A LA MANIÈRE DE...
(Ils avaient lu Patricia Highsmith)
Nul n'a encore pu déterminer s'il existait ou non
un gène propre à l'assassin. S'il y avait quelque part, enfoui dans
le cerveau de ceux qui tuent, l'instinct du crime. Probablement
parce que le fait de tuer est le résultat d'un mélange, de
l'association de plusieurs éléments. Untel qui tue n'aurait
peut-être pas tué si... la jalousie, la passion, l'ambition, la
haine, le lucre, la faiblesse, la peur, la provocation n'avaient
joué un rôle déterminant. Mais tel autre, placé devant les mêmes
circonstances, ne tuera pas.
L'explication la plus simple d'un meurtre ou d'un
assassinat, c'est que celui qui tue se débarrasse d'un problème
vivant. S'il s'agit d'un meurtre, il s'en débarrasse de manière
impulsive. Une réaction, en quelque sorte. S'il s'agit d'un
assassinat, il s'en débarrasse après mûre réflexion. Avec
préméditation. Et le meurtrier n'est pas condamné, en principe,
aussi gravement que l'assassin. Le meurtrier a des circonstances
atténuantes. L'assassin n'en a guère.
Prenons un homme exaspéré par sa femme, une harpie
dotée de tous les défauts, une véritable pousse-au-crime. S'il
l'étrangle dans un mouvement de colère... on le lui pardonne
relativement. En revanche un homme qui veut se débarrasser de sa
femme pour en prendre une autre, ou hériter, ou Dieu sait quoi
d'autre, simplement parce qu'elle l'embarrasse; s'il l'étrangle en
disposant soigneusement un piège, en faisant croire, par exemple,
qu'elle s'est pendue toute seule, on ne le lui pardonne pas.
L'assassin de madame Stéphanie Cordelle, à New
York, en 1968, et l'assassin de madame Elena Strauss, à Munich, en
1968, n'appartiennent pas à ces deux catégories. Il en est une
troisième, rare heureusement. Exceptionnelle. Sauf dans les films
d'Hitchcock ou les romans policiers. Les auteurs du crime parfait.
Dont chacun sait en principe qu'il n'existe pas. Puisque chacun n'a
en mémoire que des tentatives de crimes parfaits... qui
ratent.
Voici donc, pour illustrer ce prologue, deux
crimes parfaits.
Deux assassins. Deux victimes. Deux styles
différents. Deux mobiles... ou le même?
New York. Le ciel est noir, si noir que l'Hudson
River a pris une couleur d'ardoise. Il fait froid, et l'assassin
grelotte depuis trente minutes dans sa Chevrolet. Il a arrêté le
moteur, il n'ose pas allumer de cigarette par peur de se faire
repérer, il n'ose pas sortir de sa voiture pour faire les cent pas.
En face de lui une villa de style californien, insolite sous ce
ciel noir. L'homme est blond, en imperméable, d'apparence solide,
la mâchoire carrée. Il fixe avec une attention soutenue l'extrémité
de l'avenue, sursautant chaque fois qu'une voiture apparaît.
Cet homme est un assassin qui a prémédité son
crime et qui attend de l'exécuter.
La victime arrive dans une petite voiture
japonaise, rapide, nerveuse, et qui ralentit à peine devant la
porte du garage automatique. C'est une femme, elle actionne une
ouverture à distance et s'engouffre dans le garage de la villa dont
le battant se referme aussitôt.
Il est 18 h 48. Dans sa Chevrolet, l'assassin
surveille la pendule du tableau de bord. Il est nerveux car
l'instant approche. Il a cinq minutes devant lui et, cette fois, il
peut griller une cigarette, car ces cinq minutes vont lui paraître
longues... et il ne risque plus d'attirer l'attention de sa victime
puisqu'elle est à l'intérieur, au chaud, dans la grande villa
californienne, vivante encore.
18 h 49. L'assassin tire sa troisième bouffée de
cigarette.
