A LA SAINT-VALENTIN
Sur une route de Californie, un petit garçon court, court, et les voitures passent, passent. Aux États-Unis comme partout ailleurs dans le monde, les voitures ne s'arrêtent pas sur une autoroute. Même devant un petit garçon qui court, tout petit, si petit qu'il n'atteint même pas la barrière métallique de sécurité. Derrière lui un autre enfant court, plus grand, il dépasse un peu plus de la barrière de sécurité, et il crie en courant:
- Timmy, reviens! Timmy, où tu vas? Arrête-toi, Timmy.
Heureusement, des jambes de onze ans peuvent rattraper des petits mollets de quatre ans. La station-service est un bon endroit pour coincer Timmy, effrayé par les gros camions et qui ne sait plus quelle énorme roue contourner pour retrouver sa route.
Un instant, le pompiste examine les deux gamins.
- T'as un problème, gamin?
- Non, m'sieur.
- C'est ton petit frère qui traîne entre les camions comme ça?
- Ben oui, y s'sauve tout le temps.
Le plus grand prend le plus petit par la main, qui se met à pleurer.
- Je veux pas rentrer à la maison.
- Allez viens, Timmy... fais pas l'imbécile, j'en ai marre moi, de te courir derrière.
Le pompiste a autre chose à faire, et il n'entend pas la petite voix de Timmy tremblotante, il ne voit pas son petit visage aux yeux agrandis soudain, tendu vers l'autre visage, celui du grand frère.
- Patrick... je veux voir papa et maman... emmène-moi voir papa et maman...

Timmy s'accroche au jean de son frère, secoue la boucle de sa ceinture, tend les bras vers lui, grimpe après lui comme un petit singe affolé, en répétant: « Je veux voir papa et maman »...
- D'accord, Timmy. D'accord, je vais me faire engueuler, mais on y va. Je sais pas où, mais j'ai une idée... viens.
Patrick a un petit visage osseux, aux pommettes saillantes, sa tignasse lisse et sombre lui fait une auréole de cheveux flottants. Il est costaud pour ses onze ans. D'un seul élan il enlève le petit Timmy, le hisse sur ses épaules, et tous les deux continuent à marcher, le long de l'autoroute, en direction de la grande ville. C'est encore loin, il fait chaud, mais juché sur les épaules de Patrick, Timmy sèche ses larmes, essuie ses joues rouges, et s'agrippe à la tignasse de son porteur, rassuré.
A l'entrée de la ville, le premier poste de police a pour planton le gros Bobby Charles, et son superbe blouson de cuir. Le cuir craque lorsque l'énorme policier se penche sur les deux gamins, épuisés, qui lèvent le nez en l'air pour lui parler. C'est Patrick qui parle le premier :
- Voilà, c'est Timmy qui voudrait voir son père et sa mère.
Perplexe, l'agent Bobby Charles regarde alternativement les deux tignasses, également brunes, les deux bouts de nez, puis se décide à questionner :
- Tu dis qu'il voudrait voir ses parents, hein? Et ils sont où ses parents?
- Ben je sais pas, m'sieur, faut lui demander.
Le gros Bobby fait craquer à nouveau le beau blouson de cuir, car il doit se pencher plus bas pour demander à Timmy:
- Alors, kid, ils sont où, tes parents?
- Je sais pas.
Timmy se frotte le nez, se gratte la tête, il a l'air si confiant et si perdu à la fois, que le gros Bobby baisse instinctivement le ton de sa grosse voix pour dire :
- Tu les as perdus? C'est ça?
Aussitôt Timmy se met à pleurnicher, ce que l'agent prend pour une réponse. Mais Patrick intervient:
- C'est pas ça, monsieur, c'est eux qui l'ont laissé tomber. Enfin abandonné je veux dire.
Bobby Charles a près de vingt ans de service dans cette ville, mais il n'a jamais dépassé le stade de planton ou de chauffeur du sergent. Il est donc encore plus perplexe. L'information a du mal à franchir son cerveau plus habitué aux matches de base-ball, aux petits dealers, et aux tire-couteaux. De vrais enfants, avec un vrai problème, c'est grave. Un abandon d'enfant c'est extrêmement grave, et sur la voie publique, cela ressemble bigrement à une urgence.
