LA FIN DU PROGRAMME
C'est étrange une histoire d'amour. On nous dit en
cette fin du vingtième siècle qu'il s'agit en réalité d'une
histoire chimique. Les petites éprouvettes dissimulées dans notre
cerveau se chargeraient de l'affaire sans que nous en soyons
vraiment conscients. Dans cette hypothèse, lorsqu'une jeune fille
rencontre un garçon, et que ce garçon lui sourit, si elle lui rend
ce sourire, ce serait la faute d'une molécule, au nom barbare de
phényléthylamine, qui provoquerait une euphorie particulière et
déclencherait le sentiment amoureux...
L'amour programmé d'avance en quelque sorte.
La théorie est pour l'instant très controversée,
on s'en doute, car une émotion aussi complexe que l'amour ne peut
reposer qu'en partie sur la chimie du cerveau... Conservons tout le
reste... le hasard des rencontres, la couleur d'un œil, une main
qui en effleure une autre, un frisson sur la peau...
Chimie, hasard... Pierre rencontre Sylvie, au
snack d'entreprise. Il est plutôt pour la chimie et contre le
hasard, ce garçon-là, pour la logique plus que pour l'ivresse
amoureuse. Il est programmateur. Il vit sa vie sur le principe des
ordinateurs, il la planifie, la codifie, et respecte le
programme.
Sylvie, elle, est une rêveuse. Secrétaire dans une
usine de textiles, jolie brune aux yeux noisette, un charmant
cheveu sur la langue, elle croit à l'amour-amour, pas au programme,
et pas aux molécules. Ce garçon sérieux, un peu chauve déjà, avec
ses lunettes, est attendrissant. Si raisonnable, si précis. Il
parvient même à calculer le nombre de calories dans une assiette de
thon-mayonnaise. Toutes les théories scientifiques du monde n'y
changeront rien, un sourire donné est un sourire rendu, et la
logique amoureuse amène Pierre et Sylvie devant monsieur le maire,
puis à l'église.
Et Pierre a mis dans son programme la naissance
d'un bébé, deux ans plus tard. Un garçon si possible. C'est un
programme classique qui n'a rien de contraignant. Sylvie promène
donc son ventre rond, le temps qu'il faut, puisque ces choses sont
programmées d'origine.
Dans la petite ville de Provence où ils habitent
et où vivent également leurs parents, le soleil et le ciel bleu
font également partie du programme, et le gynécologue a lui aussi
programmé la naissance pour un jour de juin.
Soleil donc, clinique bleu pastel et rose bonbon,
sourires de la famille, Sylvie doit accoucher ce matin d'un petit,
que l'on appellera Jean-Pierre.
Nous sommes encore au temps béni des surprises.
Pas d'échographies pour révéler à l'avance le sexe du bébé attendu.
Le pendule du grand-père a dit garçon... en tournant en rond sur le
ventre rond... Le désir du futur papa a dit aussi garçon... Les
deux belles-mères ont approuvé. Un garçon c'est bien comme aîné
d'une famille... Sylvie, elle, n'a rien contre, rien pour. C'est
son bébé qu'elle attend, le premier, toute une aventure dans la vie
d'une femme.
Il naît une Marie-Louise. Une ravissante petite
déception, qui sait rapidement la faire oublier.
Et le papa poursuit son programme. Deux ans plus
tard, guirlandes, sapins et à nouveau clinique bleu pastel et rose
bonbon, sourires de la famille, on attend cette fois un petit
Jean-Pierre, comme son papa. Les calculs de probabilité du papa
sont en sa faveur.
L'arrivée d'une petite Christine-Paule flanque à
nouveau le programme par terre.
C'est étrange les histoires d'amour... Après
quatre années de mariage, Pierre et Sylvie sont toujours amoureux
certes, mais il y a ce fichu programme dans la tête du papa
programmateur.
Et un garçon manque au programme. C'est pourquoi,
deux ans plus tard, à nouveau, dans la joie et la bonne humeur,
toute la famille attend de reprendre le chemin de la clinique
radieuse, rose pastel et bleu bonbon, ou l'inverse.
Sylvie et son petit ventre rond est la seule à ne
pas tirer de plans sur la comète. Il est très possible qu'elle
accouche encore d'une fille et, si c'est le cas, elle a choisi le
prénom de Sylvie-Louise. Dans l'autre cas ce sera évidemment
Jean-Pierre.
