TÊTE DE LINOTTE
C'est un lundi de septembre 1980, au bord du lac de Côme, en Lombardie. Non loin de la Suisse. Une matinée superbe, un soleil déjà haut, car il est onze heures et demie du matin, de légères brumes sur les montagnes environnantes, et un dégradé de bleus dans le ciel, en passant du bleu aigue-marine au saphir profond. Un décor de carte postale, que l'on aimerait bien contempler chaque matin, en ouvrant sa fenêtre. Comme monsieur et madame Garibaldi, comme leur fils aîné Oscar, et le petit dernier Giulio.
Les Lombards, peuple germanique, sont installés ici depuis le VIe siècle. Si l'on examine un type de Lombard, Franco Garibaldi, le père, est un bon exemple. De haute taille, athlétique, brun de peau et de cheveux, les dents blanches, le sourire éclatant donc, un peu loup, et l'oeil noir dans le style câlin, ou guerrier. Câlin lorsqu'il croise une jolie femme, guerrier lorsqu'il choisit une arme pour participer à un concours de tir. Franco est un champion. De nombreux trophées, gagnés à travers l'Italie, la Suisse et l'Allemagne, en font foi. Mais comme beaucoup d'amateurs de tir, c'est un calme, un paisible. Il exerce un métier de rond-de-cuir, dans l'administration où il dirige les services de la voirie. Un emploi tranquille et sans risque. Il s'y rend tous les matins, pour s'installer à son bureau, dès neuf heures, après avoir dégusté le capuccino que lui prépare amoureusement son épouse Yosépine.
Yosépine est une jolie femme douce qui n'a inventé ni la poudre ni le fil à couper le beurre, et n'a qu'un dieu : son époux. Franco, devenu « Coco» dans l'intimité, est assuré d'un dévouement total, du capuccino matinal à l'apéritif du soir.
Oscar, le fils aîné, seize ans, ne donne satisfaction à son père qu'en une seule matière. Il semble également doué pour le tir et a déjà remporté des tournois juniors. Pour le reste, tout le reste, c'est moins bien. Le physique d'abord. L'adolescent de seize ans ne présente pas les mêmes caractéristiques que le père. La ressemblance est là, mais en mou... Visage mou, épaules molles. Il est gentil, affectueux, en bonne santé, mais il grandit difficilement. On lui donnerait à peine quatorze ans. Son menton lisse et son peu d'empressement auprès des filles désolent un peu son père. Sa médiocrité scolaire a déçu sa mère. Les parents ont sorti le gamin de l'école pour le mettre en apprentissage dans un atelier d'armurerie, puisque c'était là son seul don évident.
Giulio, le dernier, neuf ans, promet davantage. Mais cette histoire le concerne peu. Sa mère l'emmène à l'école le matin, va le rechercher pour le déjeuner de midi. Il travaille bien, et joue avec le chien.
La jolie villa lombarde des Garibaldi, un bien de famille, n'est pas très grande, mais admirablement située.
A onze heures et demie, ce matin-là, comme tous les jours de la semaine, elle est déserte. Seul le chien ronfle au soleil, étalé sur le gravier, les pattes en l'air.
Où sont donc les Garibaldi ? Yosépine est allée au marché, elle va rentrer en ramenant Giulio de l'école. « Coco » est à son bureau qu'il quittera vers midi, et sera là un quart d'heure plus tard. Oscar est à l'atelier d'armurerie, où il est arrivé comme d'habitude avec du retard. Il flâne, il traîne, la ponctualité n'est pas son point fort. En se promenant à l'étage, on pourrait constater que les chambres sont rangées, les couvertures tirées, le ménage fait. Le salon, meublé en design, laque et acier, est impeccable, les trophées du père astiqués, le carrelage luisant. Yosépine est une excellente ménagère. La cuisine est plus étrange. Propre, certes, pas de vaisselle qui traîne, pas de reliefs du petit déjeuner. Un ordre parfait, où l'on remarque une installation bizarre qu'il faut décrire avec précision.
