LA PIQÛRE
Été 48. La voix de Piaf résonne sur les toits de
Paris. Une cloche sonne, elle annonce la naissance, l'amour et la
mort de Jean-François Nicot. Paris l'a reprise en chœur, cette
chanson, et la voix fracassante a donné le frisson au public.
Verdier Michel, il se nomme. Né à Paris,
16e arrondissement, profession :
comptable, demeurant 12, bd Saint-Jacques.
Les berges de la Seine sont émaillées de quelques
pêcheurs placides. C'est l'heure matinale où les gardons font le
gros dos dans l'eau grise, sous le soleil léger.
Un vieux monsieur en casquette tire sur sa ligne
en grommelant. Il a dû accrocher une épave quelconque.
C'est Michel Verdier. Le corps athlétique du jeune
homme brun de vingt-cinq ans, vêtu curieusement d'une canadienne
usagée et d'un costume de qualité, dérive au bout d'un hameçon
ridicule. Les cheveux bruns collés au front, haut et large, sont
mêlés à des algues verdâtres.
Le vieux monsieur, tout pâle d'émotion, appelle à
la rescousse, en maintenant sa ligne. Il a peur de perdre prise.
Bientôt le corps alourdi est hissé dans une barque, puis sur la
berge. Michel Verdier porte ses papiers dans la poche intérieure de
son costume bleu marine. Son portefeuille contient mille
quatre-vingts francs (anciens, bien sûr) et sa montre remplie d'eau
indique deux heures quinze.
Sur un chariot de la morgue, le corps dénudé est
examiné. Il ne porte aucune trace de violence. La mort remonte,
selon le légiste, à environ un mois.
Le commissaire Gilles tient son feutre à la main.
Un mouchoir sur la bouche, il fait signe au légiste qu'il en a
assez vu.
- Suicide?
- Suicide, ou accident... mais je n'ai pas trouvé
de traces d'alcool. Ni de blessures apparentes. Il est évident
qu'une bagarre, même violente, peut ne pas laisser de traces,
surtout après un mois d'immersion dans la Seine. En plein été, ça
va vite...
— La famille est venue?
— Le père, ce matin. Il a signé la reconnaissance
d'identité.
— Réactions ?
— Habituelles. Très éprouvé, le pauvre homme. J'ai
cru comprendre que son fils est un ancien déporté. C'est bien la
peine de sortir des camps pour finir dans la Seine à son
âge...
Le commissaire Gilles remet son feutre et quitte
la morgue pour retrouver avec délices l'air doux et frais de l'été
parisien. Il va prendre l'autobus pour se rendre dans le
14e arrondissement, rue
Saint-Jacques.
Dans un immeuble bourgeois, grisâtre, en pierre de
taille, il repère le nom des Verdier sur les boîtes aux
lettres.
Un paillasson, une sonnette qu'il faut tourner
dans les deux sens pour la faire grincer. Une domestique en tablier
bleu.
- Monsieur Verdier ne va pas tarder, monsieur le
commissaire, si vous voulez patienter...
Salon aux meubles cossus, vieillots, entretenus
avec peine, tapis persan aux couleurs fanées, rideaux pâlis aux
embrasses de satin. Un décor un peu triste, conventionnel, des
fauteuils Louis XV, copies dix-neuvième. Une poussière de bon
aloi.
La domestique va se retirer, mais le commissaire
la retient. Il aime bien parler d'abord aux domestiques, lorsqu'il
y en a.
- Vous vous appelez?
- Elvire, monsieur le commissaire, je suis dans la
maison depuis plus de dix ans.
- Qu'est-ce que vous pensez de la mort de Michel
Verdier?
- Un drôle de malheur... Madame s'en remet
pas.
- Mais vous... votre avis? Vous croyez qu'il s'est
suicidé?
- Pour sûr que non ! Un garçon si rangé... si
réservé, il venait de se fiancer en plus... Remarquez, ce que j'en
dis... Des fois il était fatigué. Je crois qu'il aimait pas
tellement faire le comptable. Avec tout ce qu'il a vu pendant la
guerre, c'est dur de se remettre à la vie de tous les jours. Il
causait pas beaucoup, mais je suis sûre qu'il aurait bien aimé
vivre autrement.
- De quelle façon?
- Ça j'en sais rien. Des voyages... Il aimait bien
les livres de voyages... Mais suicidé, ça je suis sûre que non. Un
garçon amoureux, content comme il était le jour de ses fiançailles.
