A LA MANIÈRE DE... (Ils avaient lu Patricia Highsmith)
Nul n'a encore pu déterminer s'il existait ou non un gène propre à l'assassin. S'il y avait quelque part, enfoui dans le cerveau de ceux qui tuent, l'instinct du crime. Probablement parce que le fait de tuer est le résultat d'un mélange, de l'association de plusieurs éléments. Untel qui tue n'aurait peut-être pas tué si... la jalousie, la passion, l'ambition, la haine, le lucre, la faiblesse, la peur, la provocation n'avaient joué un rôle déterminant. Mais tel autre, placé devant les mêmes circonstances, ne tuera pas.
L'explication la plus simple d'un meurtre ou d'un assassinat, c'est que celui qui tue se débarrasse d'un problème vivant. S'il s'agit d'un meurtre, il s'en débarrasse de manière impulsive. Une réaction, en quelque sorte. S'il s'agit d'un assassinat, il s'en débarrasse après mûre réflexion. Avec préméditation. Et le meurtrier n'est pas condamné, en principe, aussi gravement que l'assassin. Le meurtrier a des circonstances atténuantes. L'assassin n'en a guère.
Prenons un homme exaspéré par sa femme, une harpie dotée de tous les défauts, une véritable pousse-au-crime. S'il l'étrangle dans un mouvement de colère... on le lui pardonne relativement. En revanche un homme qui veut se débarrasser de sa femme pour en prendre une autre, ou hériter, ou Dieu sait quoi d'autre, simplement parce qu'elle l'embarrasse; s'il l'étrangle en disposant soigneusement un piège, en faisant croire, par exemple, qu'elle s'est pendue toute seule, on ne le lui pardonne pas.
L'assassin de madame Stéphanie Cordelle, à New York, en 1968, et l'assassin de madame Elena Strauss, à Munich, en 1968, n'appartiennent pas à ces deux catégories. Il en est une troisième, rare heureusement. Exceptionnelle. Sauf dans les films d'Hitchcock ou les romans policiers. Les auteurs du crime parfait. Dont chacun sait en principe qu'il n'existe pas. Puisque chacun n'a en mémoire que des tentatives de crimes parfaits... qui ratent.
Voici donc, pour illustrer ce prologue, deux crimes parfaits.
Deux assassins. Deux victimes. Deux styles différents. Deux mobiles... ou le même?
New York. Le ciel est noir, si noir que l'Hudson River a pris une couleur d'ardoise. Il fait froid, et l'assassin grelotte depuis trente minutes dans sa Chevrolet. Il a arrêté le moteur, il n'ose pas allumer de cigarette par peur de se faire repérer, il n'ose pas sortir de sa voiture pour faire les cent pas. En face de lui une villa de style californien, insolite sous ce ciel noir. L'homme est blond, en imperméable, d'apparence solide, la mâchoire carrée. Il fixe avec une attention soutenue l'extrémité de l'avenue, sursautant chaque fois qu'une voiture apparaît.
Cet homme est un assassin qui a prémédité son crime et qui attend de l'exécuter.
La victime arrive dans une petite voiture japonaise, rapide, nerveuse, et qui ralentit à peine devant la porte du garage automatique. C'est une femme, elle actionne une ouverture à distance et s'engouffre dans le garage de la villa dont le battant se referme aussitôt.
Il est 18 h 48. Dans sa Chevrolet, l'assassin surveille la pendule du tableau de bord. Il est nerveux car l'instant approche. Il a cinq minutes devant lui et, cette fois, il peut griller une cigarette, car ces cinq minutes vont lui paraître longues... et il ne risque plus d'attirer l'attention de sa victime puisqu'elle est à l'intérieur, au chaud, dans la grande villa californienne, vivante encore.
18 h 49. L'assassin tire sa troisième bouffée de cigarette.
A l'intérieur de la maison, la victime se débarrasse de son manteau. La quarantaine passée, une robe d'excellent couturier qui ne parvient pas à lui redonner l'élégance de ses vingt ans. Le corps est un peu flasque, gras, la chevelure d'un roux synthétique, trop flamboyant, les yeux marqués sous le maquillage agressif.
18 h 50, l'assassin fouille dans sa poche et crispe la main sur son arme. Doit-il retirer dès maintenant le cran d'arrêt?... Il hésite, renonce, et tire encore deux bouffées coup sur coup.
