VERMEER BIS
A l'époque où les nazis occupaient la presque totalité de l'Europe, ils avaient retrouvé, avec une grande facilité, la mentalité du pillard. Les assassins et pillards vont très souvent de pair, et les officiers nazis ne se privèrent pas de voler un nombre considérable d'oeuvres d'art. Des trains entiers chargés de tableaux, de sculptures, partaient pour l'Allemagne, précieusement gardés ceux-là, entourés de mille précautions. La technique allait du vol pur et simple à la spoliation des personnes déportées en passant par le pillage au coup par coup des musées et galeries d'art, et aussi à la vente secrète par filière clandestine.
Toutes les œuvres d'art européennes n'étaient pas exposées. Des collectionneurs inconnus se cachant par-ci, par-là, des indicateurs se spécialisèrent dans ce genre de renseignements. Trouver l'œuvre, et la proposer aux Allemands à l'achat. Ces collaborateurs n'attentaient en principe à la vie de personne, mais à la culture des peuples, au bénéfice des nazis, et au leur. Pas joli.
Goering, prénom Hermann, ministre de l'Intérieur du Reich, chef de la Gestapo, et grand orfèvre en matière de propagande nazie, fut le plus grand de ces voleurs. Le plus grand de ces pillards, et aussi, probablement, le plus grand parmi les acheteurs. Il s'était constitué un musée digne du Louvre, à faire périr de jalousie l'ensemble des amateurs texans, qui ne sont pas des moindres.
Dès la fin de la guerre, en 1945, des commissions d'enquête sont constituées. Police militaire et experts de tous les pays européens partent ainsi à la recherche des trésors volés.
Il s'agit de les restituer à leur propriétaire, de découvrir les complices des vols, et de les traduire en justice.
Dans une mine de sel, en 1945, près de Salesbourg, en Autriche, une de ces délégations néerlandaises assiste à l'inventaire d'une partie des trésors de Goering, enfouis là, en attendant des jours meilleurs... Et parmi ce trésor, une toile intitulée Le Christ et la femme adultère. Elle représente Jésus bénissant la pécheresse et lui donnant son pardon, devant deux personnages témoins.
Les experts néerlandais ont un haut-le-cœur. Ils ont immédiatement remarqué, en haut, dans l'angle et à gauche, la signature fantastique : « I.V. Meer. »
Cette toile est un Vermeer. Son authenticité ne fait aucun doute pour les experts, extasiés. Car les Vermeer sont très rares. Ce n'est pas un peintre comme les autres, ce Vermeer. Oublié durant près de deux siècles, il n'a été redécouvert qu'en 1860 par un critique d'art, admiré alors par les impressionnistes, et révélé en France par Marcel Proust. De nos jours, à peine quarante tableaux lui sont attribués. Il peignait très lentement. Chaque oeuvre lui prenait des mois. A Delft, sa ville natale, il ne connut pas de grands succès, il était pauvre, mourut pauvre. Mais depuis le dix-neuvième siècle, une œuvre de Vermeer de Delft représente une fortune... Et la découverte d'un nouveau Vermeer est un événement considérable.
Qui a vendu à Goering ce tableau venant de Hollande et qui fait donc partie du patrimoine national hollandais ? Le vendeur collaborateur est coupable de haute trahison.
Un capitaine de l'armée néerlandaise interroge plusieurs intermédiaires dont la culpabilité a déjà été établie, et qui ont intérêt à rendre service. L'un d'eux connaît l'histoire du Vermeer.
- Goering l'a payé un million six cent cinquante mille florins, en nature.

- En nature? Comment ça?
- Il a rendu à la Hollande environ deux cents toiles, volées par les nazis, pour obtenir celle-là. Drôle d'affaire. Dans les deux cents qu'il a rendues il y en avait de plus intéressantes... Le Christ et la femme adultère valait beaucoup moins en valeur globale.
- Qui a servi d'intermédiaire?
- Si je le savais je vous le dirais.
- Qui peut savoir?
De nom en nom, de piste en piste, le capitaine de la police néerlandaise et son expert finissent par dénicher une adresse : 321 Keizergracht, à Amsterdam.
