LE TUEUR DE NOËL
Lundi 23 décembre 1957. Les quatre personnages
principaux de cette histoire ne se livrent pas aux mêmes activités,
deux jours avant Noël.
Le capitaine Mac Carthy, l'un des meilleurs de la
brigade des homicides de Queens Village, cent pour cent de réussite
dans ses enquêtes, est fier du policier qu'il est, mais pas de
l'homme. Il se traite d'imbécile. Sa petite amie l'a flanqué à la
porte, il a un cadeau sur les bras, et se demande pour la vingtième
fois au moins en vingt ans de carrière pourquoi diable il ne tombe
que sur des femelles impossibles. Le métier sans doute. Pas le
temps, manque de délicatesse, oubli des anniversaires, dîner fichu
sur un coup de téléphone, nuit de veille, planqué dans une
voiture... Ça n'aide pas.
Le docteur Brussel, psychiatre et psychanalyste,
est bien mieux dans sa peau. La nature l'a doté d'un calme
remarquable, d'une aptitude à la réflexion, d'un sens de
l'observation et de l'analyse qui ont fait de lui un homme célèbre.
Il collabore souvent avec la police, et a connu dans ce domaine des
réussites spectaculaires. Il écrit, donne des conférences, dispose
d'un appartement agréable, et se sauve dans quelques jours en
vacances pour la Jamaïque. Au soleil.
Madame Nerich, la quarantaine un peu lourde, n'est
pas malheureuse non plus. Certes elle est veuve. Mais elle
agrémente sa solitude en fréquentant des amis, et l'église
régulièrement, elle s'occupe d'œuvres paroissiales, adore rendre
service aux gens qu'elle aime bien, et qui le lui rendent bien.
C'est une brave femme paisible, dont la vie n'a pas été
particulièrement excitante ou aventureuse, mais elle en est
contente. Elle est réceptionniste chez un médecin, habite une
petite maison de bois d'un étage, où elle vit avec sa sœur et son
beau-frère. Ce soir, elle revient d'une petite réception amicale et
descend de l'autobus pour terminer le chemin à pied jusque chez
elle.
Le quatrième personnage est inconnu. Sa vie, ses
mœurs, ses ambitions, son sexe, son nom, son âge, sa profession,
tout est inconnu.
Il marche dans une rue de Queens Village. Ce
faubourg de New York est construit de petites maisons bourgeoises,
bien rangées les unes à côté des autres. Parfois jumelles, parfois
uniques. La faible lumière diffusée par d'antiques réverbères
traverse mal le branchage des arbres qui bordent la rue et lui font
un dais fantomatique. Silence et froid. Il est huit heures du
soir.
«Il» marche donc dans cette rue, derrière madame
Nerich qui rentre chez elle. Il va la tuer. On ne sait pas
pourquoi.
Madame Nerich entend peut-être le bruit des pas
derrière elle, sur le trottoir glacé. Elle se presse peut-être un
peu. Elle a peut-être peur qu'un homme l'accoste, peut-être se
retourne-t-elle un instant. Pas plus, car le crime est
rapide.
Un bras lui enserre le cou, et une main armée d'un
couteau la frappe rageusement dans la poitrine, l'abdomen, frappe
et frappe encore, le sang coule de plusieurs blessures, et madame
Nerich s'effondre sur le trottoir.
Le capitaine Mac Carthy est chargé de l'enquête.
Il est expédié sur les lieux du crime, et tenu par son chef de
rendre son rapport avant Noël, vu que ledit chef a l'intention de
passer Noël en famille, avec sa femme, ses enfants, et son sapin
enguirlandé.
Mac Carthy fait donc les constatations d'usage et
l'enquête de routine.
Crime sexuel ? Non. Cette femme a été attaquée
rageusement, se dit Mac Carthy, vu le nombre de coups frappés au
hasard, mais visiblement sans intention de viol.
Par contre, une femme qui marche dans la rue,
sortant d'un autobus pour rentrer chez elle, devrait avoir un sac.
