LA MONTAGNE NOIRE
Octobre 1965. Sybil Brown est assise devant un standard téléphonique anglais. Elle est opératrice. Elle porte à ses oreilles le casque d'écoute, et entend des bruits bizarres. Difficiles à identifier au premier abord. Il lui semble pourtant reconnaître au bout d'un instant des sanglots, des hurlements d'enfant... On dirait une petite fille. Sybil est saisie d'angoisse, elle crie dans son micro : « Qu'est-ce qu'il y a ? Qu'est-ce qui se passe ? » Mais la petite fille ne l'entend manifestement pas, car elle continue à sangloter et à hurler de plus belle, un désespoir terrible. Alors Sybil se dit que peut-être l'enfant est dans un taxiphone, et lui crie d'appuyer sur le bouton...
C'est idiot. Si la petite fille n'avait pas déjà appuyé sur le bouton, elle ne l'entendrait pas... mais Sybil, curieusement, ne s'arrête pas à ce détail logique, elle répète plusieurs fois très fort : « Appuie sur le bouton! Appuie sur le bouton! »
Mais l'enfant ne l'entend toujours pas, et continue à hurler de terreur. C'est affreux ce sentiment d'impuissance, d'incommunicabilité totale, en face de ces cris. Sybil cherche de l'aide autour d'elle. Une autre opératrice, quelqu'un... mais il n'y a personne, le standard est désert, elle est seule, désespérément seule à entendre cette voix d'enfant, qui envahit sa tête jusqu'à la faire éclater.
- Sybil... Sybil, réveille-toi... Sybil, tu rêves!
Sybil Brown se redresse sur son oreiller. Un cauchemar. Son mari lui tape doucement sur l'épaule, un peu inquiet.
- Ça va?
Elle fait signe que ça va, se retourne et se rendort.
La voici maintenant dans une rue très sombre, aux murs gris qui s'allongent à l'infini. Une petite fille s'avance lentement vers elle, elle est nue, les bras en l'air, croisés au-dessus de sa tête comme pour se protéger d'un danger venu du ciel, d'en haut. Son visage est ruisselant de larmes, et elle avance vers Sybil. Il n'y a personne d'autre dans cette rue sombre. Soudain une masse noire, gigantesque, grande comme une montagne, glisse à l'horizon de la rue sombre, bouchant tout, noircissant tout. Sybil entend alors la voix d'un journaliste de télévision qui dit : « Tout le monde est dans la maison. »
Et la petite fille nue sur la route sombre se met à hurler, un cri déchirant, qui envahit sa tête jusqu'à la faire éclater.
Cette fois Sybil Brown se réveille complètement. C'est impressionnant ce genre de cauchemar, des cris d'effroi, du noir, un enfant nu... Elle en frissonne. Elle ne peut s'empêcher d'y repenser en préparant le petit déjeuner, en faisant la vaisselle, en retournant à son travail, et en remettant l'écouteur sur ses oreilles, pour répondre aux abonnés. Elle y repense encore le lendemain matin, 21 octobre 1965, vers onze heures, au moment de partir en week-end dans sa famille à Southampton. Son mari sort la voiture du garage, et elle l'attend, appuyée contre la barrière du jardin, en bavardant avec ses voisins. Elle raconte son cauchemar, elle a besoin de s'en défaire comme d'une chose pesante, étouffante.
- C'est drôle, je n'arrive pas à m'y faire. Ce n'était pas un cauchemar comme les autres.
- Vous croyez à une prémonition?
- Je ne sais pas. Je n'ai jamais eu de prémonition. J'ai déjà fait des cauchemars comme tout le monde, mais celui-là... il est bizarre. Il est insistant, je ne sais pas comment le définir autrement. Pas comme les autres...

Sybil Brown monte dans la voiture et part en week-end. Elle n'oubliera jamais ce cauchemar. Jamais.


