CAPABLE DE TOUT
New York, été 1958.
Il règne sur la ville une chaleur effroyable, étouffante, incendiaire, que la nuit n'a pas réussi à éteindre.
A Staten Island, le central téléphonique est une étuve. La standardiste de nuit feuillette un roman-photo, dont les pages lui collent aux doigts. Elle promène un petit ventilateur devant son visage, sous ses bras, mais la fraîcheur artificielle ne parvient pas à percer la moiteur épaisse de l'atmosphère. Un orage silencieux et increvable menace la ville depuis deux jours.
New York connaît parfois, l'été, ce genre de climat insupportable. Les vieillards en souffrent, certains en meurent, les enfants aussi. Chaleur et tension presque électrique exacerbent les problèmes de santé. La standardiste a reçu une bonne dizaine d'appels demandant des médecins. Des asthmatiques, des cardiaques, des femmes enceintes.
Une nouvelle fois, la lumière clignote sur le pupitre, elle décroche, et entend mal.
- Répétez, madame...
Un cri de détresse lui parvient, un souffle rauque, une voix angoissée qui crie :
- On nous assassine! appelez la police... Je suis blessée...
Le reste se perd dans un bruit de combiné, qui doit dégringoler sur le sol.
La standardiste appelle :
- Madame... Madame...
C'était une voix de femme, elle en est sûre. A nouveau des bruits de chocs, quelqu'un manipule le combiné avec maladresse, et cette fois c'est une voix d'enfant, claire
- Oui... il faut venir vite... venez vite...
C'est un petit garçon, et il répond à la demande de la standardiste d'un ton ferme, donne l'adresse, et ajoute même :
- J'attends les policiers devant la maison.
- Où est ta mère? Qu'est-ce qu'elle a? Tu m'entends?
— Je sais pas...
- Reste avec elle, ne bouge pas. Surtout ne la quitte pas...
Le téléphone est raccroché, et la standardiste ne perd pas une seconde pour composer le numéro du commissariat de Staten Island. En moins d'une minute une voiture de patrouille contactée par radio fonce à l'adresse indiquée par le gamin, sirènes hurlantes.
A l'intérieur, le sergent Elliot. Il connaît son quartier comme sa poche. On l'appelle Elliot le terrible, une masse de muscles pesant quatre-vingt-dix kilos, des épaules à soulever un bœuf, un gros nez et une moustache. Il est la terreur des petits voyous du coin, et plus d'un voleur à la tire se souvient d'avoir été soulevé par la peau du cou, comme un sac de patates, et trimballé sans ménagements à cinquante centimètres du trottoir, pour atterrir au fond de sa voiture.
Le sergent Elliot arrive donc le premier devant une petite maison d'aspect agréable, séparée de la rue par un petit jardin en pelouse. Construite en contrebas, elle a ceci de particulier que l'on peut y entrer de plain-pied par le premier étage. Il y a de la lumière aux fenêtres, mais tout paraît calme. Le sergent bondit lestement de son siège, malgré son poids, en terminant son message radio :
- Je suis sur place... Je vais entrer dans la maison... La voiture 26 est derrière moi, j'entends la sirène.
Et il avance sur la pelouse, l'arme à la main. C'est alors qu'une petite main le tire par le pantalon :
- Allez-y, maman et papa sont morts.
Le sergent se penche sur un gamin haut comme trois pommes, blond, les cheveux en brosse, le regard bleu parfaitement tranquille. Il n'a pas plus de huit ans, ce gosse, et il s'exprime avec un calme qui surprend le policier.
- Reste là, gamin, ne bouge surtout pas.
Le sergent Elliot s'élance vers la porte d'entrée, tandis que la deuxième voiture de police stoppe devant la maison dans un hurlement de pneus et de sirènes. Deux hommes en sortent précipitamment, deux inspecteurs en civil, Booth et Conrad, de la brigade de Staten Island.
Sans se retourner, le sergent leur crie :
- Gaffe! C'est un assassinat!