Il prend donc chaque enfant par la main, fait demi-tour, et pénètre dans le poste de police, en disant:
- Ça il faut en parler au sergent.
Le sergent est la référence de Bobby Charles, bien que le nez du sergent soit rarement accueillant en ce qui le concerne. Le sergent Pinter a le nez mince, c'est un pète-sec moustachu, efficace, qui souhaiterait une police athlétique, au cerveau ordinateur, ce que n'est évidemment pas le gros Bobby:
- Qu'est-ce que c'est encore?
Il n'a pas levé les yeux du rapport de la patrouille du matin, mais il entend renifler. La vue du planton, un gosse pendant au bout de chaque main, l'attendrit cependant. Le sergent Pinter a trois enfants. Dans cette décennie des années quatre-vingt ce n'est pas facile de les élever, surtout en Californie, où l'on croirait que tout est permis sous le soleil. Un petit Timmy aux grands yeux bleus pleins de larmes, sous une tignasse noir d'encre, et haut comme le mollet du gros Bobby, a de quoi attendrir le sergent Pinter.
- Eh bien, eh bien, ne pleure pas, qu'est-ce que c'est Bobby?
- Voilà... euh... c'est le plus grand là, qui amène le petit, qui voudrait revoir ses parents. Il paraît qu'il est abandonné.
Le sergent Pinter vient plier ses longues jambes maigres à hauteur de Timmy.
- Abandonné? T'es sûr, tu t'es pas plutôt perdu au supermarché?
- Non, je suis pas perdu, je veux voir papa et maman.
- Bon, ne pleure pas, on va les retrouver tes parents. Y'a combien de temps que tu es abandonné?
- Hier.
Mais Patrick intervient aussitôt:
- C'est pas ça, monsieur, il dit toujours hier. Tout ce qui s'est passé avant c'est hier... Hier je lui ai demandé quand il avait goûté, il m'a répondu hier...
Le sergent Pinter se redresse, lui aussi a besoin d'ingurgiter les informations.
- Hier? Tu étais déjà avec lui hier? C'est ton frère alors?
- Ben oui c'est mon frère.
- Bon. Résumons, tu es grand toi, tu peux répondre clairement. Vos parents vous ont abandonnés donc...
- Non... ses parents à lui...
- Ah... parce que ce ne sont pas les mêmes?
- Ben non. On a le même papa, mais lui il dit qu'il a des parents en plus, et il arrête pas de pleurer pour les voir.
- Donc...
Le sergent Pinter n'y comprend goutte, et l'agent Bobby Charles s'en étonne. D'habitude le sergent Pinter comprend vite.
- Ne nous énervons pas, depuis quand ce gosse est-il abandonné par ses parents en plus? Longtemps?
Patrick fait la moue, et compte sur ses doigts.
- Je sais plus...
- Six mois, un an?
- Oh non, m'sieur, pas plus de deux semaines... on a déjà eu deux dimanches.
- Bon. C'est déjà un point. Et les parents, ils sont où?
- Ça je sais pas, monsieur. C'est Timmy qui dit comme ça, qu'il était dans une rue, il jouait, et puis une voiture s'est arrêtée à côté de lui, et un monsieur lui a dit de monter avec lui. Le monsieur a dit que son papa l'envoyait le chercher. Alors Timmy est monté dans la voiture.
Le sergent Pinter commence à prendre l'histoire très au sérieux. Une voiture, un homme qui emmène un enfant de quatre ans, en racontant que son père l'a envoyé le chercher, histoire connue.
- Bon sang, ce serait un kidnapping... Il était comment ce monsieur, Timmy?
- Un grand monsieur.
Le détail n'est pas d'une précision fantastique, mais à quatre ans, Timmy se débrouille pourtant pas mal, car il raconte tout d'une traite.
- Le monsieur m'a emmené dans une maison en bois, il a dit qu'on allait faire une course. Y'avait deux autres garçons et une fille.
- Tu les connais ces enfants-là?
Timmy lève le nez vers Patrick:
- Ben y'avait lui.