Dans la maison, la victime ôte ses chaussures de ville, aux talons trop pointus, et grimace de soulagement en posant enfin ses pieds douloureux à plat sur le carrelage. Stéphanie Cordelle refuse de vieillir et de se regarder en face. Elle souffre à vrai dire pour rien, car elle serait plus agréable avec des cheveux auburn, des chaussures plates et un tailleur sport. Plus sympathique sans ce rimmel trop noir et ce rouge à lèvres trop rouge. Elle enfile des mules et passe au salon.
18 h 51. L'assassin écrase sa cigarette dans le cendrier de la Cadillac. Il n'a plus le temps d'en allumer une autre. Il surveille l'avenue, les phares d'une voiture qui passe le poussent à se glisser sur le siège afin de se protéger d'éventuels regards indiscrets.
Dans la maison, la victime allume le poste de télévision, fait le tour de tous les dessins animés de toutes les chaînes... C'est l'heure des enfants. L'heure où la télévision se charge de calmer les moutards, à la place des parents. Madame Cordelle n'a pas d'enfants, elle éteint le poste, agacée, et cherche un magazine sur la table basse.
18 h 52. L'assassin s'oblige à respirer calmement, lentement. Il frotte ses mains sur le tissu de son pardessus verdâtre. Une sorte de moiteur l'envahit. Il a des crampes dans les jambes, et ne cesse de surveiller la porte d'entrée de la villa.
Dans la maison, la victime feuillette un magazine de mode et se plonge dans un article détaillant les nouvelles techniques de lifting. L'arrêt des bombardements au Viêt-nam décidé par le Président Jonhson, qui est annoncé en première page, ne la passionne guère.
18 h 53. L'assassin ouvre la portière de la Chevrolet d'une main un peu tremblante. Il sort sans prendre garde à la pluie qui commence à tomber, marche rapidement vers la villa, monte les trois marches du perron et sonne. Il remet aussitôt la main dans sa poche, saisit l'arme, et ôte le cran de sécurité.
Dans la maison, la victime abandonne le magazine ouvert sur le canapé, se lève, traverse le salon, franchit le hall et ouvre la porte. L'assassin reconnaît la conductrice de la voiture japonaise, celle qu'il guettait.
- Vous êtes madame Cordelle?
- Oui, monsieur.
- Votre mari ne vous a pas parlé de moi?
- Ah c'est vous! Entrez.
L'assassin et la victime sont en présence, il est 18 h 54. Madame Cordelle referme la porte d'entrée. L'assassin fait mine de retirer son pardessus derrière elle, mais lorsque la victime se retourne, il sort de sa poche le revolver, dont il vide le chargeur nerveusement, à bout portant, et en fermant les yeux à chaque détonation.


Munich. Cinq semaines plus tard. Il est 12 h 45.
L'assassin est dans la rue. Il fait froid et il est enveloppé d'un pardessus de cachemire beige, en contemplation devant la vitrine d'une boutique élégante de la Bayerstrasse. Il y a là des boîtes à cigares en loupe d'orme, des étuis à cigarettes en laque, des briquets de salon, des cendriers de cristal. La rue est animée, c'est l'une des plus élégantes de Munich.
Au troisième étage d'un appartement bourgeois, d'un immeuble bourgeois, de cette même rue bourgeoise, madame Elena Strauss examine le travail de sa femme de ménage, qui vient de partir. Un doigt sur les étagères de la bibliothèque... un doigt sur les disques... On ne se méfie jamais assez de ces femmes turques, qui n'ont selon elle qu'une notion approximative du lustrage des meubles.
Elena Strauss est une femme d'apparence froide et sèche, vêtue d'un pantalon et d'un pull. On pourrait hésiter sur le sexe, s'il n'y avait une vague ondulation dans les courts cheveux gris, et une ombre discrète de rouge sur les lèvres.
12 h 46. L'assassin observe dans la vitrine un pot à tabac en porcelaine, surmonté d'une pipe de bruyère. En réalité il regarde partir la femme de ménage turque, reconnaissable à son fichu colorié, à son cabas, et à sa mine fatiguée. Il la suit des yeux quelques secondes sur le trottoir, pour s'assurer qu'elle ne fait pas demi-tour.
Dans l'appartement, la victime se dirige vers une cuisine ultramoderne, pourvue d'un congélateur dont elle ouvre la porte. Après quelques secondes de réflexion, elle en sort un paquet fumant de froid. Des harengs surgelés qu'elle pose sur la table de formica blanc.