A l'intérieur de la maison, la victime se
débarrasse de son manteau. La quarantaine passée, une robe
d'excellent couturier qui ne parvient pas à lui redonner l'élégance
de ses vingt ans. Le corps est un peu flasque, gras, la chevelure
d'un roux synthétique, trop flamboyant, les yeux marqués sous le
maquillage agressif.
18 h 50, l'assassin fouille dans sa poche et
crispe la main sur son arme. Doit-il retirer dès maintenant le cran
d'arrêt?... Il hésite, renonce, et tire encore deux bouffées coup
sur coup.
Dans la maison, la victime ôte ses chaussures de
ville, aux talons trop pointus, et grimace de soulagement en posant
enfin ses pieds douloureux à plat sur le carrelage. Stéphanie
Cordelle refuse de vieillir et de se regarder en face. Elle souffre
à vrai dire pour rien, car elle serait plus agréable avec des
cheveux auburn, des chaussures plates et un tailleur sport. Plus
sympathique sans ce rimmel trop noir et ce rouge à lèvres trop
rouge. Elle enfile des mules et passe au salon.
18 h 51. L'assassin écrase sa cigarette dans le
cendrier de la Cadillac. Il n'a plus le temps d'en allumer une
autre. Il surveille l'avenue, les phares d'une voiture qui passe le
poussent à se glisser sur le siège afin de se protéger d'éventuels
regards indiscrets.
Dans la maison, la victime allume le poste de
télévision, fait le tour de tous les dessins animés de toutes les
chaînes... C'est l'heure des enfants. L'heure où la télévision se
charge de calmer les moutards, à la place des parents. Madame
Cordelle n'a pas d'enfants, elle éteint le poste, agacée, et
cherche un magazine sur la table basse.
18 h 52. L'assassin s'oblige à respirer calmement,
lentement. Il frotte ses mains sur le tissu de son pardessus
verdâtre. Une sorte de moiteur l'envahit. Il a des crampes dans les
jambes, et ne cesse de surveiller la porte d'entrée de la
villa.
Dans la maison, la victime feuillette un magazine
de mode et se plonge dans un article détaillant les nouvelles
techniques de lifting. L'arrêt des bombardements au Viêt-nam décidé
par le Président Jonhson, qui est annoncé en première page, ne la
passionne guère.
18 h 53. L'assassin ouvre la portière de la
Chevrolet d'une main un peu tremblante. Il sort sans prendre garde
à la pluie qui commence à tomber, marche rapidement vers la villa,
monte les trois marches du perron et sonne. Il remet aussitôt la
main dans sa poche, saisit l'arme, et ôte le cran de
sécurité.
Dans la maison, la victime abandonne le magazine
ouvert sur le canapé, se lève, traverse le salon, franchit le hall
et ouvre la porte. L'assassin reconnaît la conductrice de la
voiture japonaise, celle qu'il guettait.
- Vous êtes madame Cordelle?
- Oui, monsieur.
- Votre mari ne vous a pas parlé de moi?
- Ah c'est vous! Entrez.
L'assassin et la victime sont en présence, il est
18 h 54. Madame Cordelle referme la porte d'entrée. L'assassin fait
mine de retirer son pardessus derrière elle, mais lorsque la
victime se retourne, il sort de sa poche le revolver, dont il vide
le chargeur nerveusement, à bout portant, et en fermant les yeux à
chaque détonation.
Munich. Cinq semaines plus tard. Il est 12 h
45.
L'assassin est dans la rue. Il fait froid et il
est enveloppé d'un pardessus de cachemire beige, en contemplation
devant la vitrine d'une boutique élégante de la Bayerstrasse. Il y
a là des boîtes à cigares en loupe d'orme, des étuis à cigarettes
en laque, des briquets de salon, des cendriers de cristal. La rue
est animée, c'est l'une des plus élégantes de Munich.
