LE SILENCIEUX
Tanger sous le brouillard d'automne. Soleil, vent
et humidité mêlés font tousser un petit homme qui boitille sur le
port.
Il n'a pas l'air de ce qu'il est. Un flic. Un
privé. Trente ans de boulot dans ce port international où pullulent
les trafiquants de cigarettes, de drogue, d'armes, de filles.
Il connaît tout. Il sait beaucoup, il parle peu.
Si peu qu'on l'appelle le Silencieux.
Quelque part sur sa poitrine, une balle a glissé
un jour et laissé une cicatrice douloureuse. Une autre fois, alors
qu'il poursuivait une bande de trafiquants de cigarettes, il en a
pris une autre dans la jambe.
Le Silencieux tousse et boite. Il déteste
l'humidité. Il a soixante ans et depuis cinq ans il a pris sa
retraite officielle de flic officiel, pour continuer son boulot en
privé.
- Salut...
L'homme qui croise le Silencieux au bistrot du
port n'attend pas de réponse. Il connaît l'homme. Il ne répond
qu'aux questions essentielles, et ce salut n'est pas une question.
C'est une entrée en matière.
- J'ai un job pour toi. Amène-toi à la
terrasse.
Pour amasser les multitudes de détails
insignifiants qui font les grands renseignements, il vaut mieux
traîner au bar, devant le zinc, entre les pastis, les olives, la
kémia et les ragots des marins.
Pour discuter boulot, il vaut mieux la terrasse.
Venteuse, aux tables de métal rongées par la rouille.
Le Silencieux trimballe son anisette, et suit son
interlocuteur au-dehors.
- Tu reprends du service. On n'a personne pour ce
boulot, et les Américains font un foin du diable. On a Interpol sur
les bras depuis des semaines.
- Ça veut dire quoi, personne pour ce boulot ? Y'a
des flics à Tanger... Des inspecteurs, des commissaires...
- Te fous pas de moi, tu connais la nouvelle vague
de l'indépendance. Des bleus. Faut tout leur apprendre. T'es
partant?
- Qui paie?
- Personne. Des Ricains. Une famille.
- C'est pas officiel, alors?
- Ça l'est et ça l'est pas. On peut pas te
remettre sur les fiches de paie. On peut pas expliquer aux nouveaux
qu'ils sont complètement nuls dans cette affaire... Alors on a dit
aux Ricains qu'on aurait peut-être quelqu'un...
- D'accord.
Le Silencieux tend la main, son interlocuteur lui
remet une grande enveloppe kraft.
- C'est tout ce qu'on a... Salut.
Le Silencieux ne répond pas. Il n'ouvre pas
l'enveloppe. Il la fourre dans son vieux blouson de cuir, tire la
fermeture Éclair, paie son anisette et s'en va en boitillant.
Il a entre les mains le sort d'Elisabeth
Benton.
Vingt-deux ans, américaine, blonde, jolie, très
jolie même. La photo est superbe. Même en noir et blanc.
Le Silencieux a sous les yeux le rapport d'enquête
sur la disparition de cette jeune aventurière qui, partie des
États-Unis, a voulu voir le Vieux Monde.
Une année de travail dans une firme publicitaire à
Boston, le temps de gagner les mille dollars du voyage. Elisabeth
Benton est arrivée en Europe dans le courant de l'été 1959. Au
contraire de la plupart des jeunes de son âge relativement
désargentés, Elisabeth ne fait pas d'auto-stop. Elle achète un
vieux scooter en France, visite l'Italie, l'Autriche, repasse à
Paris via l'Allemagne. Ses parents reçoivent les cartes postales
classiques, le Louvre, la tour Eiffel, puis la Côte d'Azur, puis le
Maroc, puis de nouveau la Côte d'Azur.
Le Silencieux examine les cartes postales,
expédiées par Elisabeth, avant sa disparition.