12 h 48. Dans la rue, l'assassin progresse d'une vitrine à l'autre, vers l'entrée de l'immeuble. Il stoppe devant une boutique de parfums, située juste en face de cette entrée. Le froid est si vif qu'il remonte le col de son pardessus, enroule son écharpe autour de son cou, très haut, jusqu'au menton, et baisse son chapeau sur ses oreilles.
Les parfums français sont hors de prix à Munich.
Dans la cuisine de l'appartement, madame Helena Strauss plonge les harengs surgelés dans une casserole design, émaillée de blanc et de noir, et tourne le bouton de la plaque électrique. Elle se rince les mains et choisit, parmi les boîtes de jus de fruit, un jus de pamplemousse en provenance de Jaffa.
12 h 49. Dans la rue, l'assassin se détourne de la vitrine, avance au bord du trottoir, un coup d'œil à gauche, à droite, il traverse rapidement, et se retrouve devant l'entrée de l'immeuble. Il s'assure que le couloir est vide, y pénètre, et examine les boîtes aux lettres. Il lit : Strauss, 3e étage gauche, et se dirige vers l'escalier.
Dans la cuisine de l'appartement, la victime enfile un gant de coton épais pour ouvrir la boîte de jus de fruit sans se blesser. Elle verse le jus dans un verre, retire le gant, jette un œil sur la casserole, et place sur la table de formica un plateau préparé avec une assiette, un couvert et une serviette de papier fleurie.
12 h 50. L'assassin est dans l'escalier. Petit, trapu, les cheveux noirs et courts, il a relevé son chapeau, et gravi en souplesse les marches du premier étage, puis du deuxième, et du troisième. Les escaliers ne sont pas très conséquents, il n'y a donc pas d'ascenseur, et les pas de l'assassin sont étouffés par une moquette épaisse. Il reprend son souffle tout de même, un souffle de concentration, et non de fatigue, vérifie dans sa poche droite la présence de quelque chose de mince. Et sonne à la porte.
Dans la cuisine de l'appartement, la victime fronce les sourcils. Elle n'aime pas être dérangée à l'heure du repas. Elle tourne le bouton de la plaque électrique, par sécurité, sort de la cuisine, traverse le salon bibliothèque-coin salle à manger, tire la tenture de la porte du couloir et ouvre.
- Vous êtes madame Strauss?
- C'est moi, monsieur.
- Votre mari vous a parlé de moi?
- Ah c'est vous? Entrez.
Tandis que madame Strauss referme la porte, l'homme passe devant elle, sort de sa poche une cordelette de nylon, se hausse sur la pointe des pieds pour la passer rapidement autour du cou de la victime. Ce n'est pas un expert en la matière, et la femme va se débattre longtemps avant qu'il ne puisse quitter l'appartement, en sueur, essoufflé, tremblant de tous ses membres, et le col de son pardessus de cachemire déchiré.



A New York, cinq semaines plus tôt, les voitures de police se sont garées devant la villa de style californien, sur les bords de l'Hudson River. Une armée de spécialistes a envahi la maison. Un policier en civil interroge Martin Cordelle, quarante-trois ans, dont la femme vient d'être assassinée.
- Vous n'avez aucun soupçon?
- Non. Comment voulez-vous? Nous ne sommes pas des gens en vue, ma femme n'avait pas de problèmes particuliers avec qui que ce soit... D'ailleurs ça me paraît clair, non?
Le veuf montre d'un geste épuisé le désordre de l'appartement, les meubles renversés, les tiroirs ouverts.
- Tout ce qui avait un peu de valeur a disparu. L'assassin cherchait de l'argent, sûrement, et il n'en a guère trouvé. Dans le sac de ma femme, c'est tout.
La table basse est renversée, le magazine sur le tapis montre toujours le « avant » et « après » du lifting du siècle, le sac est ouvert, son contenu répandu sur le sol, maquillage, boîte de poudre, rouge à lèvres, parfum, tout l'attirail d'une femme coquette. Et un porte-monnaie vide.
- Il a dû emporter une centaine de dollars... c'est tout. Ma femme se sert surtout de cartes de crédit. Et il ne les a même pas prises.
- Je sais, monsieur Cordelle, mais il arrive que les cambrioleurs soient des gens que l'on connaît. Le plus souvent, l'indicateur est un familier de la maison. Vous n'avez pas changé de domestiques ? Une femme de ménage, une employée?
