IMMORTELLE SABRINA
Miss Sabrina est morte. C'est irréfutable. La
jolie maison aux rideaux de cretonne et aux meubles cirés, les
plantes vertes et les géraniums alanguis près des fenêtres à petits
carreaux, le canapé Victoria, le grand tapis indien, et le chat sur
les coussins de soie du Cachemire ont du mal à prendre le deuil.
Tout était si vivant, si harmonieux, si anglais, que la mort ne
semblait pas devoir faire partie un jour du décor. Miss Sabrina
vivait, à quarante-cinq ans, une vie d'équilibre et de raison.
Point trop d'amants, l'amour nuit à la santé. Point trop de
gourmandises non plus. Un doigt de cherry, de temps à autre,
suffisait au désordre nécessaire à une vie bien rangée. Ainsi se
préservait la beauté pure et simple de Miss Sabrina, son teint
translucide, à peine rosé, sa haute taille, sa chevelure d'une
blondeur ensoleillée.
Toutes les Anglaises sont rousses, a dit un
humoriste; Miss Sabrina est blonde.
Et sur son lit de mort, en noyer du Sussex, cette
chevelure étincelante est comme un défi par-delà la mort.
La famille veille ainsi qu'il était, jadis,
convenable de le faire. Le frère de Miss Sabrina en a laissé le
soin aux femmes, tantes et cousines, se réservant le salon, où il
commente ce deuil avec l'ordonnateur des pompes funèbres. Un
observateur discret aurait du mal à distinguer les deux gentlemen,
en costume aussi sombre que la mine qu'ils arborent. Soames, le
frère, hoche la tête en contemplant le portrait de sa sœur, jeune
fille ravissante qu'aucun homme n'a su retenir.
- Elle était si belle, et d'une santé...
- Mes condoléances, monsieur Soames, c'était un
accident stupide...
Pléonasme. Tous les accidents étant par essence
d'une stupidité évidente.
- Elle sortait pour sa promenade... qui eût
cru...
- La vie est faite de tant de hasards...
Autre évidence. Mais il fallait en effet un hasard
redoutable pour qu'en ce jour de printemps la charrette du laitier
et son cheval emballé rencontrent la promenade de Miss
Sabrina.
- Il est arrivé dans un bruit d'enfer, elle n'a
pas eu le temps de traverser, de se jeter de côté, le soleil
l'aveuglait... elle qui l'aimait tant...
- L'homme n'a pas freiné, bien entendu...
- Trop tard. Le cheval l'a renversée, la roue
s'est arrêtée sur elle...
- Quel drame... Si vous vouliez bien m'indiquer
votre choix, monsieur Soames? Érable ? Chêne rouvre, ébène? Nous
avons là le meilleur choix... Si je peux me permettre, feu votre
grand-oncle avait une préférence pour l'érable...
Accroché au mur, figé pour l'éternité par la main
d'un peintre local et conventionnel, le regard bleu de Miss Sabrina
assiste au choix de son dernier repos.
Dans la chambre mortuaire, Miss Sabrina assiste
également aux conversations à peine murmurées qui commentent sa
disparition.
- C'est bien tôt pour mourir... Elle qui faisait
tant attention, qui menait une vie saine...
- Quarante-cinq ans, ma chère, c'est la fleur de
la vie d'une femme, elle ne se sera pas vu vieillir...
- Elle adorait la vie, la lumière...
- N'a-t-elle pas été fiancée à ce cher
Edouard?
- On le disait... avant qu'il ne parte aux
Indes...
- Prendrez-vous du thé, cousine?
- Dieu vous bénisse, je ne dis pas non... Le
chagrin est une chose...
Mais l'heure du thé en est une autre. Non que la
douleur familiale ne soit une réalité, mais l'Angleterre est un
autre monde.
- Qu'a dit le médecin?
- Mon Dieu, rien, ma chère... Que vouliez-vous
qu'il dise? Il a constaté le décès... Cette pauvre chère est morte
sur le coup. Lorsqu'on l'a retirée de dessous la roue, elle ne
bougeait plus...
Miss Sabrina a effectivement fait l'objet d'un
examen classique de la part du médecin de famille, elle ne
respirait plus, ne bougeait plus, ne parlait plus, bien entendu...
Elle était donc aussi morte que possible. Le certificat de décès
était une pénible formalité.
- La mort nous fait réfléchir, cousine... Que
devient-on, mon Dieu...
- Dieu seul le sait...