Le sergent Pinter se rend compte soudain qu'il mène son enquête à vif d'une manière totalement illogique. Qu'est-ce que c'est que cette histoire de frère qui n'en est pas un, de famille en plus, et qu'est-ce que Patrick a à dire là-dessus?
- J'étais avec mon frère et ma sœur.
- Donc tu as un frère et une sœur. Bien. Qu'est-ce que vous faisiez dans cette maison de bois?
- Ben c'est chez nous, c'est le chalet de week-end.
- Nous progressons. Le petit Timmy arrive donc chez toi, et que se passe-t-il?
- Ben il pleurait. Il disait qu'il voulait voir son père et sa mère, ma sœur faisait le dîner, elle l'a consolé, nous on faisait nos devoirs mon frère et moi.
L'erreur du sergent Pinter, à ce moment de l'histoire, est de ne pas laisser continuer Patrick. Il comprendrait plus vite, mais aiguillonné par le soupçon de kidnapping, il s'adresse à nouveau au petit Timmy.
- Qu'est-ce qu'il t'a dit le grand monsieur quand il t'a emmené là?
- Que j'ai plus de papa et de maman, ils veulent plus de moi, alors il va me garder, et il va être mon papa.
Nouvelle interrogation subite dans l'esprit pourtant vif du sergent Pinter.
- Dis-moi, Timmy, le monsieur qui t'a emmené chez Patrick... Il t'a fait du mal?
- Non. Il m'a donné un hamburger, et puis des frites, et puis une glace. Il a dit que mon papa avait plus d'argent pour me donner à manger.
- Et il t'a laissé à la porte de chez Patrick, c'est ça?
- On est rentrés dans la maison de bois, et la sœur de Patrick elle m'a raconté des histoires, elle voulait pas que je pleure.
Le sergent Pinter s'adresse à Patrick d'un air soupçonneux:
- Cet homme t'a dit que les parents du petit l'avaient abandonné, c'est ça?
- Ben oui, papa l'a dit.
- Comment ça papa? C'est ton père cet homme?
- Ben oui, monsieur...
C'est ici que le sergent Pinter ne comprend plus. Quant à l'agent Bobby Charles, il se frotte le crâne obstinément. Jamais ses neurones de brave flic californien n'ont eu affaire à une équation pareille.
Patrick n'a que onze ans, et à onze ans, on ne dispose pas de la logique des adultes. On raconte une histoire dans un ordre de priorité. La priorité, pour Patrick, était que le petit Timmy pleurait depuis quinze jours, en réclamant son papa et sa maman. Patrick a bon cœur, il s'attendrit sur la misère des autres.
- Vous savez, monsieur, je vais me faire engueuler, parce que papa a dit que Timmy était notre petit frère maintenant, c'est vrai que ses parents veulent plus de lui, ils l'ont donné à papa parce qu'ils ont plus de sous pour lui donner à manger, seulement Timmy il préfère pas manger et revoir ses parents. Il veut même pas avaler ses corn-flakes le matin. Aujourd'hui il a même pas bu son verre de lait, quand je me suis aperçu qu'il s'était sauvé, j'ai couru pour le rattraper, et il était déjà loin, je l'ai coincé à la station-service. Je me suis dit qu'il recommencerait et comme il sait pas où c'est...
- Où est quoi?
- Ben où c'est ses parents...
- Et toi non plus?
- Ben non...
- Et ton père ne t'a rien dit à ce sujet?
- Ben non. Juste qu'il fallait que Timmy s'habitue, qu'il devienne notre frère, que c'était comme ça.
- Et tu l'as cru?
- Ben oui, monsieur...
- Il est gentil ton père?
- Oh oui, monsieur.
Le sergent Pinter tournicote sa moustache un instant. Voyons... Kidnapping? Ou vente d'enfant... Ça existe...
- Dis-moi, Patrick, est-ce que Timmy avait ses jouets avec lui, des affaires personnelles, ses vêtements...?
- Non, monsieur. Papa l'a emmené comme ça. Après on lui a acheté des habits, et des jouets et tout, mais il pleurait quand même.