L'une, de Gibraltar, le rocher, et les singes du
rocher. Elisabeth y écrit à une amie :
« Je t'enverrai ma nouvelle adresse dès que je
connaîtrai ma prochaine étape. J'ai abandonné le scooter aux singes
de Gibraltar, et je m'embarque demain sur un yacht pour Casablanca.
Mais nous ne resterons pas assez longtemps pour que tu m'y écrives.
Si j'ai toujours le pied marin, le capitaine m'emmènera peut-être
jusqu'à Tahiti, et en Orient... Je réalise mon rêve. Je t'embrasse.
»
Sur une autre carte postale, toujours de
Gibraltar, mais à un autre ami, la version est légèrement
différente.
« C'est un peu insensé de ma part d'accepter de
faire le tour du monde avec un homme que je connais depuis
vingt-quatre heures... mais tant pis. Nous levons l'ancre demain
matin. J'ai visité le Maroc, c'était merveilleux. Nous y
retournons, et après... Tahiti! J'espère... »
Quant à la carte postale destinée aux parents,
elle est plus succincte :
« Je ne roule plus en scooter. Je vais jouer le
premier maître à bord d'un yacht. En avant l'aventure des îles.
»
Les parents n'auront plus jamais de nouvelles. Ils
attendent jusqu'au 25 novembre 1959, jour où l'Amérique célèbre le
Thanksgiving. Elisabeth n'a jamais manqué de se manifester à cette
date. Mais cette fois, rien. Si bien que le 1er décembre, ils s'adressent, non pas à la police
locale, qui ne pourrait pas grand-chose pour eux, puisque Elisabeth
est majeure et hors des Etats-Unis, mais à leur congressman. Leur
député en quelque sorte. Ce dernier alerte le Département d'État,
équivalent des Affaires étrangères, le F.B.I., et contacte des
relations en Europe, pour faire faire des recherches par les
polices locales.
Et c'est à ce moment qu'un ami d'Elisabeth reçoit
une lettre, postée le 14 octobre 1959, de Casablanca, et qui lui
est parvenue avec un retard inexplicable.
Le Silencieux déplie un mince papier. L'enveloppe
est adressée à James Davis, un camarade d'enfance.
« Cher Jimmy, je pense me rendre à Las Palmas où
tu pourrais m'écrire. Fais-le vite, même s'il n'est pas impossible
que j'y passe le reste de mes jours. Je dois quitter le yacht, je
ne sais pas quoi faire. Peut-être trouver un autre bateau? De toute
manière je te donne l'adresse : Yacht-club de Las Palmas, Islas
Canarias. Baisers. Elisabeth. »
En travers, un post-scriptum. « C'est merveilleux
de naviguer, ça vaut largement le... »
Le mot est impossible à lire, même à la loupe, il
a dû être barbouillé par l'encre du stylo au moment de la fermeture
de l'enveloppe. Le mot suivant également. Ce qui donne une phrase
mystérieuse. « Cela vaut largement le... d'être... »
Largement le coup d'être ... largement le risque
d'être ... Mais d'être quoi? Malade? Mal accompagnée? Méprisée? ...
ou bien abandonnée... larguée...
C'est peut-être sans importance, un mot banal, une
expression littéraire... L'ennui c'est le tout petit mot en bas de
la lettre, minuscule, presque invisible, et angoissant : « Help.
»
Il mérite réflexion. Elisabeth aurait-elle écrit
cette lettre sous contrôle, sous surveillance? Elle aurait alors
profité d'un moment d'inattention pour ajouter le minuscule message
d'appel au secours.
Il court aux États-Unis, et en Europe aussi,
toutes sortes d'histoires sur les jeunes filles kidnappées, la
traite des Blanches en direction des pays d'Afrique. Si bien que ce
petit mot a constitué le départ d'une enquête d'envergure, par
toutes les polices du Bassin méditerranéen, de la côte occidentale
d'Afrique, en liaison avec Interpol. Enquête extrêmement aléatoire,
car le nom du yacht n'est donné dans aucune des cartes postales et
ne figure pas sur la lettre.