Un fil de lin traverse la cuisine. Il part du haut de la porte à laquelle il est fixé par un clou... puis tourne autour d'un piton enfoncé dans le mur... Puis un deuxième piton, placé de telle sorte que si le fil se détend et se tend, il viendra se placer derrière ce deuxième piton. Ensuite le fils passe au-dessus du plan de travail en formica, où sont soigneusement disposés un percolateur électrique, un mixeur et une rôtissoire. En suivant toujours ce fil, au-dessus du plan de travail, on le voit tourner derrière un troisième piton, et plonger sur l'évier en inox, où se trouve fixé un petit étau de serrurier. Là, serré entre les mâchoires de l'étau, un revolver. Et le fil aboutit à la gâchette du revolver. Le soleil inonde gaiement la cuisine, en passant au travers des rideaux de cretonne bleue et blanche. Il fait briller aussi l'acier du canon du revolver, braqué à hauteur de poitrine.
La main criminelle qui a installé ce piège dans la cuisine des Garibaldi a soigneusement calculé la trajectoire.
Mais le revolver ne vise pas la porte. C'est-à-dire que la première personne qui entrera, en poussant cette porte, ne prendra pas une balle dans la poitrine. Le dispositif est plus astucieux. Il faut que cette personne pousse le battant de la porte, afin que le fil se détende simplement. Il faut qu'ensuite ladite personne pivote pour refermer la porte, c'est là que le fil se tendra, viendra se glisser automatiquement derrière le deuxième piton, son trajet se trouvera alors allongé de quelques centimètres supplémentaires et, devenant trop court, le fil agira sur la gâchette, au moment où la victime fera face de nouveau au revolver, et le coup partira.
C'est ingénieusement simple. Mais qui est visé?
Le revolver vise trop haut pour atteindre les neuf ans de Giulio, la balle lui passerait au-dessus de la tête. Les trois autres membres de la famille, c'est-à-dire, Yosépine, Franco et leur fils Oscar, eux, ne peuvent pas y échapper.
Or voici que grince la porte du jardin. Un pas sur le gravier. Si c'est Franco, le père, on devrait l'entendre dire : « Salut, le chien »... il le dit toujours. Et le chien gratte la porte tandis que son maître met la clé dans la serrure.
Ce n'est pas le cas. C'est donc la mère? Elle est en général la seconde à rentrer à la maison tenant Giulio par la main. D'habitude Giulio braille une chanson quelconque, ou se roule sur le gravier avec le chien.
Ce n'est pas le cas non plus, on n'entend qu'un seul pas sur le gravier, et le chien ne se manifeste pas.
Admettons qu'il s'agisse d'Oscar, le repère auditif est simple. Avant de se rendre dans la cuisine, il se précipite sur son transistor, pour écouter, pleins pots, un rock nasillard qui écorche les oreilles du chien, et celles de n'importe qui d'ailleurs.
Pas de radio, pas de rock. Le chien a seulement remué la queue, en silence, le pas est rapide, pressé. La poignée de la porte de la cuisine tourne, une tête aux cheveux acajou et bouclés apparaît, un morceau de robe à fleurs froufroutante, c'est la mère, Yosépine, encombrée de sacs de provisions et d'un pack de bouteilles de bière. Elle est pressée : trop chargée, elle a choisi de déposer ses paquets avant de prendre Giulio à l'école. L'affaire de cinq minutes... elle a juste le temps.
Sans précipitation donc, mais d'un geste machinal et mille fois répété, elle pivote sur elle-même pour repousser la porte du pied droit et la refermer au nez du chien, toujours à l'affût d'une friandise rapportée du marché.
La porte se referme, et tandis que le nez du chien se plisse d'une déception habituelle, le coup part. Presque à bout portant, et si violent qu'il rejette en arrière Yosépine, touchée au-dessus de l'épaule gauche. La détonation fait vibrer les verres et la vaisselle empilés dans les placards, résonne dans le silence de la maison déserte, et fait bondir le chien au-dehors, et se desser ses oreilles.
La balle est ressortie à travers l'omoplate pour aller se ficher dans le mur.
Yosépine s'effondre sur le carrelage bleu et scintillant de soleil, où coule lentement un petit filet de sang vermeil.
Le silence s'installe. Puis le chien vient renifler la porte, gratter, grogner, aboyer. Il a conscience du drame, il court dans le jardin en aboyant, et croise un voisin qui, inquiet du bruit de la détonation, violente, et de l'agitation du chien, appelle aussitôt police-secours.
L'ambulance arrive très vite, ainsi que le commissaire Anselmi. Un autre type de Lombard, ce commissaire Anselmi. Une ombre silencieuse, discrète, en pantalon gris et blazer bleu, le cheveu gris, la cravate club, long et maigre, il marche souplement sur la pointe des pieds comme s'il ne voulait déranger personne. Élégant, racé, Milanais jusqu'au bout des ongles, malin.
