LE VIEUX VÉLO
Toutes les huit minutes un « skymaster » de l'Us Air Force se pose sur l'aérodrome de Tempelhof, chargé de vivres et de médicaments. Le blocus de Berlin, décidé par les Soviétiques, intensifie la guerre froide.
Couper Berlin de l'Ouest. Faire de la partie de l'Allemagne qu'ils ont eu en partage une république socialiste soviétique ayant Berlin pour capitale. Voilà ce que veulent les Russes en 1948. Voilà pourquoi ils ont bloqué les transports et stoppé le ravitaillement qui, pour joindre Berlin aux zones occidentales, traversent le territoire sous influence soviétique.


Renicken Dorf, arrondissement de Berlin-Ouest, bureau des disparitions à l'Est. Le chef de la police, trois chefs de brigade, six chefs de service et deux spécialistes des disparitions à l'Est assistent à leur conférence habituelle.
Mademoiselle Gertrude, accrochée à sa machine de sténotypie depuis trois heures, enregistre scrupuleusement les conclusions d'un dossier sur lequel elle n'est pas d'accord.
Il s'agit de classer l'affaire Kreiss.
Le grondement d'un avion la fait toujours trembler. Celui-ci est américain, il n'a pas de bombes, mais il est des souvenirs, des sifflements, des explosions, des incendies et des ruines que l'on n'oublie jamais. De 1943 à 1945, mademoiselle Gertrude était à Hambourg. La ville aux bombes. Détruite à 90 %. Le dernier bombardement fut un enfer, une inutile démonstration de force, l'attaque d'un champ de ruines et de mort. Alors, à chaque avion qui passe au-dessus de Berlin, toutes les huit minutes, mademoiselle Gertrude frisonne.
Trente-cinq ans, grande, maigre, tailleur gris, chapeau de toile cirée noire orné d'une fleur mauve, mademoiselle Gertrude est une vieille fille. Le chef de la police la remarque à peine, les trois chefs de brigade, les six chefs de service et les deux spécialistes de l'Est, encore moins. Elle est la seule femme de ce bureau spécial, on ne lui demande pas son avis, alors soudain elle le donne :
- Je ne comprends pas pourquoi vous voulez classer l'affaire Kreiss.
- Il a disparu, comme des dizaines d'autres. Son cas n'a pas plus d'intérêt que ça.
— Je pense que vous avez tort.
— Vous n'êtes pas là pour penser, mademoiselle Gertrude.
Mademoiselle Gertrude enregistre scrupuleusement qu'elle n'est pas là pour penser. Qu'elle doit se satisfaire d'avoir un travail et un petit logement administratif en cette période de disette et de chômage. Que ces hommes sont d'incurables machos qui, non contents de s'être autodétruits pendant des années, au nom de leurs fichus principes, s'agrippent au plus stupide d'entre eux : une femme ne donne pas son avis devant une assemblée d'hommes.
Alors mademoiselle Gertrude ne parle plus du dossier Kreiss. Et ce soir-là elle rentre chez elle, dans ses vingt mètres carrés, retrouver sa plante verte, en étouffant une fois de plus ses souvenirs.
Mars 1952. Mademoiselle Gertrude écoute la radio dans sa cuisine. Le traité de Bonn ouvre une ère nouvelle dans les relations entre l'Allemagne et ses alliés. La RFA devient partenaire à égalité pour la défense de l'Europe. Journée historique, dit le speaker, qui ajoute : « Si les menaces furieuses proférées à l'Est ces derniers jours étaient mises à exécution, la ligne de démarcation serait remplacée par une véritable frontière d'État, Berlin serait un îlot impossible à sauver, sinon par le recours à des forces extrêmement importantes. Sommes-nous au début d'une crise grave entre l'Ouest et l'Est? »
Mademoiselle Gertrude s'habille pour se rendre à son bureau. Elle ne porte plus de chapeau noir, ses cheveux blonds sont tirés en chignon, à la manière d'Eva Peron, la passionaria d'Argentine. Le new-look est à la mode, son tailleur est moins triste, mais les verres de ses lunettes se sont épaissis.
