IMMORTELLE SABRINA
Miss Sabrina est morte. C'est irréfutable. La jolie maison aux rideaux de cretonne et aux meubles cirés, les plantes vertes et les géraniums alanguis près des fenêtres à petits carreaux, le canapé Victoria, le grand tapis indien, et le chat sur les coussins de soie du Cachemire ont du mal à prendre le deuil. Tout était si vivant, si harmonieux, si anglais, que la mort ne semblait pas devoir faire partie un jour du décor. Miss Sabrina vivait, à quarante-cinq ans, une vie d'équilibre et de raison. Point trop d'amants, l'amour nuit à la santé. Point trop de gourmandises non plus. Un doigt de cherry, de temps à autre, suffisait au désordre nécessaire à une vie bien rangée. Ainsi se préservait la beauté pure et simple de Miss Sabrina, son teint translucide, à peine rosé, sa haute taille, sa chevelure d'une blondeur ensoleillée.
Toutes les Anglaises sont rousses, a dit un humoriste; Miss Sabrina est blonde.
Et sur son lit de mort, en noyer du Sussex, cette chevelure étincelante est comme un défi par-delà la mort.
La famille veille ainsi qu'il était, jadis, convenable de le faire. Le frère de Miss Sabrina en a laissé le soin aux femmes, tantes et cousines, se réservant le salon, où il commente ce deuil avec l'ordonnateur des pompes funèbres. Un observateur discret aurait du mal à distinguer les deux gentlemen, en costume aussi sombre que la mine qu'ils arborent. Soames, le frère, hoche la tête en contemplant le portrait de sa sœur, jeune fille ravissante qu'aucun homme n'a su retenir.
- Elle était si belle, et d'une santé...
- Mes condoléances, monsieur Soames, c'était un accident stupide...
Pléonasme. Tous les accidents étant par essence d'une stupidité évidente.
- Elle sortait pour sa promenade... qui eût cru...
- La vie est faite de tant de hasards...
Autre évidence. Mais il fallait en effet un hasard redoutable pour qu'en ce jour de printemps la charrette du laitier et son cheval emballé rencontrent la promenade de Miss Sabrina.
- Il est arrivé dans un bruit d'enfer, elle n'a pas eu le temps de traverser, de se jeter de côté, le soleil l'aveuglait... elle qui l'aimait tant...
- L'homme n'a pas freiné, bien entendu...
- Trop tard. Le cheval l'a renversée, la roue s'est arrêtée sur elle...
- Quel drame... Si vous vouliez bien m'indiquer votre choix, monsieur Soames? Érable ? Chêne rouvre, ébène? Nous avons là le meilleur choix... Si je peux me permettre, feu votre grand-oncle avait une préférence pour l'érable...
Accroché au mur, figé pour l'éternité par la main d'un peintre local et conventionnel, le regard bleu de Miss Sabrina assiste au choix de son dernier repos.
Dans la chambre mortuaire, Miss Sabrina assiste également aux conversations à peine murmurées qui commentent sa disparition.
- C'est bien tôt pour mourir... Elle qui faisait tant attention, qui menait une vie saine...
- Quarante-cinq ans, ma chère, c'est la fleur de la vie d'une femme, elle ne se sera pas vu vieillir...
- Elle adorait la vie, la lumière...
- N'a-t-elle pas été fiancée à ce cher Edouard?
- On le disait... avant qu'il ne parte aux Indes...
- Prendrez-vous du thé, cousine?
- Dieu vous bénisse, je ne dis pas non... Le chagrin est une chose...
Mais l'heure du thé en est une autre. Non que la douleur familiale ne soit une réalité, mais l'Angleterre est un autre monde.
- Qu'a dit le médecin?
- Mon Dieu, rien, ma chère... Que vouliez-vous qu'il dise? Il a constaté le décès... Cette pauvre chère est morte sur le coup. Lorsqu'on l'a retirée de dessous la roue, elle ne bougeait plus...