Booth et Conrad dégainent leurs armes et se heurtent eux aussi au gamin, debout sur la pelouse :
— Il est dans la maison, l'assassin?
— Non, m'sieur, il est parti.
Un peu interloqué, Booth, un grand escogriffe d'une quarantaine d'années, se retourne vers son collègue :
- Discute un peu avec lui, je couvre Elliot...
Booth avance prudemment vers la porte tandis que l'inspecteur Conrad se penche sur l'enfant.
- Tu es sûr qu'il est parti?
- Oui, m'sieur!
- Qui est-ce ? Tu le connais?
- Je l'ai jamais vu, m'sieur...
- Comment il était, tu peux me dire?
- Il a un survêtement bleu et un masque blanc.
- Monte dans la voiture et attends, ne bouge pas, hein?
- Mais je bouge pas, m'sieur. On n'arrête pas de me dire de pas bouger...
Drôle de gamin, se dit l'inspecteur Conrad, en fonçant à son tour à l'intérieur de la maison.
Au premier étage, donc au niveau de la rue, le sergent Elliot, qui progresse prudemment dans le hall, entend une voix de femme, faible, derrière une porte entrouverte.
- Ici... par ici...
Le sergent pousse la porte avec lenteur. La femme est allongée sur un lit. Elle se tient le ventre, un flot de sang a taché les draps, sa poitrine est ensanglantée. Elle parle avec effort :
- Le bébé... je vous en prie, le bébé... Est-ce qu'il a touché au bébé...
A ce moment, Booth déboule lui aussi dans le hall, rejoint par Conrad, et tous deux pénètrent dans la chambre où madame Baker répète dans un souffle :
- La chambre des enfants... le bébé... je vous en prie...
Le sergent Elliot s'y trouve déjà, pistolet au poing, face à un berceau dans lequel s'agite un bébé de quelques mois. Les yeux grands ouverts, vêtu d'une simple couche, il tire sur son orteil de ses deux petits bras dodus.
Le sergent crie :
- Il n'a rien, madame...
Booth et Conrad inspectent la chambre, puis conseillent au sergent de rengainer son arme :
- Le gamin dit qu'il est parti, tu peux rentrer ça...
Des gouttes de sang à l'extrémité du hall attirent l'attention de l'inspecteur Booth. Il en suit les traces jusqu'à l'escalier qui descend au rez-de-chaussée, se penche par-dessus la rampe et pousse un juron :
- Merde! Y'a quelqu'un en bas.
Il dégringole les marches, atteint le living-room et se penche sur le corps d'un homme affalé dans une mare de sang. Près de lui, un petit meuble où est posé le téléphone. Avec précaution, l'inspecteur passe une main sur le front de l'homme, qui ouvre péniblement les yeux :
- Ma femme? C'est grave?
- Le médecin arrive, monsieur, ne parlez pas trop...
Une autre sirène, d'ambulance cette fois, un crissement de pneus, et médecin et infirmiers se fraient un chemin parmi les curieux qui, en une minute se sont amassés sur la pelouse. Le médecin s'occupe de madame Baker en premier, dont les plaies ouvertes sont impressionnantes. Son sang coule sans discontinuer, mais elle semble garder toute sa tête, car en apercevant le visage d'une voisine à la porte, elle lui crie, en grimaçant de douleur:
- Le petit. S'il vous plaît, donnez-lui son biberon... du lait seulement, rien d'autre...
En bas, monsieur Baker est incapable de parler, et l'inspecteur Booth, qui a fait rapidement le tour des autres pièces, rejoint son collègue, tandis que les infirmiers préparent les civières.
- Où est le gosse?
- Dehors, il a l'air drôlement calme...
- La mère d'abord... elle est consciente.
Les deux inspecteurs suivent la civière de madame Baker jusqu'à l'ambulance, en essayant de lui arracher le maximum de renseignements :

- Qui vous a frappé?
- Je ne sais pas. Je ne le connais pas.
- Comment était-il?
- Je n'ai pas eu le temps de voir grand-chose...
- Dites ce que vous avez pu remarquer, n'importe quoi...
