LES COLLECTIONNEURS
Dix heures du matin, dans un commissariat de New York. Les patrouilles de journée sont déjà en route, l'inspecteur Calsoum parcourt rapidement les journaux du matin. Le président Truman vient d'annoncer que les forces américaines entreront en action pour défendre la Corée du Sud de l'envahisseur communiste, sous la conduite du général MacArthur. Ce mois de juillet 1950, pour l'Amérique, est encore un mois de guerre...
Calsoum a servi dans le Pacifique. La guerre, il connaît, et à New York, pour un policier de terrain, la guerre se fait tous les jours. Des bandes de jeunes s'affrontent le couteau à la main, noirs, portoricains, blancs des quartiers pauvres... et pendant ce temps, sur tous les écrans d'Hollywood, Ingrid Bergman joue Jeanne d'Arc, et McCarthy déclenche la chasse aux sorcières en proposant au Sénat une loi anticommuniste, tandis que les Russes font exploser leur première bombe atomique.
Le monde est une drôle de boule.
Le téléphone grésille sur le bureau de Calsoum. Il le décroche pensivement en repliant son journal, et n'entend rien à l'autre bout du fil.
- Commissariat Cinquième Avenue ouest, j'écoute...
Il y a une sorte de chuchotement, et Calsoum s'impatiente :
- J'écoute, bon sang...
Alors la voix chuchotante se décide :
- 2078, Cinquième Avenue...
- Et alors, qui êtes-vous ? Qu'est-ce qu'il y a au 2078 de la Cinquième ?
- Personne n'est sorti depuis un mois.
- Votre nom?
Silence. Encore un anonyme. C'est fou ce que les anonymes occupent les lignes des commissariats de police. Anonymes pour dénoncer des voisins bruyants, anonymes pour signaler un cadavre dans une impasse, anonymes pour avertir qu'un voleur fracasse une vitrine devant chez eux. Le monde a peur de regarder la vie en face.
- D'accord, dites-moi au moins qui habite au 2078 ? Je vous entends respirer... Allez-y, bon sang...
Un déclic. L'anonyme s'est fondu dans le réseau téléphonique.
Calsoum appelle une patrouille mobile. Homère et Adam, voiture 26, sont les plus proches du 2078 de la Cinquième Avenue.
- On y va, chef. Qui habite là?
- J'en sais rien, les gars, c'est une devinette.
- Quel genre d'intervention, chef?
- J'en sais rien non plus, les gars, c'est l'anonyme de service.
Cinq minutes plus tard, Homère et Adam se garent devant le 2078. La Cinquième Avenue est l'une des plus riches du monde, comme chacun sait. Devant les deux policiers, un hôtel particulier de trois étages. Les volets sont clos. Vu le prix du terrain constructible à New York, les gens qui habitent là, sur trois étages seulement, ne sont pas pauvres.
Homère et Adam, deux grands gaillards, également bâtis comme des joueurs de base-ball, également blonds, également originaires du Wisconsin, sont partenaires de patrouille depuis longtemps. Ils jouent les interventions à pile ou face, avec une capsule de bière. Homère a gagné. Il va sonner à la porte du 2078, tandis qu'Adam contacte le chef Calsoum, par radio :
- Une bicoque de luxe, chef, les volets bouclés. Homère sonne mais personne ne répond. On dirait un blockhaus... C'est qui les richards ?
Calsoum lit la fiche que vient de lui tendre un adjoint :
- 2078, trois étages, hôtel particulier, de 1910. Propriétaires Frederic et Christian Barney, sans profession, diplômés de l'université de Columbia. Une note du service d'hygiène, sur plainte des voisins, rien n'a été relevé contre eux, l'enquête a noté seulement que le bâtiment était sans téléphone, sans eau, sans gaz, sans électricité...
- Shit!
La traduction de ce mot en bon français appartient au général Cambronne, et, dans la bouche d'Adam, exprime un étonnement compréhensible.
- Des richards sans téléphone ? Et tout le reste ? Ils habitent pas là alors ?
- C'est justement ce qu'on vous demande, bande de feignants, où en est Homère ?
Homère n'en est nulle part, sauf quelques constatations.