Miss Sabrina a effectivement fait l'objet d'un examen classique de la part du médecin de famille, elle ne respirait plus, ne bougeait plus, ne parlait plus, bien entendu... Elle était donc aussi morte que possible. Le certificat de décès était une pénible formalité.
- La mort nous fait réfléchir, cousine... Que devient-on, mon Dieu...
- Dieu seul le sait...
- Peut-être nous entend-elle encore? Peut-être nous voit-elle ?
Or, de ces deux suppositions entièrement gratuites, l'une est une réalité. Miss Sabrina entend. Elle n'a pas cessé d'exister en tant qu'entité spirituelle. Elle entend et comprend chaque mot que l'on prononce à côté de son prétendu cadavre. Mais son corps est prisonnier. Elle ne peut ni parler, ni faire un signe quelconque. Mais elle entend. Elle sait même qu'elle est morte un jeudi, que le digne gentleman en noir qui se penche sur elle en prenant discrètement des mesures prépare son enterrement pour le samedi, et samedi c'est demain. Que son frère, ce cher Soames, si guindé, a choisi évidemment un cercueil d'érable, des poignées de bronze et des écrous de bronze. Elle a également entendu que sa chère cousine avait décidé de la tenue mortuaire. Une lourde robe de satin parme, qu'elle n'a mise que deux fois, tant elle serre à la taille et empêche les poumons de respirer librement.
- Le parme lui allait si bien... Prenons-nous les gants de dentelle noire?
La nuit est longue. Les veilleuses endormies. Parfois, une main pieuse vient redresser la bougie dans le candélabre d'argent. Miss Sabrina ne respire plus, et la robe n'est pas faite pour stimuler ce souffle au ralenti que personne ne perçoit. Pas même elle. Elle se dit donc, intérieurement, qu'elle est indubitablement morte. Que la mort ce doit être cette immobilité de pierre qui ne concerne que le corps, et que son esprit va errer éternellement dans cette prison, écoutant tout sans pouvoir y répondre.
Puis elle se dit, toujours intérieurement, qu'elle n'est peut-être pas morte... qui sait... Ce médecin stupide a-t-il fait tout le nécessaire? Il a passé bien rapidement le miroir sous son nez. Il a soulevé bien vite une paupière trop lourde pour résister.
Et voici que le croque-mort, s'inclinant d'abord devant les vivants, afin de soutenir leur douleur discrète, s'approche du cadavre de Miss Sabrina. Il a un recul outré :
- Personne ne lui a fermé les yeux?
Ce cher Soames, agacé, et qui déteste autant les enterrements que la cuisine française, s'exclame :
- Évidemment voyons!
- Si vous le dites, monsieur Soames... Mais alors, ils se sont rouverts ?
Ce cher Soames est bien obligé de pencher une barbe pointue sur le cercueil d'érable, à fond de satin ivoire, où repose sa pauvre sœur. Quel désagrément, se dit-il... et il avance deux doigts écartés dans ses gants noirs, pour abaisser à nouveau les paupières de sa sœur bien-aimée, en un geste d'une rare élégance douloureuse. Puis il s'écarte et fait un geste, afin que ce croque-mort en finisse.
L'habit noir s'approche à nouveau, le tournevis à la main, et demeure une seconde en arrêt. Il n'ose... le dire, mais il le pense fortement : « Par saint Charles, quelle étrange défunte, elle a des paupières à ressort! »
C'est qu'il a cru, vraiment, que les yeux grands ouverts le fixaient à nouveau. Va-t-il retarder la cérémonie pour un détail? Il se souvient de défunts réfractaires, dont les mains refusaient de se joindre pour l'éternité, d'autres que l'on ne pouvait empêcher de sourire en montrant les dents... et il se souvient également que s'il n'active pas la cérémonie, il sera en retard pour le déjeuner. En regardant ailleurs, il ordonne à ses assistants de présenter le couvercle.
