télévision couleurs. A regret
car elle représente, sur le marché, l'équivalent de plusieurs doses
de drogue. Il attache l'appareil au pied de la jeune fille. Il
place la télévision à l'extrême bord du rivage, la fait basculer,
tout en poussant du pied le corps de Martha.
L'ensemble disparaît dans le fond du bayou.
De cette façon, Jerry vient de dissimuler à la
fois le corps du délit et le mobile. Si la police cherche une
télévision, elle ira la chercher partout, chez les receleurs, mais
surement pas dans le bayou.
Jerry fait tranquillement demi-tour, puis ramène
la Buick sur l'autoroute, en refaisant en sens inverse le chemin
cahoteux. Peu importent les traces de pneus. Personne ne sait qu'il
y a eu un crime par ici, personne ne se souciera d'examiner de près
les marques dans les ornières et, si c'était le cas, par un hasard
extraordinaire, encore faudra-t-il penser à la Buick de la mère de
Jerry, dormant dans son garage la plupart du temps, et que personne
n'a remarquée.
Un crime parfait vient donc d'être commis par
Jerry le chat, qui roule tranquillement sur l'autoroute, à la
vitesse réglementaire. Il n'y a ni empreinte, ni viol, ni sadisme.
Il a été perpétré dans un lieu désert, sans témoin, sur une
personne que l'assassin ne connaît pas, et à laquelle il n'a rien
pris.
Jerry le chat ne devrait pas croupir dans un
pénitencier du Texas pendant trente ans.
Ce jour-là il rentre chez lui très tranquillement.
Il met son pantalon boueux et sa chemise dans la machine à laver en
compagnie d'autres vêtements qui s'y trouvaient déjà, et appuie sur
le bouton. Ce qu'il était d'ailleurs censé faire, en l'absence de
sa mère, qui rentre pour le déjeuner et trouve son fils propre et
sec, devant la table de la cuisine. En pleine forme, très tendre,
ainsi qu'à son habitude avec sa mère, surtout depuis qu'elle est
veuve. Le père de Jerry est mort d'un cancer.
Ils déjeunent ensemble, comme ils le font souvent,
en écoutant de la musique à la radio. En bavardant de choses
anodines.
Au garage, la Buick a été dépoussiérée, les pneus
nettoyés, elle a retrouvé son aspect habituel. L'essence qui manque
dans le réservoir ne peut même pas attirer l'attention de madame
Simons. Elle ne s'en préoccupe presque jamais et ignore même la
capacité du réservoir.
Comme elle n'a pas vu son fils habillé le matin,
elle ne peut pas se rendre compte qu'il a changé de tenue. Le
ferait-elle, que la chose serait sans grande importance. Jerry est
un chat coquet, sale à l'intérieur, mais propre sur lui.
Même l'échec de son cambriolage ne le tourmente
pas. S'il use de la drogue, c'est avec une relative modération, il
n'est pas en manque. Le serait-il qu'il pourrait s'en procurer avec
son argent de poche.
Ce soir-là donc, et les jours qui suivent, le chat
Jerry dort et ronronne sur ses deux oreilles. Il va rôder la nuit
pendant que maman dort, s'encanailler avec quelques matous d'un
quartier mal famé, et retourner dans son lit, sur ses pattes de
velours, incognito, pour s'éveiller le matin, s'étirer et dire en
souriant, matois, chafouin :
- Bonjour, mamy, bien dormi?
Ce que la pauvre mère prendra pour de l'affection
et de la tendresse pure.
Le jour du crime, chez les Cook, le coup de
téléphone intempestif qui dérangea Jerry venait de Sandra, la sœur
cadette. Il n'était pas très important, et lorsque la jeune fille
rappelle un peu plus tard, le téléphone est occupé. C'est donc que
Martha téléphone à une amie, que tout va bien, si bien que la jeune
fille et sa mère rentrent tranquillement vers midi vingt, à l'heure
où Jerry déjeune, et qu'il a déjà effacé toutes les traces de son
expédition au bayou.
A l'heure où le même Jerry achève tranquillement
son dessert, une crème à la pistache, une escouade de policiers
passe la maison des Cook au peigne fin. La télévision disparue, le
garage forcé, Martha envolée, le téléphone décroché, le lit aux
draps froissés par la lutte, les cordons de rideaux qui manquent,
sa corde à sauter accrochée au mur qui n'est plus là, tout laisse à
penser que la jeune fille a été kidnappée. D'autant plus qu'elle
n'a pas pris ses lunettes, ni ses verres de contact, alors qu'elle
est myope et ne pourrait sortir sans l'un ou l'autre. Le comble
n'est-il pas dans cette histoire que Martha sans ses lunettes ou
ses verres de contact, aurait eu bien du mal à reconnaître Jerry le
chat? Elle n'a dû voir de lui que le halo d'un visage...