- La porte a l'air blindée, chef, du sérieux, serrures de sécurité dans le genre compliqué. Les voisins n'ont vu personne depuis des semaines.
- En voyage?
- Il paraît que c'est pas le genre, chef... Deux types habitent là-dedans, des originaux. Qu'est-ce qu'on fait?
- Vous restez là, je vous envoie un serrurier et j'arrive. Que l'un de vous continue l'enquête de voisinage.
La Cinquième Avenue de New York n'est pas devenue la plus chic de la ville par hasard. C'est la plus agréable. Elle borde Central Park sur une bonne partie de sa longueur, un bois immense en plein centre, où l'on fait du cheval l'été, du patin à glace l'hiver, et où tous les amoureux de New York, les enfants, les coureurs de marathon ou les simples promeneurs se retrouvent chaque jour. Le 2078 fait face au parc, où un prédicateur, ce matin de juillet, tente d'haranguer une petite foule, en lui parlant de Jéhovah.
L'inspecteur Calsoum étire ses longues jambes hors de la voiture de police et observe le serrurier qui déballe ses instruments. Homère revient de son enquête rapide et fait son rapport :
- Drôles de milliardaires, chef, ils habitent réellement là. Deux frères, la cinquantaine. L'aîné, Christian Barney, est aveugle, il ne sort jamais, les voisins ne savent même pas à quoi il ressemble. Ils ne voient que l'autre, Frederic Barney, il fait les courses lui-même, si on peut appeler ça des courses. Il paraît que ce type ne sort quasiment que la nuit, il fouille les poubelles avant le passage des chiffonniers. On m'a dit qu'il ne fréquentait pas les commerçants, il fait des kilomètres à pied pour se procurer du pain rassis et des déchets de viande. Des fois il se balade avec une voiture à bras, il ramène des tas de saloperies et d'objets bizarres. Il engrange tout ça dans la maison. Rien ne ressort... Ça doit être un drôle de capharnaüm, là-dedans...
- T'as pas repéré l'auteur du coup de téléphone?
- Non, chef. Les gens d'ici s'en fichent un peu, il paraît qu'il y a des années que ça dure, y'a juste un concierge au 2080 qui m'a dit que les services d'hygiène étaient bons à rien... Qu'on devrait pas tolérer des brocanteurs dans la Cinquième...
Le soleil de juillet fait une jolie auréole dorée sur les arbres du parc mais tape sur la tête du serrurier qui transpire et s'échine devant la porte blindée.
- Impossible d'ouvrir, chef... L'huisserie est encastrée dans la pierre, c'est du blindage de guerre ce truc... J'en n'ai pas vu des comme ça depuis longtemps, mais c'est du solide. Trois verrous, des barres de sécurité, probablement un double blindage à l'arrière, même avec un chalumeau, y'en a pour la journée! Qu'est-ce qui se passe là-dedans ? C'est Fort Knox?
- Peut-être bien.
Calsoum réfléchit. Forcer une porte blindée sur un coup de fil anonyme l'obligerait à demander l'avis du procureur. Investir une propriété privée, c'est toute une affaire aux États-Unis. Il faut une plainte.
Elle arrive sans qu'il l'ait cherchée. Le concierge du 2080, décidément agressif, a rejoint les policiers, ravi de l'aubaine :
- Ça m'étonne pas qu'on vous ait signalé cette honte. On se plaint depuis des années, et rien!
- Les gens ont le droit de faire ce qu'ils veulent, tant que ça se passe chez eux... De quoi vous vous plaignez exactement?...
- Des saloperies qu'ils enferment là-dedans. Vous savez qu'on a des rats? Sur la Cinquième Avenue, c'est le comble! Mais moi, je vous dis qu'il s'est passé quelque chose, c'est vrai qu'on n'a pas vu le dingue avec sa charrette depuis des semaines. Et l'autre est aveugle... Allez savoir ce qui s'est passé là-dedans... Ils ont peut-être crevé dans leurs poubelles, comme des rats!
Calsoum prend contact avec le procureur par radio, obtient l'autorisation d'investir les lieux, et lève la tête. Une fenêtre, c'est le plus simple, il faut une échelle, démonter les volets, casser un carreau et ouvrir de l'intérieur.