Au troisième étage d'un appartement bourgeois,
d'un immeuble bourgeois, de cette même rue bourgeoise, madame Elena
Strauss examine le travail de sa femme de ménage, qui vient de
partir. Un doigt sur les étagères de la bibliothèque... un doigt
sur les disques... On ne se méfie jamais assez de ces femmes
turques, qui n'ont selon elle qu'une notion approximative du
lustrage des meubles.
Elena Strauss est une femme d'apparence froide et
sèche, vêtue d'un pantalon et d'un pull. On pourrait hésiter sur le
sexe, s'il n'y avait une vague ondulation dans les courts cheveux
gris, et une ombre discrète de rouge sur les lèvres.
12 h 46. L'assassin observe dans la vitrine un pot
à tabac en porcelaine, surmonté d'une pipe de bruyère. En réalité
il regarde partir la femme de ménage turque, reconnaissable à son
fichu colorié, à son cabas, et à sa mine fatiguée. Il la suit des
yeux quelques secondes sur le trottoir, pour s'assurer qu'elle ne
fait pas demi-tour.
Dans l'appartement, la victime se dirige vers une
cuisine ultramoderne, pourvue d'un congélateur dont elle ouvre la
porte. Après quelques secondes de réflexion, elle en sort un paquet
fumant de froid. Des harengs surgelés qu'elle pose sur la table de
formica blanc.
12 h 48. Dans la rue, l'assassin progresse d'une
vitrine à l'autre, vers l'entrée de l'immeuble. Il stoppe devant
une boutique de parfums, située juste en face de cette entrée. Le
froid est si vif qu'il remonte le col de son pardessus, enroule son
écharpe autour de son cou, très haut, jusqu'au menton, et baisse
son chapeau sur ses oreilles.
Les parfums français sont hors de prix à
Munich.
Dans la cuisine de l'appartement, madame Helena
Strauss plonge les harengs surgelés dans une casserole design,
émaillée de blanc et de noir, et tourne le bouton de la plaque
électrique. Elle se rince les mains et choisit, parmi les boîtes de
jus de fruit, un jus de pamplemousse en provenance de Jaffa.
12 h 49. Dans la rue, l'assassin se détourne de la
vitrine, avance au bord du trottoir, un coup d'œil à gauche, à
droite, il traverse rapidement, et se retrouve devant l'entrée de
l'immeuble. Il s'assure que le couloir est vide, y pénètre, et
examine les boîtes aux lettres. Il lit : Strauss, 3e étage gauche, et se dirige vers l'escalier.
Dans la cuisine de l'appartement, la victime
enfile un gant de coton épais pour ouvrir la boîte de jus de fruit
sans se blesser. Elle verse le jus dans un verre, retire le gant,
jette un œil sur la casserole, et place sur la table de formica un
plateau préparé avec une assiette, un couvert et une serviette de
papier fleurie.
12 h 50. L'assassin est dans l'escalier. Petit,
trapu, les cheveux noirs et courts, il a relevé son chapeau, et
gravi en souplesse les marches du premier étage, puis du deuxième,
et du troisième. Les escaliers ne sont pas très conséquents, il n'y
a donc pas d'ascenseur, et les pas de l'assassin sont étouffés par
une moquette épaisse. Il reprend son souffle tout de même, un
souffle de concentration, et non de fatigue, vérifie dans sa poche
droite la présence de quelque chose de mince. Et sonne à la
porte.
Dans la cuisine de l'appartement, la victime
fronce les sourcils. Elle n'aime pas être dérangée à l'heure du
repas. Elle tourne le bouton de la plaque électrique, par sécurité,
sort de la cuisine, traverse le salon bibliothèque-coin salle à
manger, tire la tenture de la porte du couloir et ouvre.
- Vous êtes madame Strauss?
- C'est moi, monsieur.
- Votre mari vous a parlé de moi?
- Ah c'est vous? Entrez.