- Un homme... plutôt fort... comme mon mari... Je crois qu'il portait un... survêtement bleu, et un masque... un masque blanc.
Sur l'autre civière, monsieur Baker a repris faiblement conscience, et l'inspecteur Conrad tente de l'interroger lui aussi:
- Vous connaissez l'assassin?
Mais le médecin l'interrompt d'autorité :
- Pas maintenant, inspecteur.
Monsieur Baker fait un nouvel effort pour dire entre deux quintes d'une toux douloureuse :
- Je suis médecin... j'ai un goût de sang dans la bouche... œsophage perforé...
L'inspecteur Conrad insiste :
- Vous voyez qu'il peut parler...
- J'ai dit pas maintenant, inspecteur!
Et le médecin fait signe aux infirmiers d'embarquer les blessés, saute à l'intérieur de l'ambulance et avant de claquer la porte grogne à l'inspecteur Conrad :
- C'est une question de minutes, bon sang, occupez-vous du reste...

L'ambulance démarre, laissant les trois policiers sur la pelouse. Le sergent Elliot disperse les curieux, après s'être assuré que personne n'a vu l'assassin.
- Vous avez vu quelqu'un?... Non, alors rentrez chez vous, nom d'une pipe...
Personne ne discute devant le sergent Elliot. On le connaît, il est îlotier depuis des années dans ce secteur de Staten Island. Le calme revient peu à peu, la maison est désertée, à part un couple de voisins qui s'occupent du bébé. Booth et Conrad se mettent à la recherche des premiers indices. A part le sang, ils ne voient rien de particulier. La maison n'est pas en désordre.
Les voisins, de braves gens d'une cinquantaine d'années, demandent l'autorisation d'emmener les enfants chez eux. Les deux inspecteurs hésitent, mais le sergent Elliot intervient :
- Allez-y. Il faut bien que quelqu'un s'en occupe cette nuit...
Booth intervient :
- Où est le gamin?
Et Elliot grommelle :
- Le gamin? Devinez... Il est dans le garage, il bricole son vélo...
- On le garde un peu, il faut l'interroger.
Les voisins insistent :
- Il est minuit, inspecteur... Il n'a que huit ans...
Et le sergent grommelle à nouveau :
- Possible, mais il bricole son vélo, alors je suppose qu'il peut discuter avec les inspecteurs...
Les voisins emmènent donc le bébé, tandis que Booth et Conrad interrogent le sergent :
- Qu'est-ce qu'il y a, sergent?... On dirait que ce mouflet vous pose un problème.
- Justement. Il a pas de problèmes ce gosse... Jamais vu ça... Son père et sa mère à moitié morts, un assassin dans la maison, et il bricole son vélo!
- C'est un gosse...
- Ouais. C'est un gosse.
Le sergent Elliot ramène donc le « gosse » quelques instants plus tard. Conrad et Booth le font asseoir sur une chaise, au salon. Il balance ses petites jambes bien au-dessus du sol et se dandine pour décoller ses fesses, trempées de sueur sur la moleskine.
- J'ai chaud...
- On a tous chaud, mon grand. Comment tu t'appelles?
- Jacky.
- Tu as huit ans, c'est ça... Ça va l'école?
Le sergent Elliot se place derrière l'enfant et lui tape sur l'épaule :
- Dis donc, gamin... T'as pas été un peu vite? Ils sont pas morts tes parents!
Conrad, étonné par l'attitude du sergent, l'interrompt:
- Allons, sergent... il a eu peur...
Jacky regarde alternativement les hommes, puis choisit l'inspecteur Conrad pour répondre :
- Je croyais que le bonhomme les avait tués.
Le sergent ne démord pas :
- Ça t'a pas empêché d'aller t'occuper de ton vélo!
- Sergent...
Les deux inspecteurs font une grimace significative, qui enjoint au terrible inspecteur Elliot de lâcher le petit témoin. Ce sont eux qui interrogent... Le sergent n'a qu'à rentrer au poste et faire son rapport.