- Non...
- Il faut que nous parlions de votre petite amie, monsieur Cordelle...
Martin Cordelle regarde le policier, étonné:
- Je vous l'ai dit, je l'ai rencontrée il y a peu de temps, nous nous sommes connus pendant un voyage, et elle est à New York depuis trois semaines seulement. Elle est espagnole et ne connaît personne ici.
A Munich, les voitures de police ont envahi la rue. Les inspecteurs en civil et les policiers en uniforme font un va-et-vient incessant dans l'escalier de l'immeuble de la Bayerstrasse.
Albert Strauss, quarante-huit ans est effondré sur une chaise de la cuisine, devant le plateau du déjeuner de sa femme.
- Je n'étais pas sûr de rentrer, une conférence à l'agence de voyages. Je me suis décidé vers 13 h 30, et voilà...
Albert Strauss semble résister difficilement à une douleur insoutenable. La vision de sa femme, étranglée dans le couloir de l'appartement, l'a secoué.
L'enquêteur est intrigué. Rien n'a disparu dans l'appartement, qui est demeuré impeccablement en ordre. La femme de ménage a été entendue, sans résultat, elle est passée d'un ménage à un autre, dans un immeuble voisin, et la pauvre femme, maigre et fatiguée, aurait eu bien du mal à étrangler sa patronne avec une cordelette de nylon. Dans quel but d'ailleurs? Quant au mari, il était à son agence de voyages avec ses employés, il est insoupçonnable.
Si l'enquêteur est intrigué, c'est que l'explication qui vient la première à l'esprit est celle d'un cambrioleur, dérangé après son crime, et qui n'aurait pas eu le temps de voler. Mais l'immeuble est d'un calme serein. Personne n'a entendu quoi que ce soit ou fait de bruit au premier étage. Au deuxième il n'y a personne, et au-dessus c'est le toit. Par qui et comment aurait-il été dérangé, ce cambrioleur?
- Votre femme avait-elle une relation? Disons clairement un amant ?
- Ma femme?
Monsieur Strauss a un regard si étonné que le policier n'insiste pas. Le visage revêche que l'âme de la malheureuse Elena Strauss vient d'abandonner sur la moquette du couloir n'autorise guère de spéculations dans ce domaine.
- Et vous, monsieur Strauss?... Pardon de vous ennuyer avec ça... cela n'a pas l'apparence d'un crime de femme, mais avez-vous une relation?
Monsieur Strauss hausse les épaules avec découragement.
- Si l'on peut dire, oui. Une connaissance faite en voyage...
- Elle est à Munich?
- Depuis trois semaines seulement... Nous nous sommes connus à Majorque, à l'hôtel Formentor. Elle s'occupait d'une agence de voyages, alors... Mais ça n'a plus d'intérêt, maintenant... D'ailleurs elle ne connaît personne ici.


A New York, l'enquête sur la mort de madame Stéphanie Cordelle a piétiné. L'impasse. Ni indice, ni mobile, à part le vol. Pas d'empreintes, pas de témoignages. La police a entendu la maîtresse de Martin Cordelle, une jeune Espagnole de vingt-six ans, ravissante, aux yeux immenses et noirs. Maria Mendez n'a rien d'une scandaleuse. Elle a suivi les cours d'une école d'hôtesses et a connu Martin Cordelle lors d'un congrès des agents de voyages à Majorque. A l'hôtel Formentor. La jeune femme n'en est pas à sa première liaison, mais celle-ci semble plus durable, elle a prévenu sa famille à Barcelone de son intention d'aller vivre aux États-Unis. Elle ne peut en aucun cas être impliquée dans le meurtre de la femme de son amant actuel. Elle était en rendez-vous ce jour-là et à cette heure-là, avec un futur employeur à New York.


A Munich, c'est la même impasse. Indices nuls, pas de témoins. Enquête en rade. La « relation » d'Albert Strauss vivait à Rome, elle était employée dans une agence de voyages. Luisella Porta, une Italienne d'une rare beauté, aux cheveux blond vénitien et aux yeux pers, a connu Albert Strauss, ainsi qu'il l'a dit, lors d'un congrès. Elle l'a rejoint à Munich où, parlant allemand, italien et anglais parfaitement, elle a trouvé rapidement un job. Le jour et à l'heure du crime, Luisella Porta participait à une conférence internationale en tant qu'accompagnatrice et traductrice d'un homme d'affaires italien. Elle est totalement hors de cause.