Le commissaire Anselmi courbe sa haute taille sur la civière où Yosépine a repris connaissance. Mais le choc l'empêche de parler trop. Elle répète pour la deuxième fois au commissaire, d'une petite voix essoufflée :
- Je ne sais pas... je ne sais pas... qui a voulu me tuer.
Yosépine n'a effectivement aucune idée sur l'identité de l'agresseur. Elle n'a même pas vu le dispositif. Elle n'a vu personne et dans sa vie de petite épouse bourgeoise, il n'existe pas, à sa connaissance, d'ennemi décidé à la tuer. C'est inconcevable.
Le commissaire Anselmi laisse partir la civière et pénètre dans la cuisine à nouveau, pour examiner le bricolage ingénieux et criminel qui vient de blesser Yosépine. Blessée seulement c'est une chance...
Il n'a jamais vu ça, le commissaire Anselmi, et Dieu sait pourtant que dans la vie d'un policier, les astuces des criminels sont stupéfiantes. Une de plus. C'est alors qu'il découvre un élément passé inaperçu. Une enveloppe, probablement tombée à la suite de la déflagration. Elle est visible sous un pan de la nappe qui recouvre la table de la cuisine. C'est une simple enveloppe contenant une feuille de papier, sur laquelle est écrit :
« J'espère que ça a réussi! Tu nous as assez emmerdé avec ton autorité! Si c'est réussi, Mort! Mort! Mort!»
L'écriture est contrefaite volontairement, et le texte, éminemment littéraire, a dû être écrit à la va-vite, sans que l'auteur y apporte beaucoup de réflexion.
Le commissaire Anselmi fait le tour de la maison et choisit d'attendre le père de famille au salon. Il ne saurait tarder, le voisin ayant précisé qu'il rentrait vers midi et quart.
Effectivement, vers midi et quart, Franco Garibaldi arrive à la hauteur de sa maison, immédiatement affolé par la présence d'une voiture de police et le commentaire du voisin.
Il fait une entrée brutale dans le salon design, en criant:
- Où est-elle ? Comment va-t-elle ?
La longue silhouette maigre du commissaire se déplie, à partir du canapé trop bas, pour se retrouver face à Franco Garibaldi. Il le regarde tout d'abord sans répondre, quelques secondes. Il aime bien examiner le visage des suspects en silence, lorsqu'il les voit pour la première fois. Pour se faire une idée. Or Franco est un suspect. Forcément, puisqu'il habite cette maison, et que seul un familier de cette maison a pu mettre au point un dispositif de ce genre. Doublement suspect, puisque les trophées alignés sur les étagères du salon trahissent sa passion pour le tir...
- Elle s'en sortira, monsieur Garibaldi.
Et le commissaire observe également la réaction sur le visage du suspect. Il n'y en a qu'une, d'impatience.
- Je veux la voir.
- Entendu, mais parlons d'abord quelques minutes. J'ai des questions à vous poser.
Le commissaire entraîne Franco dans la cuisine. Ouvre la porte, et là aussi observe sa réaction. Stupeur. Il n'est que stupeur.
- Qu'est-ce que c'est que ça... Le voisin m'a dit qu'on a tiré sur ma femme... Je ne m'attendais pas... mais qu'est-ce que c'est?
Le commissaire Anselmi lui tape sur l'épaule.
- Ne m'en veuillez pas, je voulais voir votre réaction, je suis obligé de penser à tout dans mon métier... or il paraît que l'on vous voit souvent en ville avec une jeune femme, qui n'est pas votre épouse...
Franco Garibaldi, dépassé par les événements, se laisse tomber sur une chaise de formica, s'essuie le front. Est-il furieux ou désemparé ? Difficile à dire. Les deux, probablement.
- Ça, je sais d'où ça vient... C'est complètement stupide, commissaire... ça n'a rien à voir...
- Expliquez-moi ce qui n'a rien à voir avec qui?
- C'est vrai, depuis quelque temps je fréquente une jeune femme... mais c'est sans importance... une passade, je n'ai aucun projet, surtout pas de me séparer de Yosépine... Un homme a bien le droit de...
Le commissaire caresse le revolver d'un mouchoir léger, se penche, l'examine, puis se redresse brusquement et sous le nez de Franco demande :
- Vous connaissez cette arme?