- Peut-être nous entend-elle encore? Peut-être
nous voit-elle ?
Or, de ces deux suppositions entièrement
gratuites, l'une est une réalité. Miss Sabrina entend. Elle n'a pas
cessé d'exister en tant qu'entité spirituelle. Elle entend et
comprend chaque mot que l'on prononce à côté de son prétendu
cadavre. Mais son corps est prisonnier. Elle ne peut ni parler, ni
faire un signe quelconque. Mais elle entend. Elle sait même qu'elle
est morte un jeudi, que le digne gentleman en noir qui se penche
sur elle en prenant discrètement des mesures prépare son
enterrement pour le samedi, et samedi c'est demain. Que son frère,
ce cher Soames, si guindé, a choisi évidemment un cercueil
d'érable, des poignées de bronze et des écrous de bronze. Elle a
également entendu que sa chère cousine avait décidé de la tenue
mortuaire. Une lourde robe de satin parme, qu'elle n'a mise que
deux fois, tant elle serre à la taille et empêche les poumons de
respirer librement.
- Le parme lui allait si bien... Prenons-nous les
gants de dentelle noire?
La nuit est longue. Les veilleuses endormies.
Parfois, une main pieuse vient redresser la bougie dans le
candélabre d'argent. Miss Sabrina ne respire plus, et la robe n'est
pas faite pour stimuler ce souffle au ralenti que personne ne
perçoit. Pas même elle. Elle se dit donc, intérieurement, qu'elle
est indubitablement morte. Que la mort ce doit être cette
immobilité de pierre qui ne concerne que le corps, et que son
esprit va errer éternellement dans cette prison, écoutant tout sans
pouvoir y répondre.
Puis elle se dit, toujours intérieurement, qu'elle
n'est peut-être pas morte... qui sait... Ce médecin stupide a-t-il
fait tout le nécessaire? Il a passé bien rapidement le miroir sous
son nez. Il a soulevé bien vite une paupière trop lourde pour
résister.
Et voici que le croque-mort, s'inclinant d'abord
devant les vivants, afin de soutenir leur douleur discrète,
s'approche du cadavre de Miss Sabrina. Il a un recul outré :
- Personne ne lui a fermé les yeux?
Ce cher Soames, agacé, et qui déteste autant les
enterrements que la cuisine française, s'exclame :
- Évidemment voyons!
- Si vous le dites, monsieur Soames... Mais alors,
ils se sont rouverts ?
Ce cher Soames est bien obligé de pencher une
barbe pointue sur le cercueil d'érable, à fond de satin ivoire, où
repose sa pauvre sœur. Quel désagrément, se dit-il... et il avance
deux doigts écartés dans ses gants noirs, pour abaisser à nouveau
les paupières de sa sœur bien-aimée, en un geste d'une rare
élégance douloureuse. Puis il s'écarte et fait un geste, afin que
ce croque-mort en finisse.
L'habit noir s'approche à nouveau, le tournevis à
la main, et demeure une seconde en arrêt. Il n'ose... le dire, mais
il le pense fortement : « Par saint Charles, quelle étrange
défunte, elle a des paupières à ressort! »
C'est qu'il a cru, vraiment, que les yeux grands
ouverts le fixaient à nouveau. Va-t-il retarder la cérémonie pour
un détail? Il se souvient de défunts réfractaires, dont les mains
refusaient de se joindre pour l'éternité, d'autres que l'on ne
pouvait empêcher de sourire en montrant les dents... et il se
souvient également que s'il n'active pas la cérémonie, il sera en
retard pour le déjeuner. En regardant ailleurs, il ordonne à ses
assistants de présenter le couvercle.
Mais ce cher Soames a remarqué son hésitation. Que
diable, tout ne serait-il pas convenable? Il importe que Sabrina
soit inhumée décemment, que pas un détail ne vienne troubler la
sérénité de ce visage. Il lève un gant, s'approche, regarde, et
quelques secondes plus tard appelle le médecin de famille, présent
aux obsèques.
- Venez voir... mais venez voir...
Enfin, se dit intérieurement Sabrina. Enfin... ce
médecin stupide a enfin constaté que ses pupilles bougeaient
faiblement. Mais qu'elles bougeaient. Le diable l'emporte...
C'est ainsi que quelques semaines après sa mort
annoncée, et quasiment entérinée dans un cercueil d'érable à six
pieds sous terre, Miss Sabrina se porte comme un charme. Elle est
sortie de sa léthargie depuis longtemps, a remisé l'affreuse robe
de satin parme dans un placard, et se sent, à quarante-cinq ans,
plus séduisante que jamais. Le notaire qu'elle a convoqué lui en
fait force compliments.