Tandis que madame Strauss referme la porte,
l'homme passe devant elle, sort de sa poche une cordelette de
nylon, se hausse sur la pointe des pieds pour la passer rapidement
autour du cou de la victime. Ce n'est pas un expert en la matière,
et la femme va se débattre longtemps avant qu'il ne puisse quitter
l'appartement, en sueur, essoufflé, tremblant de tous ses membres,
et le col de son pardessus de cachemire déchiré.
A New York, cinq semaines plus tôt, les voitures
de police se sont garées devant la villa de style californien, sur
les bords de l'Hudson River. Une armée de spécialistes a envahi la
maison. Un policier en civil interroge Martin Cordelle,
quarante-trois ans, dont la femme vient d'être assassinée.
- Vous n'avez aucun soupçon?
- Non. Comment voulez-vous? Nous ne sommes pas des
gens en vue, ma femme n'avait pas de problèmes particuliers avec
qui que ce soit... D'ailleurs ça me paraît clair, non?
Le veuf montre d'un geste épuisé le désordre de
l'appartement, les meubles renversés, les tiroirs ouverts.
- Tout ce qui avait un peu de valeur a disparu.
L'assassin cherchait de l'argent, sûrement, et il n'en a guère
trouvé. Dans le sac de ma femme, c'est tout.
La table basse est renversée, le magazine sur le
tapis montre toujours le « avant » et « après » du lifting du
siècle, le sac est ouvert, son contenu répandu sur le sol,
maquillage, boîte de poudre, rouge à lèvres, parfum, tout
l'attirail d'une femme coquette. Et un porte-monnaie vide.
- Il a dû emporter une centaine de dollars...
c'est tout. Ma femme se sert surtout de cartes de crédit. Et il ne
les a même pas prises.
- Je sais, monsieur Cordelle, mais il arrive que
les cambrioleurs soient des gens que l'on connaît. Le plus souvent,
l'indicateur est un familier de la maison. Vous n'avez pas changé
de domestiques ? Une femme de ménage, une employée?
- Non...
- Il faut que nous parlions de votre petite amie,
monsieur Cordelle...
Martin Cordelle regarde le policier, étonné:
- Je vous l'ai dit, je l'ai rencontrée il y a peu
de temps, nous nous sommes connus pendant un voyage, et elle est à
New York depuis trois semaines seulement. Elle est espagnole et ne
connaît personne ici.
A Munich, les voitures de police ont envahi la
rue. Les inspecteurs en civil et les policiers en uniforme font un
va-et-vient incessant dans l'escalier de l'immeuble de la
Bayerstrasse.
Albert Strauss, quarante-huit ans est effondré sur
une chaise de la cuisine, devant le plateau du déjeuner de sa
femme.
- Je n'étais pas sûr de rentrer, une conférence à
l'agence de voyages. Je me suis décidé vers 13 h 30, et
voilà...
Albert Strauss semble résister difficilement à une
douleur insoutenable. La vision de sa femme, étranglée dans le
couloir de l'appartement, l'a secoué.
L'enquêteur est intrigué. Rien n'a disparu dans
l'appartement, qui est demeuré impeccablement en ordre. La femme de
ménage a été entendue, sans résultat, elle est passée d'un ménage à
un autre, dans un immeuble voisin, et la pauvre femme, maigre et
fatiguée, aurait eu bien du mal à étrangler sa patronne avec une
cordelette de nylon. Dans quel but d'ailleurs? Quant au mari, il
était à son agence de voyages avec ses employés, il est
insoupçonnable.
Si l'enquêteur est intrigué, c'est que
l'explication qui vient la première à l'esprit est celle d'un
cambrioleur, dérangé après son crime, et qui n'aurait pas eu le
temps de voler. Mais l'immeuble est d'un calme serein. Personne n'a
entendu quoi que ce soit ou fait de bruit au premier étage. Au
deuxième il n'y a personne, et au-dessus c'est le toit. Par qui et
comment aurait-il été dérangé, ce cambrioleur?