Constance Milden, de Plymouth, est une spirite convaincue. Elle a quarante-sept ans, des rentes, et le temps de se pencher sur les mystères de ses rêves ou de ceux des autres. Elle reçoit régulièrement des amis, intéressés comme elle par les phénomènes paranormaux, admiratifs devant leur hôtesse, qui a souvent des choses extraordinaires à leur raconter. Ils sont sept ce jour-là, le 20 octobre 1965. Sept à siroter une tasse de thé fumante, en écoutant Constance Milden leur faire part de sa dernière prémonition.
- Il m'est apparu un énorme tas de charbon.
Les invités sont surpris. Les questions fusent. On veut savoir s'il s'agit d'un tas de boulets de charbon dans une cave, ou de charbon de bois...
- C'était énorme. Noir, une véritable montagne. Cela n'avait rien de commun avec ce que vous dites. Je me souviens d'avoir vu, étant enfant, dans les gares, des tas de charbon réservés aux machines. Eh bien c'était cent fois, mille fois plus énorme. Une colline haute comme la tour de Londres...
- Et alors?
- J'ai vu un mineur avec son casque et sa lampe. Il était à côté d'un petit garçon en larmes. Et il lui demandait : « Comment t'appelles-tu ? » L'enfant était blond, merveilleusement blond, avec une frange qui lui tombait sur les yeux. Il répondait au mineur, et le mineur lui parlait encore. Mais je n'entendais plus, car il y avait un grondement sourd, une vibration qui venait du sol...
- Un tremblement de terre? demande un invité.
- Non. Ce qui doit précéder un tremblement de terre. Un grondement et une vibration intenses... et je n'ai entendu qu'une phrase du mineur : « Mon pauvre petit, disait-il, tout le monde t'a oublié. »
Les sept invités, fascinés, tiennent un instant en l'air leurs sept tasses de thé, puis les reposent lentement, presque en même temps, dans un tintement discret. Il y a un silence religieux. Puis quelqu'un dit :
- Mon Dieu... Mais qu'est-ce que cela veut dire?
Un autre :
- Comment s'appelait le petit garçon?
- Je n'ai pas entendu, je vous l'ai dit.
- Et le lieu. Où était-ce ?
- Je l'ignore. Je n'ai vu que la montagne de charbon. Rien autour. Le seul symbole, c'est le costume de mineur. Mais des montagnes de charbon, il y en a beaucoup en Angleterre, et des mineurs aussi. Je ne vois pas le rapport avec un enfant blond, que tout le monde aurait oublié...
Constance Milden soupire, en reposant à son tour la délicate tasse de thé sur un guéridon.
- De toute façon, dit-elle, nous saurons très vite de quoi il s'agit. Vous savez que mes prémonitions sont à court terme.


Alexander Venn vit à Combe Martin dans le Dyvon. Une maison basse, un jardin, et un atelier d'artiste. Il est peintre du dimanche. Habituellement il se contente de fleurir sa toile, de paysages anglais, de chats endormis, de bouquets de fleurs sans histoires. Ce matin du 20 octobre 1965, il a une sale mine. Quelque chose dans la tête, comme une sourde angoisse.
Sa femme l'observe un instant. Puis conseille :
- Tu devrais manger quelque chose, tu n'as pas l'air en forme. Des œufs?
- Non, merci. Ça ne passerait pas.
- Tu as mal quelque part?
- Non.
- Tu es fatigué? Tu as mal dormi?
- Non. Ça ne va pas. Mais je ne sais pas si c'est dans la poitrine, dans le crâne, j'ai comme un poids... comme si j'avais la trouille.
- La trouille? Mais la trouille de quoi?
- Je te dis que je n'en sais rien...
Alexander est bien nerveux ce matin. Il s'en excuse rapidement :
- Pardon. Ne m'en veux pas, mais j'ai besoin d'être seul. Je vais à l'atelier.
- Tu vas peindre ?
- Sais pas.
Dans son petit atelier qui donne sur le jardin où fleurissent les dernières roses d'automne et les premiers chrysanthèmes, Alexander Venn allume sa pipe et s'assied devant une toile vierge. Il reste là longtemps, à ne pas savoir quoi faire, puis tout à coup lui vient l'envie de peindre ce qu'il ressent. Pour lui, peindre une émotion ce n'est pas évident. Son style est figuratif. Mais quelque chose ne va pas dans sa tête, qui est pleine d'obscurité. Il ne voit rien du tout, du noir, rien que du noir, et le noir n'est pas une couleur pour un peintre. Que faire avec du noir?
Cette toile blanche l'énerve. Elle est trop blanche justement. Alors il attrape ses pinceaux et se met à barbouiller la toile de traînées noires. Mais ce n'est pas ce qu'il a en tête, ça ne colle pas. Il reste du blanc, il ne doit pas rester de blanc.
En peu de temps, Alexander Venn se retrouve devant une toile complètement noire. Trop. Dans sa tête le noir est différent, crasseux, grumeleux, comme de la suie ou du brouillard... C'est une vague de brouillard noir crasseux... Voilà.
Il travaille à ce noir crasseux et, l'ayant obtenu, reste tout bête devant le résultat. Ça ressemble à quoi? Ça veut dire quoi? Il manque quelque chose, dans ce brouillard noir et crasseux. L'image d'un enfant lui apparaît comme une évidence. Le visage d'un petit garçon qu'il brosse rapidement en blanc sur le noir crasseux.
Ce n'est pas encore ça. On dirait que ce gosse émerge d'une salle de bains. Il est trop blanc... Alors d'un coup de pinceau rageur, Alexander Venn projette une pluie de peinture noire sur le visage de l'enfant.
Il rallume sa pipe, regarde cette œuvre bizarre. Il ne l'aime pas. Alors pourquoi a-t-il fallu qu'il la peigne ? Cette toile le gêne. Mais il ne peut pas l'effacer. Il la pose contre le mur de l'atelier, elle restera là jusqu'à ce qu'il décide ce qu'il va en faire. Il se sent un peu mieux. Mais ce n'est pas la grande forme aujourd'hui. Il ne peindra plus aujourd'hui, et choisit d'aller à la pêche.