Mais ce cher Soames a remarqué son hésitation. Que diable, tout ne serait-il pas convenable? Il importe que Sabrina soit inhumée décemment, que pas un détail ne vienne troubler la sérénité de ce visage. Il lève un gant, s'approche, regarde, et quelques secondes plus tard appelle le médecin de famille, présent aux obsèques.
- Venez voir... mais venez voir...
Enfin, se dit intérieurement Sabrina. Enfin... ce médecin stupide a enfin constaté que ses pupilles bougeaient faiblement. Mais qu'elles bougeaient. Le diable l'emporte...


C'est ainsi que quelques semaines après sa mort annoncée, et quasiment entérinée dans un cercueil d'érable à six pieds sous terre, Miss Sabrina se porte comme un charme. Elle est sortie de sa léthargie depuis longtemps, a remisé l'affreuse robe de satin parme dans un placard, et se sent, à quarante-cinq ans, plus séduisante que jamais. Le notaire qu'elle a convoqué lui en fait force compliments.
- Quelle mine superbe, ma chère...
- Maître... j'ai rédigé mon testament...
Miss Sabrina a devant elle, posée sur son secrétaire, une liasse de feuillets couverts d'une écriture serrée.
- Votre testament? Alors que vous revenez à la vie plus jeune que jamais ?
- Vous en prendrez connaissance, il comporte plusieurs dispositions qui vous paraîtront sans doute étranges, mais je tiens expressément à ce qu'il en soit tenu compte...
- A votre gré, chère amie...
Et le notaire lit. Et relit, car la stupeur lui brouille les yeux, et il doit frotter son monocle à plusieurs reprises, pour être sûr de ce qu'il lit.
Il est dit qu'en cette année de grâce 1868, Miss Sabrina soussignée, désire être allongée après sa mort dans un cercueil sans couvercle. A ses vêtements, qui devront être confortables, on aura soin d'accrocher des grelots, et soin également de disposer, à côté de sa main, une grosse cloche de cuivre, telle qu'en ont au cou les vaches du Sussex. Et à son cou à elle, une chaînette pourvue d'un sifflet.
Le caveau, qui ne sera pas familial, mais construit pour elle, ne sera pas fermé, il comportera au plafond une ouverture suffisant à une bonne aération du lieu.
Si elle émerge à nouveau d'une léthargie, elle sifflera six fois par minute. Ce signal est le S.O.S. des alpinistes.
Un domestique sera chargé de la surveiller, moyennant un salaire confortable, et ce durant une année. Il lui apportera chaque jour de la nourriture, et l'observera soigneusement afin de constater si elle présente ou non les signes visibles d'un retour à la vie.
Le notaire retire son monocle, pensif, et, de bon conseil:
- Chère amie, il serait éminemment étonnant qu'un si regrettable incident se reproduise. Vous pensez bien que les médecins et moi-même, nous serons particulièrement attentifs à constater, pardonnez-moi... la réalité de votre décès... qui n'est pas pour demain, votre mine florissante m'en persuade. D'autre part, je crains que dans le village ces dispositions peu habituelles ne posent quelques problèmes. Pensez au prêtre... La solennité d'une cérémonie d'enterrement en souffrirait.
Miss Sabrina, nantie d'un caractère autoritaire et d'un tempérament vif, lève les bras au ciel :
- Notaire, je me moque de la solennité. Et je sais mieux que vous ce que c'est que d'être morte... Je tiens absolument à ce que les choses se passent comme je l'ai prévu dans ce testament. Ce sont mes volontés. Débrouillez-vous pour lever les obstacles le moment venu!
Le notaire s'incline avec déférence. Miss Sabrina représente une certaine fortune et sa position l'autorise à certaines exigences. Elle règne sur cette immense propriété de Bircher Bower, quasiment comme la reine Victoria sur l'Angleterre. De plus, il faut la comprendre. Elle a vécu sa mort, si l'on peut dire. On a failli refermer sur elle, à tout jamais, le couvercle d'un cercueil, et qu'il soit d'érable et de satin ivoire ne change rien à la claustrophobie qu'il engendre.