Ça c'est pas possible...
La domestique se retire à l'arrivée du père. La
cinquantaine dépassée, moustache en brosse, les traits tirés, il se
retourne pour aider sa femme à pénétrer dans le salon, et à
s'asseoir. Leur chagrin est terrible. La mère surtout a du mal à
retenir ses larmes. Plus jeune que son mari, elle paraît plus
sévère, et plus effacée aussi. Chignon châtain sans coquetterie.
Une alliance au doigt, aucun bijou.
Sa voix tremble :
- Je ne veux plus qu'on me parle de Michou... Je
ne veux rien entendre, je ne le supporte plus, c'est trop dur, trop
dur...
Le père a froncé la moustache en entendant le
diminutif.
- Michel... il nous a si souvent effrayés. C'était
la troisième fois que nous étions sans nouvelles de lui. La
première fois, il s'est fait prendre dans une rafle en 1942.
Quelques jours après on a su qu'il partait en Allemagne pour le
travail obligatoire. La deuxième fois, c'était après le
bombardement de Dresde. On est restés sans nouvelles de lui pendant
six mois... On le croyait sous les ruines. Et puis il est revenu...
dans quel état! Enfin il était là, c'était l'essentiel... Et cette
fois encore, commissaire, ma femme était persuadée qu'il allait
revenir. On s'était presque faits à l'idée qu'il trompait la
mort... qu'il allait ouvrir la porte subitement... Au lieu de ça on
le retrouve dans la Seine.
Madame Verdier, entre deux sanglots, ne cesse de
répéter : « Ce n'est pas possible »...
- Ma femme veut dire qu'elle ne croit pas au
suicide de Michel. Moi non plus. C'est tout à fait
invraisemblable.
- Pourquoi, monsieur Verdier?
- Mais parce qu'il nageait dans le bonheur... Il
venait de se fiancer. Cette jeune fille est charmante, sérieuse,
attachante. Il répétait tout le temps que la vie était formidable,
après ce qu'il avait connu en Allemagne. Qu'il aimait la vie, qu'il
voulait la vivre au maximum... Le langage d'un garçon de son âge.
Je devrais dire d'un homme. Son expérience en Allemagne l'avait
mûri. Il voyait les choses d'une autre façon.
- C'est-à-dire ?
- Il allait à l'essentiel, c'est en cela que je
dis qu'il avait mûri. Le reste, les détails, lui paraissaient
puérils.
- Il aimait son métier? Pas de difficultés dans ce
domaine?
- Non. Pas de difficultés. Dire qu'il l'aimait
serait beaucoup. Il était comptable dans une agence de voyages,
rien de bien passionnant, à part les dépliants... C'est ce qu'il
disait toujours... Mais il venait de passer des examens,
brillamment, et il allait monter en grade. Il était tout à fait
content de cela... Pourquoi le suicide alors qu'il venait
d'atteindre un but?
- Comment est-il parti ce soir-là? De quelle
humeur?
- Vous n'avez pas interrogé Corinne, sa
fiancée?
- J'ai l'intention de le faire.
- Il était avec elle. C'était le soir de leurs
fiançailles. Un samedi soir... Nous étions si heureux...
Le pauvre homme raconte, d'une voix tremblante, la
petite fête dans l'appartement. Les petits plats dans les grands,
les projets d'avenir, la jeune fille intimidée... la bague...
- Un solitaire, qui nous venait de la mère de ma
femme. Michel était si fier... Ils s'attardaient tous les deux, on
ne parvenait pas à les rendre raisonnables. Corinne devait rentrer
chez ses parents, le dernier métro allait leur passer sous le nez.
On ne voulait pas les mettre à la porte, mais il le fallait bien...
Mon Dieu si on avait su...
- Il l'a raccompagnée jusqu'au métro?
- Jusqu'au métro, et puis jusque chez elle,
ensuite, elle vous le dira. C'est elle qui l'a vu la dernière...
Nous, nous n'avons plus qu'un souvenir, là sur le pas de la porte.
Il souriait en aidant Corinne à mettre son manteau. Il a dit : « A
tout de suite, maman... Vous pouvez vous coucher, j'ai pris la
clé... »
Pauvre madame Verdier qui répète « A tout de
suite, maman.. »
Le commissaire va prendre congé. Maladroitement,
il sort une enveloppe de sa poche. La clé... coincée dans la poche
du pantalon de Michel, avec son anneau et son saint Christophe.