Dans ce bureau ils sont toujours treize hommes. Il y a toujours les spécialistes de l'Est, mais le directeur de la police a changé, les chefs de service sont devenus chef de brigade, et mademoiselle Gertrude est toujours derrière sa machine.
La conférence vient de faire le point sur les cas de disparition à l'Est non élucidés. Il est de nouveau question de classer l'affaire Kreiss.
Mademoiselle Gertrude retire ses lunettes et fixe le nouveau chef de la police.
- Vous n'êtes pas d'accord?
- Non, monsieur le directeur.
— Il n'y a aucun fait nouveau.
— Madame Kreiss vient d'obtenir le divorce, nous l'avons consigné au dossier.
- Et alors ? Le motif est classique : « Abandon intentionnel, non-paiement d'entretien, séparation de corps. » Logique. Nous classons, mademoiselle Gertrude.
- Bien, monsieur le directeur.
Classer veut dire pas de fait nouveau, donc pas d'enquête. Mademoiselle Gertrude classe. En se demandant à quoi servent les enquêteurs, les chefs de brigade, et les spécialistes de l'Est. Il faut être un homme pour être dans la police, jamais les femmes n'auront accès à ce métier réservé aux mâles. Jamais.
Mademoiselle Gertrude a plusieurs plantes vertes. Son balcon est un petit jardin secret. Ses souvenirs aussi.
Mars 1960. Il y a un transistor dans la cuisine de mademoiselle Gertrude. En plastique crème avec un dessin rouge sur les boutons. Le programme américain de musique de jazz s'interrompt pour les informations matinales.
« Les services secrets israéliens viennent de réussir un exploit sans aucune aide étrangère. Ils ont arrêté le bourreau des juifs d'Allemagne, de Hongrie, de Tchécoslovaquie, de Pologne et d'Autriche : Adolf Eichmann, colonel de la Gestapo. »
Mademoiselle Gertrude enfile un pantalon et un pull-over. Elle a grossi avec les années. Ses cheveux blonds striés de fils blancs ne supportent plus le chignon. Elle les fera couper tout à l'heure, en sortant du bureau.
Un bureau qui s'occupe toujours, à Renicken Dorf, des disparitions à l'Est. Ou le chef a encore changé, les chefs de brigade et les chefs de service aussi. Mais la machine de sténotypie de mademoiselle Gertrude est toujours la même.
Le nouveau chef de la police envisage de changer cette machine qui a de plus en plus de mal à enregistrer les conclusions de la conférence sur les dossiers non élucidés.
- Affaire Kreiss... Rien. Nous sommes d'accord.
Mademoiselle Gertrude lève une main timide. Le nouveau chef est plutôt sympathique, la démocratie fait des progrès dans la fonction publique, mais une employée femme reste une femme.
- Vous voulez dire quelque chose?
- Je... je ne suis pas d'accord.
- Ah. Vous avez un motif?
- Oui, monsieur le directeur. J'ai connu Adolphe Kreiss. Ce n'était pas un homme à disparaître à l'Est, en laissant sa famille sans ressources.

- L'affaire date de 1948... Vous en avez parlé à mes prédécesseurs ?
- Ils ne me l'ont pas permis, monsieur le directeur.
- Ah... eh bien, de toute façon nous n'avons pas de fait nouveau...
- Madame Kreiss s'est remariée, monsieur le directeur.
- Oui, raison de plus pour ne pas reprendre l'enquête...
- Bien, monsieur le directeur.
Ils sont pressés. Ils ont assez de travail. Des tas d'espions brouillent les cartes, des disparus réapparaissent... d'autres se font tirer dessus, en passant les barbelés, en sautant dans le Rhin, en se faufilant dans le tunnel du métro. L'affaire Kreiss est une vieille histoire. Douze ans déjà...