A Stackteads, dans le Lancashire, 20 octobre 1965 : monsieur John Arthur Taylor parcourt un magazine dans le salon de sa maison. Les enfants discutent entre eux. Ils ont dix-huit, quinze et douze ans. Trois fils qui parlent moto, rugby, cinéma, et se chamaillent tranquillement, alors que leur mère s'escrime à préparer le déjeuner.
Ce magazine est idiot. Rien d'intéressant. Une ride verticale barre le front de monsieur Taylor, signe de réflexion intense. En passant près de lui sa femme y pose un doigt :
- Des soucis, Arthur?
- Non.
Puis brusquement il fait taire ses trois fils.
- Aberfan, ça vous dit quelque chose?
- Pourquoi? Qu'est-ce que c'est?
- Si je le demande c'est que je n'en sais rien...
Sa femme sourit :
- Alors pourquoi le demander?
- Parce que ça me turlupine depuis ce matin. C'est bizarre. J'ai vu ce mot écrit dans un rêve.
- Écrit? Sur quoi?
- Sur rien, dans l'espace, dans le vide, en lettres de feu, c'était étrange, angoissant, et puis j'entendais un grondement sourd, et je voyais l'horizon devenir tout noir, ça bougeait comme une énorme bête, en se déplaçant lentement.
- Quelle bête?
- Il n'y avait pas de bête, ça me donnait l'impression d'en être une, comme une pieuvre énorme qui avance... sans que je ne voie rien d'autre que du noir et ce mot bizarre.
- Tu as mangé trop de harengs hier soir, Arthur...
John Arthur Taylor reprend son magazine stupide. Peut-être en effet a-t-il mangé trop de harengs hier soir...
Après le déjeuner, il fait un tour dehors et rencontre son voisin qui fait le même tour, après le même déjeuner probablement...
- Si je vous dis Aberfan, Peter, ça vous dit quelque chose?
- Vous écrivez ça comment?
Monsieur Taylor épèle : A.B.E.R.F.A.N., avec un point entre chaque lettre.
- Il me semble que j'ai déjà entendu ce nom-là... Ça doit être un bled quelque part, mais le diable m'emporte si je sais où... pourquoi ?
- J'ai ça dans la tête. Impossible de savoir à quoi ça peut correspondre.
- C'est comme les rengaines qu'on entend à la radio. Des fois on se colle un truc dans la tête, et impossible de s'en débarrasser.


A Woking dans le Surrey, Miss Monica Mac Bean est secrétaire de direction. Elle ne fait jamais de rêves prophétiques, n'a jamais de pressentiments. La seule chose qu'elle puisse deviner quand elle éternue, c'est qu'elle a pris froid.
Ce matin, elle n'est pas bien en sortant de chez elle. Pâle, la tête qui tourne. En arrivant à la British Air à Londres, où elle travaille, une collègue la croise et s'arrête devant elle :
- T'en as une tête toi... t'es malade?
- Je sais pas. Je me sens drôlement mal.
- T'aurais pas dû venir... Hé, tu vas tourner de l'œil ?
- Je crois pas... mais... ça tourne.
Dans la salle de repos, Monica fait allonger sa collègue, lui tend un verre d'eau.
- Tu veux qu'on appelle un médecin?
- Non... c'est ridicule... écoute, je n'ose plus fermer les yeux... dès que je les ferme, je vois une vague noire, immense, qui déferle et engloutit des enfants...
- T'as vu un film d'horreur?
- Non... c'est arrivé comme ça... j'ai peur d'être dingue...