Il est onze heures trente, le soleil est encore plus ardent, et le serrurier, en haut de son échelle, peine à démonter le volet du premier étage. Enfin il parvient à desceller un côté, pratique un joli rond découpé dans une vitre, ouvre la fenêtre et redescend :
- A vous, chef... je vous préviens, c'est tout noir à l'intérieur, et ça pue...
Homère est désigné pour l'exploration. Il escalade rapidement l'échelle, enjambe la barre d'appui et disparaît, sa torche à la main, dans l'étrange maison.
Devant la porte blindée, Calsoum et l'officier Adam attendent qu'il vienne leur ouvrir. Mais les minutes passent, et aucun bruit ne signale l'arrivée d'Homère derrière cette maudite porte.
- Bon sang, qu'est-ce qu'il fabrique là-dedans ?
Adam se dévoue :
- Je vais voir, chef?
- Okay, mais attention, s'il y a un problème, tu me le signales dans deux minutes à la fenêtre.
Adam grimpe à son tour lestement par la fenêtre, et une minute s'écoule, puis deux... L'inspecteur Calsoum et le serrurier commencent à s'inquiéter, lorsqu'un grincement les rassure enfin. Il faut une série de plusieurs grincements avant que l'énorme porte bouge enfin. Le serrurier avait raison, double blindage, double porte...
Finalement, dans la pénombre, la tête d'Homère puis celle d'Adam apparaissent. Ils sont couverts de poussière, hirsutes, et ont les yeux hors de la tête.
Calsoum les considère avec étonnement :
- Qu'est-ce qu'il y a? Vous avez rencontré le diable? ou le Ku Klux Klan ?
Il fait un pas en avant, mais Homère s'écrie :
- Attention, chef! Gaffe, c'est plein de pièges là-dedans, j'ai failli me faire avoir... y'a pas de lumière.
Homère et Adam guident leur chef dans un étroit couloir où s'entassent des meubles, empilés les uns sur les autres, ne laissant le passage à un homme normal que de biais, ou presque. La carriole à bras dont on leur a parlé occupe l'entrée de ce couloir, qui se rétrécit de plus en plus, au fur et à mesure des entassements. Les lampes-torches des policiers découvrent des pans de murs sales. Homère s'arrête et désigne une bosse sous un tapis. Il soulève le tapis :
- Regardez, chef, un piège à loup, j'ai eu du pot de me méfier... et attendez c'est pas fini, là-bas, vous voyez... il faut monter sur cette porte de buffet, on vient de la poser avec Adam, c'est pour ça qu'il vous a pas fait signe à la fenêtre. Je l'ai rattrapé de justesse... On a eu une de ces trouilles!
Dans le halo de la lampe, avec précaution, les trois hommes avancent jusqu'à la porte de buffet, disposée à plat sur le sol. Calsoum demande :
- Qu'est-ce qu'il y a dessous?
- Le vide, chef... On voit rien, ça doit être profond, une cave peut-être... Adam a failli disparaître là-dedans... Il y a sûrement d'autres pièges. Il faut ouvrir les volets, c'est une maison de dingues.
Calsoum grimpe sur un meuble, en attendant que les deux hommes déblaient un peu le terrain devant lui. Les murs de la maison sont épais, et le silence est absolu à l'intérieur. Il y règne une odeur atroce, étouffante, une atmosphère épaisse, mélange de moisissure et de poussière. Le faisceau de la torche d'Homère éclaire progressivement le salon, au plafond très haut. La pièce paraît immense, mais encombrée d'un tel bric-à-brac qu'on ne peut y circuler, comme dans le hall, qu'en suivant un mince couloir semé d'embûches. Homère grogne, il ne parvient pas à atteindre les volets. Des meubles empilés devant, presque jusqu'au plafond, dans un équilibre dangereux, l'en empêchent.
Adam ressort pour récupérer un projecteur dans le coffre de la voiture de police et le brancher sur la batterie, puisqu'il n'y a pas d'électricité. Il en profite pour demander du renfort à une autre patrouille, car les curieux se pressent devant le 2078 de la Cinquième Avenue. Depuis le temps que les voisins s'interrogent sur ces deux milliardaires enfermés là-dedans... ils voudraient bien savoir.