Le gamin regarde le sergent, qui regarde le gamin. Affrontement curieux de quelques secondes. Puis le sergent se résigne à partir, non sans maugréer :
- Raconte tout aux inspecteurs... Monsieur je-sais-tout.
Une fois le sergent disparu, Conrad et Booth s'installent à côté de l'enfant.
- Il est toujours grognon, le sergent. T'en fais pas. Alors, tu l'as vu ce bonhomme?
Jacky fait un récit limité des événements. Vu son âge, il ne s'en tire pas trop mal. Il s'est réveillé la nuit, parce qu'un « bonhomme » en survêtement avec un masque blanc est entré dans la chambre. Il voulait l'étrangler. Il a crié et sa mère est arrivée. Le « bonhomme » s'est alors jeté sur elle, et il l'a frappée avec un couteau de cuisine. Sa mère avait du sang partout, elle s'est traînée jusqu'à son lit, dans l'autre chambre, puis son père s'est battu avec le « bonhomme », il l'a traîné dans l'escalier jusqu'au téléphone, alors le bonhomme a réussi à se dégager et à frapper son père. Il l'a blessé, et il saignait.
L'inspecteur Conrad s'étonne :
- Il n'avait plus de couteau ton bonhomme?
— C'est papa qui l'avait, il lui a pris.
- Mais c'est ta maman qui a téléphoné, et il n'y a pas de téléphone là-haut.
- Quand le bonhomme est parti, elle a réussi à descendre pour téléphoner.
- Et elle a remonté l'escalier?
- Oui. Elle voulait voir mon frère.
- Et où tu étais pendant la bagarre? Tu t'es pas caché? Tu as tout vu?
- Je peux aller dormir chez les voisins?
- Réponds d'abord...
- J'ai sommeil, je veux aller dormir.
L'inspecteur Booth arrête son collègue :
- Il est une heure du matin, il faut le raccompagner, on verra le reste demain...
- J'ai sommeil, je veux dormir...
- Oui... d'accord...
Conrad voudrait bien poursuivre, car avec un enfant, les détails d'un drame comme celui-là peuvent s'évanouir très vite. Mais le gamin s'agite, il a chaud, et il ne manquerait plus qu'on les accuse de mauvais traitements. Les voisins sont là qui attendent, ils ont couché le bébé et s'impatientent. Jacky n'a que huit ans...
Jacky va donc dormir.
Pendant ce temps, dans la chaleur étouffante de la nuit, à l'hôpital, madame Baker meurt d'une hémorragie interne.
Son mari décède trois heures plus tard, à l'aube.
Il fait encore plus chaud, dans la matinée du lendemain, lorsque l'inspecteur Conrad revient pour interroger les voisins et faire ce que l'on appelle une enquête de voisinage dans le quartier.
Il apprend que la famille Baker était heureuse, paisible et sans histoire. Le père avait travaillé dur pour obtenir son diplôme de médecin, il venait de s'installer dans le quartier, après avoir vécu longtemps dans la famille de sa femme, à Orem, dans l'Utah. Le parcours assez classique de l'étudiant en médecine, marié, avec des enfants, et qui parvient enfin à l'indépendance. Il louait cette maison depuis quelques mois, et allait s'installer définitivement deux blocs plus loin, propriétaire d'un cabinet médical.
L'inspecteur Booth, lui, fait à nouveau le tour de la maison du crime. Il note des choses étranges.
La porte de la cuisine, celle du living-room au rez-de-chaussée, étaient fermées de l'intérieur. Les fenêtres également. Par cette chaleur, c'est assez logique. Mieux vaut boucler la maison. Il fait en général moins chaud dans une pièce fermée qu'ouverte aux courants d'air brûlants.
Le petit Jacky affirme que la porte d'entrée était également fermée de l'intérieur. Logique toujours. Dans ce quartier, en 1958, on ne laisse pas sa porte ouverte la nuit. Or il n'y a aucune trace d'effraction. Par où l'assassin est-il entré? Personne n'a pu lui ouvrir la porte. Drôle d'assassin, d'ailleurs, car rien n'a été volé. Les meubles n'ont pas été fracturés, les tiroirs non plus. Le portefeuille du docteur est resté dans sa poche, ainsi qu'une centaine de dollars, dans son bureau. Il ne s'agit donc pas d'un crime crapuleux.