Le Silencieux a maintenant en main un rapport de
police, émanant de Casablanca, et consignant le témoignage d'un
Américain de passage, vivant en Norvège, voyageur solitaire, qui
est resté quelques jours ancré au port.
Ce navigateur déclare avoir remarqué sur le quai
une jeune fille très jolie. La description qu'il en donne
correspond à Elisabeth Benton. Grande, sportive, blonde, yeux
clairs, une allure de mannequin en short et en tee-shirt de
marin.
Il l'admirait, sans plus, lorsqu'un autre yachtman
s'est approché, pour lui dire à peu près :
— Jolie, hein?
— Oui, très jolie... a répondu l'Américain.
— Vous n'allez pas vers Tanger ou Gibraltar
?
— Non, pourquoi?
— Parce que vous m'en auriez débarrassé, mon
vieux...
— Je retourne en Norvège, mais je le regrette. Je
l'aurais emmenée avec plaisir.
- Vous ne la connaissez pas. Moi, je l'ai
embarquée à Gibraltar, et je le regrette déjà.
L'Américain s'est étonné d'une réflexion aussi
brutale, et l'autre, assez fat et méprisant, a expliqué :
- Rien à en tirer... si vous voyez ce que je veux
dire... et avec ça encombrante, intellectuelle, tout pour plaire,
quoi!
La conclusion de ce témoignage concernant
Elisabeth, si c'est elle, est qu'ayant embarqué avec un homme, elle
lui a refusé sa couchette, alors qu'il ne voulait que cela.
Classique.
Un autre témoin, entendu celui-là à Gibraltar,
rapporte une discussion entre deux jeunes filles, une Américaine «
style » Elisabeth Benton et une Anglaise. D'où il ressort
qu'Elisabeth aurait en quelque sorte « raflé » à l'Anglaise le
propriétaire d'un yacht, objet de leurs convoitises. C'est elle qui
se serait embarquée à la place de l'Anglaise, furieuse, qui le lui
reprochait.
Cette fois, la description de l'Américaine est
moins précise, mais assez proche tout de même. Selon le témoin, il
a rencontré le yachtman le lendemain, et lui a demandé où était sa
passagère. Réponse : « Elle a trouvé le moyen de retourner à
Tanger. »
Et toujours pas de nom de bateau, ou de
capitaine.
Tanger. Port international, siège de tous les
trafics et de toutes les aventures. Domaine du Silencieux. Voilà
pourquoi on lui confie le dossier. L'ambassade des États-Unis est
informée, Interpol également. Le Silencieux est engagé par les
parents, sous surveillance des autorités. Car les enquêtes dans les
grands ports supposent des relations, des indics, des
compromissions et une parfaite connaissance de ce milieu. Dans un
port, on arrive, on repart, on disparaît... Certains savent où et
comment. Pas les autres.
Le Silencieux referme le dossier, pour réfléchir.
Par où commencer ? D'abord faire le tour du port, et montrer la
photo de celle qu'il cherche, aux bons endroits.
Le lendemain, 13 décembre 1959 à 11 heures,
premier résultat foudroyant. Un coup de téléphone d'un indic
:
- Va mettre ton nez au poste de police du quartier
sud. Ils ont récupéré un cadavre. Une fille.
Le Silencieux boitille jusque-là. Ce cadavre
l'intéresse puisque c'est une fille.
Il se retrouve en face d'un vieux bonhomme en
haillons, un berger qui baladait ses moutons en lisière d'un bois à
la sortie de Tanger. L'homme a découvert un sac de jute,
fermé.
- Pourquoi tu l'as ouvert?
- Le chien, il a senti... et moi aussi...
Le berger fait un geste pour expliquer s'il en est
besoin que l'odeur venait de loin.
— T'as rien pris?
- Je le jure...
Il semble qu'on puisse le croire, car les
policiers l'ont fouillé sans ménagements comme d'habitude, et n'ont
rien trouvé sur lui.
Le Silencieux demande à voir le corps.