Elle n'en a pas, le mobile serait donc le vol. Deux heures plus
tard, Mac Carthy et ses deux fidèles compagnons de nuit, Cohen et
Sweethey, découvrent le sac sur une pelouse, dans la rue même. Il a
été jeté par l'assassin, et ne contient pas ou plus d'argent.
Mac Carthy interroge la sœur et le beau-frère de
la victime, braves gens en larmes devant leur sapin de Noël.
- On lui avait acheté un châle, en laine de
cachemire... dit la sœur, effondrée.
- Avait-elle de l'argent dans son sac?
- En général une cinquantaine de dollars.
- Voulez-vous vérifier s'il ne manque rien
d'autre...
Mac Carthy attend patiemment que le chagrin
permette à la sœur de s'exclamer :
- Qu'est-ce que c'est? Qui a écrit ça sur son
sac?
- L'agresseur, je présume.
- C'est une obscénité!
- Nous avons retrouvé la même inscrite sur un mur,
à côté du corps.
- Quelle horreur!
C'est une obscénité en effet. La traduction
française en est à peu près : « Va te faire... Paul. » Pour les
initiés, en anglais : « Fuck off Paul ».
Mac Carthy, qui fréquente des endroits peu
recommandables de par son métier, en a vu d'autres. Mais il admet
que sur le sac d'une dame tranquille, c'est assez étonnant.
L'inscription a été réalisée avec le bâton de rouge à lèvres de la
victime. Un étui doré et bon marché, rugueux, sur lequel il
n'espère guère trouver d'empreintes, mais qu'il a conservé
soigneusement dans sa poche, dans un mouchoir en papier.
- Il manque quelque chose à part le rouge à
lèvres?
- Oui! Son permis de conduire.
- C'est tout?!
- Oui. C'est bizarre...
- Elle l'avait toujours sur elle? Même en prenant
l'autobus?
- Il lui servait de pièce d'identité, comme à tout
le monde.
Mac Carthy présente ses condoléances, remercie, et
rejoint Cohen et Sweethey dans la rue qui font le tour du quartier.
Une enquête de voisinage est la première des choses à faire, en cas
d'agression. Les voisins ont toujours quelque chose à dire. C'est
long, fastidieux, on ne tombe pas toujours tout de suite sur les
bons, ceux qui ont quelque chose à dire justement, mais il est rare
que l'on revienne bredouille.
Cohen revient bredouille, Sweethey a une
information.
- Je suis tombé sur deux femmes, dans deux maisons
différentes, qui racontent la même chose. Elles se souviennent
d'avoir vu, par leur fenêtre, un type rôder dans la rue la semaine
dernière, tous les jours.
- Un type... jeune, vieux, grand, petit, gros,
maigre?
- Aucune idée. L'éclairage est mauvais, c'était
toujours le soir, le type était habillé de sombre.
- En quoi avait-il l'air de rôder?
- Il traînait sans but précis. Il faisait les cent
pas. Et chaque fois qu'il passait sous un réverbère, il retirait
les mains des poches de son manteau, et il les regardait.
- Elles l'ont vu ce soir?
- Non, elles s'occupaient des sapins, avec leurs
enfants.
Noël est partout dans New York, accroché en néons,
en guirlandes, en messages lumineux, en Père Noël sur les
trottoirs, en couronnes sur les portes.
Mac Carthy se fiche pas mal de Noël. Mais les
journalistes pas du tout. Comme ils n'ont rien de précis à se
mettre sous la dent, ils baptisent l'assassin le tueur de Noël. Un
bon titre. Qui fait de l'effet sur les foules. Qui attire l'œil, et
l'attention du chef de Mac Carthy, le 24 décembre au soir.
- Vous parlez d'une trouvaille. Tout le Queens
téléphone. Les gens ont peur du sadique de Noël. Grouillez-vous,
Mac Carthy, où est votre rapport?
- Vous l'avez eu, chef.
- Quoi? Rien d'autre? Vous piétinez? Et les
empreintes?
- Rien, chef.
- Et l'autopsie?
- Une douzaine de coups de couteau portés avec un
instrument de petite taille. Un canif ou une lame étroite et
longue. Elle a pas eu de chance, un seul était mortel, et c'est
probablement le hasard. Sinon elle s'en tirait.