Alors, en rentrant chez elle ce soir-là, mademoiselle Gertrude décide de s'en occuper. C'est pour elle l'année des grandes décisions. Couper ses cheveux, changer de logement, multiplier les plantes vertes, et ne plus enterrer les souvenirs. Bientôt elle sera trop vieille pour ça. Il est temps. Grand temps que mademoiselle Gertrude déclare son indépendance. Et puisque les hommes du service d'enquête des disparus ne veulent pas enquêter, elle agira seule. Marginale.
Adolphe Kreiss avait une fille, Ruth. Qui doit avoir seize ans, en 1960. Il est noté dans le dossier que sa mère l'a mise en pension dans une ferme du Schlewig. Un dimanche d'avril, mademoiselle Gertrude s'y rend. Alors que s'ouvre en Israël le procès du criminel nazi Adolf Eichmann, et que toute la presse le montre photographié dans sa cage de verre. Comme un insecte malfaisant. Les détritus de cette guerre abominable n'en finiront jamais de fumer, comme une immense décharge.
Ruth Kreiss ne vit pas son adolescence dans la réjouissante folie des sixties et du rock. Elle est vêtue comme une pauvresse, d'une vieille robe trop courte. En échange d'un lit et des repas, elle sert de souillon à la ferme. Son salaire est dérisoire. Ses cheveux blonds bouclés souffrent d'être si peu lavés. Elle ressemble à son père. Même regard bleu, même bouche un peu triste.
Un instant mademoiselle Gertrude ne sait pas quoi dire. Puis elle se décide devant l'interrogation muette de l'adolescente.
- Je... j'ai connu ton père pendant la guerre. Nous étions au même endroit... pendant le grand bombardement de Hambourg. Tu te souviens de lui?
- J'étais trop petite... Je me souviens de rien, moi.
La lèvre boudeuse semble dire aussi : J'en ai marre de vos histoires de guerre. Vous en parlez tout le temps, vous, les adultes... en attendant je bouffe toujours des patates...
- Tu l'as revu après la guerre?
- Mon père ? Vous rigolez, il était mort.
- Comment ça, mort?
- Ben mort pendant la guerre...
- Qui t'a dit ça?
- Ma mère... évidemment.
Mademoiselle Gertrude change de conversation, donne un peu d'argent à la gamine, en souvenir de son père. Puis s'en va furieuse. Vraiment furieuse.
En une seule démarche, la première, et en moins d'une heure, elle vient d'apprendre le fait nouveau qui soi-disant n'existe pas dans le dossier de l'affaire Kreiss. On a dit à cette enfant : « Ton père est mort à la guerre. » Pourquoi pas : « Ton père a disparu après la guerre » ?
Le lendemain, mademoiselle Gertrude rend une visite de politesse à un policier dont elle sait qu'il a jadis mené l'enquête préliminaire sur la disparition d'Adolphe Kreiss.
Il est à la retraite, asthmatique, et renâcle à rassembler ses souvenirs. Il ne veut pas d'ennuis. De quoi se mêle cette vieille fille en pantalon ?
- Bâclée, l'affaire Kreiss? Vous me parlez de l'affaire Kreiss au bout de douze ans pour me demander si elle a été bâclée?
- Vous auriez pu interroger sa fille.
— Sa fille, hein? Elle avait quel âge sa fille quand il s'est tiré à l'Est, votre Kreiss? Quatre ans! Et sa mère l'avait mise en pension dans un orphelinat à cent cinquante kilomètres de Berlin...
Mademoiselle Gertrude se rend au tribunal. Elle est habilitée à faire des recherches administratives et a ses entrées dans presque tous les services. On veut bien ouvrir pour elle le maigre dossier qui contient la sentence de divorce de 1949. Il ne contient que cela d'ailleurs. Mademoiselle Gertrude s'en inquiète :
- Pas de certificat de domiciliation ? Vous n'avez aucune démarche administrative concernant Adolphe Kreiss? En somme vous avez prononcé le divorce de l'ex-madame Kreiss, sans même savoir si son mari était vivant ou mort?
L'employée s'insurge.
- Pardon... pardon... On a lancé un avis de recherche, on l'a invité à se présenter... Dans le cas de non-présentation le divorce est automatique.