Timmy pleure quand même, et encore. Réfugié dans les mollets de l'énorme Bobby Charles, il se gratte la tête avec une telle énergie que le brave policier se penche avec circonspection en demandant:
- Il a des poux?
Le sergent Pinter examine à son tour le crâne de Timmy, moustache froncée:
- Il n'a pas de poux, mais c'est bizarre, ses cheveux sont blonds à la racine...
Comme s'il s'agissait de la chose la plus naturelle du monde, Patrick explique:
- Oh ça... c'est papa qui l'a fait teindre.
- Et pourquoi? demande le sergent Pinter, revenu à son diagnostic de kidnapping.
- Parce qu'il aime bien qu'on ait les cheveux noirs.
Le sergent Pinter décide d'aller voir à quoi ressemble cet homme qui aime les enfants aux cheveux noirs. Il est temps. Cette histoire ressemble à une histoire de fous, mais derrière les histoires de fous se cachent parfois des horreurs du genre prostitution d'enfants, et Dieu sait quels sévices. Avant de monter dans la voiture de ronde avec l'agent Bobby Charles, il s'assure cependant que Patrick n'a rien d'autre à dire avant d'affronter le père.
- Patrick, écoute-moi bien, si tu as dit la vérité...
- Je l'ai dite, monsieur...
- Eh bien si tu l'as dite, ton père a fait quelque chose de grave. Tu comprends ça? Si Timmy a vraiment des parents ailleurs, il ne devrait pas être avec vous, c'est la loi, tu comprends?
- Je sais pas ce que c'est, monsieur, la loi. Mais mon père va m'engueuler, c'est sûr...
- On lui dira que tu n'as pas rattrapé Timmy, et que c'est nous qui l'avons trouvé, d'accord?
- D'accord, monsieur. Mais si papa est pas là j'aimerais mieux que vous parliez avec ma sœur et mon frère, comme ça je me ferais pas engueuler.
- Quel âge ont-ils?
- Ma sœur, seize ans, c'est l'aînée, et mon frère quatorze.
Le sergent Pinter installe son petit monde dans la voiture:
- C'est où chez toi?
Patrick indique la direction de l'autoroute :
- C'est tout droit, je sais la route, mais je sais pas dire l'adresse, y'a pas d'autres maisons à côté.
Sur l'autoroute, Timmy s'endort un peu, fatigué par le trajet qu'ils ont fait à pied une heure auparavant. Et le sergent Pinter poursuit son interrogatoire avec Patrick.
- Qu'est-ce qu'elle fait ta maman?
- Elle est morte.
- Ah... il y a longtemps?
- Oh ben oui, papa nous a dit que c'était trois mois après qu'ils se sont mariés.
- Et il s'est marié quand ton papa?
- Quand il est revenu de la guerre du Viêt-nam.
- Mais ça fait presque vingt ans! Tu n'étais pas né, et ta sœur non plus... alors ce n'était pas votre mère?
- Ben si, puisque c'était la femme de papa.
Réponse logique et attendrissante, mais qui ne fait que compliquer l'équation.
Avec prudence, pour ne pas troubler Patrick, le sergent Pinter insiste:
- D'accord, c'était la femme de ton papa, mais pour que tu naisses, toi, et ta soeur, et ton autre frère, il a bien fallu une maman? Qui est-ce?
- Ça, je sais pas, monsieur, on a été adoptés.
- Tous?
- Oui, monsieur.
Trois miles environ après la sortie de la ville, la voiture de police s'arrête près d'une ravissante maison basse de style californien, devant laquelle un jet d'eau tournoie dans un bassin. Des fleurs, du gazon touffu tout autour, une charmante oasis dans le désert aride. Un peu plus loin, entourée de cyprès, une piscine. L'ensemble dégage une atmosphère de sérénité, de luxe. Les policiers ne s'attendaient pas à cela. Ils pénètrent dans un hall dallé, qui s'ouvre sur un patio, où sèchent des tee-shirts jaunes portant tous le même nom: « Shields. » Le nom que Patrick a donné au sergent Pinter. Mais des Shields il en existe beaucoup. Le sergent Pinter n'avait pas fait la relation avec un certain Shields...
- Ils sont à vous ces tee-shirts?