Les deux crimes ne se ressemblent pas. Ils ont eu lieu l'un à New York et l'autre à Munich. Seules les professions sont les mêmes pour les deux maris des victimes. Agents de voyages. Et ils ont tous deux une maîtresse. Une Espagnole et une Italienne. Mais la police de New York n'a aucune raison d'être mise au courant d'un fait divers criminel à Munich, et vice versa. De même, les deux rencontres entre amants et maîtresses se sont produites à l'hôtel Formentor de Majorque. Mais chacun l'a mentionné sans hésitation, et comme les deux enquêtes ne sont pas parallèles, que rien ne les relie dans l'esprit de la police... cela n'a pas d'importance.
Le petit grain de sable vient d'un obstiné par principe. C'est un policier milanais, à qui la police allemande a demandé les renseignements d'usage sur la jeune et jolie Luisella Porta. Luisella, la maîtresse de Munich, est insoupçonnable. Il s'agissait seulement d'une enquête de routine. Il fallait bien mettre quelque chose dans le dossier du procureur.
La même demande a été faite, toujours par routine, pour Maria Mendez. Mais...
C'est à Rome que se trouve le grain de sable obstiné. Sans lui, cette histoire n'aurait jamais été révélée. Elle ferait partie de ces crimes parfaits que nous soupçonnons, mais auxquels nous n'assistons jamais en détail, et pour cause.
L'obstiné se nomme Nizzio. Inspecteur Nizzio. Petit, fouineur, Romain dans l'âme et d'une obstination d'archéologue. C'est son tempérament. Il s'est rendu à l'adresse indiquée sur le passeport de Luisella, il a vu les parents dont il n'a pas appris grand-chose, il s'est rendu ensuite à l'agence de voyages, où on lui a confirmé que la jeune femme était un excellent élément, d'un professionnalisme parfait, et qu'elle avait vécu pendant trois ans, avec un jeune footballeur, des amours tumultueuses. Le footballeur était sicilien, et jaloux.
Jaloux, c'est un point commun à beaucoup d'Italiens. Mais lorsqu'un Romain entend parler d'un Sicilien, et qu'il s'agit de l'obstiné inspecteur Nizzio... Cela lui met la puce à l'oreille.
Nizzio va donc interroger le footballeur, alors que personne ne le lui a demandé. Alors qu'en principe un amant délaissé et jaloux s'attaquerait ou à sa maîtresse ou à son rival. Mais pas à la femme de ce rival. Nizzio y va quand même. Une idée comme ça...
L'apollon a les traits réguliers et la grâce du discobole. Beau comme un dieu du stade, mais un petit pois dans la tête.
Oui, il était amoureux, et oui, il était jaloux. Les dernières semaines de son union avec Luisella furent donc très mouvementées. Il ne refuse pas d'avouer qu'il s'est même rendu aux Baléares, à l'hôtel Formentor, où elle se trouvait pour son travail, afin de la surveiller et de la surprendre. Et il l'a surprise.
- Avec Albert Strauss? demande l'inspecteur Nizzio, mine de rien.
- Exactement.
- Vous l'avez vu, lui?
- Ça oui, je l'ai vu.
- Vous vous êtes bagarrés?
- Une fois, au bar de l'hôtel. On a failli se battre, mais ça a tourné court.

- Vous étiez où, le 2 novembre 1968?
- A Milan, pour un match.
Alibi incontestable. Il y a les photos, les résultats du score, les interviews dans la presse. Il ne pouvait être en Allemagne en train d'étrangler, Dieu sait pourquoi, la femme de son rival, qui elle ne lui avait rien fait.
Évidemment, un Sicilien peut toujours commanditer un crime de loin, la Mafia est là pour ça. Mais là encore, c'était le rival ou Luisella...
- Donc vous avez failli vous bagarrer.
- Ben oui. J'étais tellement énervé qu'en entrant dans le bar la première fois, j'ai vu Luisella avec un type, un petit mec trapu, j'ai cru que c'était lui son amant, je me suis jeté dessus, sans rien écouter, j'étais mort de rage, et là-dessus voilà qu'un autre type arrive, un grand blond, avec des mâchoires carrées, des dents blanches, et c'était lui, le salaud... J'ai pas eu le temps de me retourner, les loufiats de l'hôtel m'ont viré. Je m'étais gouré de mec... J'avais pas l'air malin...