Dans la salle d'attente du gynécologue, des
futures mamans tricotent en bleu ou en rose. Sylvie ne tricote pas
d'avance. Elle possède déjà une panoplie, à peine usée. C'est la
première raison. Et la deuxième est une sorte de superstition. Pas
de couleur, bonne couleur. Elle aimerait tant faire plaisir à son
mari. Elle aimerait aussi arrêter là le programme. Trois grossesses
en six ans lui paraissent une bonne contribution à la santé
démographique de la France. Elle en a un peu marre, Sylvie, d'avoir
le cheveu terne, des cernes sous les yeux, mal aux reins, et la
poitrine qui joue à l'accordéon.
Le gynécologue armé de son stéthoscope, écoute
attentivement le petit cœur du foetus. Il écoute... et voici qu'il
se redresse, un sourire encourageant sur les lèvres:
- Vous avez de la chance, Sylvie...
- De la chance?
- Je crois bien que nous nous trouvons avec des
jumeaux... Sylvie se demande si c'est vraiment de la chance. Les
deux souricelles de quatre et deux ans qui ont envahi l'appartement
ne sont pas encore autonomes. Deux de plus...
Mais la famille est enthousiaste. S'il y en a
deux... Ce sera selon le programme de Pierre, deux garçons... ou à
la rigueur un garçon et une fille... Le pourcentage de chance se
trouve augmenté.
Le mois suivant, le stéthoscope espionne à nouveau
le ventre un peu plus rond.
- Sylvie... je crois bien que j'entends trois
petits cœurs...
Des triplés. Le programme devient intéressant, les
statistiques sont en faveur de l'arrivée probable d'un mâle...
Pierre en est persuadé. Il chouchoute son épouse, dont la mine un
peu fatiguée et le dos las méritent bien un petit déjeuner au lit
le matin, et une bouillotte le soir.
Le mois suivant, c'est en tremblant un peu que
Sylvie se retrouve dans la salle d'attente. Elle a lu des tas de
livres sur les triplés. Son ventre est un mystère, qu'elle offre à
l'examen du gynécologue en fermant les yeux. Il est inquiet
lui-même, l'accoucheur. Il étudie longtemps, promenant sur la peau
tendue son appareil espion, à l'écoute de la régularité des
battements de cœur de chacun... Il écoute en haut à droite, en bas
à droite, en haut à gauche, en bas à gauche, il réécoute au-dessus,
en dessous... et cherche une formule adéquate pour dire ce qu'il
est obligé de dire:
- Mon petit, fini le bureau, le travail, la
machine à écrire, je vous mets au repos complet. Nous allons
travailler pour vous. La nation va vous faire une rente, il y a là
quatre petits cœurs qui battent...
Celui de Sylvie fait un bond dans sa poitrine...
Quatre individus en gestation, là... dans ce ventre qui lui paraît
si petit pourtant... Quatre en cinq mois d'auscultation. On dirait
qu'à chaque fois le gynécologue en rajoute un. C'est terrifiant
tout de même, cette inflation.
Pierre n'est pas de cet avis.
- Ça n'a rien de terrifiant, voyons... il dit que
tout va bien, il dit que tu es en bonne santé. Tu vas simplement
t'arrêter de travailler, il faut du repos pour mener à terme cette
kyrielle de petits garçons... Tu te rends compte? Ils pourront
jouer au tennis en double!
Oh que oui, Sylvie se rend compte. Les jambes
lourdes, le dos qui tire, les reins qui n'en peuvent plus. La
chaise longue est la bienvenue pendant ce sixième mois. Et il lui
est difficile d'en sortir, pour la visite de rigueur. Pierre doit
presque la traîner chez le gynécologue.
- J'ai peur, il va encore m'en annoncer un
autre...
- Mais non... c'est fini. Il les a tous entendus à
présent, nous avons atteint le sixième mois... Tu penses bien qu'il
n'a pas pu laisser échapper un indice...
C'est le cas pourtant. Les quadruplés se
transforment en quintuplés lors de cette visite, et Sylvie en
pleurerait presque. La famille l'entoure, la cajole, la rassure,
ils sont émus, les futurs grands-parents, d'un tel événement. C'est
rare les quintuplés... Il en naît, selon les statistiques, dit
Pierre, une fois sur cinq millions...
Le soir, il remplit des pages d'écriture. Il
aligne des colonnes entières de prénoms, en essayant de les
combiner pour obtenir des appellations à la fois harmonieuses et
aussi originales que possible. Marie-Louise, Louise-Marie,
Marie-Paule, Paule-Marie, Marie-Jeanne, Jeanne-Marie?