Là demeure un petit bonhomme étrange. Corpulence moyenne, il approche de la soixantaine, visage carré, expression froide, œil dur, bouche amère. Il s'appelle Van Meegeren.
Les deux enquêteurs examinent la plaque :
« Van Meegeren-Artiste-peintre. Antiquaire. » Ils observent aussi quelque temps les allées et venues du curieux bonhomme. Rien de suspect. Sinon que Van Meegeren n'a pas l'air d'un artiste, ni d'un peintre, ni d'un amateur d'art, encore moins d'un bohème. Il a l'air d'un petit fonctionnaire ronchon.
Le capitaine de police confie même à son équipier expert :
- Si Hitler avait fait profession d'artiste-peintre, il aurait cette tête-là, aujourd'hui.
Les deux enquêteurs se présentent donc à monsieur Van Meegeren avec une petite idée préconçue sur le personnage. Probablement peintre raté, sans envergure, ce ne doit pas être le bon intermédiaire pour un marché aussi gros avec Goering.
Utilisant la technique classique, qui a fait ses preuves, les deux hommes discutent avec l'antiquaire de la pluie et du beau temps en matière d'art et d'antiquité, déjeunent même avec lui, avant d'en venir franchement au but.
- Comment vous êtes-vous procuré Le Christ et la femme adultère?
Réponse étonnante :
- En Italie...
C'est lui. C'est bien ce petit bonhomme insignifiant.
- En Italie? Mais encore?...
- Un marchand de tableaux est toujours discret...
- Monsieur Van Meegeren... il s'agit d'un renseignement sans grande importance, banal, mais essentiel pour notre travail. Répertorier les œuvres, les restituer à leurs propriétaires véritables... c'est un véritable puzzle. A qui l'avez-vous acheté en Italie ?
- Une famille aristocratique... C'était en 1937... Elle tenait cette toile d'un héritage familial.
- Pourquoi vendait-elle ?
- Des antifascistes. Ils voulaient gagner les États-Unis. Et quand je leur ai dit qu'ils avaient là un Vermeer, car ils l'ignoraient, ils m'ont demandé de le négocier pour leur compte.
- Confidentiellement, monsieur... le nom de cette famille?
- Désolé. Vraiment je suis désolé. J'aurais préféré que vous ne posiez pas la question. Ils m'ont fait confiance, c'est impossible.
- C'est une information top secret, monsieur Van Meegeren... Nous nous engageons à ne pas la divulguer. Il s'agit de reconstituer l'itinéraire de la toile, sans plus...
Là, le petit bonhomme rond-de-cuir à l'air insignifiant révèle sa véritable personnalité. Il entre dans une colère hautaine, vindicative.
- Ah, n'insistez pas! J'ai dit que c'était impossible, c'est impossible ! Ma parole devrait vous suffire! Vous n'avez pas le droit de forcer le secret professionnel!
- Parfait parfait... au revoir, monsieur Van Meegeren...
Mais la colère du petit bonhomme est suspecte. En temps normal, elle serait compréhensible. Pas en cette période exceptionnelle de justice, de condamnations, de règlements de comptes. Cet homme qui refuse de donner le nom d'une famille italienne, dont le simple témoignage pourrait l'innocenter, est très probablement le contact que les enquêteurs recherchaient, et de plus un homme de liaison entre les fascistes et les nazis, compromis dans un vol de chef d'œuvre.
En voyant disparaître les deux enquêteurs, Van Meegeren respire. Car pour lui l'affaire est simple. Il ne peut pas donner la preuve de ce qu'il vient de prétendre. Mais ces deux-là ne pourront pas prouver qu'il ment.
Croit-il... car en Hollande, à cette époque, comme dans d'autres pays d'Europe, les dénonciations vont bon train. Qui dénonce Van Meegeren? On devine. Un anonyme.
Le 29 mai 1945, la police est dans son appartement. Van Meegeren n'a pas le temps de demander ce qui se passe. Il est arraché à son fauteuil sculpté, à son confort, à son honorabilité. Un mandat d'arrêt sous le nez, il ne peut que suivre les policiers jusqu'en prison. Et là, nouvelle colère. L'homme est infernal, acariâtre, égoïste. Son comportement étrange finit par attirer l'attention d'un médecin, qui découvre une partie du problème. Van Meegeren se drogue à la morphine. Il est en manque en prison, bien entendu. Et la police refuse de lui procurer quoi que ce soit, tant qu'il n'avoue pas.