- S'il était mort? Il ne pouvait pas se présenter...
- Il n'était pas mort, puisque madame Kreiss voulait divorcer... Pourquoi elle aurait voulu divorcer s'il était mort? hein?
- Justement, je vous le demande...
L'employée reste coite une minute. Le temps de réaliser la supposition incluse dans le ton de mademoiselle Gertrude.
- C'est grave ce que vous dites... Cette madame Kreiss, c'est elle qui a signalé la disparition. Elle seule en effet...
Mademoiselle Gertrude note l'adresse de l'ex-madame Kreiss.
Une rue de banlieue, des HLM, des petites villas modestes. Elle fait le tour du voisinage, un ancien boucher à la retraite se souvient d'Adolphe Kreiss, au temps où il s'était installé dans cette grande maison toute neuve... après la guerre.
- Pour être surpris, j'ai été surpris qu'il passe à l'Est. Un type qui a été blessé à la bataille d'Ukraine, et qui ne porte pas les Russes dans son coeur... Si vous l'avez connu, vous savez qu'il les portait pas dans son cœur...

- Je l'ai connu avant qu'il ne soit blessé. Un peu...
- Sale blessure. Il a pas pu travailler pendant six mois après son retour. Quand il a retrouvé du boulot à la manufacture de tabac, il ne pouvait plus marcher. Même pour faire cent mètres, il se servait de son vélo... Courageux le bonhomme.
Une vieille dame se souvient aussi d'Adolphe Kreiss. De sa femme plutôt.
- Il était trop brave, trop calme. Elle le trompait à tour de bras... et lui il en savait même rien. Et quand les autres sont arrivés, tout a changé. Ils lui ont fait mener une vie de bâton de chaise...
- Quels autres?
- Les jumelles et leur frère... Cette femme Kreiss, elle a deux sœurs jumelles, des gourgandines de la pire espèce. Elles se ressemblent comme deux gouttes de poison. Et le frère... un petit nain méchant. Pas plus d'un mètre cinquante... Tout ça passait son temps à boire, et lui à courir après les filles. Il y avait une vie dans cette maison!... Remarquez je comprends qu'il soit parti, le pauvre homme. Il était plus chez lui avec tous ces petits monstres... Mais tout de même, il aurait pu s'occuper de sa fille... la pauvre gosse. A l'orphelinat... on l'a jamais revu.
Mademoiselle Gertrude est devant la maison d'Adolphe Kreiss à présent. Un petit serrement de cœur. Il a vécu là. Il en est parti... peut-être, mais peut-être pas.
Comment aborder l'ex-femme ? Il faut un prétexte valable. Elle aurait beau jeu de l'envoyer promener, cette vieille fille employée d'un service qui a entériné la disparition de son mari depuis douze ans...

Mademoiselle Gertrude a une idée simple. Elle va se faire passer pour une enquêtrice des services sociaux de la mairie qui s'occupe du logement. La crise du logement pose de gros problèmes à Berlin. Après la guerre c'était inimaginable, les gens vivaient à dix dans un deux-pièces. Et en 1960, tous les problèmes ne sont pas résolus. L'administration regarde d'un sale œil les propriétaires ou locataires de logements trop vastes. Mademoiselle Gertrude en sait quelque chose, elle a mis deux ans pour obtenir dix mètres carrés de plus, dans son immeuble, à un autre étage...
Elle sonne. Nouveau petit serrement de cœur. Il a franchi cette porte, souvent. Son nom était là, avant, inscrit sous la sonnette.
La femme qui ouvre a dû avoir beaucoup de succès auprès des hommes. Grande, poitrine opulente, type méditerranéen très prononcé. Teint mat, regard de braise. Malgré une certaine vulgarité, elle doit se pavaner encore... Même si la robe de chambre est douteuse, et le corps un peu flétri. La voix est rauque, de tabac ou d'alcool.
- Qu'est-ce que c'est...