- Je veux des résultats, Mac Carthy, pour le Jour
de l'An... Trouvez une idée, foncez, vous êtes le meilleur oui ou
non?
- Merci, chef.
Aucune piste. Uniquement des conclusions
provisoires. Le crime n'était pas prémédité. Sinon l'assassin se
serait armé différemment. Il aurait pris un couteau plus grand. Et
ce n'est pas un professionnel non plus, vu les efforts qu'il a dû
fournir. Douze coups, c'est beaucoup pour tuer. Un maladroit
peut-être. Sans rire. Il y a des criminels maladroits. En général
ils ratent leur coup d'ailleurs.
Malheureusement, madame Nerich est bien morte. Et
rien dans son passé ne permet de lui imaginer le moindre ennemi, la
moindre rancoeur. Pas de petit ami. Pas d'amant. Cette femme vivait
comme une rivière tranquille.
Ce qui est bizarre c'est le permis de conduire.
Pourquoi voler un permis? Pour s'en servir comme fausse identité?
Il faudrait que l'assassin soit une femme. Or il est très rare
qu'une femme assassine de manière aussi sauvage et sanglante.
L'homme a peut-être une petite amie. Mais dans ce
cas, il lui suffisait d'assommer, de bousculer et de voler le sac.
On ne tue pas pour un permis. Pour cinquante dollars, oui. Même
pour moins. Mais un permis...
Mac Carthy passe un réveillon lugubre. Une semaine
à piétiner sans avancer, un Jour de l'An sans éclat autre qu'une
surveillance nocturne du quartier en compagnie de ses deux
acolytes, à grignoter des cacahuètes, et à manger des
sandwiches.
Et il se fait secouer les puces par son chef. On
réclame des résultats en haut lieu. Les hauts lieux réclament
toujours des résultats, sans savoir. Ils ne descendent pas dans la
rue, eux.
Mac Carthy croise un collègue avec morosité. Il
n'a pas l'habitude de répondre qu'il est au point mort sur une
enquête.
L'inspecteur Finey qui travaille avec lui au
département de la police a une idée :
- Une obscénité écrite au rouge à lèvres, sur un
mur et sur le sac, un permis de conduire, un canif, douze coups
nerveux... C'est un puzzle, ton histoire, tu devrais en parler au
docteur Brussel...
Mac Carthy ne le connaît pas. Il n'a guère recours
d'habitude aux psychiatres ou aux psychologues. Les avocats s'en
occupent, c'est leur truc. Les tribunaux aussi. Mais lui, Mac
Carthy, il a son flair, sa technique, ses indics, sa mémoire, son
intelligence de flic rodée par vingt ans de métier.
Le collègue en convient, mais :
- Si toi tu n'as rien déniché, Brussel peut le
faire, crois-moi. C'est un type étonnant. Appelle-le.
Mac Carthy se résigne à demander du secours et
obtient le docteur Brussel au téléphone.
Il lui explique son cas et demande un
rendez-vous.
- Capitaine, je suis désolé. Je pars demain pour
la Jamaïque, je ne serai de retour que dans quinze jours.
Quinze jours de plus, c'est quinze jours
d'engueulades. Mac Carthy insiste. Depuis le premier jour, il
retourne l'histoire dans sa tête, sans savoir par quel bout la
prendre. S'il racontait juste un peu au téléphone, le docteur
pourrait peut-être l'orienter. Une petite piste, un morceau du
puzzle qui colle à un autre... ce serait déjà ça.
- D'accord, essayons, dit le docteur
Brussel.
- Comme ça, au téléphone? Je peux?
- Essayons...
Mac Carthy se dit qu'il est « gonflé » ce
psychiatre. Mais après tout...
Or la conversation va durer vingt minutes. Et en
vingt minutes Mac Carthy va se retrouver devant des déductions
étonnantes, une succession de probabilités, certes issues de
l'expérience des statistiques, mais qui vont recouper la réalité
d'une manière incroyable.