Midi. Le soleil est haut dans le ciel de New York, lumineux, une splendide journée d'été. A l'intérieur c'est l'enfer. Le projecteur découvre le salon dans un halo de poussière. Un piano, puis un autre piano, un troisième piano, et Adam pousse à nouveau un juron :
- Shit!... regardez, chef, là, par terre, derrière le piano...
Calsoum s'approche prudemment en se retenant aux meubles et se penche. Un visage lui apparaît. D'une blancheur transparente, à demi noyé sous de longs cheveux gris, les yeux ouverts, fixes, et noirs.
- Ce doit être l'aveugle...
Calsoum promène sa propre torche sur le corps étalé. Un costume grisâtre, informe, râpé, rapiécié de toutes parts. L'homme a dû tomber du tabouret du piano, la position du corps semble logique à partir de cette hypothèse.
Avec dégoût, Calsoum tâte les poches du cadavre et n'en ressort que des objets bizarres et sans valeur. Un tortillon de papier, un chiffon qui a dû servir de mouchoir... des peaux d'orange desséchées, un morceau de métal provenant d'une boîte de conserve, et un croûton de pain minuscule.
Calsoum s'attarde alors sur le visage, presque momifié, et découvre dans les cheveux collés des traces de sang... Près du crâne, dans la poussière, une mare de sang séché.
Homère frissonne.
- Vous croyez qu'il a été tué, chef?
- Possible, mais il a pu tomber tout simplement du tabouret. Il devait jouer dans le noir, le clavier est ouvert, à moins qu'on l'ait attaqué par-derrière avec un objet quelconque... Il faudrait fouiller, bon sang on ne peut pas faire d'investigations dans ce foutoir... S'il y a des indices on va les piétiner...
- C'est peut-être le frère... Il est peut-être planqué quelque part dans les étages... ou alors il s'est barré...
- Possible, mais on ne bouge pas avant l'arrivée de la deuxième patrouille... Adam, vous prévenez le légiste et l'équipe de la criminelle. Homère, vous interdisez l'entrée à tout le monde, tant qu'on n'a pas réussi à ouvrir ces saletés de volets... et on procède en douceur, on met des gants, on ne déplace rien...
Homère grommelle :
- C'est bien ça le problème, justement, on peut rien déplacer... Le hall d'entrée est piégé sur dix mètres.
Il est quatorze heures. L'un après l'autre les volets bringuebalants ont claqué sur la façade dans un nuage de poussière, et le soleil de juillet envahit un décor hallucinant, qui n'a pas vu la lumière du jour depuis des années.
Il y a là, entassés, des mannequins cassés, des vieilles bicyclettes, des pièces d'automobiles, des cartons, des outils, des ampoules grillées en stock, des montres, des pendules déglinguées, des monceaux de chaussures dépareillées, de vaisselle, de chiffons, de vêtements pourris, des milliers de livres et de journaux, sous lesquels ont disparu des fauteuils délabrés et défoncés. Et au milieu de ce salon poubelle, cinq pianos en enfilade, surmontés de piles de journaux colossales.
Les deux autres étages sont dans le même état, ordures, déchets, fruits d'une récupération de plusieurs années dans les poubelles, des lits défoncés, des pneus, du matériel de cuisine, des tuyaux, des portes de réfrigérateurs, de voitures, de vieilles radios éventrées : une véritable décharge sur la Cinquième Avenue, la plus riche de New York. Mais aucune trace du frère du défunt.
Pour sortir le cadavre, les policiers ont dû pratiquer un passage en déplaçant les vieux meubles, démonter trois pièges, combler le vide du plancher, et la civière recouverte d'une couverture franchit enfin la porte blindée.
Le cadavre passe sous le nez des badauds, que la police fait reculer. Et le concierge du 2080 répand la nouvelle qu'il y a eu meurtre au 2078, et que le fou à la charrette, le milliardaire des poubelles est en fuite.
Le portier d'un immeuble voisin répond aux questions de l'officier Adam :
- J'ai jamais vu sortir l'aveugle. Y'a quatre ans que je travaille dans le quartier. Mais j'ai parlé avec son frère. Ils s'éclairaient au pétrole, et il faisait la cuisine sur un réchaud. Encore heureux qu'il y ait jamais eu le feu là-dedans... Ce type était obsédé par la peur de la misère. Il disait qu'ils se nourrissaient économique.