Reste le crime d'un fou. Il pose toujours un problème grave à la police, car si un fou se déchaîne de cette manière, il est susceptible de récidiver. Une soixantaine de policiers sont lancés sur l'affaire, on interroge plus de mille personnes, à partir des fichiers. Les sadiques, les drogués, les malfrats connus, les prisonniers récemment libérés, les malades de l'hôpital psychiatrique où le docteur Baker a travaillé comme interne. Sans aucun résultat.
Vient le jour où l'on arrête un Noir. Il y a toujours un Noir à arrêter quelque part, en cas de crime. Il a dix-huit ans, il est un peu dérangé, et a quitté New York le lendemain du double assassinat chez les Baker.
L'inspecteur Conrad se dit qu'un masque blanc pour cacher un visage noir, c'est une idée.
Le garçon est interrogé pendant des heures. Il nie. Il a un alibi. Le temps de le vérifier, il passe un mauvais moment dans la salle d'interrogatoire du poste de police de Staten Island.
Le sergent Elliot, le terrible, tournicote autour des deux inspecteurs en marmonnant.

- J'y crois pas à votre assassin noir... C'est un tic, chez vous les détectives de la criminelle. Quand vous pataugez, vous mettez la main sur un Noir... Moi, à votre place, j'irais cuisiner le gamin.
- Cuisiner un gosse de huit ans... C'est une obsession, Elliot... Un moutard de son âge ne peut pas être complice d'un meurtre!
- J'en ai vu des moutards... je commence à les connaître. Et celui-là me chiffonne la moustache. Écoutez, c'est pas normal... Quand je suis arrivé, il était là tout tranquille, assis sur le gazon, et il me balance comme si c'était rien: « Maman et papa sont morts »! Exactement comme il aurait dit : « Ils sont partis au cinéma. » Après ça je le retrouve en train de bricoler son vélo...
- Les enfants réagissent parfois curieusement, sergent. Un choc aussi terrible a pu lui faire adopter cette attitude faussement calme, qui vous intrigue. Une sorte de défense contre la peur.
- Moi, je vous dis que ce gosse n'avait pas peur. Que j'ai tort ou raison d'ailleurs, plus rien ne m'étonne dans ce boulot. On me dirait que Sophia Loren a zigouillé ses gosses, je répondrais : possible. Que le Président Eisenhower a empoisonné sa femme, je dirais pourquoi pas ? Que le pape envoie des fléchettes de strychnine à ses évêques... ça ne m'étonnerait pas tellement. Depuis le temps que je traîne mes guêtres dans ce boulot de flic, j'en ai vu tellement de bizarres, que je me dis que tout le monde est capable de tout. N'importe qui de n'importe quoi.. Faites-moi confiance, interrogez le mouflet... Qu'est-ce que vous avez à perdre?
Rien à perdre et tout à gagner en effet. Car le jeune Noir a un alibi en béton, et Booth et Conrad n'ont plus rien à se mettre sous la dent. D'ailleurs leur capitaine est d'accord.
- L'enfant a peut-être un souvenir... Quelqu'un qui serait venu chez eux, avant le crime... Sans aller jusqu'à l'idée fixe de ce brave Elliot, vous devriez reprendre l'histoire à zéro avec le gosse, puisque vous êtes au point mort et qu'il est le seul témoin.
- Le sergent demande à nous accompagner...
- Ce n'est pas une mauvaise idée. Il a l'air bourru comme ça, il joue les terreurs dans le quartier, mais si quelqu'un connaît bien les gens, c'est lui. Il m'a ramené plus d'un moutard à qui on aurait donné le Bon Dieu sans confession et qui en avait fait autant que la moitié des truands du coin.