- Quelle mine superbe, ma chère...
- Maître... j'ai rédigé mon testament...
Miss Sabrina a devant elle, posée sur son
secrétaire, une liasse de feuillets couverts d'une écriture
serrée.
- Votre testament? Alors que vous revenez à la vie
plus jeune que jamais ?
- Vous en prendrez connaissance, il comporte
plusieurs dispositions qui vous paraîtront sans doute étranges,
mais je tiens expressément à ce qu'il en soit tenu compte...
- A votre gré, chère amie...
Et le notaire lit. Et relit, car la stupeur lui
brouille les yeux, et il doit frotter son monocle à plusieurs
reprises, pour être sûr de ce qu'il lit.
Il est dit qu'en cette année de grâce 1868, Miss
Sabrina soussignée, désire être allongée après sa mort dans un
cercueil sans couvercle. A ses vêtements, qui devront être
confortables, on aura soin d'accrocher des grelots, et soin
également de disposer, à côté de sa main, une grosse cloche de
cuivre, telle qu'en ont au cou les vaches du Sussex. Et à son cou à
elle, une chaînette pourvue d'un sifflet.
Le caveau, qui ne sera pas familial, mais
construit pour elle, ne sera pas fermé, il comportera au plafond
une ouverture suffisant à une bonne aération du lieu.
Si elle émerge à nouveau d'une léthargie, elle
sifflera six fois par minute. Ce signal est le S.O.S. des
alpinistes.
Un domestique sera chargé de la surveiller,
moyennant un salaire confortable, et ce durant une année. Il lui
apportera chaque jour de la nourriture, et l'observera
soigneusement afin de constater si elle présente ou non les signes
visibles d'un retour à la vie.
Le notaire retire son monocle, pensif, et, de bon
conseil:
- Chère amie, il serait éminemment étonnant qu'un
si regrettable incident se reproduise. Vous pensez bien que les
médecins et moi-même, nous serons particulièrement attentifs à
constater, pardonnez-moi... la réalité de votre décès... qui n'est
pas pour demain, votre mine florissante m'en persuade. D'autre
part, je crains que dans le village ces dispositions peu
habituelles ne posent quelques problèmes. Pensez au prêtre... La
solennité d'une cérémonie d'enterrement en souffrirait.
Miss Sabrina, nantie d'un caractère autoritaire et
d'un tempérament vif, lève les bras au ciel :
- Notaire, je me moque de la solennité. Et je sais
mieux que vous ce que c'est que d'être morte... Je tiens absolument
à ce que les choses se passent comme je l'ai prévu dans ce
testament. Ce sont mes volontés. Débrouillez-vous pour lever les
obstacles le moment venu!
Le notaire s'incline avec déférence. Miss Sabrina
représente une certaine fortune et sa position l'autorise à
certaines exigences. Elle règne sur cette immense propriété de
Bircher Bower, quasiment comme la reine Victoria sur l'Angleterre.
De plus, il faut la comprendre. Elle a vécu sa mort, si l'on peut
dire. On a failli refermer sur elle, à tout jamais, le couvercle
d'un cercueil, et qu'il soit d'érable et de satin ivoire ne change
rien à la claustrophobie qu'il engendre.
Le notaire se dit également qu'elle n'est pas près
de rendre l'âme, et qu'il aura bien le temps, s'il est lui-même
encore de ce monde, d'envisager le problème.
Or il se trompe.
Deux années plus tard, Miss Sabrina, toujours en
pleine forme à quarante-sept ans, reçoit en sa jolie maison des
invités à déjeuner. La conversation roule sur la crise ouvrière qui
occupe les esprits à Londres, et sur ce fameux droit de grève dont
tout le monde parle dans les salons. Le déjeuner, fort délicieux au
demeurant, est composé essentiellement d'un plat de
champignons.
Dont l'assimilation s'avère impossible. Les quatre
invités se traînent lamentablement en vomissant et hoquetant,
jusque chez eux. Ils se rétabliront. Miss Sabrina succombe à cet
empoisonnement assez rapidement.
Et la voilà de nouveau allongée sur le grand lit
de sombre noyer, dans la maison aux meubles cirés, aux plantes
vertes, et aux géraniums aux fenêtres. Le chat fait triste mine sur
les coussins du Cachemire, et le médecin de famille se penche sur
la défunte avec circonspection. Pour plus de sécurité, il appelle à
son secours deux confrères des environs. Il s'agit de ne pas se
tromper. La morte est-elle morte?