- Alors... dites-le... on vous aidera un peu... Allez... D'où vient ce tableau ?
- Allez vous faire voir! Vous vous conduisez comme des tortionnaires ! Je n'ai rien à dire et je ne dirai rien.
Pendant ce temps, les témoins parlent, eux.
Un banquier d'Amsterdam notamment :
- En 1943, j'avais décidé de vendre ma maison. J'ai contacté Van Meegeren et la vente a été conclue. Il est venu souvent nous rendre visite, avec sa femme, pour prendre des dispositions sur l'ameublement. Il était très intéressé par les tableaux. Un jour, il m'a demandé de les présenter, lui et sa femme, à un antiquaire. La maison Goudstikker. Ils sont mondialement connus. Monsieur Mield, qui dirige cette maison, est hollandais. Il avait chez lui une collection de toiles, qui était destinée à Hermann Goering... Van Meegeren les a examinées, et les a trouvées médiocres. Il ne s'est pas privé de le dire. Quelques jours plus tard, il est revenu chez ce Mield, en disant qu'il connaissait une toile beaucoup plus intéressante à acheter. Une toile qui vaudrait deux millions et demi de florins. Mais il ne voulait pas dire de quel peintre il s'agissait. Puis il est revenu un autre jour, avec une boîte en bois plate. Il disait avoir fait spécialement le voyage d'Amsterdam pour montrer cette toile à monsieur Mield. Il ne fallait en parler à personne, c'était une trouvaille de sa part, et après quelques discussions que j'ignore, Le Christ et la femme adultère a été vendu pour un million six cent mille florins... Et là, en apprenant que la toile devait être expédiée en Allemagne très vite, Van Meegeren a insisté auprès de monsieur Mield pour qu'il l'échange contre d'autres toiles de valeur identique. Or, je sais que monsieur Mield regrettait beaucoup d'expédier cette toile en Allemagne sans la montrer à personne en Hollande. Et si Van Meegeren n'avait pas tant précipité ce marché avec Goering il l'aurait probablement achetée pour son compte. Mais la somme était énorme, et Van Meegeren insistait.
L'échange définitif, les enquêteurs le savent maintenant, a pris beaucoup de temps à Goering. Il fallut faire le choix des tableaux à ramener en Hollande, prévoir un convoi de chemin de fer. Bref, une banque versa à Van Meegeren la somme de un million cinq cent mille florins en espèces, et le solde fut payé par l'arrivée à Amsterdam d'un wagon bourré de toiles diverses pour une valeur de deux millions de florins. C'était au début de mars 1944.
Van Meegeren a donc fait un marché avec Goering. Mais d'où vient le Vermeer ? Plus les témoins défilent plus la filière se reconstitue sans pour autant révéler le nom de cette famille italienne et aristocratique qui l'aurait obtenu en héritage.
Van Meegeren est dans une très mauvaise position. En prison, convaincu de collaboration, de trafic d'œuvres d'art, il ne cesse de bondir de colère, sans avouer. Mais vient le jour où il se rend à l'évidence.
Où il passe pour un collabo. Où il passe pour un faussaire.
Le tout sans morphine. C'est dur de choisir. Mais finalement le faussaire l'emporte. C'est plus sain après tout d'être un faussaire, pour l'opinion publique. De plus, il a permis à la Hollande de récupérer deux cents toiles de maîtres, en refilant au maréchal Goering, le diable l'emporte, un superbe faux Vermeer.
Van Meegeren se dit donc « on va me libérer avec les honneurs ». Car il a vraiment peint ce faux Vermeer, superbe de technique.
Seulement il n'a pas peint que celui-là. C'est là le hic. En tout quatorze toiles, quatorze faux admirables. Des faux Vermeer, des faux Hals, des faux Hoogh, des faux Terborgh...