Elle s'est promenée dans la Seine pendant un mois avec lui.
Monsieur Verdier a du mal à la reprendre. Au bord
des larmes.
- Vous voyez... il avait la clé, il allait
revenir... Il ne s'est pas suicidé, c'est impossible, il s'est
passé quelque chose que nous ignorons, vous comprenez? Vous
comprenez, commissaire? Il ne s'est pas suicidé!
- Je comprends.
A l'autre bout de Paris, l'immeuble où demeurent
Corinne et ses parents ressemble comme deux gouttes d'eau à celui
des Verdier. Une époque. Cariatides pompeuses sur les balcons,
façade en pierre grisâtre. Troisième étage.
Le commissaire Gilles pénètre alors dans un
univers différent. Ici pas de Louis XV poussiéreux, mais du
rustique luisant de cire et resplendissant au soleil qui entre
largement par les fenêtres. Tapis marocains, hauts en couleurs. Le
père de Corinne est médecin. Sa femme, d'allure jeune, porte un
collier de perles, une robe seyante. L'appartement est immense et,
du fond d'une lointaine cuisine, parvient une odeur réjouissante de
civet.
Changement d'ambiance et de décor, donc, mais ici
non plus on ne croit pas au suicide. Le père de Corinne, un homme
actif, nerveux, a déjà réfléchi au problème.
- Bon. On ne peut pas savoir ce qui se passe dans
la tête des autres, et encore moins dans celle d'un jeune homme qui
a souffert de la déportation. Une crise de neurasthénie subite est
toujours possible. Mais il y a des signes avant-coureurs, tout de
même. Ni moi, ni ma femme, ni Corinne, n'avons remarqué quoi que ce
soit. Quant à la dernière soirée, le récit que Corinne nous en a
fait ne nous donne pas l'ombre d'une raison de croire au
suicide...
Le commissaire Gilles écoute la démonstration avec
intérêt.
- Voyons les faits concrets, commissaire. D'après
Corinne, Michel avait trois mille francs sur lui. On en a retrouvé
mille quatre-vingts. Michel était fumeur, trop même à mon goût, un
enragé... Enfin, il a été retrouvé sans le moindre paquet de
cigarettes dans sa poche. Il en avait toujours un, à l'intérieur de
sa veste. Vous me direz... dans l'eau... bref... c'est possible,
mais le plus étonnant, à mon sens, c'est le vêtement. Il portait
une gabardine beige, classique. On le retrouve avec une vieille
canadienne... Ça ne vous a pas frappé? Ça vous paraît normal?
- J'ignorais ce détail. Ses parents ne m'ont pas
parlé de gabardine.
- Ça c'est incroyable...
- Ils sont très affectés. J'ai l'habitude de ce
genre d'omission, pour des parents en deuil, ce n'est pas le plus
important sur le moment... De plus la disparition de Michel remonte
à un mois environ...
- La mort aussi. Et il portait le même costume,
les mêmes chaussures, la même cravate... Cette canadienne est
anormale.
- Je suis d'accord. Je peux parler à votre
fille?
Corinne rejoint le commissaire qui s'attendait,
sans trop savoir pourquoi, à découvrir une jeune fille timide, un
peu fragile, un peu terne. La description du père de Michel sans
doute... Sérieuse, réservée... intimidée...
Pas du tout. Corinne est une grande fille,
superbe, d'allure sportive, regard direct, et qui ne doit sa
réserve qu'à l'éducation reçue. Bourgeoise et stricte. Elle a
beaucoup pleuré. Les paupières rougies en témoignent, mais elle
répond d'une voix ferme, sans hésitation, aux questions du
commissaire.
- Suicide? Ça ne tient pas debout. Mon père a
raison. Je le crois aussi. Michel était très heureux ce soir-là. Et
moi aussi.
- Je vous crois volontiers, mais voyons... il n'a
pas fait de confidence particulière? Un souci, un ennui, un remords
secret ? Tout le monde peut avoir un problème dans sa vie, sans le
crier forcément sur les toits, et ne pas savoir comment le
résoudre...
- Je ne vois pas. A moins que vous pensiez à une
autre liaison?
- Ça arrive.
- Non. Je ne peux pas imaginer ça. Ce n'était pas
dans son caractère. Il m'en aurait parlé avant, ou je l'aurais su.