Visage méconnaissable. Probablement déformé à
coups de poings. Vêtue d'un sweat de jersey gris, d'une jupe et
d'un chemisier brun de marque américaine. A part les cheveux et la
corpulence, impossible d'identifier avec certitude. D'autant plus
que le Silencieux ne dispose dans son dossier que d'une photo
ancienne. Elisabeth avait alors dix-huit ans, elle en a vingt-deux.
On change à cet âge.
Il attend patiemment le résultat de l'autopsie
dans un café voisin de la morgue. Le toubib l'y rejoint une heure
plus tard. Un Français, que le Silencieux connaît depuis longtemps,
comme il connaît presque tout, ici, depuis bien longtemps. A tel
point qu'il semble avoir pris la couleur des murs. Et parle toutes
les langues.
- Salut...
- Alors, toubib?
- On lui a défoncé le visage, à coups de poings.
Pas d'arme. Un travail de pro. On l'a étranglée ensuite. Je me
demande pourquoi « ensuite ». Un pro tue d'abord et déforme
après... non ?
- Pas d'accord, toubib. Les macs qui se
débarrassent d'une fille la cognent d'abord. Vierge?
- Non. Pas facile d'en dire plus. Je l'ai fait
remettre au frigo en vitesse, si vous avez une identification à
faire, dépêchez-vous.
Le Silencieux n'a personne sous la main qui ait
connu Elisabeth Benton. Alerter les parents est pour l'instant
prématuré. Alors il a une idée. Une idée de Silencieux.
Il se fait remettre les vêtements de la victime,
il habille un mannequin, et le fait placer dans la vitrine d'un
magasin de Tanger, fréquenté par beaucoup de monde. Aussi bien par
les autochtones que les touristes. On y trouve de tout, tabacs,
parfums, bijoux... et le reste en sous-sol. Le patron est un vieil
ami, à la nationalité indéfinie.
- Tu vas me ruiner le magasin... Silencieux...
c'est pas un spectacle pour les touristes ton histoire, là...
Mais le Silencieux a prévu autre chose. Un autre
copain, à la radio, rend compte de cette exposition bizarre en
invitant la population à venir voir et à se mettre ensuite en
rapport avec lui. Récompense à l'appui.
Et le Silencieux attend chez lui, tranquillement,
à l'abri du vent qui décoiffe les palmiers.
Le jour même, il reçoit un coup de téléphone. Le
directeur d'un grand hôtel de Tanger.
- Vos méthodes ne sont pas habituelles... mais je
reconnais qu'elles sont efficaces. Je crois qu'il s'agit d'une
cliente. Elle est partie sans payer. Passeport établi au nom
d'Elisabeth Benton.
Le Silencieux se frotte les mains. Ça démarre
bien. Que ses méthodes ne soient pas orthodoxes, c'est le privilège
de sa situation marginale.
- Vous avez des détails?
- Moi, non, mais vous pouvez voir, chambre 48 et
chambre 125... deux touristes américaines. Cette fille leur a
parlé.
Le Silencieux frappe à la porte du 48. Une brave
dame en bigoudis, en pantalon corsaire et chemisier fleuri,
l'abreuve aussitôt de commentaires.
- Cette fille ? Elle était prête à tout, n'importe
quoi pour l'aventure... Dieu me préserve d'une enfant
pareille.
Devant la photo, la femme hésite. Ça lui
ressemble. Mais les cheveux étaient plus courts.
Le Silencieux frappe à la porte du 125.
- Elle ? Impossible d'en parler, qu'est-ce que
vous voulez que je vous dise ? Entre Américaines on pourrait
bavarder... Je ne sais pas moi, dire d'où on vient... ce qu'on
fait, où vivent les parents... Elle était renfermée, timide...
secrète.
Le Silencieux repart, déçu. Il n'a pas
d'identification formelle. Et il ne dispose pas des empreintes de
la jeune fille. N'ayant commis aucun délit, elle n'est pas
fichée.
Le directeur de l'hôtel lui suggère alors une
autre idée :
- La boîte de nuit de l'hôtel. Elle a dû y aller,
comme les autres.