Jacky paraît en bonne santé. Depuis la mort de ses parents, il a été confié à un pensionnat de l'administration, en attendant de retrouver ses grands-parents, qui ont demandé la garde des enfants. Il va retourner dans l'Utah avec son petit frère. Une question de jours.
L'éducateur le trouve intelligent, éveillé.
- Il a surmonté cette histoire sans problème.
- C'est normal? demande le sergent Elliot.
- Oui et non. Ça dépend. Les enfants de son âge ne réalisent pas vraiment ce qu'est la mort.
- Son père et sa mère, tout de même... c'est différent de la mort d'un petit copain. Tous les malheureux gosses que j'ai vus confrontés à ce genre de drame pleuraient. Ce gosse n'a jamais pleuré.
- Vous n'en savez rien, et moi non plus.
Jacky dessine. Il fait des maisons, avec des arbres autour, le soleil par-dessus. Un chien devant la porte, et un petit bonhomme à côté.
- C'est moi là...
Il est attendrissant comme tous les mômes de son âge. Les cheveux en brosse, le nez en trompette, ce regard bleu tranquille, ouvert sur le monde, la bouche barbouillée de couleurs... Les deux inspecteurs s'apprêtent à l'interroger sans conviction.
— Alors Jacky, tu vas chez ton grand-père ?
— Ouais... chez ma grand-mère aussi...
— T'es content?
— Ouais.
— Dis-moi, bonhomme... on va essayer de se souvenir, hein?
— De quoi?
— Eh bien... par exemple, cette nuit-là, quand ta maman est descendue dans l'escalier, tu étais avec elle?
- Non.
- Ah bon? Et comment tu l'as vue descendre?
- Je sais pas. Je l'ai vue.
- C'est elle qui a téléphoné?
- Oui.
- Et quand tu as parlé dans le téléphone, où était ton papa?...
- Il se bagarrait avec le bonhomme.
- Ah? Tu m'avais pas dit que le bonhomme était déjà parti?
Jacky renifle. Il barbouille un dessin, puis déclare :
- C'est moi qui ai tué papa et maman.
Booth et Conrad sursautent. Les contradictions dans les déclarations de l'enfant commençaient à leur mettre la puce à l'oreille, mais ils ne savaient pas quelle puce. Ils sont interloqués par des aveux aussi incroyables. Le gosse doit mentir. Mais le sergent Elliot, lui, ne s'étonne pas. Il s'assied à côté de l'enfant, et lui retire ses crayons de couleurs :
- On va s'expliquer, gamin. Et on commence par le début. Ton papa t'as mis une raclée? Ou ta maman...?
- Oh non. Ils me battaient pas. Mais on se disputait tout le temps... et puis moi j'aimais pas la maison, d'abord...
- D'accord. Ils te battaient pas. Voyons, comment t'as fait pour les tuer? Est-ce que quelqu'un t'en as donné l'idée?
- J'ai vu dans le journal.
— Quoi?
- Y'avait marqué un truc pour un cadeau, une publicité... C'était marqué « je pense à papa... »
- C'était quoi le cadeau?
- Je sais pas. Je me rappelle plus. Mais y'avait un joli dessin à côté...
Jacky regarde le sergent Elliot, bleu innocent dans les yeux:
- Si tu me donnes le crayon, je le fais...
Sous les regards médusés des inspecteurs, Jacky dessine, maladroitement, en commentant et en tirant la langue d'application:
- Ça c'est une pomme, et là... c'est une main avec un couteau... tu vois... le couteau il coupe la pomme.
Le sergent Elliot, que rien ne surprend, l'est tout de même un peu, surpris...
- C'est ça qui t'as donné l'idée de tuer ton papa et ta maman?
- Oui. Le couteau. J'ai un couteau de scout. Alors j'ai caché le couteau dans le journal. Et puis, le soir, j'ai changé de couteau. Y'en avait un dans la cuisine, il était plus gros, maman elle se coupait tout le temps avec...
Ainsi, le petit bonhomme Jacky se serait levé, dans la nuit, vers dix heures, il aurait pris le couteau de cuisine, et il aurait frappé d'abord sa mère, puis son père ensuite, au rez-de-chaussée.