La police constate également qu'elle n'a pas pris
son sac ni ses papiers d'identité, six dollars en billets sont
encore sur la commode de la chambre à coucher. Il ne manque aucun
vêtement, sauf la robe de chambre bleue et le pyjama beige qu'elle
portait le matin.
Les voisins sont d'une médiocre utilité.
Une femme qui étendait du linge dans son jardin a
aperçu entre dix heures trente et dix heures quarante-cinq, une
grosse voiture vert foncé, qui sortait de l'allée privée à
reculons. Elle donne sans hésiter la marque du véhicule, « une
Pontiac ».
La Pontiac et la Buick « Sabre » se ressemblent un
peu, il est vrai. Mais les enquêteurs sont lancés sur une fausse
piste.
Un camionneur déclare qu'en circulant dans Magnum
Road, il a failli heurter une Pontiac entre dix heures
quarante-cinq et onze heures. Il est sûr de lui, la voiture était
en excellent état, elle luisait de propreté, il n'a pas pu
apercevoir le conducteur, car sa cabine est trop haute. L'ennui est
que s'il a bien croisé une Pontiac à cette heure-là, ce n'était pas
Jerry qui se trouvait déjà loin dans sa Buick sur
l'autoroute.
Un avis de recherche est donc lancé pour retrouver
Martha Cook dans une voiture Pontiac de luxe, vert foncé. Il y en a
des milliers dans l'État du Texas.
La ligne téléphonique est placée sur table
d'écoute dans l'attente d'une demande de rançon éventuelle.
Et le policier chargé de l'enquête déprime
considérablement. Il a le FBI sur les bras, des fausses pistes qui
n'aboutissent nulle part, et lui font perdre son temps. Pas
d'indices, pas de témoins, pas de mobile. La télévision des Cook a
disparu en même temps que leur fille, ce qui n'arrange rien, sur le
plan des déductions. Comment imaginer qu'un kidnappeur kidnappe
aussi une télévision? Comment imaginer qu'un voleur de télévision
kidnappe une jeune fille?
Les jours défilent, le corps de Martha n'est pas
retrouvé, l'enquête ne progresse pas, et Sam Butler, enquêteur en
chef sur ce coup impossible, mange mal, dort encore plus mal, se
fait secouer par le FBI, le shérif et les autorités locales, alors
que Jerry fréquente tranquillement l'université, dort sur ses deux
oreilles, vit sa vie de matou de nuit, circule même parfois dans la
Buick avec sa mère en toute impunité, et ne sait pas qu'il va se
faire piéger.
De même que Sam Butler ignore qu'il va pouvoir le
piéger. Comment aurait-il le moindre espoir? Il n'a pas l'ombre
d'une piste.
L'exposé du détail qui va suivre est à ce point
réconfortant qu'il mérite d'être conté:
Voici un personnage qui n'a rien à voir avec
l'assassin, ni avec la victime.
Un Texan, pure race, de haute taille, sourire
superbe sur dents blanches et haleine fraîche, Roberto Ricondo,
dirige le supermarché du quartier où habite Jerry le chat. C'est là
le seul lien entre eux.
Ricardo est un collectionneur fanatique. De bottes
de cow-boys superbes, de chapeaux texans, et aussi de pièces de
monnaie. C'est une habitude que la plupart des Texans ont
abandonnée aujourd'hui, mais à l'époque elle se pratiquait encore.
Il était très rare alors de voir circuler des billets dans l'État
du Texas. L'État le plus vaste de l'Union ne faisait confiance qu'à
l'or ou l'argent, et méprisait le papier monnaie. Les vrais Texans
passaient alors leur temps à échanger dans les banques ce vilain
papier contre des pièces de vingt dollars en or, ou de un dollar en
argent. Même les demi-dollars en argent se collectionnaient dans
les coffres, en espèces sonnantes et trébuchantes qui rassuraient
les cow-boys.
En 1961, le Texas est le dernier État où quelques
collectionneurs acharnés perpétuent encore cette tradition. Et
Roberto Ricondo est l'un d'eux.