- Oui, monsieur, mon frère et moi on fait partie de l'équipe de basket.
Le sergent Pinter échange un regard avec son agent. Même Bobby Charles connaît le nom de « ce » Shields, si c'est lui...
Mais comment diable ce Shields-là, une des plus grosses fortunes de la région, serait-il mêlé à cette sombre histoire de kidnapping? Ce ne doit pas être un kidnapping. Il y a sûrement une autre explication. Un homme comme Shields... c'est impossible. Ou alors il s'agit d'un autre Shields?
- Qu'est-ce qu'il fait ton papa, Patrick?
- Des affaires, monsieur, mais je sais pas ce que c'est les affaires, il faut demander à ma sœur.
A ce moment, une porte s'ouvre, et une jeune fille apparaît, brune, grande, sportive, vêtue d'un short et d'un tee-shirt, souriante.
- Ah, vous voilà tous les deux, mais où étiez-vous passés?
Découvrant les policiers en uniforme, son visage devient grave.
- Qu'est-ce qu'il y a? Que s'est-il passé?
- Qui êtes-vous? demande le sergent Pinter.
- Kay Shields... que se passe-t-il?
- Votre père est ici?
- Pas à cette heure de la journée, monsieur, il est à son bureau.
- Que fait-il?
- Il dirige une chaîne de motels.
Cette fois, le sergent Pinter ne peut plus douter. Il s'agit de monsieur Shields, connu dans la région, les motels, les restaurants, une fortune confortable. Quelle histoire!
Apparaît alors le frère de Patrick et de Kay, Dustin. Il ressemble aux deux autres, grand, athlétique, souriant... des adolescents bien dans leur peau, heureux de vivre. Kay l'aînée a pris le petit Timmy dans ses bras, et l'embrasse avec affection, en le grondant doucement :

- Tu t'es sauvé sur la route, hein? Je t'avais défendu de sortir du jardin, tu sais qu'il y a beaucoup de voitures, et si tu te fais écraser? Tu veux faire de la peine à papa, et à nous tous... Timmy, mon chéri...
Une scène de famille attendrissante... dont le sergent Pinter et l'agent Bobby Charles sont les témoins médusés.
Le sergent commence même à se demander s'il n'est pas victime d'une farce... Ces gosses ont pu raconter n'importe quoi... allez donc savoir avec ces diables d'aujourd'hui... mais tout de même, il y a cette histoire de teinture de cheveux... et Timmy qui pleure...
Kay Shields, parfaitement à l'aise, confirme au sergent que Timmy a bien été abandonné par ses parents. Mais elle ignore où ils vivent, et qui ils sont. Quant à ses deux frères et elle-même, ils ont été adoptés.
- Dans les règles? demande le sergent Pinter. Je veux dire, légalement?
- Je suppose, monsieur, mais à vrai dire nous ne savons rien, nous n'avons jamais posé la question à papa.
- Quand avez-vous été adoptés?
- Moi, je devais avoir trois ans... Dustin... quatre ans je crois... comme Patrick, et Timmy.
- Vous vous souvenez de votre famille?
- Si peu... c'est très vague. Dustin c'est pareil... et toi Patrick?
- Moi, je me souviens de l'école...
Le sergent Pinter se tourne alors vers Patrick. Il est effectivement plus logique qu'il se souvienne un peu plus que les autres. Il a onze ans, il n'a pas encore tout oublié de son ancienne vie.
- Dis-moi, Patrick, elle était où cette école?
- Une petite ville, qui s'appelle Market. Je me souviens parce que Market, c'est comme le marché, le super-market où on va des fois avec papa.
Alors le sergent Pinter choisit un fauteuil, avise un téléphone, le désigne à Bobby Charles :
- Appelle-moi la police de Market.
L'agent Bobby Charles ne réagit pas immédiatement, il semble fasciné par quelque chose.
Il s'approche du sergent et lui glisse à l'oreille:
- Excusez, sergent, mais je peux faire une constatation?
Le sergent Pinter se méfie des constatations du gros Bobby, les enquêtes ne sont pas son fort, d'habitude.
- Vas-y toujours...