Quatre jours s'écoulent avant que l'Académie ne se
décide à entériner le décès. Toutefois, la femme de chambre confie
au médecin :
- Miss Sabrina est si belle, si fraîche... C'est
étonnant après quatre jours...
- Nous sommes en hiver, et la chambre est
glaciale, je l'ai recommandé... C'est tout à fait normal.
La cérémonie d'inhumation se passe donc selon les
dernières volontés de la défunte. Une magnifique robe de dentelle
souple, une chaîne et un sifflet, des grelots, une cloche à portée
de main... et les fossoyeurs font lentement glisser le cercueil
d'érable et de satin ivoire au fond du caveau à toit
ouvrant...
Les visiteurs se pressent dans le cimetière durant
plusieurs jours, chacun prêtant une oreille attentive à un éventuel
son de grelot, ou un coup de sifflet. Une curiosité morbide attire
irrésistiblement le public, toute la semaine qui suit la
cérémonie.
Vient le deuxième dimanche après la mort
indubitable de Miss Sabrina. Le gardien du cimetière, dont la
maison jouxte les premières tombes, est un homme marié. Et, en tant
que tel, il a deux fonctions à remplir. La surveillance de son
cimetière et son devoir conjugal. La surveillance est quotidienne,
diurne et nocturne, le devoir conjugal ne se remplit que le
dimanche en matinée. Ce dimanche matin donc, remplissant son devoir
conjugal, il se trouve dans la chambre conjugale, dont la fenêtre
donne sur le cimetière. Est-ce la proximité de tous ces corps
glacés pour l'éternité? L'épouse semble glacée elle-même. Le regard
fixe, exorbité, elle ne participe en aucune manière aux événements.
Elle regarde devant elle le miroir de la chambre, ce dont l'époux
s'inquiète avec une mâle consternation :
- Hélène... tu es ailleurs...
Hélène ne répond pas. Elle fixe toujours le miroir
devant elle, en silence, ce qui coupe les effets du mari, et permet
au gardien d'entendre comme un léger bruit de grelots. Suivant le
regard effaré de sa femme, il se retourne, et voit ce qu'elle
voit.
Dans le miroir, le reflet de la fenêtre, et par
cette fenêtre, une image cauchemardesque. Une silhouette blonde,
promenant au milieu des tombes une magnifique robe de dentelle
froissée... un sifflet à la bouche, une énorme cloche à la
main...
Le traumatisme conjugal est à la mesure de cette
vision extraordinaire.
Et le récit du gardien court le village, au
détriment de sa vie privée, sans doute, mais pour l'édification des
foules. Si le malheureux homme était le seul témoin du prodige, on
eût pu croire à un fantasme particulier.
Mais la chose est constatée, peu de temps après,
en un lieu au-dessus de tout soupçon : l'église.
A Bircher Bower il existe une importante minorité
catholique. Le dimanche suivant, après les génuflexions qui
précèdent l'Élévation, l'abbé de la paroisse se retourne vers
l'assemblée des fidèles, les yeux clos sur sa prière, et frémit
légèrement en entendant la cloche de l'enfant de choeur. Elle n'a
pas le son discret habituel, le tintement solennel adéquat. C'est
une cloche désordonnée, bruyante...
L'abbé se promet de tancer le gamin et procède à
l'Élévation du ciboire. Tous les fidèles devraient courber la tête
devant le mystère du corps du Christ. Or, ils la lèvent au
contraire, et se détournent; un véritable sacrilège. L'abbé suit le
regard de ses infidèles, droit devant lui dans l'allée centrale de
la nef, et reste ainsi les bras levés, avec son ciboire, tremblant
devant un tel spectacle.
Dans un bruit léger de grelots, un somptueux
fantôme en robe de dentelle froissée se glisse dans l'Eglise et
avance lentement, un sifflet entre les lèvres et une cloche à la
main...
La célébration de la messe s'en trouve
considérablement perturbée. Puis le fantôme disparaît comme il est
venu, par la porte semble-t-il, et le bruit de grelots
s'éteint.
Vivante. Miss Sabrina est vivante. Elle est
rentrée chez elle, après une léthargie mystérieuse, grelottant de
tous ses grelots, passablement froissée et décoiffée, mais vivante
une deuxième fois.