Liliane-Louise, ou Louise-Suzanne? Et aussi Pierre-Jean,
Jean-Marie, Jean-Patrice ou Jean-Jacques...
En regardant la télévision depuis sa chaise
longue, Sylvie ironise:
- Pourquoi pas Léon ou Théodule? ou Célestine et
Ursuline?
Elle refuse de participer à ce petit jeu qui
occupe non seulement son mari, non seulement la famille, mais aussi
les voisins, les collègues de bureau, les commerçants, les amis,
les relations...
Un journaliste local n'est-il pas déjà venu pour
s'assurer du jour de la naissance des cinq? Une jolie photo, un
gentil article la courageuse maman...
Pas tellement courageuse, la maman. Sans
enthousiasme et sans passion. Elle attend ces nouvelles naissances
comme une fatalité. La famille doit s'occuper de tout, et le mari,
jamais pris au dépourvu, toujours organisé, a encore une fois
établi des programmes. Agrandissement du garage, agrandissement de
la chambre des parents, pour en faire une nurserie. Réinstallation
de la cuisine, avec ustensiles adéquats, bouilloire programmatrice
de biberons, pèse-bébé doubles, placards pour les couches... toutes
les allocations y passent. Il a établi un programme de croissance
des bébés, en fonction du poids initial, fait une étude sur les
différentes qualités des laits en poudre, et des petits pots... la
Blédine revient en force, doit-on ou non donner une alimentation
solide à partir du troisième mois? Que doit-on penser des vaccins?
Liste des maladies infantiles...
Sylvie dort. Le sommeil est un refuge provisoire.
Et à ceux qui s'étonnent de ce manque d'intérêt pour un événement
aussi extraordinaire, Pierre explique que la psychologie d'une
future maman passe par des rythmes irréguliers, de la petite
dépression, due au manque de calcium, au retrait sur soi-même, dû à
la fonction de couveuse...
Il se démène, le pauvre.
Mais c'est une Sylvie sans enthousiasme qu'il
amène à la clinique bleu pastel et rose bonbon, une semaine avant
l'accouchement. Sylvie s'y rend comme à l'abattoir. Il ne lui reste
plus qu'un espoir. Au moins que ce soient des garçons.
Elle attend les premières douleurs comme une
fatalité. Que ce ventre se vide enfin, qu'il en sorte des fils, et
qu'on n'en parle plus.
Il en sort une fille. Puis une deuxième, une
troisième, une quatrième... et une cinquième.
Fatalité, en effet. Il y a un éclair de panique
dans le regard du père. Deux, cinq, sept filles... saleté de
génétique, est-il responsable de cette féminité permanente? Ou bien
Sylvie?
La génétique est un hasard, sur lequel les hommes
commencent à se pencher avec leurs grosses mains maladroites et
leurs cerveaux orgueilleux. Un jour, ils sélectionneront,
programmeront, un jour, ils enverront le hasard aux orties, et leur
âme au diable.
A l'époque de la naissance des sept filles de
Sylvie, le hasard est encore le maître. Il faut s'incliner.
Pierre a vite récupéré de cette minute d'angoisse
et de stupeur. Il a demandé un congé spécial, pas question de
perdre les pédales. Et il a d'autant plus de mérite que sa femme
est effondrée. Complètement absente même. Une pauvre petite chose
au fond de son lit d'accouchée, aux yeux noisette un peu hagards, à
la tignasse en bataille. Lorsqu'elle se relève de ses couches
difficiles, elle traîne en savates et en robe de chambre dans
l'appartement-nurserie où s'affaire son ordinateur de mari, avec
l'aide d'une infirmière puéricultrice.
Le médecin se penche sur son cas et diagnostique
une dépression post-natale. C'est classique, mais il est inquiet
tout de même de l'ampleur de cette déprime et recommande de veiller
sur Sylvie. Pour éviter une aggravation, il prescrit des
tranquillisants.
Pierre l'époux en aurait bien besoin lui aussi.
Entre sept filles, dont l'une va à l'école, la seconde qui balance
ses jouets par les fenêtres, les cinq autres braillent
alternativement ou ensemble, en essayant de récupérer le poids
normal et adéquat, et sa femme, en pleine dépression, il a du mal à
suivre son programme. Levé à l'aube, couché à minuit, réveillé
entre-temps, il lui arrive secrètement de demander secours au
ciel.