- Ben voilà... les trois... là, Kay, Dustin et Patrick, ils se ressemblent... un air de famille... vous voyez... les yeux, le nez, et les pommettes surtout... mais le petit, il a pas du tout la même tête...
Le sergent Pinter examine les trois adolescents. Même peau mate, mêmes cheveux épais et noirs naturellement, c'est visible, le type mexicain en fait, alors que le petit Timmy a le teint clair, et le cheveu blond sous la teinture.
Kay, l'aînée, semble deviner l'interrogation du sergent.
- Je ne sais pas si papa a eu raison, mais il nous a expliqué qu'il préférait qu'il n'y ait pas de différence entre Timmy et nous, pour qu'il s'adapte mieux... vous comprenez... il est très sensible... nerveux... il a besoin qu'on l'aime beaucoup.
L'agent Bobby Charles demande la police de Market. Jusqu'ici les enfants sont restés calmes, nullement effrayés, pas même inquiets, persuadés que les policiers ne sont là que pour la fugue de Timmy, Timmy... leur petit frère, qu'ils aiment déjà, depuis quinze jours...
En attendant son collègue au téléphone, le sergent demande à Kay:
- Quand Timmy est arrivé chez vous exactement?
- Le jour de la Saint-Valentin, monsieur...
Au bout du fil, le sergent Bardge, de la police de Market, écoute son collègue Pinter. Il se souvient rapidement d'une affaire qui n'est toujours pas close.
- Il y a sept ans, le fils d'un Mexicain, employé dans une conserverie locale a été enlevé. Pas de rançon demandée, rien, et les parents n'ont jamais perdu espoir. Ils cherchent encore, ils observent la télévision, les photos dans les journaux, ils ont fait le tour du comté, mis des photos partout... c'était...
La date fait sursauter le sergent Pinter.
- Merci, Bardge, je crois qu'on tient le fil, je vous tiendrai au courant. Il s'agit de vol d'enfants, je demande des renforts, j'interroge ce type, et je vous rappelle, attendez avant d'alerter les parents, mais d'ici peu, je vous confirme.
Les enfants ont compris. Du moins les trois grands. Enfants volés? On parle d'eux?
Kay, Patrick et Dustin se serrent les uns contre les autres, ils entendent le sergent Pinter demander du renfort, deux hommes pour garder la villa, deux autres pour s'assurer de la présence de monsieur Shields à son bureau, et la consigne de ne pas intervenir avant l'arrivée du sergent Pinter.
Kay, surtout, est affolée.
- Qu'est-ce que vous allez faire à papa?
- Lui parler, Kay... ne t'inquiète pas. Parle-moi plutôt de cette femme qui est morte, votre «mère»... avant que vous soyez nés...
- Elle était belle. Papa me l'a dit un jour. Elle était mexicaine, il l'adorait, mais je n'en sais pas plus. C'est quelque chose de très douloureux pour lui, vous savez, il revenait de la guerre, ils se sont mariés, et trois mois après elle est morte. Elle est notre maman morte, c'est tout ce que nous savons d'elle...
Leur maman morte. L'agent Bobby Charles en a les larmes aux yeux. Les histoires d'amour le font toujours craquer. Il ne les rencontre qu'à la télévision, dans les feuilletons, mais cette fois-ci il en a une vraie sous les yeux.
Le sergent Pinter, lui, doit faire son métier de flic, histoire d'amour ou pas. Il cherche le mobile.
- Dis-moi, Kay, est-ce que tu sais pourquoi ton papa vous a... disons, adoptés, tous les quatre?
- En souvenir de maman. Avant qu'elle meure, ils s'étaient juré d'avoir des tas d'enfants tous les deux...
Des tas d'enfants. Tous volés, le jour de la Saint-Valentin, une Saïnt-Valentin pour Kay, une pour Dustin, une pour Patrick, une pour le petit Timmy.
Ce jour-là, « papa » n'avait pas trouvé de petit Mexicain aux cheveux noirs comme sa femme, au teint mat comme sa femme, aux grands yeux noirs comme sa femme. Alors il avait teint les cheveux blonds de Timmy.
Shields était-il fou?
D'amour c'est évident. De désespoir et d'amour.