Surpris, Franco examine à son tour le revolver :
- Non. Jamais vue.
- Et l'étau?
- Non plus...
- Vous êtes champion de tir, monsieur Garibaldi...
- Oui, justement... si j'avais voulu tuer ma femme, j'aurais visé plus bas... Regardez la trajectoire du canon...
- Et cette écriture, monsieur Garibaldi?
Franco Garibaldi ouvre des yeux stupéfaits sur le message. Se gratte la tête, puis se décide :
- On dirait... enfin ça pourrait ressembler à l'écriture du voisin.
- Quel voisin? Celui qui nous a prévenus?
- Exactement...
- Quelles raisons aurait-il de vouloir tuer votre femme?
- Je n'en sais rien... C'est un type bizarre, j'avais interdit à Yosépine de le laiser entrer dans la maison. Il y venait à tout bout de champ... Cela dit, c'est plutôt à moi qu'il devrait en vouloir. Il m'énerve! On peut s'attendre à tout avec lui, il est dingue... complètement dingue!
- Ça se traduit comment?
- Quand vous l'aurez vu deux minutes vous comprendrez... Ce type n'est ni chèvre ni bouc, asexué... une espèce de harpie, une concierge en pantalon. Il est toujours au courant de tout, sait tout. A croire qu'il a des yeux derrière la tête... Un fouille-merde...
- Capable de tuer?
- J'en sais rien, commissaire... avec ce genre de type on ne sait jamais rien de précis... des anguilles. Mais je dirais tout de même que le bricolage n'est pas son fort...
Franco examine encore le système, et répète :
- Pas son fort... ce genre de truc... ou alors il avait la notice.
Le commissaire Anselmi entraîne Franco hors de la cuisine et fait signe à un policier de le conduire à l'hôpital. Penché une seconde à la portière de la voiture, il demande :
- C'est vous qui auriez dû rentrer le premier en principe?
- Oui. D'habitude je rentre avant ma femme.
- Merci.
Cette façon de poser des questions abruptes est une spécialité du commissaire Anselmi. Il compte beaucoup sur cette technique. Elle ne laisse pas le temps au témoin de réfléchir et, parfois, c'est intéressant. Mais en ce qui concerne Franco, le résultat semble l'innocenter.

Au tour du voisin. Portrait fidèle. Petit, chauve, rond et mou. Il se déplace avec précaution, comme si le sol était miné. Il roule des yeux de veau mâtinés de serpent, dans tous les sens. Peut-être en a-t-il effectivement derrière la tête... Les mains moites se frottent sans arrêt l'une contre l'autre. Les doigts boudinés ne serrent pas la main du commissaire, ils l'effleurent. La voix chuchote, précieuse. Les phrases sortent d'une bouche ronde et rose, ampoulées... susurrantes :

- Ce n'est un secret pour personne... Franco a une maîtresse en ville. Il ne s'en vante pas, mais tout le quartier est au courant...
- Tout le quartier c'est vous, monsieur?
- Oh je sais... il a dû me traiter de pipelette, ou de Dieu sait quoi d'autre... mais n'empêche... cette femme est l'épouse d'un conseiller municipal, un communiste! Vous vous rendez compte?
- De quoi dois-je me rendre compte?
- Franco fait partie de la démocratie chrétienne!... Et ce n'est pas tout, pour m'exprimer vulgairement, si vous le permettez... le « cocu »... doit le savoir. Je suis sûr qu'il sait! Seulement il ne dit rien, et savez-vous pourquoi il ne dit rien?... Je vais vous le dire, moi... Parce que ça l'arrange. Il dirige une entreprise de travaux publics, et Franco, lui, dirige les services de la voirie... Vous me comprenez?
Le commissaire examine le salon où le reçoit le voisin, des coussins, des coussins, et encore des coussins... des tapis et encore des tapis. Des rideaux de soie, des lampes, et trois chats siamois, aux yeux obliques, inquiétants d'immobilité.
- Dites, monsieur, pourquoi, selon vous, monsieur Garibaldi aurait-il voulu tuer sa femme?
- Ah, je n'ai pas dit ça... je n'ai pas dit ça...
Les doigts boudinés s'agitent, le corps mou s'affale sur les coussins mous.