Mademoiselle Gertrude débite son histoire avec un aplomb dont elle ne se serait pas cru capable. La femme fait une grimace, aux mots « enquête sociale sur le logement ».
- J'habite pas seule ici... Mes deux sœurs et mon frère vivent avec nous. C'est leur domicile légal... Ils sont pas tout le temps là, mais c'est chez eux...
- Vous êtes bien née Leila Tarquina? A Tunis en 1928, c'est ça?
- Ben oui...
- Vous avez épousé en premières noces monsieur Kreiss Adolphe... disparu en... 1948 ? C'est ça?
- Ben oui, c'est ça... il est passé à l'Est quoi...
La voix un peu traînante, le ton désagréable, elle voudrait bien se débarrasser de la visiteuse, mais n'ose pas trop.
A l'Est... en effet c'est dans le rapport. Vous avez une fille?
- Ruth ? Elle va avoir dix-sept ans... Elle est en pension à la campagne... C'est mieux pour les gosses, la campagne...
- Actuellement, vous êtes remariée avec monsieur Shreider... depuis 1952. Vous avez d'autres enfants?
- Ben non... Mais je vous répète que mes sœurs et mon frère habitent ici... Ils ont toujours habité ici, avant et après le départ de mon premier mari...
- La maison lui appartenait? Je veux dire à monsieur Kreiss?
- Elle est à moi, maintenant, légalement, depuis sa disparition.
- Oui, bien sûr. Je peux visiter?
- C'est nécessaire?
- Recommandé pour l'enquête... Disons nécessaire oui...
De mauvaise grâce, la femme s'écarte pour laisser entrer mademoiselle Gertrude dans un capharnaüm insensé. Non seulement ici personne ne fait le ménage, mais on y mange beaucoup et on y boit beaucoup aussi. La salle à manger est encombrée depuis la veille au soir manifestement. Une moitié de jambon traîne sur la table, une carcasse de poulet, des bouteilles vides... La cuisine est encombrée de caisses de bouteilles de bière et d'alcool.
Au premier étage, une chambre devant laquelle la femme s'arrête, le dos à la porte.
- C'est notre chambre. Mon mari dort encore.
Mademoiselle Gertrude jette un coup d'œil rapide à sa montre, il est près de midi. De sa voix traînante, la femme explique :
- Il est barman. Il se couche tard...
Les autres chambres, au nombre de deux, sont sans intérêt pour mademoiselle Gertrude. Elles ne font qu'authentifier la présence épisodique et désordonnée des deux sœurs et du frère de l'ex-madame Kreiss.
Dans le jardin, un appentis. Sous l'appentis un vieux vélo. Très vieux, tout noir, comme on n'en fabrique plus. Il est rouillé, crevé, la selle rongée par l'humidité. Mademoiselle Gertrude ne peut en détacher son regard. « Il ne pouvait pas faire cent mètres sans son vélo »... disait tout à l'heure le voisin. Le vélo d'Adolphe Kreiss... abandonné ici.
- Il est bien vieux ce vélo...
- C'était à mon mari. Il a au moins quinze ans... On le garde là on sait pas pourquoi... J'y tiens.
Elle ne dit pas pourquoi elle y tient. Sûrement pas pour le souvenir d'Adolphe. De cela mademoiselle Gertrude est vraiment persuadée. Son cœur bat plus vite. Elle vient de comprendre... Elle est sûre, et l'émotion la rend muette un instant... Le temps pour la femme de rassembler son peignoir sale sur un corps lourd, et de dire :
- A part ça, y'a le jardin... c'est tout.
Le jardin... oui. Mademoiselle Gertrude l'a vu. Il faut parler du jardin.
- Vous avez de la chance d'avoir un potager.
- Oh c'est pas moi qui m'en occupe... J'ai pas le temps, et j'y connais rien, mon mari non plus. C'est le voisin. Il vient deux ou trois fois par semaine... Il en a un aussi, mitoyen... Comme ça c'est pratique.
Le regard fatigué et ému de mademoiselle Gertrude erre sur les plantations... salades, légumes, choux... pas de fleurs.
