DEUX SQUELETTES, VAUXHALL ROAD
C'est une vieille église, aux vitraux du
dix-huitième siècle, à la charpente de bois, aux pierres
vermoulues. Un escalier branlant mène au clocher, sous les poutres
enchevêtrées. Tout autour, une galerie de bois, où la chorale
s'installe le dimanche, près de l'harmonium. Dans l'abside, des
bancs de bois; contre un pilier, une chaire de bois. L'autel est en
bois, le tabernacle aussi. Tout est en bois dans la vieille église,
en bois sculpté jadis avec amour par les artisans de Londres, et
que dévorent aujourd'hui les vers, avec régularité.
Face à l'église, de l'autre côté de la place, la
boutique d'Ursula. Thé, petits gâteaux, fruits secs, confits de
gingembre, bâtons d'anis, et boules de gomme.
Ursula époussette les grands pots de verre emplis
de friandises multicolores. Le soleil se couche sur Londres; elle a
fermé boutique.
Un reflet rouge sur un bocal de menthe. C'est
joli. Mais il est très rouge, d'où vient ce reflet? Ursula regarde
à travers sa vitrine. La lueur vient d'un vitrail de l'église.
Probablement un rayon de soleil couchant. Pourtant non... le soleil
est parti. Ursula se tord le cou, pour déterminer la provenance de
cette lueur étrange, si rouge, et voit qu'elle grandit derrière le
vitrail. Elle éclaire la rue... et tout à coup, dans un fracas
incroyable, tous les vitraux explosent.
Ursula cherche son téléphone partout. S'affole, le
découvre enfoui sous des caisses d'amandes, et appelle enfin les
pompiers, tandis que des flammes gigantesques jaillissent par les
ouvertures béantes de l'église, grimpent sur les corniches,
s'attaquent au clocher. C'est un véritable enfer tout à coup, et la
panique dans le quartier.
Lorsque les pompiers arrivent, le feu a pris une
telle ampleur qu'ils n'espèrent plus sauver la vieille église.
Toute de bois vêtue à l'intérieur, un bon vieux bois sec et rongé
aux vers, elle flambe comme une torche immense dans le ciel bleu
nuit. Et le feu gagne le petit cimetière accroché au flanc de
l'église. En une vision hallucinante, Ursula voit flamber les croix
de bois.
Les pompiers se démènent pourtant. Notamment le
caporal Meyer. Ruisselant de sueur dans la fournaise, sous son
casque de cuir bouilli, il tire une lance vers un soupirail, en
hurlant à son capitaine:
- Par ici, capitaine! Par ce soupirail... on peut
atteindre l'intérieur par là.
Effectivement l'idée est bonne. Si les lances
pouvaient attaquer l'incendie à la base, on aurait plus de chances
de réduire les dégâts. Mais la fumée est épaisse, le soupirail
étroit, et le capitaine juge inutile de risquer la vie d'un homme.
Celle du caporal est aussi précieuse que les autres, davantage
même: il se montre toujours d'un courage étonnant.
- Pas question, Ronnie, trop dangereux...
Le capitaine hurle lui aussi, et fait de grands
gestes de dénégation. Mais le caporal court vers lui, tout noir,
dégoulinant, pour lui expliquer:
- Je vous jure qu'on peut, capitaine... Il y a un
couloir qui débouche dans la nef...
- Vous êtes sûr?
- Sûr, capitaine, j'y vais...
Mais le caporal Ronnie Meyer n'a pas le temps de
s'engouffrer dans le soupirail, l'église s'écroule dans un fracas
de poutres, de fumée, d'étincelles qui projettent sur les maisons
environnantes des lumières superbes, comme celles d'un feu
d'artifice.
C'est fini. La vieille église est morte. Longtemps
encore dans la nuit, et le lendemain matin, de petites fumerolles
s'échappent des ruines de l'incendie, inondées par les pompiers.
Les croix noires du cimetière ont l'air de diables insolites. La
cendre a recouvert les vieilles tombes, abandonnées depuis
longtemps. Il y avait là presque un jardin de roses et d'arbres
sauvages.