Le soir, il fait le tour des caisses de son
supermarché et échange avec les caissières les quelques rares
pièces d'argent données par les clients. Ricardo prélève les
billets nécessaires à cet échange sur son salaire de directeur. Il
fait également le tour des machines à laver automatiques, des
appareils à sous les plus divers, des distributeurs de cacahuètes,
ou de cigarettes, ou de mouchoirs en papier. Inlassablement, il
récupère les pièces d'argent, les roule dans du papier et les range
dans son coffre.
En dehors de cette passion qui lui prend déjà pas
mal de temps, Roberto n'a pas une minute à lui. Il travaille
beaucoup, commence tôt le matin et finit tard le soir.
Plus d'un mois après le crime de Jerry le chat,
alors que Sam Butler déprime considérablement devant une bière, en
expliquant au shérif le niveau zéro de son enquête, Roberto
Ricondo, lui, s'affale dans un vieux fauteuil de cuir, aux environs
de dix heures du soir, et prend machinalement un journal pour le
parcourir. C'est un journal vieux d'un mois. La disparition de la
jeune Martha Cook y est relatée. Ainsi que les maigres
constatations de la police.
Soudain Roberto relit un passage. Puis le relit
encore. Puis il pose le journal et retourne au drugstore. Il
traverse le grand magasin fermé, se dirige vers son coffre, et
examine sa collection de rouleaux de pièces d'argent.
Et il se précipite sur le téléphone, à la
recherche du policier chargé de l'anquête.
Sam Butler décroche l'appareil du bar où on vient
de l'appeler. Il écoute, avec morosité. Fait la moue, finit sa
bière, met son chapeau, et se rend mollement chez Roberto Ricondo,
directeur du supermarché, à onze heures du soir.
Roberto lui montre le journal où il est dit que le
plus jeune fils de la famille Cook, qui n'était pas là au moment de
la disparition de sa sœur, a déclaré à la police qu'on lui avait
dérobé un rouleau de pièces d'argent qu'il conservait dans le
tiroir de son bureau. Cent soixante-six pièces de un dollar.
- Et alors? demande Sam Butler.
- C'est moi qui les ai, ces cent soixante-six
dollars. Dans leur rouleau. Un jeune type me les a échangés à la
caisse du supermarché, directement. Je le connais de vue, il se
sert chez nous, il habite pas loin d'ici. C'est moi qui lui ai
proposé l'échange quand j'ai vu qu'il avait ce rouleau dans la
main.
- Et alors? Ce sont des pièces de monnaie, vous
parlez d'un indice... Ça court partout, ces trucs-là, et rien ne
prouve qu'il s'agit de celles du gamin Cook.
- Oh si...
Car le gamin Cook, collectionneur acharné lui
aussi, avait pris une précaution importante. Afin que ses sœurs ne
lui « piquent » pas ses pièces, que son père ne s'en serve pas par
mégarde, il les avait bien entendu soigneusement roulées dans un
papier, et il avait écrit à l'intérieur du papier en tout petit:
«Tom Cook, propriétaire ».
Ce que Jerry n'avait pas vu. Ce que seul un
collectionneur pouvait voir, en déroulant le papier pour compter
les pièces, avant de les rouler de même pour les enfouir dans son
coffre.
Jerry le chat devait être ainsi confondu, au
débotté. Le rouleau avait été en sa possession, il l'avait échangé
devant témoins au supermarché.
Il s'est affolé. Il a tout avoué, dans la nuit
même, sous le regard de sa mère, complètement dépassée par la
découverte de ce fils qu'elle ne connaissait pas. Un voleur, un
drogué, un malfaisant qui traînait dans les bars de prostituées, un
assassin au sang-froid insupportable qu'elle avait regardé parfois
dormir le matin, attendrie comme une mère chatte devant son
petit.
C'est pourquoi Jerry Gene Simmons, convaincu
d'assassinat, reconnu coupable le 1er
mai 1962 par le jury de la cour criminelle de Houston, a été
condamné à quatre-vingt-dix-neuf ans de prison.
C'est pourquoi il est probablement, à ce jour,
l'un des plus vieux condamnés à vie d'un pénitencier du
Texas.
Pour cent soixante-six dollars d'argent, propriété
de Tom Cook, collectionneur de dix ans.
Cette histoire est dédiée par Sam Butler, policier
du Texas, à tous ceux ou celles qui croiraient encore au crime
parfait. Il arrive que la chance soit du bon côté. Et que les chats
ne retombent pas sur leurs pattes.