Pendant onze ans, Van Meegeren, le petit bonhomme aux airs de rond-de-cuir, a ridiculisé les critiques d'art, les experts, les amateurs, les marchands de tableaux, les collectionneurs, les journalistes, les professeurs, les conservateurs de musées, des diplômés, l'État, les profanes, le public, tous les milieux artistiques hollandais, européens, mondiaux.
Ses œuvres, achetées avec l'argent des contribuables et à prix d'or... se trouvent dans les musées nationaux.
Van Meegeren aurait mieux fait de se taire au fond. Il va révolutionner tant de choses... Tant de gens seront ridiculisés... Tant d'argent pour des faux. Quel coup de poignard dans le ventre rond du marché de l'art...
Seulement, tous comptes faits, Van Meegeren a choisi. Entre collaborateur et faussaire. Peut-être aussi entre la liberté et la morphine, entre les quatre murs d'une cellule, ou son fauteuil de salon.
Le 10 août 1945, il révèle tout.
Il vivotait, en 1932, comme peintre affichiste. On le propose comme président du Cercle Artistique de La Haye, mais sa candidature est repoussée, par un groupe formé des critiques d'art.
Ces satanés critiques d'art qui s'arrogent tous les droits selon lui. Il les hait. Il en ferait des papillotes. Tous ces experts de rien, incapables de tenir un pinceau, qui ergotent sur les chefs-d'œuvre d'autrui... Il va les confondre. On va voir si ces petits malins sont capables de juger le plus beau faux du monde.
Van Meegeren choisit comme modèle le peintre qu'il préfère, Vermeer de Delft. Il va monter un énorme canular.
D'abord il s'organise en fonction de cet objectif. Il ne fait officiellement que du travail alimentaire, juste de quoi avoir de l'argent, et s'imprégner du savoir-faire des maîtres flamands. Il étudie systématiquement. Il a trouvé deux œuvres littéraires extrêmement rares, La Technique de Vermeer, de Wild, et un ouvrage du professeur Alexis, Au sujet des huiles grasses. Ce dernier livre, s'il ne concerne pas spécialement l'art, lui donne l'idée du vieillissement artificiel, nécessaire afin de parer aux expertises éventuelles.
Il veut obtenir un support ancien, authentique pour son faux. Il déniche une toile médiocre, ratée, intitulée La Résurrection de Lazare. Datant visiblement du dix-septième siècle, dont les dimensions lui conviennent : 1 m 25 sur 1 m 27.
Il a l'intention de recouvrir la toile de sa propre peinture, en conservant le châssis.
Il rapporte chez lui un matériel hétéroclite. Des produits chimiques, de vieilles coupes d'étain ou de bois, des candélabres, des étoffes anciennes, et une armée de blaireaux.
Les blaireaux sont essentiels à son œuvre de faussaire. Il faut éviter qu'un expert découvre le moindre poil de soie de porc, utilisée dans les pinceaux actuels. Chaque blaireau servira une fois seulement, afin d'éviter l'usure des poils, et leur rupture, donc leur incrustation dans la peinture.
Madame Van Meegeren trouve étrange tous ces produits, tous ces blaireaux surtout. Mais son mari lui explique que tout cela doit servir à décorer leur maison. Alors elle ne s'étonne plus.
Le faussaire décide alors de quitter la Hollande pour accomplir son chef-d'œuvre. Le pays est trop petit, les gens se connaissent trop, les voisins sont trop curieux. Il ira sur la Côte d'Azur, soi-disant pour raisons de santé, et pour de meilleures conditions de travail. A cela non plus sa femme ne trouve rien d'étrange. La santé du peintre n'est pas si brillante, et la Côte d'Azur est au soleil...
Automne 1932, le ménage s'installe à Roquebrune dans une villa de rêve.
Là, Van Meegeren déclare à sa femme :
- Je ne veux pas de domestique, pas la moindre femme de ménage, débrouille-toi toute seule. J'ai besoin de calme, de solitude, et pas de visites intempestives.
En réalité, il a besoin d'éviter toute forme d'espionnage possible ce qui ne trouble pas son épouse. Elle a l'habitude des colères du maître...