Le quartier est triste. Les pans de murs lézardés,
les morceaux de poutres calcinés font un décor lugubre. Une église
incendiée, c'est étrange. Comme une punition du ciel. Les enfants
ne jouent plus dans le terrain vague qu'est devenu le cimetière.
Les vagabonds ne vont plus se réfugier contre les murs et sous le
porche, les chats se battent la nuit entre les tombes couvertes
d'une cendre gluante qui se solidifie peu à peu.
Les mois passent. Et un jour arrive le bulldozer.
Jaune, énorme, muni d'une pelle excavatrice aux dents acérées. Il
fait un bruit épouvantable en s'attaquant aux ruines, mais les
habitants du quartier sont très contents. Ursula, sur le pas de la
porte de sa boutique, en discute avec un voisin.
- Pas trop tôt, depuis le temps qu'on attendait
ça. Enfin la paroisse a réagi, si c'est pas malheureux tout de
même... Vous savez que j'ai failli brûler aussi?
- Je me demande quel genre d'église ils vont nous
faire...
- Oh, du béton sûrement. Les gens ne jurent plus
que par le béton...
Ursula aperçoit le chef de chantier qui hurle des
ordres à une autre pelle mécanique, venue en renfort s'attaquer au
cimetière. Curieuse comme une pie malgré son âge déjà canonique,
elle trottine jusque-là, pour se mêler de ce qui la regarde.
- Lui aussi vous allez le raser?
Le chef de chantier fait signe qu'il entend mal,
et Ursula montre les tombes déglinguées, les croix en
miettes.
- Depuis le temps qu'il est abandonné! Personne
n'a fait de réclamation... On rase!
Ils rasent. Voilà. Tous ces pauvres morts d'au
moins deux cents ans, abandonnés de tous, dormaient tranquilles
jusqu'ici dans le fouillis des plantes et des fleurs. On ne voyait
pas qu'il était en ruine, c'était un havre de paix.
Une odeur de vieille terre envahit l'atmosphère.
La pelle mécanique, qui s'était attaquée au portail de fer forgé,
vient de céder la place à l'énorme bulldozer jaune. Entre ses
griffes, il ramène des gravats et des cendres qu'il balance dans
une benne derrière lui.
Ursula dit à un badaud, un vieux monsieur amateur
de thé de Chine qu'elle connaît bien:
- Les pauvres morts...
- Il n'en reste rien depuis longtemps, vous
pensez. Le cimetière était encore plus vieux que l'église...
Saviez-vous que la tombe la plus récente remontait à 1717?
Mais soudain Ursula lève une main affolée, et se
met à crier:
- Arrêtez... arrêtez... mon Dieu...
Et elle court vers le bulldozer. Elle vient de
voir quelque chose, qui a échappé à l'œil du conducteur de
l'engin.
L'énorme pelle dentelée tient un squelette entre
ses dents.
Le chef de chantier siffle, un grand silence
soudain envahit le chantier, et quelqu'un dit :
- Je croyais qu'il n'y avait plus rien
là-dedans...
Un autre:
- Même le curé l'avait dit...
Et un autre :
- Moi, je vous dis que. mon grand-père racontait
qu'il y avait un autre cimetière sous l'église, un plus vieux
encore...
Le conducteur de l'engin remet le moteur en route,
descend doucement la pelle dentelée jusqu'au sol, l'ouvre, et
dépose délicatement le squelette à terre. King-Kong manipulant une
poupée...
Le chef de chantier fait prévenir la police, et
l'entrepreneur râle.
- Toute une histoire pour un tas d'os...
Mais la police en fait toute une histoire
aussi.
- Où creusiez-vous? demande le surintendant
Carliff.
Le conducteur de l'engin désigne l'endroit.
- Vous n'étiez même pas à l'emplacement des
tombes...
Il se penche sur le squelette, ajuste ses
lunettes, et fronce le nez.
- Ça ne vient pas du cimetière... C'est trop
récent... Regardez...
Un lambeau de tissu accroché, des cheveux. Ursula,
qui regarde avec les autres curieux, fait la grimace.
- Pauvre femme...