Le notaire se dit également qu'elle n'est pas près de rendre l'âme, et qu'il aura bien le temps, s'il est lui-même encore de ce monde, d'envisager le problème.
Or il se trompe.
Deux années plus tard, Miss Sabrina, toujours en pleine forme à quarante-sept ans, reçoit en sa jolie maison des invités à déjeuner. La conversation roule sur la crise ouvrière qui occupe les esprits à Londres, et sur ce fameux droit de grève dont tout le monde parle dans les salons. Le déjeuner, fort délicieux au demeurant, est composé essentiellement d'un plat de champignons.
Dont l'assimilation s'avère impossible. Les quatre invités se traînent lamentablement en vomissant et hoquetant, jusque chez eux. Ils se rétabliront. Miss Sabrina succombe à cet empoisonnement assez rapidement.
Et la voilà de nouveau allongée sur le grand lit de sombre noyer, dans la maison aux meubles cirés, aux plantes vertes, et aux géraniums aux fenêtres. Le chat fait triste mine sur les coussins du Cachemire, et le médecin de famille se penche sur la défunte avec circonspection. Pour plus de sécurité, il appelle à son secours deux confrères des environs. Il s'agit de ne pas se tromper. La morte est-elle morte?
Quatre jours s'écoulent avant que l'Académie ne se décide à entériner le décès. Toutefois, la femme de chambre confie au médecin :
- Miss Sabrina est si belle, si fraîche... C'est étonnant après quatre jours...
- Nous sommes en hiver, et la chambre est glaciale, je l'ai recommandé... C'est tout à fait normal.
La cérémonie d'inhumation se passe donc selon les dernières volontés de la défunte. Une magnifique robe de dentelle souple, une chaîne et un sifflet, des grelots, une cloche à portée de main... et les fossoyeurs font lentement glisser le cercueil d'érable et de satin ivoire au fond du caveau à toit ouvrant...
Les visiteurs se pressent dans le cimetière durant plusieurs jours, chacun prêtant une oreille attentive à un éventuel son de grelot, ou un coup de sifflet. Une curiosité morbide attire irrésistiblement le public, toute la semaine qui suit la cérémonie.
Vient le deuxième dimanche après la mort indubitable de Miss Sabrina. Le gardien du cimetière, dont la maison jouxte les premières tombes, est un homme marié. Et, en tant que tel, il a deux fonctions à remplir. La surveillance de son cimetière et son devoir conjugal. La surveillance est quotidienne, diurne et nocturne, le devoir conjugal ne se remplit que le dimanche en matinée. Ce dimanche matin donc, remplissant son devoir conjugal, il se trouve dans la chambre conjugale, dont la fenêtre donne sur le cimetière. Est-ce la proximité de tous ces corps glacés pour l'éternité? L'épouse semble glacée elle-même. Le regard fixe, exorbité, elle ne participe en aucune manière aux événements. Elle regarde devant elle le miroir de la chambre, ce dont l'époux s'inquiète avec une mâle consternation :
- Hélène... tu es ailleurs...
Hélène ne répond pas. Elle fixe toujours le miroir devant elle, en silence, ce qui coupe les effets du mari, et permet au gardien d'entendre comme un léger bruit de grelots. Suivant le regard effaré de sa femme, il se retourne, et voit ce qu'elle voit.
Dans le miroir, le reflet de la fenêtre, et par cette fenêtre, une image cauchemardesque. Une silhouette blonde, promenant au milieu des tombes une magnifique robe de dentelle froissée... un sifflet à la bouche, une énorme cloche à la main...
Le traumatisme conjugal est à la mesure de cette vision extraordinaire.
Et le récit du gardien court le village, au détriment de sa vie privée, sans doute, mais pour l'édification des foules. Si le malheureux homme était le seul témoin du prodige, on eût pu croire à un fantasme particulier.
Mais la chose est constatée, peu de temps après, en un lieu au-dessus de tout soupçon : l'église.