Si seulement la mère de famille retrouvait le
sourire, la force de soulever un nourrisson, le désir d'en bercer
un ou deux. Si seulement elle prenait en charge les deux
premières... ou même une seule...
Mais Sylvie erre dans le capharnaüm qu'est devenue
sa vie, passe devant les berceaux, indifférente, et lorsqu'elle
examine, le soir, l'alignement des berceaux, le monceau de couches,
la machine à laver qui déborde, le sèche-linge qui rend l'âme...
elle le fait avec une passivité surprenante.
Et elle disparaît.
Corps et âme. Elle se volatilise dans la nature.
Elle rejoint les statistiques des disparus dont on dit qu'ils sont
des milliers chaque année.
Plus de Sylvie. Elle est partie un beau matin,
vers huit heures, dépeignée et l'œil vague, en savates, sans
emmener un seul vêtement, sans papiers, sans brosse à dents, sans
explication.
Les gendarmes ont beau fouiller l'appartement à la
recherche d'un indice, d'un embryon de piste... rien. Elle n'a même
pas pris son sac, ou de l'argent, un chéquier, aucune agence de
voyages ne lui a délivré de billet. La poste n'amène aucune lettre,
les jours passent. La gendarmerie enquête, puis la police. La
silhouette de Sylvie en savates, vêtue de la seule robe qui manque
à sa penderie, hante l'esprit de son mari du matin au soir.
Il s'accroche, le malheureux, il essaie encore
d'appliquer son programme, ballotté entre sa mère et sa belle-mère
en larmes, il ne sait plus ou donner de la tête. D'ailleurs, il
n'en a plus de tête. Il réagit quand même, au coup par coup, au
plus pressé, au plus urgent, mais les urgences se bousculent. Il
n'est plus que bras et jambes. Pour monter cent fois par jour, et
redescendre l'escalier de leur duplex, pour courir du commissariat
à la mairie, de la mairie chez le pédiatre, du pédiatre à la
pharmacie, de la pharmacie au supermarché, à la maison, à
l'école...
Et voici qu'un jour un gendarme se présente. Il
n'est pas à la noce. Il serre la main du père affairé, dépassé,
crevé, sans repos, sans sommeil depuis des semaines.
- Toujours pas de nouvelles de votre femme?
- Non. Aucune... vous avez quelque chose?
- Rien de précis, vous savez...
Pierre n'aime pas l'imprécis. Il n'y a pas
d'imprécis dans un programme.
- Mais encore?
- Pensez-vous que votre femme ait pu se
suicider?
- Sylvie? Jamais de la vie...
- Tout de même, le médecin la soignait pour une
dépression...
Due à l'accouchement, c'est classique. Sylvie n'a
pas de tendances neurasthéniques, j'en suis sûr... enfin j'en étais
sûr...
Il y a un petit silence entre le gendarme et cet
homme accablé.
- Vous savez, dit enfin le gendarme, ce n'était
qu'une supposition, je voulais juste savoir si, à votre avis,
c'était une chose possible...
- Autrefois, certainement pas, mais
maintenant...
Après un silence, Pierre demande, angoissé:
— Il y a quelque chose?
- Ne vous affolez pas. Simple routine... ce n'est
sûrement pas elle, mais il faut vérifier. On m'a demandé
d'identifier le corps d'une femme retrouvée ce matin, noyée dans la
Durance. C'est un pêcheur qui l'a ramenée au bout de sa ligne. La
femme était complètement nue. Elle a dû séjourner dans la rivière,
car le corps est meurtri. Il a dû heurter les rochers sur des
kilomètres.
- Mais le visage? Vous avez vu le visage?
- Difficile... elle est à la morgue. Il faudrait
que vous veniez avec moi...
- Je ne peux pas... je ne pourrai jamais... ce
n'est pas elle j'en suis sûr, ça ne peut pas être Sylvie, qu'est-ce
qui vous fait penser que c'est elle?
- La seule femme disparue dans la région depuis
trois semaines est la vôtre. Et le médecin légiste a estimé la mort
à environ trois semaines. La taille, le poids approximatif, l'âge,
la couleur des cheveux correspondent... mais le visage est
boursouflé, difficilement reconnaissable.
Dans le dos de Pierre, deux petites filles
s'accrochent à sa veste. Dans la pièce voisine, on entend
gazouiller, pleurer... Demander à ce père écrasé de venir
identifier un cadavre inconnu paraît soudain inhumain au
gendarme.