Le Silencieux passe donc une soirée effroyable à
écouter un orchestre lui hurler du jazz aux oreilles. Puis un autre
lui seriner de la musique andalouse, tandis qu'une danseuse de
troisième catégorie agite un nombril couvert de perles et de voiles
sous le nez des touristes.
Mais il est tout de même récompensé. Deux jeunes
femmes américaines de passage à Tanger - elles y séjournent tout de
même depuis trois mois - ont effectivement rencontré une jeune
Américaine du nom d'Elisabeth Benton. Elles n'ont échangé que
quelques banalités dans cette boîte de nuit, où elle était seule
d'ailleurs. Elles pourraient la reconnaître.
Le Silencieux se lève aussitôt :
— Vous venez?
— Où ça?
— A la morgue.
Les deux filles se regardent, l'air dégoûté. Deux
pimbêches, prétentieuses, aux cheveux ondulés, qui se prennent pour
des stars, sirotent du gin, la moue pincée, et fument des Lucky
Strike en soufflant par le nez. Le Silencieux se fait convaincant,
patriotique et lyrique.
— Vous êtes les seules à pouvoir rendre service
aux parents. Là-bas, en Amérique, ils attendent avec angoisse. Le
Département d'État s'occupe de cette affaire. C'est un devoir pour
vous, en tant qu'Américaines...
Ça marche. Sous la promesse que ce « devoir »
patriotique ne durera que quelques instants.
Le Silencieux hèle un taxi, embarque ses deux
témoins en robe du soir, et les fait entrer dans la petite salle de
la morgue de Tanger.
On amène la civière roulante recouverte d'un
drap.
Le Silencieux explique :
— Si vous ne pouvez pas reconnaître les traits,
ils sont très déformés, examinez bien les cheveux, les oreilles, la
couleur des yeux...
Il s'apprête à soulever le drap, mais l'une des
pimbêches recule :
— Pourquoi déformés?...
— Elle a reçu des coups de poings...
Et il saisit un coin du drap :
— On y va?
— Ah non... je ne veux pas voir ça... mais vous
êtes fou...
La pimbêche recule encore et l'autre fait comme
elle :
— C'est horrible ce que vous nous demandez
là.
Le Silencieux soupire. Il a bien envie de secouer
les bouclettes de ces deux dindes en robe du soir.
- C'est une compatriote. Ce qui lui est arrivé
pourrait vous arriver à vous aussi... Pensez aux parents...
- Ah non, non... pas question.
Et les deux pies-grièches s'enfuient. Sautent dans
le taxi, abandonnant le Silencieux à sa grogne. Et à une nouvelle
idée. Il fait faire des photos du cadavre et se présente le
lendemain à l'hôtel, à l'heure du thé à la menthe de ses deux
témoins. Il écarte les cornes de gazelle et les beignets au miel,
pour leur fourrer sous le nez les photos en question.
Et les deux pimbêches de fermer les yeux
d'horreur.
Il n'existe aucune loi qui les oblige à rendre ce
service à l'enquêteur. Le Silencieux est obligé d'abandonner.
Il va fouiner dans la chambre occupée par
Elisabeth Benton, et qu'elle n'a pas payée. Il y découvre la femme
de chambre, laquelle accepte de lui confier une bouche d'oreille
trouvée sous le lit. Elle l'avait mise dans sa poche, comme ça...
mais le bijou n'est pas si précieux qu'elle ne puisse l'échanger
contre cinq dollars.
La boucle est assez ordinaire mais, petite chance,
un cheveu y est resté accroché.
Le Silencieux retourne à la morgue et compare son
cheveu à ceux du cadavre. Il ne correspond pas. Il n'est d'ailleurs
pas certain du tout que cette boucle d'oreille soit celle
d'Elisabeth. Le Silencieux se méfie toujours de ce qu'on lui
propose pour cinq dollars.
Alors il retourne au bar de l'hôtel. Les barmen
sont des gens précieux.