Londres. 20 octobre 1965. La City. Le temple des affaires. Miss Pamela Healey dirige un service bancaire. Caractère redoutable, sèche, efficace, autoritaire, elle règne sur le personnel du service d'un froncement de sourcil. Et pourtant, elle a l'habitude des prémonitions. Elle se souvient en avoir eu beaucoup, depuis des années. Parmi lesquelles, cette sensation affreuse qu'elle a ressentie quelque temps avant l'assassinat du Président Kennedy à Dallas. Depuis longtemps elle ne craint plus de prévenir ses collaborateurs de ce genre de chose. Qu'ils la croient ou non, peu importe. Miss Pamela Healey estime que l'on doit exprimer ses sentiments prémonitoires. C'est la seule manière de pouvoir les vérifier ensuite, et convaincre les incrédules.
Cet après-midi, à son bureau, trois de ses collaborateurs s'entendent annoncer :
- Il va se passer quelque chose, je le sens. Je suis déprimée, profondément, comme chaque fois qu'il y a une catastrophe ou un accident grave.
Autour de Miss Healey on ne fait pas de commentaires. Chacun sait qu'en cas de dépression prémonitoire, le chef est particulièrement insupportable.
Miss Healey abandonne son bureau, prend son manteau, son parapluie, et dit en substance :
- Je sors. Je vous appellerai dès que j'irai mieux. J'espère que ce ne sera pas trop long, et que vous finirez ce rapport sans moi. Je sais par expérience que lorsque je me sentirai soulagée, le moment du drame sera proche...
Les trois collaborateurs de Miss Pamela Healey courbent la tête sur leur travail. Elle sort. Et quelqu'un dit :
- Le jour où elle sentira venir la Troisième Guerre mondiale, on l'enferme.
Un autre proteste:
- Moi ça me fait pas rire du tout. Pour Kennedy, elle a fait une de ces déprimes...


Quelque part en Angleterre est une petite fille, du nom de Eryl Mai, âgée de six ans. Dans la nuit du 20 au 21 octobre 1965, elle dort dans la petite chambre d'une petite maison, sa petite tête sur l'oreiller. Soudain elle se redresse, et crie :
- Maman, maman...
Presque aussitôt, la mère se précipite dans la chambre et la prend dans ses bras.
- Allons, allons, Eryl, mon bébé, qu'est-ce qu'il y a ? Sois sage, il est tard... Tu devrais dormir depuis longtemps...
La petite fille sanglote.
- Maman... un grand nuage tout noir, tout noir, il me prend, il veut m'emporter.
- Allons, bébé... ce n'est rien, un cauchemar... il faut dormir.
- Reste...
La maman d'Eryl Mai berce sa fille quelques instants. Les sanglots se calment, la tête repose à nouveau sur l'oreiller, maman reste, elle est là, elle passe la main sur le front moite, jusqu'à ce que l'enfant s'endorme. Calmée.
Alors seulement elle retourne dans sa chambre où son mari demande :
- Elle est malade?
- Un cauchemar, ce n'est rien...
La petite maison retrouve son calme dans la nuit. Et puis tout à coup, alors que l'aube n'est pas encore levée, des cris à nouveau :
- Maman! Maman!
La mère court en chemise de nuit, affolée, allume et prend Eryl Mai dans ses bras.
- Maman, c'est le nuage noir, il est revenu, il m'emporte...
Puis elle se calme à nouveau dans les bras de sa mère, qui s'allonge auprès d'elle. Eryl Mai couve quelque chose. Pas de fièvre. Le petit front a retrouvé sa fraîcheur après le cauchemar. Le souffle est régulier, le teint rosé. Une jolie petite fille de six ans qui dort, rassurée, puisque maman est là.


21 octobre 1965. Retour en arrière sur tous les personnages de cette histoire noire.
A la City, les collaborateurs de Miss Pamela Healey voient clignoter le signal rouge qui les convoque dans le bureau de la chef de service.
- Tiens, elle va mieux, dit quelqu'un.
- Ou alors on va apprendre quelque chose, dit un autre.
Dans le grand bureau de Miss Pamela Healey, ils se tiennent debout. Regards ironiques mal dissimulés pour la plupart.
- Bien. Nous allons reprendre ce travail là où nous l'avons laissé. Je vais mieux. Ma dépression est passée. Vous auriez tort d'en sourire, car cela signifie hélas que la catastrophe va se produire incessamment. Peut-être même en ce moment...
Silence dans les rangs, chacun se remet au travail.


Sur la route du week-end, Miss Sybil Brown rêvasse dans la voiture, aux côtés de son mari. Elle tourne machinalement le bouton de la radio, écoute, et se cache la tête dans les mains. La voiture s'arrête sur le bas-côté. Le mari de Sybil, impressionné, attend qu'elle se calme.