En sortant, mademoiselle Gertrude sait. Elle s'efforce de marcher calmement, alors qu'elle aurait envie de courir. Elle sent le regard de l'autre dans son dos, comme si elle savait que mademoiselle Gertrude sait... mais non... elle a un sourire soulagé, claque la porte avec désinvolture...
Le lendemain, au bureau, mademoiselle Gertrude entre chez le directeur de la police d'un pas ferme :
- Il faut rouvrir le dossier de l'affaire Kreiss!
- Qu'est-ce qui vous prend?
- Il me prend qu'en 1948 le mur n'existait pas. Pour passer à l'Est, il suffisait de prendre le métro. On pouvait même y aller à pied... La limite de zone est à moins de un kilomètre de la maison de Kreiss. Mais il ne pouvait pas se déplacer à pied depuis une blessure grave en Russie. Il se servait de son vélo. Toujours de son vélo, même pour faire cent mètres... Vous trouvez normal qu'il soit parti à l'Est sans son vélo ? Vous savez combien c'était précieux un vélo, en 1948, et à l'Est en plus?
- Un vélo, mademoiselle Gertrude, ce n'est pas suffisant comme fait nouveau. Je reconnais que c'est intéressant, mais depuis douze ans...

- D'accord.
Mademoiselle Gertrude repart aussitôt. Il n'y aura pas de bureau aujourd'hui. Elle se rend chez le voisin, monsieur Adler, celui qui s'occupe du jardin. Un petit bonhomme osseux tout tordu, comme perpétuellement accroché à une bêche.
- Ce coin, là-bas... oh c'est madame Shreider qui veut pas qu'on y touche... Paraît qu'il y a dessous une canalisation de je sais pas quoi... d'eau peut-être ou de gaz...
- Vous vous occupez du jardin depuis quand, monsieur?
- Oh ben depuis que ce pauvre Kreiss est plus là... fichu le camp à l'Est... Ça m'en a bouché un coin... ça... Je me demande comment il plante ses salades là-bas...
Le lendemain matin, très tôt. Le chef de la police était enfin sorti de son bureau. Dans une voiture de patrouille, il discute avec le voisin jardinier. Mademoiselle Gertrude n'est pas là.
Depuis la porte de sa maison, madame Shreider, ex-Kreiss, voit arriver une autre voiture de police, et deux hommes en tenue de campagne, armés de pelles et de pioches. Un policier en uniforme se dirige vers elle, un papier à la main. Il salue.
Il a ordre de creuser le minuscule petit coin de terre non cultivé, où repose depuis douze ans le corps d'Adolphe Kreiss... Tué de deux balles dans la tête, par l'affreux petit nabot. Parce que la grande sœur n'en voulait plus, parce qu'il empêchait tout le monde de danser en rond et de faire la nouba dans sa maison.
Au procès, il y avait aussi les deux jumelles, deux souris au regard fourbe. Et l'épouse. Qui avait saoulé ce pauvre Adolphe pour l'entraîner dans le jardin où l'attendaient le petit nabot et son revolver ? Toutes les trois. Et toutes les trois affirment en chœur qu'Adolphe Kreiss était invivable, que sa femme ne pouvait plus le supporter...
Mademoiselle Gertrude, dans son coin, bondit :
- Dites plutôt que vous vouliez la maison!
Parce que c'est ça... Ils voulaient la maison. Leur histoire ne trompe personne. Ils se défendent mal, parce que leur défense est impossible. Et l'ex-madame Kreiss hurle à l'intention de son accusatrice :
- Qu'est-ce qu'elle a celle-là à se mêler de tout? Elle a couché avec Adolphe, ou quoi?
Le soir du procès, mademoiselle Gertrude est rentrée chez elle, avec un poids sur le cœur. Elle n'avait pas répondu. Elle ne pouvait pas.
Comment dire qu'à Hambourg, pendant le grand bombardement, le grand incendie qui ne laissa pas une pierre sur une autre pierre... Adolphe Kreiss, en permission, avait été le seul homme de sa vie?...