Commence alors un incroyable travail de reconstitution. Van Meegeren fabrique lui-même ses couleurs, fait des essais de séchage de l'huile et du vernis. Il fabrique lui-même le fameux bleu Vermeer, devant lequel les experts se pâment. A base de lapis-lazuli commandé à Londres et broyé au mortier.
Pour donner le change, il fabrique aussi de véritables Van Meegeren qu'il signe de sa main. Des portraits, pour vivre. Et lentement il progresse dans la technique. Pour durcir sa peinture il utilise de l'huile de lilas. L'odeur est très forte, et il est obligé de la conserver dans des vases, fermés, qu'il cache soigneusement.
Vient le moment de supprimer la peinture originale de la croûte du dix-septième siècle destinée à servir de support. Il utilise le papier de verre et la pierre ponce. Il a, bien sûr, décloué la toile, et mis précieusement de côté les clous d'origine, forgés à la main, et les coins de cuir.
Ayant gratté la première couche, il passe un nouvel enduit, et met le tout au four pour obtenir un durcissement.
Le chef-d'œuvre approche. Il maîtrise la technique, les produits, il faut maintenant peindre. Mais Van Meegeren est fatigué, usé par des heures d'atelier. Il voyage en Hollande, en France, se rend aux jeux Olympiques de Berlin, et retrouve sa villa de Roquebrune en 1936.
L'hiver est là. L'artiste est en place. Il va peindre Les Pèlerins d'Emmaüs. Ce sera un faux, bien sûr. Mais un faux original. Pas une copie de toile existante. Et par bien des côtés il est moins le faussaire ou le plagiaire de Vermeer que son double.
Il est parvenu à durcir ses couleurs avec de la bakélite. C'est un risque, car ce produit n'a été inventé que deux siècles après Vermeer. Mais un étuvage dans la masse dure ne laisse que très peu de particules, quasiment irrepérables. Il a d'ailleurs, par prudence, fabriqué lui-même sa bakélite avec du phénol et du formaldéhyde.
Reste l'inspiration. Il n'a pas de modèles et n'a d'autres ressources que les autres toiles. Pour peindre les jeunes pèlerins, pas trop de problèmes. Le Christ c'est plus difficile. Il n'imagine pas du tout le Christ. C'est la panne. Tant de christs ont été peints, qu'il a peur de retomber sans le vouloir sur un Christ trop ressemblant à un autre Christ.
Dieu y pourvoie, puisque un mendiant se présente un jour sur la route de Roquebrune, alors qu'il fulmine, à bout d'inspiration. Le visage de ce mendiant, il le photographie dans sa tête. Ce sera celui du Christ de son Vermeer.
Six mois de labeur acharné et le faussaire en est au vieillissement de la toile. Une dernière fois au four. Puis il attache son œuvre autour d'un cylindre métallique pour la craqueler convenablement. La peinture étant placée du côté extérieur, il y infiltre de la poussière. Chaque craquelure a sa poussière...
Vient le final. Remettre la toile sur son châssis d'origine, avec ses clous d'origine, ses coins de cuir d'origine.
Un chef-d'œuvre de Vermeer est né. Le canular est splendide. Les critiques d'art hollandais vont mordre la poussière.
Mais il réfléchit tout à coup, le plagiaire. Et s'il faisait mieux qu'un simple canular d'école? S'il faisait une affaire de ce travail de fourmi qu'il vient d'accomplir?
Van Meegeren décide. Il emporte sa toile à Paris, la met dans un coffre au Crédit Lyonnais, en parle à un courtier en montant l'histoire de la soi-disant famille italienne... et suivront ainsi quatorze faux magnifiques, dont celui qui fut considéré comme le chef-d'œuvre de Vermeer de Delft par les experts : Le Repas d'Emmaüs, acheté par un collectionneur du nom de Van Beuningen.
Tout cela figure maintenant dans les annales et les dictionnaires...
Les représentations d'hommes sont rares chez Vermeer. On le considère plutôt comme le peintre des femmes. Qui est sûr que le célèbre Peintre dans son atelier, exposé au musée de New York, est bien de Vermeer de Delft, et pas de Van Meegeren ?... Ne faisons peur à personne, il y eut assez d'affolement comme ça, au moment des révélations du petit bonhomme dans sa cellule.