Son voisin s'étonne:
- Comment voyez-vous que c'est une femme?
- Le bout de tissu, regardez... il y avait des
fleurs là-dessus... C'est un morceau de robe!
Ursula est arrivée à la même conclusion que le
surintendant Carliff, réputé pour la finesse de ses analyses et son
intelligence policière.
Pour l'instant, le surintendant conseille à
l'ouvrier de dégager son engin, et de fouiller, à la pelle,
l'endroit désigné.
- Allez-y doucement, il peut y en avoir
d'autres...
L'entrepreneur râle toujours:
- Et pourquoi pas une fosse commune... La
municipalité le saurait, tout de même, j'ai des délais, moi... Ça
me retarde...
Mais le surintendant est inflexible:
- Nous vous retarderons le temps qu'il faudra. Je
suis désolé, mais on n'a enterré personne ici depuis des années. Et
ce squelette est récent. Deux ou trois ans à peine...
Ursula ferme boutique et s'installe tranquillement
sur une vieille pierre pour regarder l'ouvrier fouiller de sa pelle
les débris de l'église. Car il s'agit bien du terrain sur lequel se
trouvait l'église. En tout cas ses fondations. Le cimetière et les
vieilles tombes commencent bien plus loin.
Sa patience est récompensée, car au début de
l'après-midi, l'ouvrier, assez terrifié, ramène au bout de sa pelle
un deuxième squelette.
Le spectacle est fini pour Ursula. Elle lira le
reste dans les journaux.
Le travail commence pour le surintendant
Carliff.
Quelques jours plus tard, à la morgue de Londres,
il discute avec deux médecins légistes qui ont examiné les
squelettes.
- Deux femmes... elles ont été étranglées toutes
les deux... regardez... ici, la deuxième cervicale... pareil pour
l'autre.
- Quoi d'autre?
- Rien à voir avec l'incendie. La mort remonte
bien avant. Elles ont été enterrées en même temps. Nous avons ici
des prélèvements de terre, ils proviennent du sous-sol de l'église.
C'est tout ce que l'on peut dire. Sauf que vous avez une chance
inouïe, surintendant Carliff... L'une des deux portait une
alliance, gravée à l'intérieur. Elle est restée accrochée à
l'annulaire.
Le surintendant Carliff reçoit le précieux indice
dans une pochette de plastique. Il examine à la loupe un anneau
d'or, assez plat, et note le nom.
C'est effectivement une chance incroyable, car le
nom est inscrit en toutes lettres. Alors que d'habitude, sur les
alliances, on ne grave généralement que les prénoms des époux et
une date. Or l'anneau d'or porte un nom et un prénom, plus une
date.
Le registre de mariages confirme la date d'un
mariage à Londres, qui correspond à celle inscrite sur
l'alliance.
L'épouse... Susan... sans profession. L'époux
Ronald, profession pompier.
Le surintendant reçoit dans son bureau le caporal
Ronald Meyer, pompier, en uniforme. Il a l'air brave, mais pas
tellement à l'aise. Il ne sait pas pourquoi on l'a convoqué.
- Caporal... vous avez été marié?
- Oui, monsieur. Divorcé.
- Il y a combien de temps?
Le surintendant sait. Il l'a vu sur le registre de
l'état civil, mais il a pour principe de toujours poser une
question dont il connaît la réponse. Pas pour la réponse, pour la
manière dont elle est donnée.
Le caporal est un garçon costaud, à l'allure
franche et loyale, qui approche de la trentaine, et qui regarde ses
souliers pour dire:
- Deux ans et demi.
- Vous ne voyez plus votre femme?
- Non, monsieur.
— Depuis combien de temps?
- Depuis le divorce, monsieur.
Le surintendant Carliff ne fait aucun effet de
voix ou de style, il annonce tranquillement :
- Eh bien, caporal, nous avons retrouvé votre
femme.
Ronald Meyer, Ronnie pour ses camarades de
caserne, ouvre des yeux ronds:
— Retrouvé ?
— Le squelette de l'église, c'est elle. Vous êtes
au courant du squelette de l'église... caporal...
- J'ai vu ça dans les journaux, monsieur...
mais... vous êtes sûr que c'est elle?