- Qu'est-ce qu'ils faisaient de leurs journées?
- L'aveugle jouait du piano, le frère Frederic faisait ses courses la nuit, et le reste du temps, il lui faisait la lecture, ou alors il rangeait ses collections... c'est comme ça qu'il disait : « ses collections ». Un soir on a discuté, il revenait avec sa carriole bourrée de journaux, et je lui ai demandé pourquoi il collectionnait les journaux... Alors il m'a répondu comme ça : « Tous les milliardaires font des collections, de tableaux, d'oeuvres d'art, de bijoux, moi, j'ai décidé de collectionner sans que cela me coûte un dollar... » Alors je lui ai redemandé pourquoi les journaux, parce que c'était son truc les journaux... plus que le reste. Il m'a répondu que c'était pour son frère, qu'il les lirait quand il aurait retrouvé la vue, pour savoir ce qui s'était passé pen dant toutes les années où il ne voyait rien...
- Il était aveugle depuis quand ?
- Plusieurs années, mais le médecin n'est jamais venu. Le frère me disait que l'aveugle préférait une cure d'oranges aux traitements des médecins. Les oranges devaient lui redonner la vue un jour... Mais ce pauvre type n'avait que les raclures, la plupart du temps. Et le whisky aussi... il paraît que ça pouvait le sauver.
- Ils buvaient tous les deux?
- Pensez-vous... à peine... De temps en temps, Frederic se procurait une petite bouteille, ils devaient la boire au compte-gouttes, comme un médicament.
Le médecin légiste fait un rapport succinct à l'inspecteur Calsoum.

- Chute, ou violence, difficile à dire, sans l'autopsie. Vous avez des raisons de croire à un meurtre?
- Tout était bouclé, et l'autre a disparu, il n'y a que lui qui a pu refermer la porte blindée. On n'a pas trouvé de clés, mais vous me direz que dans ce b... un rat ne retrouverait pas ses moustaches. Il va falloir perquisitionner, rechercher s'il y a une famille proche, pour obtenir l'autorisation de le faire...
- Bon courage, Calsoum... Vous devriez peut-être faire appel à l'armée ?
Le légiste ironise, mais Calsoum est terriblement embêté. Ses hommes n'ont pu faire que le minimum, pour dégager le cadavre. Impossible de toucher au reste, sans l'autorisation d'un ou plusieurs héritiers. C'est la loi, tant qu'il n'y a pas preuve d'assassinat, le procureur ne peut rien autoriser de plus.
Deux jours plus tard, les journaux ont propagé la nouvelle, du Bronx à Manhattan. Toutes les polices de l'État recherchent le milliardaire Frederic Barney, en fuite, suspecté d'avoir assassiné son frère aveugle, Christian Barney.
Les deux frères étaient les enfants uniques d'un gynécologue réputé avant-guerre, qui leur a légué une fortune considérable, et pourtant ils menaient tous les deux, depuis des années, une existence sordide et ahurissante. Riches et diplômés tous les deux de l'université de Columbia, pourquoi ont-ils mené cette vie de clochards dans leur propre palais de la Cinquième Avenue ? Frederic a commencé par faire du droit, Christian était ingénieur et passionné de musique.
Ils n'ont pas exercé leur métier plus d'un an. Un journaliste révèle que Christian Barney avait envisagé de donner un récital un jour, loué une salle, et acheté plusieurs pianos dont il n'était pas satisfait. Il repoussait sans cesse la date de son concert, jusqu'au jour où il l'a annulé purement et simplement, en déclarant à l'organisateur qu'il venait d'entendre, pour la première fois, le virtuose polonais Paderewski. Après Paderewski, personne. En tout cas pas lui.
Le changement brutal du mode de vie des deux frères se situe il y a une vingtaine d'années. Plus d'électricité, de gaz et d'eau. Ils voulaient simplifier, et se délivrer du cauchemar des quittances à payer, de l'intrusion des employés releveurs de compteurs et des encaisseurs.