- Je sais pas s'il y a un rapport avec votre
enquête, mais c'est bizarre. Un type roux. Un soir, y'avait pas
beaucoup de monde dans la salle... Il est déjà venu souvent.
William Moore. Il était dans un coin tout seul à lire le journal.
Et tout d'un coup je le vois défaire la ceinture de son pantalon...
Drôle d'idée, je me dis... Je surveille, et le voilà qui prend la
pointe de la boucle et cache ses mains sous la table. Je me
demandais bien ce qu'il trafiquait ce type. Alors je m'amène pour
voir... l'air de rien, et je vois du sang par terre! Un dingue! Il
venait de se trouer la veine du poignet avec la pointe de la
boucle... Je lui saute dessus, évidemment, je l'emmène dans un
coin, je lui file un coup à boire, et j'essaie de le convaincre
d'aller se faire soigner... J'avais pas envie d'une salade pareille
dans mon bar, et, en plus, ce type est sympathique... Je l'ai
baratiné sur le suicide, que rien n'en valait la peine et tout
ça... Il a fini par accepter d'aller voir le toubib.
- Fric? Chagrin d'amour? Un poivrot?
- Je sais pas. Il m'a rien dit... Il voulait
mourir, c'est tout ce que j'ai pu en tirer. Et puis j'avais autre
chose à faire, moi...
Cette histoire curieuse s'est passée le soir du 14
décembre. Or, le 14 décembre, les journaux relataient la découverte
du corps d'une inconnue. Le Silencieux s'en va donc en boitillant
toujours, à la recherche de ce rouquin suicidaire nommé
Moore.
Il atterrit dans un hôpital, où l'homme est en
piteux état. La blessure a provoqué le tétanos. Il refuse de
parler.
Le Silencieux attend sa sortie de l'hôpital et
trois jours après le coince pour un interrogatoire officiel dans
les locaux de la police de Tanger. Il a carte blanche, le
Silencieux. Il n'est même pas obligé de dire pourquoi il interroge
cet homme. Qui ne dit rien. Qui n'a jamais été vu en compagnie
d'Elisabeth. Foi de barman, d'hôtelier, de cafetier, et de portier
de nuit.
Moore est donc relâché par le Silencieux.
Depuis le temps qu'il fait ce métier, le
Silencieux ne s'est jamais trouvé devant des difficultés
semblables. Quelque chose ne tourne pas rond dans cette
histoire.
Il fait transmettre, par l'ambassade américaine,
l'empreinte des dents de son cadavre. Là-bas, aux États-Unis, les
parents font vérifier cette empreinte, par l'université de Syracuse
où Elisabeth faisait ses études. Les services médicaux retrouvent
son dentiste, on compare les empreintes.
Le cadavre n'est pas Elisabeth Benton. Et le
Silencieux se retrouve avec deux problèmes sur les bras.
Que faire ? Retourner fouiner à l'hôtel.
Réinterroger les employés.
- Tiens, dit le concierge... la bibliothèque a
fait reprendre des livres qu'une cliente n'avait pas rendus. Une
fille qui est partie sans emporter ses bagages.
- Où sont les bagages?
- A la réserve, mais y'a pas de nom dessus, et
uniquement du petit linge, des choses sans intérêt.
Le Silencieux examine le « sans intérêt ». Il
l'est vraiment. Il se rend donc à la bibliothèque de Tanger, où le
bibliothécaire confirme. Il retrouve sa fiche et annonce au
Silencieux :
- Barbara Ellen Muller...
- Vous êtes sûr du nom?
- Certain, vous savez on prend une pièce
d'identité.
- Vous pouvez la décrire?
Grande, mince, sportive, jolie, blonde. Vêtue
assez simplement.
Elle mâchait du chewing-gum. Il a dû lui arriver
quelque chose...
Le portrait ressemble à Elisabeth Benton. Barbara
et Elisabeth, même style, même allure. L'Américaine type de cet
âge. Barbara, dix-neuf ans, venait, elle, de New York. Voyage aux
Açores, voyage au Maroc.