- Elle portait encore son alliance. C'est pourquoi
je ne vous demanderai pas de reconnaître Susan Meyer... Il en reste
si peu... Mais il n'y a aucun doute, il s'agit bien d'elle...
- Si vous le dites, monsieur.
- Ça ne vous étonne pas, caporal?
- Si, monsieur.
Le surintendant sourit légèrement:
- Quoi, caporal?
Ronnie Meyer ne comprend pas.
- Qu'est-ce qui vous étonne? Le fait qu'on l'ait
retrouvée dans les décombres de l'église? Ou bien qu'elle porte
encore votre alliance, alors que vous étiez divorcés?
Très malin le surintendant. En posant ces deux
questions, il attend aussi une troisième réponse.
- Pour l'alliance... ma belle-sœur m'avait dit
qu'elle avait disparu quelques jours après le divorce... Je suppose
qu'elle ne l'avait pas encore ôtée...
Le surintendant incline la tête.
- C'est très probablement la raison... en
effet.
Mais il constate, en silence, que le caporal ne
s'est pas encore étonné du lieu de la découverte. Il aurait
également pu dire: « Je ne savais pas qu'elle était morte. » Ou
quelque chose d'approchant. Or il a cherché une réponse à la
présence de l'alliance. C'est tout. Bizarre. L'homme est bien noté
dans son corps, le surintendant s'est rapidement renseigné. Il est
apprécié de ses amis, couvert d'éloges pour son courage. Ses
voisins n'en disent que du bien. Son capitaine aussi.
- Pourquoi avez-vous divorcé, caporal?
Ronnie Meyer regarde à nouveau ses pieds. Un
timide, peut-être.
- Ben... on s'entendait pas, ma femme et
moi.
Mais il regarde le surintendant en face pour
ajouter:
- On était d'accord sur le divorce; ça s'est fait
sans histoires, et d'un commun accord.
- Merci, caporal.
Le surintendant ne soupçonne pas forcément Ronny
Meyer d'avoir étranglé sa femme. D'abord il y a deux femmes. Un
mari divorcé d'un commun accord n'a déjà pas tellement de raisons
d'étrangler son ex, alors pourquoi une autre femme?
Dans la même journée, le surintendant
perquisitionne au domicile de l'ex-madame Meyer. Abandonné depuis
la disparition de sa locataire, le petit appartement est resté en
l'état, dépoussiéré de temps en temps par la sœur de Susan. Il est
inhabité. Au mur, quelques photos. Le squelette était blond, Susan
aussi, blonde décolorée. Une permanente soigneusement agencée. Des
yeux agrandis par un maquillage voyant. L'air un peu bêbête, se dit
le surintendant, mais sympathique. Des robes un peu
suggestives.
Il fait le tour des penderies, des tiroirs et
tombe devant un secrétaire, fermé à clé, qu'il demande à un agent
d'ouvrir.
Le policier, qui a pourtant l'habitude, a du
mal.
- On dirait qu'il a déjà été forcé, sans
résultat.
Ce n'est qu'un petit secrétaire qui ne doit pas
abriter la fortune de la banque d'Angleterre. Il ne contient, en
effet, rien d'extraordinaire, sinon une enveloppe, portant une
adresse : « Bridgett Claim, 18 Bradford Street. »
Il n'y a pas de timbre. Pas de nom d'expéditeur au
dos. Et l'écriture, comparée à d'autres documents, est celle de
Susan Meyer. Le surintendant décachette l'enveloppe, et en sort une
simple feuille de correspondance, non datée, sur laquelle Susan a
écrit :
« Bridgett, c'est toi qui a brisé mon ménage. Je
n'aurais pas cru ça de ta part. Tout est fichu maintenant à cause
de toi, »
C'est tout.
Au 18 Bradford Street, la concierge répond avec
empressement que Miss Bridgett n'habite plus là depuis une bonne
paire d'années. Elle n'a pas sa nouvelle adresse, et personne ne
l'a, car Miss Bridgett a disparu justement depuis une bonne paire
d'années...
- Comme ça, sans prévenir... qui aurait
cru...