Tout le village cette fois en est traumatisé. La
mort de Miss Sabrina devenant un feuilleton à épisodes, chacun
envisage désormais sa propre mort d'une toute autre manière. A
Bircher Bower on ne meurt pas comme ailleurs. Et il est décidé que
chaque défunt sera l'objet d'examens réitérés de plusieurs
médecins, avant d'être déclaré officiellement cadavre. Une
exposition dudit cadavre est obligatoire durant un minimum de cinq
jours. Et lorsque l'administration civile se résigne à entériner un
décès, elle le fait en des termes qui dégagent son entière
responsabilité. Du genre : en cas de mort ressuscité, l'état civil
et le médecin constatant ne pourront être poursuivis, vu l'état de
la science en la matière...
Miss Sabrina, elle, prend le taureau par les
cornes et change de médecin. Complètement obsédée à l'idée qu'il
lui faudra retourner un jour ou l'autre dans ce damné cimetière,
dans un damné cercueil, elle se met en quête d'une perle rare, un
homme de science, qu'elle institue son légataire universel, à
condition qu'il remplisse très exactement les stipulations de son
nouveau testament.
Car elle a eu du mal à s'extirper de son tombeau,
Miss Sabrina. Rien n'est simple quand on est mort sans
l'être.
L'homme de science, la perle rare, un gentleman
anglais en bonne et due forme, à la David Niven, moustache fine et
redingote tout en longueur, assure à sa patiente qu'il a trouvé la
formule. Il est bien obligé d'affirmer quelque chose, s'il veut
devenir l'héritier de Miss Sabrina.
Laquelle atteint la soixantaine gaillardement
après deux morts ratées.
Elle exige de bénéficier de la paix éternelle, si
Dieu la lui accorde un jour (et elle semble avoir le droit d'en
douter) au-dessus de la surface de la terre.
Ressortir d'un caveau est une entreprise fatigante
pour un défunt. En surface, la chose est plus aisée.
Bien entendu, son corps ne devra être ni incinéré,
ni enterré de quelque manière que ce soit.
Elle le rappelle presque quotidiennement à son
médecin :
- Mon héritage est à ce prix...
C'est compliqué. Si Miss Sabrina meurt, qu'il
l'enterre rageusement, la surplombe de trois dalles de marbre par
exemple, dans l'espoir de profiter de son héritage, et qu'elle en
ressort malgré tout... c'est raté!
Si Miss Sabrina meurt, et qu'il la dépose à l'air
libre, en respectant son désir, et qu'elle s'en sort à nouveau...
c'est raté aussi...
L'homme de science affirme cependant avoir trouvé
la solution, du moins être en passe de la trouver... il fera son
office, Miss Sabrina peut en être certaine. Et le notaire aussi,
qui a enregistré le nouveau testament.
Ni incinérée, ni enterrée de quelque manière que
ce soit.
Pour l'instant, Miss Sabrina est alitée. Malade.
Ce sont des choses qui arrivent à son âge, et la vieille dame
autoritaire, plus obsédée que jamais, fait mander son notaire et
son médecin. Il ne lui reste guère de famille, elle a enterré
successivement ce cher Soames, ses cousins, ses cousines, après les
avoir longuement examinés, on s'en doute.
- Je vais mourir...
- Mais non... dit le médecin, hypocrite... Vous
savez bien que vous n'y arrivez jamais...
- Je suis malade et mes forces me quittent... La
vieillesse est à ma porte, la porte s'ouvre devant la mort, je la
vois venir...
Effectivement, la vieille dame décline. Et cette
fois cela n'a rien d'accidentel : ni cheval emballé, ni champignons
empoisonnés. La fin d'une vie, tout simplement.
Durant cinq jours, respectant les lois régionales,
le cadavre de Miss Sabrina est exposé au public, après sa troisième
mort, naturelle. Constatée, indubitable, effective, aux yeux de
tout le village.
Et cette fois encore, on dit qu'elle est d'une
fraîcheur insolite...
Et cette fois encore, elle ressuscite.
Un villageois affolé prétend l'avoir vue assise à
sa fenêtre. Le facteur aussi. Il rameute la foule, et le village se
presse aux portes de la grande et belle maison, où, par la fenêtre,
encadrée de géraniums et de plantes vertes, Miss Sabrina contemple
le monde.
Silencieuse, immobile, vêtue de sa plus belle robe
de dentelle, impeccablement repassée, son regard bleu grand ouvert
sur l'incrédulité humaine. Mais elle ne répond pas au salut. Et
pour cause.