En remontant la piste de Barbara, le Silencieux
comprend que les pistes se sont mélangées. Certains des témoins qui
croyaient avoir vu Elisabeth parlaient de Barbara, et l'inverse.
Les deux jeunes filles se sont peut-être rencontrées, mais ne se
sont pas liées. Chemins d'aventure qui s'entrecroisent, sans
plus.
Et d'aventure dangereuse. Barbara, à dix-neuf ans,
ne craignait pas grand-chose. Deux lettres à ses parents, une des
Açores, une autre du 15 novembre, postée de Tanger. Lettres
banales, décrivant les paysages, sans plus. Et pourtant Barbara a
confié à des amis marocains son intention de traverser le Sahara en
voiture et d'aller jusqu'au Soudan. Que l'Algérie soit en pleine
guerre à ce moment-là ne semblait pas lui faire peur. Elle a même
demandé à deux Marocains possédant une voiture de lui faire passer
la frontière en fraude, en proposant de payer l'essence.
Et puis Barbara a quitté l'hôtel, elle aussi. Non
pas comme Elisabeth, sans payer sa note, mais en y laissant ses
bagages et en oubliant de rendre les livres empruntés.
Barbara serait bien le cadavre du Silencieux. Ça
lui fait une belle jambe, de boitiller à nouveau, à la recherche de
tuyaux sur Barbara. Son correspondant officiel en a de
bonnes.
- Tu peux nous faire les deux... charrie pas. Les
types de l'ambassade t'en seront reconnaissants. Cette fille a des
parents friqués à New York. Ils voudront savoir.
Alors le Silencieux lance ses indics sur Barbara.
Et il retombe sur le rouquin. William Moore. On les a vus ensemble
très souvent avant le soi-disant départ de la jeune fille.
Le Silencieux s'offre une perquisition en règle
dans l'appartement de l'Américain. Il y découvre de la lingerie
féminine, un carnet de chèques de voyages au nom de Barbara, pour
une somme de six cent trente dollars.
William Moore est épinglé dans l'heure suivante.
Et le Silencieux s'enferme avec lui, dans un bureau tranquille de
la police de Tanger.
- Écoute-moi, l'Américain. Dans une demi-heure, je
te refile aux poulets du coin. C'est pas rose. La prison ici n'est
pas rose non plus, loin de l'oncle Sam. Raconte et je préviens ton
ambassade que t'es dans la poisse. Sinon... je te promets rien,
dans le genre règlements internationaux... avocat compétent et le
reste... j'écoute.
Et Moore avoue avoir tué Barbara.
- C'était une garce! Elle sortait à peine de mon
lit qu'elle m'annonce qu'elle file avec un Australien, pour visiter
l'Afrique du Sud.
- T'avais besoin de la massacrer pour ça... ou
alors c'est pour le fric?
- Je jure que c'est un drame passionnel...
- Jure ce que tu veux, mon gars. T'avais pas payé
ton loyer, l'American Express a plus rien pour toi en dollars, tu
traînes tes savates dans les bars d'hôtels à la recherche de bonnes
poires pleines de fric... Tu t'en tireras pas facilement. Salut.
Amuse-toi bien avec la locale.
Moore s'amusera en effet. Il échappe de peu au
peloton d'exécution, que réclame la loi marocaine. En prison à
vie.
Et le Silencieux repart en campagne sur le cas
d'Elisabeth. Gibraltar A présent, il y a de quoi faire le tri entre
les témoignages. Toute l'affaire s'est compliquée du fait de la
ressemblance entre les deux jeunes filles. Il est probable que la «
garce », soulevant à une copine anglaise un propriétaire de yacht
pour embarquer, c'est Barbara. Il est également probable que cette
autre garce qui voulait se débarrasser d'un yachtman au bénéfice
d'un autre qui la trouvait jolie, c'était encore Barbara. Barbara
était une véritable aventurière, qui se servait des hommes, et
aurait fait n'importe quoi pour l'aventure.
Pas Elisabeth.