- Votre femme avait-elle une relation? Disons
clairement un amant ?
- Ma femme?
Monsieur Strauss a un regard si étonné que le
policier n'insiste pas. Le visage revêche que l'âme de la
malheureuse Elena Strauss vient d'abandonner sur la moquette du
couloir n'autorise guère de spéculations dans ce domaine.
- Et vous, monsieur Strauss?... Pardon de vous
ennuyer avec ça... cela n'a pas l'apparence d'un crime de femme,
mais avez-vous une relation?
Monsieur Strauss hausse les épaules avec
découragement.
- Si l'on peut dire, oui. Une connaissance faite
en voyage...
- Elle est à Munich?
- Depuis trois semaines seulement... Nous nous
sommes connus à Majorque, à l'hôtel Formentor. Elle s'occupait
d'une agence de voyages, alors... Mais ça n'a plus d'intérêt,
maintenant... D'ailleurs elle ne connaît personne ici.
A New York, l'enquête sur la mort de madame
Stéphanie Cordelle a piétiné. L'impasse. Ni indice, ni mobile, à
part le vol. Pas d'empreintes, pas de témoignages. La police a
entendu la maîtresse de Martin Cordelle, une jeune Espagnole de
vingt-six ans, ravissante, aux yeux immenses et noirs. Maria Mendez
n'a rien d'une scandaleuse. Elle a suivi les cours d'une école
d'hôtesses et a connu Martin Cordelle lors d'un congrès des agents
de voyages à Majorque. A l'hôtel Formentor. La jeune femme n'en est
pas à sa première liaison, mais celle-ci semble plus durable, elle
a prévenu sa famille à Barcelone de son intention d'aller vivre aux
États-Unis. Elle ne peut en aucun cas être impliquée dans le
meurtre de la femme de son amant actuel. Elle était en rendez-vous
ce jour-là et à cette heure-là, avec un futur employeur à New
York.
A Munich, c'est la même impasse. Indices nuls, pas
de témoins. Enquête en rade. La « relation » d'Albert Strauss
vivait à Rome, elle était employée dans une agence de voyages.
Luisella Porta, une Italienne d'une rare beauté, aux cheveux blond
vénitien et aux yeux pers, a connu Albert Strauss, ainsi qu'il l'a
dit, lors d'un congrès. Elle l'a rejoint à Munich où, parlant
allemand, italien et anglais parfaitement, elle a trouvé rapidement
un job. Le jour et à l'heure du crime, Luisella Porta participait à
une conférence internationale en tant qu'accompagnatrice et
traductrice d'un homme d'affaires italien. Elle est totalement hors
de cause.
Les deux crimes ne se ressemblent pas. Ils ont eu
lieu l'un à New York et l'autre à Munich. Seules les professions
sont les mêmes pour les deux maris des victimes. Agents de voyages.
Et ils ont tous deux une maîtresse. Une Espagnole et une Italienne.
Mais la police de New York n'a aucune raison d'être mise au courant
d'un fait divers criminel à Munich, et vice versa. De même, les
deux rencontres entre amants et maîtresses se sont produites à
l'hôtel Formentor de Majorque. Mais chacun l'a mentionné sans
hésitation, et comme les deux enquêtes ne sont pas parallèles, que
rien ne les relie dans l'esprit de la police... cela n'a pas
d'importance.
Le petit grain de sable vient d'un obstiné par
principe. C'est un policier milanais, à qui la police allemande a
demandé les renseignements d'usage sur la jeune et jolie Luisella
Porta. Luisella, la maîtresse de Munich, est insoupçonnable. Il
s'agissait seulement d'une enquête de routine. Il fallait bien
mettre quelque chose dans le dossier du procureur.
La même demande a été faite, toujours par routine,
pour Maria Mendez. Mais...