- Comprenons-nous... commissaire. Franco n'a pas besoin de tuer sa femme. Vous voulez que je vous dise ? Il s'en fiche! Elle rampe devant lui, que c'en est écœurant... Il est d'une autorité! Un vrai macho... Et elle est prête à tout avaler... Hier encore, tenez, il lui a fait croire qu'il allait à une séance de travail à la mairie... Pas du tout! Pas du tout! C'était du bidon... Il est allé dîner avec sa maîtresse, en ville, à une terrasse.
- Vous l'avez vu, je suppose?
- Je l'ai vu...
- Vous voyez tout, en somme?
- Vous savez, commissaire, dans la vie, il faut se méfier... toujours se méfier... La preuve, tout peut arriver...
Les yeux mi-veau mi-serpent font un tour complet dans les orbites. Cet homme est un paranoïaque. Simple. Délire de persécution, curiosité maladive... et probablement hypocondrie. Sur la table basse qui trône au milieu des coussins empilés, une théière, une tasse, et des boîtes de pilules de toutes les couleurs...
Un délire de paroles aussi. Lorsqu'il commence une phrase, difficile de l'arrêter.
- Cette femme, bien gentille, adorable... mais stupide, elle avale tout, je vous l'ai dit, il pourrait lui amener une maîtresse à dîner, elle croirait sur sa parole que c'est une amie rencontrée par hasard, et qu'il n'a pas revu depuis des années... mais à propos... j'ai vu l'installation dans la cuisine... et on m'a dit que le coup avait été tiré trop haut...; ce n'est pas elle qui était visée alors... mais le mari...
Le commissaire profite d'une respiration pour couper le fleuve de paroles :
- Justement! Si nous en parlions. Qui aurait voulu tuer Franco Garibaldi? Vous?
- Comment, qu'est-ce que vous dites, moi?
- Il vous a flanqué à la porte!
- Ah non... ah non... il ne m'a pas flanqué à la porte, il a dit à sa femme que je l'énervais! Vous vous rendez compte! Moi, je l'énerve, mais qu'est-ce que j'ai pu faire pour l'énerver, hein?
— Vous occuper de ses affaires privées, par exemple, et qui ne vous regardent pas... Pourquoi êtes-vous sûr que c'est lui que l'on visait ?
- Oh c'est simple, très simple, une déduction... issue de l'observation la plus élémentaire... Le matin, madame Garibaldi est chez elle, ou alors elle sort pour aller faire des courses. Dans ce cas, elle prépare le déjeuner, puis vers midi elle va chercher son fils à l'école. Pendant ce temps, le père arrive, le premier, pour le déjeuner, et le fils aîné en dernier... A propos du fils d'ailleurs, vous savez qu'il travaille chez un armurier?
- Je le sais... mais vous en savez sûrement plus ?
- Il est apprenti chez le commandatore Allegranti. C'est une tête de linotte vous savez... un môme... Il ne fait pas son âge... Je ne vois pas pourquoi il aurait voulu tuer sa mère ou son père... Immature complètement cet enfant. Le père a bien du mal avec lui, mais il l'aime beaucoup... à cause du tir, toujours les armes à feu... brr... quelle horreur. Ils sont copains là-dessus, ils s'exercent ensemble. Tous les dimanches matin, on est réveillés par des détonations étouffées... Ils ont installé un stand dans leur cave, et ça tire, ça tire... des obsédés... D'ailleurs quand j'ai entendu le coup de feu, ça m'a frappé, ce n'était pas dans la cave, j'ai bondi!
Comment peut faire cette boule ronde et molle pour bondir? Comme ses chats sans doute...
- Que faisiez-vous ce matin?
- Un alibi? C'est ça? Vous me demandez un alibi à moi... Comme si j'étais un criminel supposé, un assassin.
- Vos horaires, et qu'on en finisse!
- C'est simple. J'ai un pédicure qui vient tous les lundis matin... Je souffre abominablement de cors sous les ongles, il est arrivé à neuf heures, il est reparti à onze heures... et avant cela, j'ai une femme de ménage, elle vient tôt, je n'ai pas bougé d'ici... vous pouvez vérifier... Giancarlo vous dira qu'il a eu du mal, surtout avec le pied gauche, regardez...
Et la boule molle d'exhiber des doigts de pied tout aussi boudinés, ornés de tampon de coton, vernis, roses...