Gibraltar. Territoire anglais. Le Silencieux y est
moins à l'aise qu'à Tanger. Mais le territoire étant plus petit, et
les habitants moins nombreux, il finit par trouver un témoin
intéressant. Madame Blaircom réside à Gibraltar. Elle y fait du
bateau. Elle a rencontré Elisabeth, en octobre 1959, dans une
boutique d'accastillage.
- Je ne connais pas personnellement l'homme avec
lequel elle s'est embarquée. Il ne réside pas ici. Il m'a paru
excellent marin, averti. J'ai vu le yacht. Bien équipé, capable
d'affronter une mauvaise mer. Évidemment il avait quelques
défauts... et les avaries sont toujours possibles en mer. Entre ici
et les Açores, nous avons des conditions météo assez redoutables
parfois. Mais un bateau comme celui-là, même démâté, peut
parfaitement dériver, ou rejoindre un port avec une voile de
fortune. A l'époque où cette jeune fille devait embarquer, la météo
était bonne, d'ailleurs.
- Ils s'entendaient bien, le capitaine et
elle?
- Je n'ai rien noté de spécial. Nous nous sommes
rencontrés deux ou trois fois dans ce magasin... Lui, je ne l'ai vu
qu'une fois.
Donc Elisabeth était libre apparemment, en
s'embarquant à Gibraltar avec un inconnu. Que veut dire ce petit «
help », en bas de sa dernière lettre? Que s'est-il passé entre
Gibraltar et Casablanca, d'où elle l'a postée le 14 octobre?
Le Silencieux a beau faire le tour du port, il
n'arrive pas à obtenir le nom du bateau. Un an s'est écoulé depuis
l'embarquement d'Elisabeth sur ce yacht mystérieux. Et l'homme est
tout aussi mystérieux. Une silhouette le décrit en pantalon blanc,
pull marin et casquette. Taille moyenne. Rien d'autre. Excellent
marin. On ne l'a pas revu au port.
Printemps 1960. Le Silencieux est obligé de
s'avouer vaincu lorsque, de retour à Tanger, il obtient une
information, par l'ambassade américaine, assez incroyable. Cette
information provient du consul des États-Unis en Martinique. « Pas
d'inquiétude pour Elisabeth Benton. » Un cargo hollandais a pris
contact par radio avec un yacht à bord duquel elle se trouvait. La
prochaine escale du yacht en question devait être Saint-Thomas aux
îles Vierges. Le Département a dépêché un courrier à Saint-Thomas.
Le yacht avait déjà levé l'ancre depuis deux jours. Ce yacht a
changé plusieurs fois de nom, semble-t-il. Il a appartenu à des
propriétaires différents. Nous n'avons pas la dernière
dénomination. Il serait ancré, aux dernières nouvelles, à Antigua,
dans les Caraïbes.
Les Caraïbes... c'est bien loin de Tanger. Le
Silencieux n'a plus qu'à attendre, comme tout le monde, des
nouvelles de sa disparue. Il a échoué. Il est tombé sur un autre
cadavre, il a résolu une autre enquête, et pendant ce temps,
Elisabeth Benton doit se faire bronzer aux Caraïbes en buvant du
lait de coco... Il est morose, le Silencieux.
Et son contact lui donne enfin des
nouvelles.
- On a envoyé un hydravion, pour rien. Le yacht
signalé à Antigua n'est pas le bon.
- Qu'est-ce que vous décidez?
- On laisse tomber. Et toi aussi. Tu me refiles le
dossier.
Fini. Plus jamais de nouvelles d'Elisabeth
Benton.
Partie à l'aventure, amoureuse, et décidée à
abandonner totalement sa petite vie d'Américaine studieuse et
conformiste?
Partie à l'aventure, en faisant confiance à un
inconnu qui...
Le Silencieux a pris sa retraite en France. Il
aurait bien donné quelques années de pantouflage pour savoir ce
qu'était devenue la belle Elisabeth.
Cette bouteille à la mer aura été son seul ratage.
Ça énerve.