- Écoutez... je vais voir les parents de Sylvie.
Restez chez vous, après tout ce n'est qu'une hypothèse, et vous
n'avez pas besoin d'un choc comme celui-là.
Le père et la mère de Sylvie se chargent donc de
l'affreuse démarche. On leur a dit que ce serait rapide, une simple
formalité.
C'est rapide en effet. Un personnage lugubre dans
un décor lugubre roule vers eux un chariot recouvert d'un drap
blanc. Il attend le signe du gendarme. Il soulève rapidement un
coin du drap, pour découvrir le visage de la morte, bouffi,
méconnaissable. La mère se cache la tête dans les mains en
sanglotant. Elle ne peut pas regarder. Le père a une vision
d'horreur.
- C'est elle.
Et la civière repart sur ses roulettes. Et le
cadavre retourne dans sa boîte.
L'enterrement a lieu le 6 mai 1970, devant une
foule nombreuse et accablée. Le beau roman d'amour
s'effondre.
Pierre, l'époux, tient bon comme il peut. Il y a
les enfants. Il doit réorganiser sa vie, refaire un programme.
Alors sa belle-mère prend les quintuplés, provisoirement, sa mère
les deux aînées. Et Pierre se met en quête d'une nouvelle maison,
plus grande, afin que ses parents puissent venir habiter avec lui.
En quête d'une nurse, que les allocations familiales vont payer. Un
veuf avec sept enfants, qui doit reprendre son travail, ses
ordinateurs et ses programmes, qui doit assurer l'avenir matériel
de sa famille, ce n'est pas simple comme planning.
Chaque jour, le matin ou en fin de journée, Pierre
passe au cimetière et s'arrête sur la tombe de Sylvie. Il y dépose
une fleur et prie. Il ne comprend pas ce qui est arrivé. Tout s'est
passé dans un engrenage infernal, qu'il n'a pas pu maîtriser en
réalité. La mort de Sylvie n'était pas au programme.
Quelques mois plus tard, un collègue de bureau
s'arrête devant Pierre.
- Ça va? Tu reprends le dessus?
- Il faut bien. J'ai tout réorganisé. J'ai trouvé
la maison, la nurse, les enfants sont à nouveau ensemble, mes
parents s'occupent de l'intendance, et je travaille.
- Ça fait quatre mois déjà... que Sylvie...
- Oui.
Quatre mois, depuis l'enterrement, le 6 mai
1970.
Sur la petite place de la ville, par un matin
d'automne, une jeune femme descend de l'autobus. Elle est brune,
les yeux noisette, vêtue d'un petit tailleur de toile. Dederrière
sa vitrine, la boulangère l'aperçoit, et sursaute en appelant une
cliente:
- Venez voir... cette femme, on dirait Sylvie...
mon Dieu comme elle lui ressemble...
La cliente sort du magasin, avec ses croissants,
et s'adresse à une femme, descendue du bus, elle aussi:
- Vous avez vu? On aurait dit...
- Ça m'a fait la même impression. Je l'ai
remarquée, elle ressemble à Sylvie, c'est fou!
- On jurerait que c'est elle!
- Oui. Mais Sylvie était plus grande...
- Ah vous croyez? Vous lui avez parlé?
- J'en avais bien envie, mais je n'ai pas osé...
Qu'est-ce que je pouvais lui dire: vous ressemblez à une
morte?...
Au loin sur la place, la jeune femme brune en
tailleur blanc suit la rue principale, la rue
De-Lattre-de-Tassigny, et s'arrête devant le 18, l'ancienne adresse
du couple.
Elle appuie sur le bouton de l'interphone et
demande:
- Monsieur A... s'il vous plaît.
- Ah, il n'habite plus là, il a déménagé. Il
habite rue Saint-Isidore, mais vous ne le trouverez pas à cette
heure-ci, il travaille.
- Merci.
La jeune femme s'éloigne, et la nouvelle locataire
regarde par la fenêtre avec curiosité. Elle en est
récompensée.
- Ça alors, on aurait dit...
La jeune femme se dirige vers la mairie, à l'autre
bout de la place. Elle y pénètre, cherche le guichet de l'état
civil, et se plante devant le comptoir, face à un vieux monsieur
qui s'apprête à rouler une cigarette:
- Bonjour...
Le vieux monsieur lâche son tabac et ouvre des
yeux ronds.
- Vous me connaissez, monsieur? Je suis bien
Sylvie A.?