Il n'y a là rien de divinatoire, aucun miracle,
aucune coïncidence. C'est simplement le travail d'un psychiatre
exceptionnel, en vingt minutes. Au téléphone. Et Mac Carthy sera
bien obligé d'en convenir plus tard. « Ces types sont fantastiques.
»
Le docteur Brussel a d'ailleurs écrit un certain
nombre d'ouvrages, et notamment une psychanalyse du crime, dont on
a pu trouver la traduction en France, il y a quelques années.
Mac Carthy est donc au téléphone ce jour-là avec
un type « fantastique ». Il commence par évoquer l'arme du crime,
un petit couteau, probablement un canif...
- Un canif... marmonne le docteur Brussel, ça
c'est intéressant... Voyons, un canif c'est un objet de gamin. Ce
n'est pas d'un canif que se sert un tueur adulte. J'associe un
canif avec des jeux de gamins.
- Vous pensez qu'un enfant aurait pu faire
ça?
- C'est possible. Ou bien un adulte qui n'a pas
connu de croissance émotionnelle... s'il s'agit bien d'un
canif.
- L'instrument était petit. La lame étroite et pas
très longue.
Il y a un petit silence, puis le docteur Brussel
répète : « Étroite et pas très longue... m'oui... on verra ça plus
tard. Des violences sexuelles ? »
- Aucune. Absolument aucune. On pourrait dire que
le tueur s'est contenté de la laisser tomber sur le sol et de s'en
aller.
- Voilà qui confirme mon idée de quelqu'un de
jeune. Il a eu en main une femme sans défense, et n'a pas su quoi
en faire.
- Il a volé son permis de conduire, et ça ne lui
sert manifestement à rien.
- Ambivalence, capitaine...
Là, Mac Carthy reste coi un moment. Ambivalence.
Qu'est-ce que c'est que ce machin?
- Je dis ambivalence, parce que si vraiment ce
permis ne peut servir à rien, il s'agit bien de cela. C'est un
trait caractéristique des schizophrènes. C'est-à-dire coexistence,
dans l'esprit de celui qui est atteint de cette maladie, de la
haine et de l'amour envers la même personne. Je m'explique. Votre
permis de conduire vous le portez toujours sur vous. C'est votre
identité, votre personne, il est un peu défraîchi, jauni, patiné
par le temps et le contact de vos doigts. Il y a votre photo, elle
est ancienne, votre date de naissance, c'est un objet familier,
très personnel, et en même temps utile. C'est un souvenir précieux.
La personne qui a tué madame Nerich la détestait assez pour la
tuer, mais elle voulait aussi s'en aller avec quelque chose de
précieux lui appartenant, un souvenir précieux.
Mac Carthy annonce alors la couleur, si l'on peut
dire, des deux inscriptions obscènes inscrites au rouge à
lèvres.
- Pas de doute, capitaine, le mobile n'est pas le
vol, on avance, on avance. Vous pouvez oublier vos cinquante
dollars s'ils ont existé. Ce n'est pas le vol.
Et Mac Carthy n'a plus que le signalement, qui
n'en est pas un pour lui, donné par les deux femmes, à propos d'un
rôdeur.
- Qui sortait ses mains des poches de son manteau,
et les regardait, à la lumière du réverbère... c'est tout. Plus
rien.
- Ce n'est pas si mal, capitaine. Vous me laissez
réfléchir?
Les secondes s'écoulent. Mac Carthy entend la
respiration du docteur Brussel au téléphone. Ce sont des minutes à
présent. Il s'ennuie, Mac Carthy, il a l'impression d'être
abandonné tout seul à son stupide téléphone de flic, pendant qu'à
l'autre bout un autre téléphone intelligent respire.
Au bout de trois minutes, le docteur Brussel
consent à répondre aux « allô » timides de Mac Carthy.
- Je réfléchissais, j'étais en train de façonner
dans mon esprit une image du tueur. Si vous êtes prêt, je vous la
livre.
Mac Carthy est prêt, tout ouïe.