Nous nous sommes connus à l'agence de voyages, je suis secrétaire
là-bas... On a eu tout le temps de se connaître avant les
fiançailles... Je dirais même que... enfin, ça peut vous paraître
présomptueux, mais j'étais sûrement la première femme qui ait
compté dans sa vie. Je l'ai ressenti. C'était mon cas. Michel est
le premier garçon en qui j'ai eu confiance... Le premier, vous
comprenez?... Je n'aime pas les flirts, on m'a élevée dans le
respect du mariage. Il était comme moi.
- Pardon d'insister, mais... si vous... enfin, si
vous attendiez le mariage, il aurait pu avoir une liaison, sans
importance... certes, comme beaucoup de garçons de son âge...
- Je suis presque sûre que non.
- Ah. Et que s'est-il passé quand vous êtes partis
de chez ses parents?
Corinne semble étonnée de la question:
- Mais rien. Nous sommes allés prendre le
métro...
- Comment était-il?
- Très gentil... comme d'habitude.
- Vous voulez dire... tendre?
La jeune fille rougit légèrement.
- Oui... enfin nous étions pressés de nous revoir
le lendemain... Quand on est fiancés, vous savez... les séparations
quotidiennes paraissent longues...
- Et après le métro?
- Nous sommes descendus Place de Clichy. Il m'a
raccompagnée jusqu'à la maison.
- Jusqu'où exactement?
- La porte cochère.
- Et là?
- Eh bien... on s'est embrassés.
- Il n'a rien dit de spécial?
- Non. Qu'il était un peu fatigué, mais il était
gai. On s'est dit à demain...
C'est dur de se souvenir du dernier regard. « A
demain »... Corinne se voit refermant la porte cochère sur ce
lendemain qui n'est jamais venu. Cette fois la voix s'enroue. Pour
l'aider à ne pas fondre en larmes, le commissaire demande très vite
:
- Il avait sa gabardine?
- Oui.
- Il fumait? Il avait des cigarettes sur
lui?
- Oui. En sortant du métro, il avait encore un
paquet presque entier.
- Et l'argent?
- Je sais qu'il avait trois mille francs. Nous
n'avons rien dépensé, j'avais des tickets de métro.
- Il retournait chez lui, selon vous?
- Sans aucun doute.
- Quelle heure était-il?
- Environ minuit et demi... à quelques minutes
près.
- Si on se base sur la montre, et s'il s'est...
noyé disons, ce soir-là, il était deux heures quinze... Qu'est-ce
qu'il a pu faire pendant deux heures?
Corinne lève les yeux, réprime son envie de
pleurer. Presque deux heures de battement...
- Je ne sais pas. Ça me fait peur... de ne pas
savoir... Il est parti comme ça tranquillement, il souriait... J'ai
fermé la porte... Je regardais ma bague en montant l'escalier... et
lui... Dieu sait ce qui lui est arrivé... pendant que je
m'endormais comme une heureuse idiote... sans savoir. Il ne s'est
pas suicidé... C'est complètement impossible.
Le commissaire se retire, avec une seule question
en tête. Que peut faire un garçon de vingt-cinq ans qui vient de
quitter sa fiancée, à minuit et demi, sur le pas de sa porte? Rue
d'Amsterdam.
Rue d'Amsterdam... Le commissaire s'y trouve,
comme Michel ce soir-là... Une idée lui vient à l'esprit, bien sûr,
en vieux policier... les prostituées...
Elles sont là, celles du jour, et de la nuit. Même
visage quémandeur, soi-disant soumises, et toujours invaincues,
provocatrices, agressives...
Rue de Liège, une fille blonde et fade, le visage
tranché d'un trait de rouge à lèvres sanglant...
- La nuit? On est cinq ou six dans la rue...
Qu'est-ce que vous cherchez?... On veut pas d'emmerdes, on n'en
fait pas nous, des emmerdes...
Le commissaire sort une photo de Michel de sa
poche. Une photo souriante, où l'on voit un visage aux traits fins,
agréables, cheveux bruns indisciplinés. La photo confiée à la
police au moment de sa disparition.
- Ça te rappelle quelqu'un?
- Pas un julot en tout cas, commissaire...
- Un client... possible, dépêche-toi, ma fille,
y'a de la mort autour... Tu l'aurais pas rencontré une nuit, vers
minuit, une heure du matin?
- Moi, je vois pas... Faudrait voir les autres...
Ça craint quoi votre histoire?
- N'aie pas peur, un suicide... probable...
- Ah bon... Faut voir Simone, alors, elle fait la
nuit en régulière ici, pas moi, je tapine où on m'envoie...