Les quatorze toiles dont il se reconnaît l'auteur figurent alors dans des collections particulières ou dans des musées. Elles ont été examinées, soupesées, expertisées. On s'est incliné devant les œuvres. On y retrouvait le fameux bleu Vermeer, l'authentique lapis-lazuli. Le bois, la toile, les clous, tout était sans failles et sans défauts.
Et les peintures l'étaient aussi. Car ce petit bonhomme, bizarre et coléreux, est un génie. Qui vient de provoquer une catastrophe avec ses aveux. Lorsqu'on songe que des musées ont confié à des restaurateurs de renom le travail de réfection de certaines toiles peintes par lui...
Van Meegeren attend, dans sa cellule, qu'on lui ouvre les portes de la liberté. Il a tout avoué, plus de problèmes de collaboration. Il fera face au reste.
Il perdra sa fortune, les autres perdront leur superbe.
Pas du tout. On ne le croit pas.
- Vous racontez des histoires pour vous venger...
Colère hystérique du peintre.
- Des histoires pour vous sortir d'affaire...
De nouveau colère hystérique.
Alors, un inspecteur de la police hollandaise se rend à Nice, avec l'accord de ses collègues français. Il fait une enquête dans la villa du peintre à Roquebrune, en s'excusant platement auprès du nouveau propriétaire. Nous sommes le 25 octobre 1945.
Dans deux pièces souterraines, il découvre une grande partie du mobilier du peintre, et son atelier.
Et parmi le bric-à-brac, il découvre les pots d'étain, les assiettes qui servirent de modèles pour des toiles. Il reste aussi un morceau du châssis original des Pèlerins d'Emmaüs.
Toujours effrayés à l'idée du scandale, les experts demandent à Van Meegeren de décrire les peintures originales qu'il a grattées pour les repeindre.
Il en décrit une. Par exemple il a peint la dernière scène du Christ sur une scène de chasse sans intérêt. Aux rayons X on retrouve la trace d'un museau de chien sur une perdrix...
Pour le reste, le travail de grattage était trop parfait.
Alors tout le monde s'énerve, les preuves sont insuffisantes, on se bagarre dans les musées, dans la presse, chez les marchands de tableaux, chez les experts. Il faut une preuve irréfutable.
- Van Meegeren, êtes-vous capable d'exécuter, sans modèle, un tableau identique au précédent. Pouvez-vous le faire?
Il peut le faire.
Installé dans une pièce tranquille d'une maison d'Amsterdam, et sous un contrôle permanent, il exécute un tableau, au sujet tiré de la Bible, d'une facture identique aux autres. Aux quatorze autres.
Voici Jésus au milieu des scribes, de mémoire et sans modèle, un Vermeer...
Que l'on examine à la loupe, avec stupeur. Il faut bien admettre que tous les primitifs hollandais vendus par Van Meegeren entre 1936 et 1945 sont des faux. Archifaux.
Mais Van Meegeren rectifie :
- Des faux? Vous ne voyez pas le problème sous le bon angle. Moi, Van Meegeren, je ne peux pas peindre autrement que dans mon propre style. Je ne comprends pas comment le monde entier a pu prendre Les Pèlerins d'Emmaüs pour un Vermeer...
Le 12 octobre 1947, Van Meegeren, libre, comparaît devant un tribunal d'arrondissement d'Amsterdam. La peine demandée par le procureur est de deux ans ferme. Il est condamné le 29 à un an, mais doit purger cette peine dans un établissement spécialisé, à la suite du rapport d'un psychiatre.
Le 31 octobre 1947, il meurt subitement.
Ce n'est pas la condamnation à un an de maison de santé qui a pu provoquer cette mort inopinée. Van Meegeren était las, fatigué, en mauvaise santé, et la drogue... Sa réputation avait finalement dépassé ses espérances. Et un mégalomane comme lui ne pouvait qu'en être heureux. Sa peinture était reconnue. L'artiste était comblé.
Il est donc mort exaucé. Il a son nom dans les dictionnaires. Vermeer bis c'est lui. Au diable les critiques.