- Physiquement, c'est un gamin maigrichon, d'assez
petite taille. Il n'a pas plus de vingt ans. Un mètre
cinquante-cinq de haut environ et cinquante kilos. Un petit schizo,
chétif, pas beau, mal aimé, coléreux et poltron. Mauvaise
circulation du sang. Il a probablement de l'acné, et sur les mains
des ennuis de peau, eczéma par exemple. Il habite non loin de la
rue du crime, car il ne s'éloigne jamais beaucoup de chez lui. Si
sa mère est encore vivante, il la suit partout. Il n'a pas d'amis,
il regarde la télévision, lit des bandes dessinées. Il peut
fréquenter une école secondaire, où il a du mal à réussir. A moins
qu'il soit sur le point d'être recalé. Il peut même avoir laissé
tomber ses études, pour s'éloigner des autres. S'il a travaillé, il
a occupé des emplois insignifiants, à peine garçon de bureau. Et il
a dû quitter ces emplois assez vite. Ou alors on l'aura
renvoyé...
Le capitaine Mac Carthy n'en croit pas ses
oreilles.
Tout ça ? Avec douze coups de couteau, un tube de
rouge, deux inscriptions obscènes, un canif, et une silhouette qui
regarde ses mains ?
Le docteur Brussel passe maintenant à la vie de
famille du garçon dont il brosse le portrait.
- Il est possible que sa mère se soit remariée
récemment. Ce n'est pas un morceau indispensable à la mosaïque,
mais ça collerait bien. Notamment cela nous expliquerait pourquoi
la crise s'est précipitée. Quoi qu'il en soit, l'homme de la maison
est le rival du garçon et, d'une manière ou d'une autre, leurs
relations ont atteint un point de crise. Ce gosse aime sa mère et
hait cet homme, qu'il soit son père, son beau-père ou tout
simplement l'amant de sa mère. Il est probable que cet homme a
réussi dans sa profession, ou son métier, qu'il appartient au genre
vigoureux, agressif, et qu'il est très autoritaire. Le gamin en est
jaloux. Parce que cet homme détient l'amour de sa mère. Et lui n'a
pas comme les autres jeunes de son âge ce qu'il faut pour sortir et
se trouver une petite amie. Psychosexuellement il n'a pas atteint
ce niveau de maturité. Il est encore agrippé à sa mère. Il l'aime,
et il la hait à la fois parce qu'elle le laisse tomber, ou le
délaisse. Voilà, capitaine... Je dirais pour terminer ce chapitre
que le garçon a tué madame Nerich parce qu'elle symbolisait sa
mère. On peut dire que ce soir-là cette femme a servi de substitut
à la mère.
- Bon... eh bien... évidemment... mais...
- Vous doutez... Vous avez raison. Je vous
rappelle que je joue sur la loi des probabilités. Je n'affirme pas
que le tueur est tel que je le décris. Je dis qu'il y a des
possibilités pour qu'il ressemble à ce portrait...
- Vous pouvez m'en dire plus?
- Oui... par exemple. Disons que jusqu'à la crise,
l'enfant a été lié si étroitement à sa mère, si retranché du monde,
que je ne le vois pas comme une forte tête à l'école, ou ailleurs.
Je doute même qu'il ait jamais commis un écart de conduite. Il n'en
a pas la malice. Vous ne le trouverez pas dans les délinquants
juvéniles ou les écoliers à problèmes.
- Et l'inscription? S'il est asexué à ce point,
comment a-t-il pu écrire une chose pareille?
- Une manière à lui de dire tout simplement je me
fous de vous. C'est encore un gosse émotionnellement, tel que je
l'imagine. Quelque soit son âge réel, il n'est pas pubère. Écrire
des mots dégoûtants sur ce sac c'est la manière la plus vigoureuse
qu'il a trouvée pour dire : « Maman va au diable ! » Vous comprenez
? Ce n'est qu'une expression grivoise qu'il a entendue à
l'école...
- Mais alors où chercher ce gosse, docteur?
Le pauvre Mac Carthy veut bien tout entendre dans
le domaine de la psychologie, de la psychanalyse, mais lui, il
cherche un assassin. Où le chercher? C'est la question
essentielle.