Dans le charmant salon de Constance Milden, spirite convaincue, le téléphone sonne. Une amie, la voix pleine d'émotion, lui dit :
- Constance... écoutez la radio... ce que vous aviez dit... c'est arrivé !



John Arthur Taylor bricole dans son garage lorsqu'un de ses fils arrive en courant.
- Papa... Aberfan...
- Quoi Aberfan? Qu'est-ce qu'il y a?
- Le mot que tu cherchais... C'est une ville au pays de Galles, viens écouter la radio, c'est affreux ce qui se passe...


Chez Alexander Venn, le peintre du dimanche, on écoute aussi la radio, et soudain Alexander se lève, court dans son atelier, et revient en brandissant une toile devant sa femme :
- Regarde, mais regarde! C'était Aberfan...


Dans son bureau de la City, Miss Pamela jette sur ses collaborateurs un regard désespéré, lugubre :
- Je vous l'avais dit...


Et la collègue de Monica Mac Bean, à la British Air, surgit dans le bureau du secrétariat, les yeux exorbités :
- Monica, la vague noire, les enfants... c'était une prémonition, c'est arrivé, là...


C'est arrivé. Le 21 octobre 1965, à neuf heures quinze du matin. A Aberfan.
Les enfants étaient réunis dans la cour de l'école, leurs imperméables ruisselants de pluie, et la cloche sonnait pour l'entrée en classe.
Derrière eux, au-dessus d'eux, très très haut au-dessus de leurs têtes, le sommet de l'immense terril, amas de terre noirâtre, de poussières, de déchets de charbon, extraits de la mine voisine.
L'un des instituteurs a vu, sous la pluie diluvienne qui tombait depuis deux jours déjà, bouger la montagne noire. Il a crié. Tout le monde a levé la tête. Lentement, sûrement, inexorablement, le gigantesque terril s'est mis à avancer, comme une bête monstrueuse qui prend son élan, puis plus rapidement, de plus en plus vite, il s'est mis à couler, à courir, à se précipiter sur ceux qui le regardaient, pétrifiés. L'horizon est devenu noir, une vague gigantesque a déferlé, et recouvert la ville.
En quelques secondes, Aberfan était pratiquement englouti sous un demi-million de tonnes de terre noire granuleuse, sale, visqueuse. Il flottait au-dessus un brouillard de suie.
Cent quarante victimes, en majeure partie les enfants de l'école.
Le monde a vu la catastrophe sur les écrans de télévision. Des petits cercueils alignés, à quelques centaines de mètres de la montagne noire enfin immobilisée.
Sur l'un des petits cercueils, une plaque de cuivre portant le nom de Eryl Mai Johns, âgée de six ans. Avec ce texte : « Le grand nuage noir l'a emportée, pourtant Dieu, dans sa miséricorde, l'avait prévenue. »





C'est terrible et impressionnant. Enquêtant parmi toutes les personnes qui affirmaient avoir eu des prémonitions du drame, un psychiatre londonien a fait un travail de fourmi. Il a retenu trente-six témoignages qu'il jugeait authentiques.
Les autres étaient trop embrouillés, trop stupides, ou se situaient après la catastrophe, et non avant.
Ce psychiatre, passionné par le sujet, a expliqué à la presse qu'il ne s'agissait en aucun cas de discuter de l'authenticité de chacun de ces rêves ou prémonitions, mais que l'important était de les recenser. Il suggérait que les gens puissent alerter un organisme central de ce qu'ils pensaient être des prémonitions. Regroupés sur un ordinateur, ces témoignages pourraient faire ressortir les événements les plus plausibles. On pourrait espérer, de cette manière, prévenir certaines catastrophes. Surveiller les points sensibles que trop de prémonitions signaleraient.
Il existe effectivement désormais, à Londres et à New York, un bureau des prémonitions.
Hélas, les résultats ne sont pas évidents. Les responsables de cette entreprise, qui a ses détracteurs évidemment, estiment que leur bureau est encore mal connu, et que le nombre des prémonitions enregistrées ne permet pas de dresser de statistiques valables. Les détracteurs, eux, nient l'exemple d'Aberfan, où les témoignages recueillis étaient pourtant uniquement ceux déclarés avant le drame et devant témoins. Le témoignage humain ne vaut rien. Trop fragile, trop émotionnel, trop aléatoire, trop tout.
Mais que dire de l'inscription sur la tombe de la petite écolière d'Aberfan, Eryl Mai Johns, six ans...
« Le grand nuage noir l'a emportée, pourtant Dieu, dans sa grande miséricorde, l'avait prévenue... »
Que dire? Contre un témoin mort à six ans?