Le commissaire abandonne le voisin. A ses angoisses, ses fantasmes, ses doigts de pied et ses chats. Pas le genre à tuer de cette manière. Mais Oscar... Oscar est plus passionnant à entendre. Oscar est rentré d'ailleurs, plus tôt que d'habitude. Il est là, assis sur le perron, avec son regard de bébé, son air candide, ses lèvres sans moustaches. Seize ans... Qui le croirait, avec ses joues de bébé, rondes et lisses? Il y coule des larmes. Oscar paraît très affecté par le drame dont sa mère vient d'être victime.
- Comment va maman? Elle ne va pas mourir, dites?
- Pas du tout.
- Et papa où est papa?
- Il est avec elle...
Le commissaire s'assied sur le perron à côté d'Oscar qui renifle.
- Tu rentres plus tôt que d'habitude, non?
- Oui, je suis sorti de l'atelier dix minutes avant l'heure de midi. Je voulais acheter un disque, mais le magasin était fermé.
- Et tu es arrivé au travail à quelle heure?
Oscar a l'air ennuyé. Il rougit un peu, tortille son pied :
- Je suis arrivé en retard. Au moins une heure...
- Pourquoi?
- Je me suis couché tard... C'est pas de ma faute, j'étais en Suisse, à un tournoi... et j'ai gagné... regardez!
Oscar se lève, entraîne le commissaire dans le hall et lui montre un trophée, magnifique objet d'art comme on dit... représentant un Guillaume Tell en laiton, sur socle de plastique. Il en est fier.
- Ça se passait où, ce tournoi?
- A Lugano... une rencontre junior, italo-suisse.
- Et tu es rentré quand?
- Dans la nuit, c'est pour ça que j'étais en retard ce matin... J'avais sommeil, c'est pas de ma faute...
Dans la cuisine, Oscar examine le dispositif, d'un œil interessé, la moue boudeuse. Le commissaire lui pose les mêmes questions qu'à son père :
- Tu connais cette arme?
- Non. Je l'ai jamais vue. On n'a pas ça à la maison.
- Et l'étau?
- Non plus...
- Qu'est-ce que tu penses de l'angle de tir?
- Je sais pas... Rien pourquoi?
- Si tu avais voulu tuer ta mère...
- Ça va pas? Qu'est-ce que vous racontez?
- Je répète : Si tu avais voulu tuer ta mère, avec ça, est-ce que tu aurais placé le revolver à cette hauteur?
Oscar renifle, jette un œil apeuré au policier, puis se décide.
- Ben non, c'est trop bas...
- Bon. Qui rentre le premier à la maison pour le déjeuner?
- Papa...
- Tous les jours?
- Ouais... tous les jours. Et s'il rentre pas il prévient le matin ou la veille. Ça arrive...
- Tu crois que c'est ton père qu'on a voulu tuer?
- Je sais pas moi...
- Réfléchis... Le canon est placé haut, ça ne convient ni à toi ni à ta mère. D'autre part, un dispositif comme ça est forcément destiné au premier qui rentre? Conclusion ?
- Je sais pas moi... peut-être...
- Et qui voudrait tuer ton père?
- A part le voisin qui peut pas le blairer... je sais pas.
Le voisin. Encore le voisin. Il est vrai qu'il a une sale tête, mais le délit de sale tête ne doit pas exister. Et le commissaire n'y croit pas.
L'armurier, le commandatore Allegranti, est un officier du génie. Tout petit bonhomme, autoritaire, légèrement gâteux, mais sympathique et un rien rigolo. Il observe attentivement l'arme que lui tend le commissaire.
- Ma foi... si vous demandez si je connais ce type d'armes, je vous répondrai que oui... si j'en ai vendu, je dirais oui aussi... à qui je l'ai vendue, il faudrait que je puisse consulter mes livres... si on me l'a volée... c'est possible, d'après les guillochures sur la crosse, je dirais rapidement que c'est un modèle récent, et que j'ai pu en vendre des centaines... Après réflexion ça me fait sûrement quelques morts sur la conscience, mais que voulez-vous... je me console en me disant qu'il doit y avoir dans le lot plus de malfaiteurs que de braves gens...
- Votre apprenti...
- Oscar? Le célèbre? Qu'est-ce qu'il a fait ce sagouin?
- Pour l'instant rien. A quelle heure est-il arrivé à l'atelier ce matin?