C'est à Rome que se trouve le grain de sable
obstiné. Sans lui, cette histoire n'aurait jamais été révélée. Elle
ferait partie de ces crimes parfaits que nous soupçonnons, mais
auxquels nous n'assistons jamais en détail, et pour cause.
L'obstiné se nomme Nizzio. Inspecteur Nizzio.
Petit, fouineur, Romain dans l'âme et d'une obstination
d'archéologue. C'est son tempérament. Il s'est rendu à l'adresse
indiquée sur le passeport de Luisella, il a vu les parents dont il
n'a pas appris grand-chose, il s'est rendu ensuite à l'agence de
voyages, où on lui a confirmé que la jeune femme était un excellent
élément, d'un professionnalisme parfait, et qu'elle avait vécu
pendant trois ans, avec un jeune footballeur, des amours
tumultueuses. Le footballeur était sicilien, et jaloux.
Jaloux, c'est un point commun à beaucoup
d'Italiens. Mais lorsqu'un Romain entend parler d'un Sicilien, et
qu'il s'agit de l'obstiné inspecteur Nizzio... Cela lui met la puce
à l'oreille.
Nizzio va donc interroger le footballeur, alors
que personne ne le lui a demandé. Alors qu'en principe un amant
délaissé et jaloux s'attaquerait ou à sa maîtresse ou à son rival.
Mais pas à la femme de ce rival. Nizzio y va quand même. Une idée
comme ça...
L'apollon a les traits réguliers et la grâce du
discobole. Beau comme un dieu du stade, mais un petit pois dans la
tête.
Oui, il était amoureux, et oui, il était jaloux.
Les dernières semaines de son union avec Luisella furent donc très
mouvementées. Il ne refuse pas d'avouer qu'il s'est même rendu aux
Baléares, à l'hôtel Formentor, où elle se trouvait pour son
travail, afin de la surveiller et de la surprendre. Et il l'a
surprise.
- Avec Albert Strauss? demande l'inspecteur
Nizzio, mine de rien.
- Exactement.
- Vous l'avez vu, lui?
- Ça oui, je l'ai vu.
- Vous vous êtes bagarrés?
- Une fois, au bar de l'hôtel. On a failli se
battre, mais ça a tourné court.
- Vous étiez où, le 2 novembre 1968?
- A Milan, pour un match.
Alibi incontestable. Il y a les photos, les
résultats du score, les interviews dans la presse. Il ne pouvait
être en Allemagne en train d'étrangler, Dieu sait pourquoi, la
femme de son rival, qui elle ne lui avait rien fait.
Évidemment, un Sicilien peut toujours commanditer
un crime de loin, la Mafia est là pour ça. Mais là encore, c'était
le rival ou Luisella...
- Donc vous avez failli vous bagarrer.
- Ben oui. J'étais tellement énervé qu'en entrant
dans le bar la première fois, j'ai vu Luisella avec un type, un
petit mec trapu, j'ai cru que c'était lui son amant, je me suis
jeté dessus, sans rien écouter, j'étais mort de rage, et là-dessus
voilà qu'un autre type arrive, un grand blond, avec des mâchoires
carrées, des dents blanches, et c'était lui, le salaud... J'ai pas
eu le temps de me retourner, les loufiats de l'hôtel m'ont viré. Je
m'étais gouré de mec... J'avais pas l'air malin...
- Il s'appelait comment l'autre?
- C'était un Ricain, un certain Cordelle... Un
petit mec trapu, moins bien que l'autre... Ça les a pas empêchés de
boire un coup ensemble tous les trois, et moi de me faire vieux sur
la plage... J'ai laissé tomber.
Si le jeune footballeur a laissé tomber,
l'inspecteur Nizzio, sans qu'on le lui demande, reniflant peut-être
une sombre histoire de coucherie dans cet hôtel, décide de faire
une chose qui va bouleverser les deux enquêtes.