Au fichier des personnes signalées disparues,
Bridgett a été enregistrée, sur demande de sa famille. La date de
cette disparition correspond à celle de Susan Meyer.
Bridgett était sténotypiste, amie de Susan,
maîtresse de son mari. Et elles sont mortes toutes les deux
ensemble, probablement le même jour, à la même heure, étranglées de
la même manière.
Le surintendant s'enferme avec le dossier, pour
réfléchir. Le caporal pompier Ronald Meyer devient évidemment le
suspect numéro un. Mais le mobile? Quel serait son mobile? Le
divorce a été prononcé par consentement mutuel. Il avait tout
loisir de vivre avec sa maîtresse sans pour autant supprimer sa
femme. Une histoire d'argent? Personne n'est riche dans cette
histoire. Un comportement sadique? Sa vie conjugale, ses amis, les
femmes qu'il a connues avant et après, n'en font pas état.
Le caporal Ronald Meyer est un type normal,
courageux. Un peu timide en dehors de son métier. Et pourtant c'est
le suspect du surintendant Carliff. Pourquoi?
- Parce que ça ne peut être que lui!
C'est la réponse du surintendant à son chef.
Pour mieux cerner le suspect, Carliff va discuter
avec son capitaine de caserne.
- Courageux...
- Oui, ça, je sais.
- Quelle coïncidence...
- Quel genre de coïncidence?
- L'église. Notre brigade a éteint l'incendie il y
a quelques mois. Et Meyer s'est donné un mal fou, comme d'habitude.
S'il avait su que sa femme était dessous...
- A mon avis il le savait, capitaine.
- C'est impossible. Ce n'est pas Meyer. Un élément
comme lui, aussi dévoué. D'ailleurs, la nuit de l'incendie, il
aurait pu y rester, si je ne l'avais pas arrêté.
- Arrêté?
- Il voulait passer par un soupirail et atteindre
les sous-sols pour attaquer le feu à la base. J'ai hésité, et il
était trop tard. Mais finalement tant mieux, car je ne crois pas
qu'il aurait eu le temps d'instal-1er une lance. Il y serait plutôt
resté.
- Il connaissait le sous-sol de l'église?
- Peut-être. Aucune idée.
Le surintendant tient le détail qui lui manquait
pour conforter son opinion. Pour cacher les deux corps il fallait
connaître le sous-sol. Meyer le connaissait.
Mais le surintendant, lui, n'a pas idée du mobile.
C'est agaçant un crime sans mobile apparent.
Faute de mobile, il reconvoque le caporal Meyer,
pour tenter sa chance.
Mal à l'aise le caporal. Convoqué deux fois, c'est
mauvais. Il se doute bien que le surintendant a quelque chose
derrière la tête.
- Un détail, caporal... J'ai besoin d'un simple
détail.
Il observe sa proie. Car, à cet instant, le
suspect est une proie pour un policier comme le surintendant
Carliff. Il faut être un chasseur malin. Prudent. Poser ses pièges
sans en avoir l'air. Face à quelqu'un qui n'a aucune raison
d'avouer, sans preuves matérielles contre lui, il faut être encore
plus malin que malin. Renard.
- J'aimerais bien savoir, par quel hasard... enfin
à la suite de quelles circonstances plutôt, vous avez...
Le caporal est attentif, le visage incliné, il
attend. La suite ne vient pas immédiatement. Le surintendant plisse
les yeux, tournicote son crayon, puis enchaîne:
- Parce que après tout... il n'y a aucune raison
évidente à cela... n'est-ce pas?...
Le caporal Meyer renifle le piège, ça se voit, et
c'est bon signe.
- Bref... j'aimerais connaître les circonstances
qui vous ont permis de vous familiariser avec le sous-sol de
l'église.
Le visage du caporal s'éclaire. Il respire. Il est
soulagé. Comme s'il se disait « ouf ». Mais il tarde un peu à
répondre. Ce ne doit pas être si facile pour lui de
répondre...
- Je vous écoute...
- Eh bien... en fait... j'ai aidé le pasteur
autrefois...
- Ah. Dans les années?