Simone. Une chambre d'hôtel pour les passes au
premier, une chambre pour dormir le jour au troisième. Au premier,
elle loue à l'heure. Au troisième, elle paie au mois. Un visage
d'enfant, un corps d'enfant ou presque, mais une voix rauque et
lasse, déjà...
- Lui? Ah ben ça...
Simone a une bonne raison de se souvenir de ce
visage.
- Un jeune type... Il est monté avec moi, je m'en
souviens, c'était le genre timide. Il me regardait comme si j'étais
une poule qui aurait trouvé un canif... On en voit comme ça, des
fois... J'aurais pas fait gaffe particulièrement, mais c'est tout
de suite après... qu'il s'est barré.
- Comment ça? Sans payer... Qu'est-ce que tu lui
as dit?
- Mais rien... j'ai dit « tu viens? » Normal
quoi... Et lui il se met près de moi, il enlève son manteau, il
s'assoit, et pfuit!... le voilà qui se relève et qui fout le
camp... Il en a même oublié sa gabardine...
Simone ouvre une penderie où se côtoient des robes
chamarrées, une fourrure de lapin, et un fouillis de dentelles...
Au milieu, une gabardine beige, impeccable, sur un cintre...
- Tenez... J'ai rien touché, hein... à part les
cigarettes, y'avait rien, alors... juste un briquet. Je l'ai gardé,
on sait jamais, je me disais qu'il reviendrait la chercher... Une
gabardine comme ça, par les temps qui courent, ça vaut son prix à
la Samaritaine...
- Il t'a payée?
- Ah ça, on paie en ouvrant la porte ici... et le
loquedu de l'hôtel, il tend la main au passage. Il a payé... et il
s'est barré. Comme si j'étais le diable...
- Ça t'arrive souvent ce genre de truc?
- Ça me gênerait pas si ça arrivait souvent...
Empocher le fric et dormir un quart d'heure tranquille... non. Ça
arrive des fois, avec des gamins, qui ont la trouille au dernier
moment... ou des vieux qu'en peuvent plus... mais pas si vite... et
sans même dire un mot... Je sais pas moi on dit : je m'excuse, ou
salut, j'ai changé d'avis... ou t'es pas mon genre... Lui, rien. Il
s'est couché une seconde, il s'est relevé aussi sec, il était
dehors avant que j'aie réalisé.
Le concierge de l'hôtel, en maugréant, veut bien
se souvenir que le type en question, dont Simone lui a parlé ce
soir-là d'ailleurs, a filé dans le couloir, et qu'il l'a vu trotter
dans la rue, sous la pluie, jusqu'au café du coin.
- Comme y'avait pas de pétard, j'ai pas insisté...
J'avais juste regardé comme ça...
Au café du coin de la rue de Liège, murs sombres,
zinc un peu gras, le patron se souvient aussi.
- J'allais fermer. Il est entré au moment où je
mettais la main sur le rideau... Il s'était mis à tomber à verse,
un orage d'été quoi... alors j'ai pas refusé, il était trempé. Je
lui ai servi un grog... Là-dessus, c'est pour ça que je me
rappelle, commissaire, voilà pas un Arabe qui rentre... avec son
fourbi, des trucs à vendre, un tapis où je sais pas quoi, et des
frusques, première main soi-disant... Il voit au zinc, mon client
trempé comme une soupe, il lui propose un vieux machin, une
canadienne, et l'autre lui achète comme ça, distraitement je
dirai... Il écoutait même pas le baratin du type... C'est moi qu'ai
fait la monnaie... sur mille francs... et puis il est parti avec ça
sur le dos. Moi, j'ai fermé...
- Quelle heure?
- Une heure et demie, à peu près... D'habitude je
ferme plus tôt, mais avant lui j'avais trois rigolos qui
décanillaient pas au whisky...
Bizarre, ce comportement, au soir des fiançailles,
pour un garçon comme tout le monde le décrit. Ça ne colle pas. Une
prostituée... pourquoi pas, il ne serait pas le premier à choisir
l'anonymat du trottoir pour compenser le respect dû à la fiancée...
Mais justement, la fuite...
Et une heure encore, avant le grand plongeon.
Alors? Suicide vraiment? Les collègues de l'agence, les parents,
les futurs beaux-parents, les copains... personne n'y croit. Une
maladie cachée? Une neurasthénie comme on dit alors, en 1948, où la
dépression ne fait pas encore partie du vocabulaire?