- Je vous ai dit qu'il ne s'éloignait jamais
beaucoup de chez lui. Il doit habiter pas loin des lieux du crime.
Faites aussi le tour des dermatologues du quartier. S'il a beaucoup
d'acné, sa mère a pu l'envoyer chez un spécialiste. Cherchez aussi
du côté de l'école secondaire locale. Faites-vous une liste des
garçons qui ressemblent à ce portrait. Pas de chahuteurs surtout.
Des nullités. Il y a autre chose aussi. Je vois assez cet enfant
ressentir la nécessité de rendre public ce qu'il a fait. C'est
probablement le premier acte important qu'il ait accompli de son
propre chef. Il doit se dire en ce moment, « mon garçon, si le
paternel se croit fort, regarde-toi... t'as fait plus fort ». Il
n'est pas mûr, rappelez-vous de cela. Il éprouve un besoin
infantile de se faire valoir, sans en comprendre les conséquences
pour lui. Par exemple se vanter devant ses amis, s'il en a... ou
alors recommencer à écrire sur les murs. Surveillez les environs,
cherchez les graffiti révélateurs sur les murs... C'est à peu près
tout, capitaine. Souvenez-vous qu'il s'agit d'une mosaïque de
probabilités... bonne chance...
- Bonnes vacances, docteur.
La Jamaïque. Le soleil. Et New York en hiver, et
le chef au téléphone qui réclame encore et toujours des résultats.
Un cheveu, une puce, un clou, n'importe quoi.
- Alors, Mac Carthy, j'écoute?
- Oui, chef. Le suspect est un adolescent de moins
de vingt ans, il ne mesure pas plus d'un mètre cinquante-cinq,
cinquante kilos, de l'acné, il est schizo, solitaire, sans copains,
pas de vie sexuelle. Il habite pas loin de la rue du crime. Mauvais
élève, pas chahuteur mais nul. Il n'a pas pu aller plus loin que
garçon de bureau,
- Vous vous foutez de moi, Sherlock Holmes?
- Docteur Brussel, chef... collaborateur génial du
département d'État. Psychiatre officiel. Des tas de médailles, des
tas de résultats avec les collègues.
- J'attends un tueur, Mac Carthy, pas un
roman...
- Oui, chef.
Et revoilà Mac Carthy dans la rue, avec Cohen et
Sweethey. Ils font le tour des écoles, des dermatologues, des
médecins du quartier, Ils rasent les murs au sens propre du terme,
le nez dessus, à la recherche de graffiti. Ils demandent aux
voisins et aux flics de ronde de surveiller ces graffiti s'il en
surgit de nouveaux.
Un soir, les deux acolytes, Cohen et Sweethey,
arrêtent leur voiture près d'une cabine téléphonique, pour un appel
de routine. Dans le Queens, en ce temps-là, les duettistes
policiers n'ont pas de radio dans leur voiture. Heureusement. Pour
cette fois.
Cohen pénètre dans la cabine pour téléphoner, et
ressort :
- Hé Sweethey, viens voir ça...
Sur la surface polie de l'appareil téléphonique,
deux mots écrits avec semble-t-il un crayon rouge, ou un bâton de
rouge. Une de ces inscriptions comme on peut en voir des milliers
dans les grandes villes et qui n'éveillent la curiosité que de
certains amateurs. Pas de la police. Mais celle-là demande une
enquête approfondie. Car la cabine est située à quelques blocs de
l'endroit du crime. Et dans les caractères, Cohen et Sweethey
repèrent quelque chose de familier. Sauf un changement
d'importance. L'expression est la même, « Fuck off »... Mais le
calligraphe a changé le prénom. Mary. Au lieu de Paul. « Fuck off
Mary. »
Mac Carthy se dit : « Mary est le prénom de Madame
Nerich. Paul le prénom de l'assassin. Donc Paul a tué Mary. Il
vient de l'écrire, parce qu'il a besoin qu'on le sache. Le
psychiatre commence à avoir raison, s'il a raison sur toute la
ligne on doit trouver un Paul dans le coin qui ressemble à son
portrait. »
- Cohen, Sweethey, les gars... on tient le bout du
fil. Cherchez-moi un Paul dans les dossiers de l'école secondaire
du quartier.