- Je ne sais plus... j'étais jeune, les années
cinquante.
Le surintendant se lève, en souriant:
- Vous m'excusez une minute?
Le caporal reste seul dans le bureau. Dans son
dos, un agent garde la porte comme d'habitude, silencieux et
maussade. Quelques minutes passent.
Le surintendant rouvre la porte, l'air un peu
pressé, et s'adresse au caporal depuis le seuil:
- Je viens de joindre le pasteur. Il ne se
souvient pas du tout de vous. Ni de quelqu'un d'autre en fait...
Vous n'auriez pas une autre explication ?
Meyer en a sûrement une. Il devait se douter de la
faiblesse de la première. S'il en a une, c'est que le piège
fonctionne.
- Je crois que c'était à la chorale. Quand je
chantais à la chorale.
Le surintendant vient se rasseoir en face de son
suspect. Il est content.
- Je ne crois pas, caporal. J'ai la liste des
personnes qui ont participé à cette chorale depuis la nuit des
temps. Et vous n'y êtes pas. Par contre, j'ai le nom de votre
femme, Susan, et aussi de Bridgett... votre maîtresse.
Le caporal blêmit. Son front se couvre de sueur
sous le choc, il tente tout de même de se raccrocher à la perche
que lui tend le policier :
- Ça doit être ça... c'est lorsque je venais les
chercher à la chorale... enfin je veux dire... ça me
revient...
- Les répétitions avaient lieu dans la
sacristie... pas au sous-sol...
- Oui, mais c'est-à-dire que on a dû y aller
quelquefois, comme ça, par curiosité...
- C'est inexact. Le bedeau dit qu'il en fermait
toujours la porte... J'ai sa déclaration.
La proie s'est mise à découvert. Finalement
c'était assez simple, cette chasse. Le caporal a compris qu'il est
suspect, qu'il ne s'en sortira pas comme ça, que le policier va
jouer avec lui indéfiniment au chat et à la souris. Alors il
regarde ses chaussures:
- C'est moi qui les ai tuées.
Sa confession est assez simple elle aussi.
Il est venu chercher sa maîtresse à la chorale, un
soir, alors qu'il était divorcé depuis quelques jours seulement. Et
son ex-femme était là. Elle a voulu lui parler. Elle l'a entraîné
dans le réduit attenant à la sacristie. Et là, elle lui a demandé
une somme énorme, exorbitante, qui n'était pas prévue du tout dans
les modalités du divorce. Il a refusé, elle s'est mise en colère,
la dispute a dégénéré, et, de rage, il l'a étranglée. Sur place.
C'est à ce moment qu'il s'est aperçut de la présence de Bridgett.
Curieuse, elle avait voulu écouter ce que se disait le couple, et
avait donc assisté au crime. Nouvelle dispute. Bridgett voulait le
dénoncer à la police, il l'a étranglée aussi.
Il ne lui restait plus qu'à trouver les clés du
bedeau, celles qui ouvraient la porte du sous-sol. Elles étaient
bêtement accrochées au mur. Il a caché les deux cadavres, très
vite. Sans même les enterrer, sans précaution. Une cachette
dérisoire, qui aurait été découverte sans l'incendie de la vieille
église.
Mais le pompier n'est pas criminel et incendiaire.
C'est un cierge qui a mis le feu à une niche, sous laquelle se
trouvaient d'autres cierges, rangés sur une étagère de bois. Et il
y avait tant de bois.
Le caporal, une fois sur les lieux de l'incendie,
a trouvé ce brasier providentiel. Il voulait courageusement
pénétrer dans l'église par le soupirail, non pas pour y éteindre le
feu, mais pour traîner les deux cadavres dans les flammes. C'était
une chance formidable pour lui.
Hélas! Le capitaine a eu peur de risquer la vie
d'un homme si courageux, d'un élément si dévoué, et il l'a retenu,
au dernier moment.
Réclusion à vie pour le caporal Meyer.
Une nouvelle église a été construite en face de la
boutique d'Ursula, de ses bocaux de thé, de gâteaux, de menthe, et
de gingembre confit.
Elle est en béton, évidemment.