- Ben, c'est-à-dire... bon sang... je ne sais
pas...
Il ouvre un registre, cherche une année, une date,
le retourne et le montre à la jeune femme:
- Regardez... si c'est vous, vous êtes
morte...
Pendant ce temps, au bureau de Pierre, un collègue
s'approche, l'air bizarre:
- Dis donc, tout a l'heure, y'a quelqu'un qui t'a
demandé... On ne t'a pas trouvé; où tu étais?
- Aux archives, pourquoi?
- C'était une dame... Dis donc ta femme n'avait
pas une sœur?
- Non... pourquoi?
- Ben elle lui ressemblait comme deux gouttes
d'eau... Ça m'a fait drôle.
C'est au tour du père de Sylvie d'ouvrir la porte
sur un fantôme. Ses cheveux se dressent sur sa tête.
- C'est toi?
- C'est moi, papa...
Sylvie veut se jeter dans ses bras, mais il
recule, épouvanté, tandis que du fond du couloir la mère de Sylvie
demande:
- Qui est-ce?
Et le père de répondre, sans se rendre compte de
l'énormité qu'il assène:
- C'est Sylvie.
La mère accourt, affolée, aperçoit sa fille et
s'écroule.
Il est midi. En sortant du cimetière où il a
déposé sa fleur quotidienne, Pierre monte dans sa voiture et roule
vers le centre ville. Il est calme. Son esprit organisé a retrouvé
enfin un cadre convenable. Il lui reste ses souvenirs. Il s'est
efforcé de penser que Sylvie était morte d'une sorte de maladie. Il
faut voir les choses de manière positive. Il y a les filles. Sept
souvenirs vivants de son histoire d'amour. Sept tignasses brunes,
sept regards noisette. De quoi remplir toute une vie.
Une voiture le double en faisant des appels de
phares, et en klaxonnant.
Pierre se range sur le bas-côté, en se demandant
ce qui se passe. Son pot d'échappement, ses lumières? Mais la
voiture s'arrête aussi, et un ami qu'il reconnaît lui crie:
- Pierre, ta femme te cherche partout!
- Qu'est-ce que tu dis?
- Ne t'énerve pas. Garde ton calme. Je répète: Ta
femme te cherche partout!
Le pauvre Pierre s'accroche au volant. Il arrive à
peine à passer la première vitesse. Puis il fonce jusque chez lui,
comme un dingue.
Son père est dans le jardin.
- Tu es au courant?
- Attends, Pierre, il faut que je
t'explique...
Mais Pierre l'a déjà bousculé, il est déjà dans la
maison, les yeux fous. Il se cogne à la nurse:
- Monsieur... il y a...
- Où est-elle?
- Là-haut avec les enfants...
- Vous l'avez laissée seule?
- Mais elle dit qu'elle est votre femme...
- Ce n'est pas possible, pas possible, vous êtes
folle, ils sont tous fous.
Pierre se jette dans l'escalier qui monte aux
chambres des enfants, et s'arrête soudain. Là-haut, Sylvie, sa
tignasse brune, ses yeux noisette, elle descend lentement vers
lui.
La mort de Sylvie n'était pas au programme. Le
malaise cardiaque de sa mère non plus. Le retour d'une morte non
plus.
Pierre s'effondre sur une marche d'escalier,
dépassé, on le serait à moins par l'événement.
Sylvie ne pourra pas raconter grand-chose au
début. Elle s'est enfuie dans un moment de folie, de désespoir.
Elle a vécu quatre mois à Nice, dans une amnésie presque totale.
Elle a fait des ménages. Le jour où on lui a demandé ses papiers,
elle s'est souvenue tout à coup d'une ville, de ses parents, de son
mari, et de ses sept filles. Elle n'arrivait pas à y croire. Que
faisait-elle là?... Elle avait sept filles... sept... Il fallait
bien se rendre à l'évidence. Et l'évidence peu à peu s'intégrait,
entrait dans son cerveau, y trouvait sa place. Elle était épouse,
mère de famille... il fallait retourner affronter la situation. On
n'abandonne pas une maison et un homme seul avec sept filles.
Il a fallu un an et un jour pour que l'état civil
la déclare vivante à nouveau devant un tribunal.
Pierre n'ose plus faire de programme, ni de plan
d'existence. Il lui arrive de regarder sa femme, et de se
dire:
- Qu'est-ce qui va se passer demain?
Demain est toujours un autre jour.