- Il s'appelait comment l'autre?
- C'était un Ricain, un certain Cordelle... Un petit mec trapu, moins bien que l'autre... Ça les a pas empêchés de boire un coup ensemble tous les trois, et moi de me faire vieux sur la plage... J'ai laissé tomber.
Si le jeune footballeur a laissé tomber, l'inspecteur Nizzio, sans qu'on le lui demande, reniflant peut-être une sombre histoire de coucherie dans cet hôtel, décide de faire une chose qui va bouleverser les deux enquêtes.
Car, encore une fois, jamais les polices de New York ou de Munich n'auraient pu établir le moindre lien entre les deux affaires. Jamais la police de New York n'aurait dû s'inquiéter du fait qu'à Majorque, aux Baléares, à l'hôtel Formentor, six mois plus tôt, un certain Martin Cordelle avait rencontré un certain Albert Strauss. La police américaine n'a pas à savoir qui est monsieur Strauss, et la police allemande à savoir qui est monsieur Cordelle.
Mais, du fond de son petit bureau à Rome, l'inspecteur Nizzio, l'obstiné, expédie une demande d'information aux États-Unis. « Avons besoin de renseignements sur Martin Cordelle, qui se trouvait à l'hôtel Formentor à Majorque en septembre 1968, congrès des agences de voyages. Stop.»
Interpol est là pour ça. Washington transmet à New York, qui répond: « Martin Cordelle, agent de voyages, 43 ans, demeurant à New York, etc., épouse assassinée à son domicile, le 18 novembre 1968, vers 19 h 00 locale. »
L'inspecteur Nizzio a bien droit à son jambon de Parme, un de ses plats préférés. Et la ronde des télégrammes continue.
C'est ainsi que l'on apprend d'un côté et de l'autre de l'Atlantique, que:
Albert Strauss a débarqué à l'aéroport Kennedy d'un avion de la Lufthansa, le 17 novembre, veille du crime à New York. Il, a loué une voiture, une Chevrolet, qu'il a rendue le lendemain. Il a séjourné trois jours à l'hôtel Belmont et a quitté New York par un vol Lufthansa. Le signalement suit: Blond, grand, mâchoires carrées, dents blanches.
Le seul témoin qui passait dans la rue à 19 heures a signalé un homme blond au volant d'une voiture.
Et l'on apprend aussi que Martin Cordelle s'est posé à Munich, le 23 décembre dernier. Qu'il a loué une voiture, qu'il a passé la nuit à l'hôtel Leopold. Qu'il a repris un vol pour New York en début d'après-midi, le lendemain.
C'est ainsi que les deux assassins sont démasqués. Parce qu'un petit inspecteur italien et obstiné a conclu dans son coin :
- Ces deux-là ont lu Patricia Highsmith, et ils ont vu le film d'Hitchcock, L'Inconnu du Nord-Express... Échanger son crime, d'un pays à un autre, face à des polices différentes, l'un tuant au revolver et l'autre à la cordelette de nylon, à cinq semaines d'écart. Impossible d'établir un rapprochement.
Et ils avouent, les deux auteurs de crimes presque parfaits. Martin Cordelle a eu le coup de foudre pour Maria Mendez, la belle Espagnole aux yeux noirs, la superbe hôtesse de l'hôtel Formentor. Et Albert Strauss a ravalé sa cravate de désir, devant l'inoubliable Luisella Porta, la blonde Romaine aux yeux pers, qui assistait au congrès.
L'un pour sa beauté, l'autre pour sa fortune, peu importent les mobiles de ces demoiselles, ils ne sont pas condamnables en justice.
Et les deux amoureux éperdus de la quarantaine, ayant chacun, à domicile, qui une rousse synthétique et fatiguée, qui une asexuée aux cheveux gris, se sont parlé. Leur destin semblable les a rapprochés. Ils se sont mutuellement confié leurs amours, et se sont découvert le même obstacle. Comment se débarrasser d'un obstacle vivant? Comment se débarrasser des deux?
Tu flingues la mienne, j'étrangle la tienne... ni vu ni connu, je t'embrouille avec les fuseaux horaires.
Préméditation: lourdes charges, lourdes peines. Les deux agents ne sont plus du voyage, ils tournent en rond chacun dans une cellule. D'un continent à l'autre elles se ressemblent tellement, que l'on y croupit de même. En bons faux jumeaux du crime presque parfait.