Les deux inspecteurs n'y croient pas. Impossible. Qu'il frappe suffisamment fort pour causer des blessures mortelles, c'est encore possible, mais les parents étaient conscients lorsque la police est arrivée. La mère surtout. Pourquoi n'a-t-elle rien dit? Elle a parlé, comme son fils, d'un homme en survêtement bleu avec une cagoule blanche.
Jacky hausse ses petites épaules:
- J'ai dit ça pour rire.
Pour rire. Le sergent Elliot attrape le gamin, le soulève, le pose sur la table, pour le mettre à sa hauteur:
- Et ta maman, elle a dit ça pour rire aussi?
- Je sais pas. Peut-être elle a dit comme moi.
- Tu as dit ça à l'inspecteur dans le jardin. Ta maman ne le savait pas...
Le sergent Elliot essaie de faire dire à l'enfant qu'il n'était pas seul... qu'il ment, qu'il s'attribue le crime, pour faire l'intéressant comme on dit...
Lui qui soupçonnait cet enfant, l'horreur de ce qu'il entend à présent le pousse à trouver une autre explication...
Mais l'inspecteur Conrad dit tristement:
- J'ai dit ça dans la chambre devant la mère, je me souviens, elle était dans les vapes, mais elle a pu entendre.
- Mais pourquoi aurait-elle répété une bêtise pareille, si c'est le gosse qui l'a frappée...
- Pour le protéger... Mets-toi à sa place... Tu te rends compte de l'horreur? Du scandale? Un fils de médecin de quartier qui poignarde ses parents... La vie foutue...
- Elle en est morte, et le père aussi.
- Elle croyait s'en tirer. Protéger le gosse au maximum, et régler l'affaire en famille...
Les deux inspecteurs examinent l'hypothèse, elle pourrait tenir, si le gosse ne ment pas. Mais il reste une inconnue tout de même: L'arme du crime n'a pas été retrouvée, et comment un enfant de huit ans a-t-il pu frapper assez fort pour tuer?
Reste aussi le mobile. Pourquoi un enfant de huit ans se décide-t-il à poignarder son père et sa mère avec autant de tranquillité? Ce sont les psychiatres qui le révèleront.
Jacky ne supportait pas d'avoir été séparé de ses grands-parents, il était heureux dans l'Utah avec eux. Or papa et maman allaient s'installer définitivement à New York, à Staten Island. Ça ne lui convenait pas...
Aux États-Unis, les enfants de moins de douze ans ne peuvent pas comparaître devant un tribunal. Jacky est donc placé dans un hôpital psychiatrique. Il représente pour les médecins un cas latent de folie de persécution. Il s'est estimé persécuté quand on l'a séparé de ses grands-parents, quand il a dû quitter Orm, la maison, le chien... l'endroit où il avait toujours vécu, où il était né.
Le déménagement fut une cassure dans sa vie. Puis il y eut la naissance de son frère, et l'achat de la maison de Staten Island, où son père allait exercer son métier.
Le parricide pourrait alors s'expliquer. Mais tuer la mère... là, les psychiatres sont moins d'accord.
Et le crime de Jacky reste encore quelque temps une énigme. Invention, mensonge... il y a trop de détails étranges dans cette histoire.
Mais le sergent Elliot le terrible avait raison.
Les enquêteurs se rendront à l'évidence. Il le faudra bien, le jour où Jacky dira:
- Le couteau, je me rappelle où je l'ai mis. En dessous des pots de fleurs cassés, derrière le garage.
La maman du petit Jacky Baker adorait les plantes vertes, il y en avait beaucoup dans la maison. Elle avait un endroit à elle, derrière le garage, où elle empilait les vieux pots, après transplantation dans des jardinières ou des bacs.
Le couteau est là. Aussi grand que le bras du petit Jacky, à deux centimètres près. Pointu et tranchant, il servait à découper les côtes de bœuf, les jours de barbecue.
Il porte sur le manche les empreintes de l'enfant. Et le sang de son papa et de sa maman.