Ils allaient ainsi, à tour de rôle, chercher de l'eau à une fontaine de Central Park, à un kilomètre de chez eux. Un jour, Frederic se mit à sortir seul, et on ne vit plus Christian, devenu aveugle. Comment ? Mystère.
Et lentement la démence s'installa, en même temps que le capharnaüm dans leur hôtel particulier, sur l'avenue la plus chic de New York, à quelques pas des grands hôtels, des grands buildings, des boutiques de luxe...
La mort étrange du milliardaire aveugle passionne le public new-yorkais et l'Amérique entière.
L'inspecteur Calsoum ne disposant que d'un vieux portrait de l'assassin supposé reçoit en quelques jours une montagne de renseignements bidons, signalant le passage du milliardaire en fuite à Chicago, Los Angeles, Hawaii...
C'est alors qu'ils arrivent...
Venus de tous les coins du pays, les cousins, les cousines, les héritiers à divers degrés des deux frères Barney. Visages méfiants, visages durs, comme des requins ayant flairé l'odeur du sang, ils ont deviné la bonne affaire... L'un est mort, l'autre assassin en fuite, en quelques tours de décisions juridiques, ils espèrent le magot.
Il y a dans le bureau de Calsoum ce jour-là :
Deux petits vieux rigides, en costume noir, accompagnés de deux matrones opulentes en robes violettes.
Un marchand de voitures d'occasion, en blouson à carreaux et casquette assortie.
Une prostituée à la retraite et repentante, rutilante de faux bijoux, coiffée d'une perruque rousse, et d'un bibi à plumes.
Tous s'observent avec méfiance. Calculant le degré de parenté possible des autres avec fureur.
L'inspecteur Calsoum en est écœuré.
- Mesdames, messieurs... merci de vous être présentés si rapidement... Votre cousin défunt est à votre disposition pour l'inhumation. Je suppose que vous vous en chargez... en l'absence de son frère ?...
Le marchand de voitures d'occasion à carreaux, l'air averti, demande :
- Et le rapport d'autopsie? Nous avons le droit de savoir comment notre parent a été assassiné!
- Mort naturelle... D'après le légiste, il s'agit d'un décès dû à l'épuisement et aux privations...
La prostituée repentie en chapeau à plumes s'insurge :
- Hé! Et le coup sur la tête alors, vous l'expliquez comment?
- Il s'est blessé en tombant. Il est mort peu après sans doute...
C'est au tour des matrones de s'inquiéter avec véhémence :
- Et Frederic ? Où est-il ?
- C'est insensé, que fait la police?
Calsoum les vouerait bien aux cent mille diables, mais il a besoin d'eux.
- Justement, il est possible que Frederic Barney, mort ou vif, n'ait jamais quitté la maison mais sans votre accord, nous ne pouvons pas entreprendre de déménager tout ce... enfin cette maison est bourrée jusqu'aux combles. D'autre part, nous n'avons pu inspecter les caves, elles sont inaccessibles pour l'instant. Pour perquisitionner, il faut tout enlever.
Tous les héritiers potentiels froncent les sourcils. Silence dans les rangs. Puis l'un des petits vieux rigides lève une main :
- Nous ne pouvons prendre une décision de ce genre aussi vite. Nous devons en parler entre nous.
- D'accord, parlez-en, je vous donne un quart d'heure.
Calsoum se réfugie dans son bureau vitré d'où il peut apercevoir les pinailleurs. Il n'entend pas mais il se doute. Appâtés par les articles de journaux, les gros titres annonçant : « Un milliardaire assassiné, l'autre en fuite »..., ils sont capables de se battre pour une petite cuiller supposée en argent. Même dans un tas d'immondices. On ne sait jamais...
Enfin, le petit vieux frappe à la porte.
Calsoum ouvre :
- Alors?
- C'est non. Pas de déménagement.
- Et pourquoi ça?
- Il nous faut d'abord faire l'inventaire des biens.
Un inventaire... ils sont fous.
- Vous êtes fous? Il y en a pour des mois! Et ça ne vaut pas le coup! Vous allez trier une décharge? Écoutez... je vous propose de déléguer l'un d'entre vous pour surveiller l'opération de déblayage et la perquisition. Il pourra faire une liste de chaque objet de valeur, s'il y en a, et s'il le juge intéressant.