Car, encore une fois, jamais les polices de New
York ou de Munich n'auraient pu établir le moindre lien entre les
deux affaires. Jamais la police de New York n'aurait dû s'inquiéter
du fait qu'à Majorque, aux Baléares, à l'hôtel Formentor, six mois
plus tôt, un certain Martin Cordelle avait rencontré un certain
Albert Strauss. La police américaine n'a pas à savoir qui est
monsieur Strauss, et la police allemande à savoir qui est monsieur
Cordelle.
Mais, du fond de son petit bureau à Rome,
l'inspecteur Nizzio, l'obstiné, expédie une demande d'information
aux États-Unis. « Avons besoin de renseignements sur Martin
Cordelle, qui se trouvait à l'hôtel Formentor à Majorque en
septembre 1968, congrès des agences de voyages. Stop.»
Interpol est là pour ça. Washington transmet à New
York, qui répond: « Martin Cordelle, agent de voyages, 43 ans,
demeurant à New York, etc., épouse assassinée à son domicile, le 18
novembre 1968, vers 19 h 00 locale. »
L'inspecteur Nizzio a bien droit à son jambon de
Parme, un de ses plats préférés. Et la ronde des télégrammes
continue.
C'est ainsi que l'on apprend d'un côté et de
l'autre de l'Atlantique, que:
Albert Strauss a débarqué à l'aéroport Kennedy
d'un avion de la Lufthansa, le 17 novembre, veille du crime à New
York. Il, a loué une voiture, une Chevrolet, qu'il a rendue le
lendemain. Il a séjourné trois jours à l'hôtel Belmont et a quitté
New York par un vol Lufthansa. Le signalement suit: Blond, grand,
mâchoires carrées, dents blanches.
Le seul témoin qui passait dans la rue à 19 heures
a signalé un homme blond au volant d'une voiture.
Et l'on apprend aussi que Martin Cordelle s'est
posé à Munich, le 23 décembre dernier. Qu'il a loué une voiture,
qu'il a passé la nuit à l'hôtel Leopold. Qu'il a repris un vol pour
New York en début d'après-midi, le lendemain.
C'est ainsi que les deux assassins sont démasqués.
Parce qu'un petit inspecteur italien et obstiné a conclu dans son
coin :
- Ces deux-là ont lu Patricia Highsmith, et ils
ont vu le film d'Hitchcock, L'Inconnu du
Nord-Express... Échanger son crime, d'un pays à un autre,
face à des polices différentes, l'un tuant au revolver et l'autre à
la cordelette de nylon, à cinq semaines d'écart. Impossible
d'établir un rapprochement.
Et ils avouent, les deux auteurs de crimes presque
parfaits. Martin Cordelle a eu le coup de foudre pour Maria Mendez,
la belle Espagnole aux yeux noirs, la superbe hôtesse de l'hôtel
Formentor. Et Albert Strauss a ravalé sa cravate de désir, devant
l'inoubliable Luisella Porta, la blonde Romaine aux yeux pers, qui
assistait au congrès.
L'un pour sa beauté, l'autre pour sa fortune, peu
importent les mobiles de ces demoiselles, ils ne sont pas
condamnables en justice.
Et les deux amoureux éperdus de la quarantaine,
ayant chacun, à domicile, qui une rousse synthétique et fatiguée,
qui une asexuée aux cheveux gris, se sont parlé. Leur destin
semblable les a rapprochés. Ils se sont mutuellement confié leurs
amours, et se sont découvert le même obstacle. Comment se
débarrasser d'un obstacle vivant? Comment se débarrasser des
deux?
Tu flingues la mienne, j'étrangle la tienne... ni
vu ni connu, je t'embrouille avec les fuseaux horaires.
Préméditation: lourdes charges, lourdes peines.
Les deux agents ne sont plus du voyage, ils tournent en rond chacun
dans une cellule. D'un continent à l'autre elles se ressemblent
tellement, que l'on y croupit de même. En bons faux jumeaux du
crime presque parfait.