Près de l'agence, à deux immeubles de là, un
médecin, que les collègues de Michel ont signalé comme étant leur
toubib attitré.
Le commissaire sonne à la porte du cabinet, où il
est inscrit « médecine générale, maladies infectieuses ».
Une salle d'attente modeste, un vieux toubib qui
fronce les sourcils en voyant la carte de police barrée de
tricolore.
Le commissaire le rassure :
- N'ayez pas d'inquiétude. Je ne crois pas que la
règle du secret professionnel s'applique au cas dont je veux vous
entretenir. J'ignore même si la personne en question était ou non
votre patient, c'est probable, sans plus... voilà. On a retrouvé un
garçon dans la Seine, il y a trois jours... Micher Verdier.
Le médecin s'exclame aussitôt :
- Oh non!
Il a l'air désolé. Les mains à plat sur son
bureau, il répète encore : « Oh non... »
- Vous savez quelque chose, docteur?
- Bon dieu, c'est délicat... La famille ne vous a
rien dit?
- Je n'ai pas posé de question précise dans le
domaine médical. Pourquoi?
- Bon. Je vais vous en parler, de toute façon, si
vous posez la question à sa famille ou à ses camarades de
déportation, on vous dira tout...
- Tout quoi? Il était malade?
- C'est pire que ça... Il était en Allemagne, au
titre du STO... vous savez?
- Je sais. Il a subi le bombardement de
Dresde...
- Justement... Après le bombardement, dans le camp
où il était, est arrivé un médecin nazi. Ce fou leur a parlé d'une
vaccination générale. Tout le monde, dans ce camp, était vacciné
contre toutes les maladies possibles... Enfin bref, le médecin...
si on peut appeler ça un médecin, décide une vaccination générale.
Tous en rang et pas de discussion, vous voyez le genre. Sur la
nature du vaccin, on ne sait rien, rien non plus de l'infection
qu'il serait censé éviter... Tout le monde a donc droit à une
mystérieuse piqûre. Et on n'y pense plus. Seulement, quelques mois
plus tard, Michel Verdier et ses camarades ressentent des douleurs
au bas-ventre. Des douleurs étranges, paralysantes... Michel
Verdier est venu me voir quand il est rentré de déportation. J'ai
tenté de le soigner, il m'a parlé de ses camarades, certains sont
venus me voir aussi sur ses conseils. Je ne peux pas grand-chose,
j'essaie de soigner, certains ont l'air de se remettre, mais Michel
Verdier était le cas le plus grave. Il est venu me voir récemment,
il se fiançait... il avait peur.
- Et alors? de quoi?
- Là commence le secret professionnel,
commissaire. Je ne peux pas vous en dire plus. Sauf ce qui me
concerne personnellement en tant qu'homme. J'ai été contraint, en
tant que médecin, j'insiste, de lui dire que malheureusement je ne
pouvais rien pour lui... médicalement. Ce que je regrette, en tant
qu'homme, c'est de ne pas avoir compris l'autre homme. Ce garçon
m'a donné l'impression de prendre la chose avec résignation... vous
me comprenez, avec calme. Une façade. Et vous me dites qu'on l'a
retrouvé dans la Seine, c'est que je n'ai rien compris.
- Auriez-vous compris... que ça n'aurait rien
changé... Gardez votre secret médical, docteur. Je le connais. On
m'en a parlé. Je n'y ai pas pensé tout de suite, mais une
prostituée m'a dit qu'il s'était sauvé ce soir-là. Alors je
comprends tout. Un garçon de vingt-cinq ans, rendu impuissant à vie
par la piqûre d'un médecin nazi... c'est bien ça... Il tombe
amoureux d'une fille superbe, vierge, impeccable. Il se fiance, il
espère peut-être, puis il n'espère plus après sa visite chez
vous... Il tente l'impossible, se donner une preuve, avec une fille
des rues, regarder la réalité en face... la vérifier... Et il
comprend brutalement qu'il ne pourra jamais... Vous savez ce que je
pense? A sa place, j'aurais fait pareil. Peut-être pas la Seine,
mais... à vingt-cinq ans... savoir qu'on n'est plus un homme, qu'on
ne le sera jamais... c'est la mort avant l'heure.
- La famille?
- S'il n'a rien dit, et si on ne m'y oblige pas
pour classer le dossier, pas un mot.
Et la famille savait. Sans savoir. Pas vraiment,
pas dans le détail, pas l'irréparable... Tant il est difficile
d'admettre l'horreur.