L'homme de science a effectivement trouvé la
solution. Durant plusieurs jours, des spécialistes ont procédé à
l'embaumement du corps de Miss Sabrina, à la manière des pharaons
de l'Égypte ancienne.
Le seul désagrément est que l'Église a refusé de
se prêter à cette cérémonie païenne. Mais qu'importe, elle a eu
lieu en privé. On a installé Miss Sabrina dans un fauteuil roulant.
Le visage n'a pas été touché par les embaumeurs, et il est d'une
fraîcheur tout à fait impressionnante. Devant les familiers de la
maison et les domestiques, le médecin a ainsi promené Miss Sabrina
sur les parquets cirés afin de lui faire faire une dernière fois le
tour du propriétaire. Puis il s'est arrêté devant une fenêtre, et y
a disposé la momie, entre les rideaux grands ouverts. Miss Sabrina
peut ainsi contempler la place du village, et les toits des maisons
des mortels.
Trois années après cette mort officielle, elle n'a
pas changé. Le visage, certes, s'est un peu émacié, desséché, et il
a fallu placer des yeux de verre dans les orbites, mais, de loin,
l'effet est toujours aussi impressionnant. A tel point que les
habitants du village, au lieu de s'accoutumer à cette présence,
d'être enfin sûrs que la morte est bien morte, la voient vivante
dans tous les coins. Les apparitions sont de plus en plus
fréquentes, de plus en plus effrayantes. Miss Sabrina surgit dans
l'imagination des villageois à tout moment.
Même les animaux refusent de fréquenter certains
endroits de la ville. Lors du marché au bétail annuel, par exemple,
les taureaux et les vaches refusent de traverser la place. Et si on
les y oblige, ils se mettent à mugir, à se débattre et s'enfuient
en arrachant leurs chaînes. Un jour même, on retrouva plusieurs
bêtes affolées, réfugiées dans le grenier d'une maison! Il fallut
utiliser des palans et des poulies pour les faire redescendre par
le trou d'un mur.
Miss Sabrina est devenue le loup-garou. On dit aux
enfants de Bircher Bower :
- Si tu n'es pas sage, elle viendra te
prendre.
La femme empaillée, comme l'appellent les
habitants, ne fascine plus. Elle fait peur, et elle gêne. Les
autorités du village convoquent donc le médecin, héritier de la
fortune et de la maison de Miss Sabrina, comme de sa momie :
- Elle est morte?
- Je vous l'assure...
- Alors enlevez-la... Trois ans d'exposition c'est
suffisant. Nous avons de sérieux problèmes... Une femme se plaint
d'avoir fait une fausse couche à cause d'elle, une autre l'accuse
de lui avoir pris son mari au cimetière pour le faire revivre, elle
le voit toutes les nuits... Les chiens hurlent à la mort, et les
enfants sont terrorisés au moindre courant d'air qui agite les
rideaux de la fenêtre...
- Mais je ne peux pas l'enterrer... encore moins
l'incinérer...
- Docteur, nous avons des pétitions. Miss Sabrina
doit quitter le village.
Placé devant cet ultimatum, l'héritier trouve une
autre solution. Il installe Miss Sabrina, baptisée la « momie
européenne », dans un musée, où durant plusieurs années elle verra
défiler les curieux. Jusqu'en 1930, semble-t-il, si l'on en croit
le très sérieux Manchester Guardian qui
rapporte le prodige. C'est à cette époque de modernisme échevelé où
naissent le jazz, le nazisme, et toutes ces sortes de choses qui
bouleverseront le monde, que Miss Sabrina est enfin enterrée.
Car l'Église a eu le dernier mot. Grâce à
l'intervention de l'abbé du village de Bircher Bower, convaincu que
ses ouailles ne trouveraient la paix, et Sabrina la vie éternelle,
que lorsqu'elle serait là où Dieu le veut en terre. Afin de
poussière redevenir, ainsi qu'il est de bon ton et de bon usage sur
cette planète provisoire.
Miss Sabrina fut donc enterrée en grande pompe, un
matin d'été, devant la foule des villageois rassemblés, et un
reporter du Manchester Guardian.
Il existe une tombe où « ci-gît pour l'éternité,
Sabrina Beswick ». Trois fois morte et enterrée.
Une croix surplombe le caveau de marbre cimenté,
inviolable.
Un poète disait en ce temps-là : « Il est des
morts qu'il faut qu'on tue. »
Qu'en pense Miss Sabrina?...