- Pas question, monsieur l'inspecteur, c'est une question de principe, nous voulons un inventaire.
Calsoum est à bout de patience, et encore plus écœuré :
- Ben voyons... vous croyez qu'il y a un magot quelque part sous ce tas d'ordures, c'est ça ? Vous n'avez pas eu accès aux comptes en banque en l'absence de Frederic, principal héritier de son frère... mais je vous préviens... il n'est peut-être pas mort... ou alors il est mort lui aussi dans ce fouillis infernal... et si c'est le cas, je pourrais vous accuser d'avoir entravé l'action de la police... ou alors il est malade, blessé... et alors vous aurez affaire à la justice, pour refus d'assistance à personne en danger! Qu'est-ce que vous dites de ça?
Ils en disent que, quoi qu'il en soit, un inventaire...
Et l'inspecteur Calsoum passe outre, avec l'accord du procureur, et malgré les protestations obstinées de la « famille ». Il fait appel à une équipe de déménageurs et entreprend de déblayer, tant bien que mal, cette écurie de la Cinquième Avenue. Des monticules d'objets sans valeur s'entassent dans les camions, y compris quatorze pianos, deux clavecins en ruine et cinq violons.
Dix-sept tonnes d'oripeaux, de livres, de journaux, de chiffons et de ferraille sont déjà sorties de l'hôtel particulier des frères Barney, et l'inspecteur n'en voit pas le bout. De l'avis des déménageurs, il en reste encore au moins une cinquantaine de tonnes...
Les héritiers potentiels, pendant ce temps, s'activent à la recherche d'avocats, demandent un contrôle des chargements qu'ils n'obtiennent pas... téléphonent aux journaux... bref, vivent ce qu'ils croient être la grande aventure de leur vie mesquine.
Et puis, l'un des déménageurs repère un escalier qui descend à la cave. Il est impraticable, des marches ont été volontairement descellées, et remises en place, pour servir de pièges...
Calsoum fait éclairer la trappe, les déménageurs installent une échelle, on éclaire, un homme descend prudemment, et se retrouve dans une sorte de cellule, vaguement éclairée par une seconde trappe ouverte dans la voûte.
- Inspecteur Calsoum? Faut que vous descendiez... Y'a un cadavre...
L'homme remonte en se pinçant le nez et en toussant.
- C'est pas beau, je vous préviens...
L'inspecteur Calsoum descend à son tour le long de l'échelle et, à ses pieds, découvre une forme allongée sur le sol, un corps rongé par les rats, mort depuis... bien trop longtemps pour que le spectacle soit descriptible.
Frederic Barney.
Quelques jours plus tard, Calsoum donne une conférence de presse devant une troupe de journalistes impatients.
- L'enquête est close. Nous avons pu déterminer que Frederic Barney est tombé accidentellement dans l'une des trappes qu'il avait pratiquées lui-même pour servir de pièges. La maison en était truffée. Il voulait interdire l'accès de chaque pièce. Il est tombé dans une sorte d'oubliette, et sa mort est survenue un mois avant celle de son frère Christian. Le décès est dû à l'épuisement, et à une lente asphyxie. Les blessures causées par la chute n'étaient pas très importantes mais l'ont empêché de sortir du piège. Il est probable que son frère aveugle, qui se tenait toujours dans l'un des salons à l'autre bout de la maison, n'ait même pas entendu d'appels. La voûte fait un mètre d'épaisseur. Il n'a pas vu revenir son frère, il est resté à sa place devant son piano, sans nourriture, sans assistance, il a tenu un mois, avant de mourir.
Ainsi les deux frères Barney sont morts, chacun dans leur solitude, à quelques mètres l'un de l'autre, cernés de pièges, de rats et d'immondices. Morts l'un après l'autre, sans savoir ce qu'il advenait pour l'un ou pour l'autre...
Aucun magot n'a été découvert officiellement au 2078 de la Cinquième Avenue. Un unique compte bancaire s'honorait d'une cinquantaine de dollars.
En passant sur la Cinquième Avenue à New York, vous ne trouverez plus de 2078. Le service d'hygiène a fait son office.
Paix aux déments, comme aux pauvres. Le royaume des cieux leur est ouvert, dit-on.