- Y en a trois.
Mac Carthy va examiner les dossiers des trois
Paul. Fourchette d'âge correspondant, le premier est membre de
l'équipe de base-bail. Bien vu des filles. Bon élève. A
écarter.
Le deuxième se rapproche un peu plus du portrait
du docteur Brussel. Notes de bien à assez bien. Pas très liant avec
ses camarades. Pas très recherché par les filles. Mais il habite
loin du lieu du crime, et il est gros et gras. A écarter.
Le troisième Paul. Il habite à six blocs du lieu
du crime. A la même distance de la cabine téléphonique. Il est sans
odeur, sans saveur, sans intérêt. Quasiment indescriptible, selon
le directeur de l'établissement. Impossible de mettre un visage sur
ce nom. Le genre de gosse que personne ne remarque. Qui ne laisse
pas de traces. Les professeurs le décrivent timide, renfermé. Il
n'a que des moyennes médiocres. Ne participe à aucune activité en
dehors des cours. Jamais aux discussions organisées en classe. Il
ne gêne personne. Il vient à l'école, s'assied, et retourne chez
lui.
Mac Carthy le choisit.
La maison de Paul est bien entretenue, dans une
rue agréable. La porte s'ouvre sur un jeune garçon, au teint
blafard, gâché par de l'acné. Il est petit, mince.
Il s'appelle Paul et regarde nerveusement les deux
policiers qui entourent Mac Carthy.
- Mon père est au travail.
Il regarde derrière son épaule et ajoute :
- Ma mère est pas là non plus et moi...
je...
Il n'a pas le temps de finir, sa mère apparaît,
jolie femme, ronde, la quarantaine. Vue de dos et dans le noir elle
pourrait être madame Nerich. L'évoquer en tout cas.
- Qu'est-ce qu'il y a, Paul ? Que veulent ces
messieurs?
Mac Carthy est tout de même bien embarrassé.
Comment faire, par où commencer ? Dire bonjour, madame,
excusez-moi, votre fils est-il schizophrène, a-t-il un canif,
déteste-t-il votre mari?...
- Nous cherchons des renseignements à propos d'un
crime dont vous avez peut-être entendu parler dans votre
quartier... une femme, deux jours avant Noël... Madame Mary Nerich
a été...
Et il n'a pas le temps de finir. Au nom de Mary
Nerich, Paul explose :
- Je voulais pas la tuer... je voulais pas... ça
m'a pris... je sais pas pourquoi... je voulais pas... je voulais
pas, et j'avais envie...
Il a un canif dans sa chambre. Il reconnaît s'en
être servi pour tuer madame Nerich. Et il y a aussi le permis de
conduire. Un souvenir...
Il avait un tout petit travail de ramasseur de
quilles dans un bowling, le samedi soir. Sa mère n'a pas divorcé,
le père est toujours là, mais justement, ils se querellaient sans
cesse à propos des résultats scolaires lamentables de Paul. Et,
récemment, après une discussion violente, pour la première fois la
mère s'est rangée du côté du père. Pour la première fois, car elle
le défendait toujours, lui trouvait des excuses. Mais cette fois,
elle a dit comme le père :
- Tu n'es qu'un bon à rien. Ton père a
raison.
Ce père, ingénieur, sûr de lui et de sa réussite,
ne pouvait absolument pas comprendre pourquoi il avait hérité d'un
fils aussi médiocre.
De l'âge à l'acné, en passant par la médiocrité du
sujet, la protection de la mère qui s'effondre, et le pouvoir
paternel... le psychiatre avait raison.
En vingt minutes, un portrait de famille tout à
fait ressemblant, et par téléphone.
Mac Carthy l'a dit aux journalistes.
- Je n'y croyais pas. Les psychiatres me faisaient
l'effet de découper les mouches en morceaux, après les crimes. De
tirer tous les vers du cerveau de leurs patients. Mais celui-là l'a
fait sans filet et il a visé juste. Un bon point pour monsieur
Freud.