- Je ne sais pas. Je n'étais pas là, il faut demander ça au contremaître, je veux bien lui téléphoner, mais si je tombe sur sa femme, je raccroche, je vous préviens. On s'est engueulés, elle et moi, pas plus tard qu'avant-hier. A propos d'Oscar justement. Elle s'occupe de la comptabilité, elle voulait que je flanque Oscar à la porte, moi, j'hésitais... Son père est un ami, mais en fait elle a sûrement raison, voilà un gamin qui ne suit pas les cours techniques, qui sèche l'atelier, il est toujours dans la lune, infantile, tête de linotte et jamais à l'heure. On n'en tirera rien de bon. A part sa passion du tir, rien à en faire. Hier j'ai pris la décision, je le lui ai dit d'ailleurs, son père devait venir me voir pour en parler.
- Comment a-t-il réagi?
- Oscar ? Mal, évidemment. Il a une trouille bleue de son père.
Au téléphone, le contremaître a une réponse fataliste :
- Oscar? Il est arrivé en retard comme d'habitude... une heure au moins. Et il est reparti en avance évidemment... Ça a dû lui faire une heure de présence en tout.
Oscar a donc quitté l'atelier à onze heures du matin. Or il a prétendu ne l'avoir quitté qu'à midi moins dix, pour aller acheter un disque.
Le contremaître ne l'a même pas empêché de filer. A quoi bon, il était fichu à la porte, ça n'avait plus d'importance...
Mais Oscar est décidément une tête de linotte.
Face au commissaire, à nouveau, cette tête de linotte prend un air apeuré.
- Je vous ai dit que j'allais acheter un disque. C'était fermé...
- A onze heures du matin?
- Non, il était plus de midi...
- Comment ça se fait, puisque le contremaître t'a vu partir à onze heures?
- Il était pas onze heures, il était midi moins dix et quand je suis arrivé au magasin...
- Oscar? Tu étais en Suisse dans la nuit de samedi à dimanche... n'est-ce pas?
- Oui... je vous l'ai dit, je suis rentré tard...
- Tu ne sais donc pas que chez nous, en Italie, dans cette nuit de samedi à dimanche, nous sommes passés à l'heure d'hiver... Là-bas, en Suisse, rien ne change... et ce matin, tu n'as pas changé ta montre. Fais voir ta montre?
La montre, effectivement, affiche une heure de trop.
C'est ainsi qu'il ne fut guère difficile au commissaire Anselmi de faire avouer la tête de linotte.
Oscar, le petit Oscar, l'enfant attardé, la tête de linotte, avait planté ses pitons le samedi. Le dimanche, il était allé gagner son Guillaume Tell en Suisse, était rentré dans la nuit, était arrivé en retard à l'atelier le lundi. Il en était reparti à l'heure choisie par lui. Avant midi, croyant que sa mère serait à l'école, et que son père allait rentrer le premier comme d'habitude. Il avait donc disposé son fil entre les pitons, orienté le canon, et il avait filé, après avoir griffonné le message de mort. En espérant faire accuser le voisin. Que l'on pouvait accuser de tout ou à peu près...
Seulement voilà, Oscar avait achevé son bricolage à onze heures et quart en réalité, au lieu de midi. Cette tête de linotte, pour ne pas avoir noté l'heure d'hiver, avait failli assassiner sa mère au lieu de son père.
En fait, il ne voulait assassiner personne selon lui. Seulement blesser son père, avec qui il s'entendait pourtant fort bien. Il voulait tout bêtement l'empêcher d'avoir cette conversation avec son patron. L'empêcher seulement, pas le tuer... Faire diversion en quelque sorte. Mais il reste que selon l'angle du canon de revolver, Franco Garibaldi aurait très certainement pris la balle en plein cœur, ou à quelques millimètres près. L'exactitude d'un piège comme celui-là peut en effet fonctionner sur la hauteur mesurée d'un individu, mais en largeur c'est le hasard qui joue. Tout dépend de la position du corps dans l'espace... un peu à gauche... un poumon... un peu plus à droite, un poumon et un cœur...
Mais l'intelligence d'Oscar n'allait pas jusqu'à tenir compte du hasard.
Des psychiatres se sont évidemment penchés sur cette intelligence puérile, pas plus de dix ans d'âge pour un gamin de seize...
Et Oscar s'est retrouvé en maison de santé. Il visait juste, il pensait faux. En admettant qu'il lui arrive de penser. Selon le voisin, lorsque l'on demandait à Oscar :
- A quoi tu penses, Oscar?
- A rien, répondait Oscar.
Et là, il pensait juste, selon le voisin. Cette mauvaise langue.