A Bircher Bower il existe une importante minorité catholique. Le dimanche suivant, après les génuflexions qui précèdent l'Élévation, l'abbé de la paroisse se retourne vers l'assemblée des fidèles, les yeux clos sur sa prière, et frémit légèrement en entendant la cloche de l'enfant de choeur. Elle n'a pas le son discret habituel, le tintement solennel adéquat. C'est une cloche désordonnée, bruyante...
L'abbé se promet de tancer le gamin et procède à l'Élévation du ciboire. Tous les fidèles devraient courber la tête devant le mystère du corps du Christ. Or, ils la lèvent au contraire, et se détournent; un véritable sacrilège. L'abbé suit le regard de ses infidèles, droit devant lui dans l'allée centrale de la nef, et reste ainsi les bras levés, avec son ciboire, tremblant devant un tel spectacle.
Dans un bruit léger de grelots, un somptueux fantôme en robe de dentelle froissée se glisse dans l'Eglise et avance lentement, un sifflet entre les lèvres et une cloche à la main...
La célébration de la messe s'en trouve considérablement perturbée. Puis le fantôme disparaît comme il est venu, par la porte semble-t-il, et le bruit de grelots s'éteint.
Vivante. Miss Sabrina est vivante. Elle est rentrée chez elle, après une léthargie mystérieuse, grelottant de tous ses grelots, passablement froissée et décoiffée, mais vivante une deuxième fois.
Tout le village cette fois en est traumatisé. La mort de Miss Sabrina devenant un feuilleton à épisodes, chacun envisage désormais sa propre mort d'une toute autre manière. A Bircher Bower on ne meurt pas comme ailleurs. Et il est décidé que chaque défunt sera l'objet d'examens réitérés de plusieurs médecins, avant d'être déclaré officiellement cadavre. Une exposition dudit cadavre est obligatoire durant un minimum de cinq jours. Et lorsque l'administration civile se résigne à entériner un décès, elle le fait en des termes qui dégagent son entière responsabilité. Du genre : en cas de mort ressuscité, l'état civil et le médecin constatant ne pourront être poursuivis, vu l'état de la science en la matière...
Miss Sabrina, elle, prend le taureau par les cornes et change de médecin. Complètement obsédée à l'idée qu'il lui faudra retourner un jour ou l'autre dans ce damné cimetière, dans un damné cercueil, elle se met en quête d'une perle rare, un homme de science, qu'elle institue son légataire universel, à condition qu'il remplisse très exactement les stipulations de son nouveau testament.
Car elle a eu du mal à s'extirper de son tombeau, Miss Sabrina. Rien n'est simple quand on est mort sans l'être.
L'homme de science, la perle rare, un gentleman anglais en bonne et due forme, à la David Niven, moustache fine et redingote tout en longueur, assure à sa patiente qu'il a trouvé la formule. Il est bien obligé d'affirmer quelque chose, s'il veut devenir l'héritier de Miss Sabrina.
Laquelle atteint la soixantaine gaillardement après deux morts ratées.
Elle exige de bénéficier de la paix éternelle, si Dieu la lui accorde un jour (et elle semble avoir le droit d'en douter) au-dessus de la surface de la terre.
Ressortir d'un caveau est une entreprise fatigante pour un défunt. En surface, la chose est plus aisée.
Bien entendu, son corps ne devra être ni incinéré, ni enterré de quelque manière que ce soit.
Elle le rappelle presque quotidiennement à son médecin :
- Mon héritage est à ce prix...
C'est compliqué. Si Miss Sabrina meurt, qu'il l'enterre rageusement, la surplombe de trois dalles de marbre par exemple, dans l'espoir de profiter de son héritage, et qu'elle en ressort malgré tout... c'est raté!
Si Miss Sabrina meurt, et qu'il la dépose à l'air libre, en respectant son désir, et qu'elle s'en sort à nouveau... c'est raté aussi...
L'homme de science affirme cependant avoir trouvé la solution, du moins être en passe de la trouver... il fera son office, Miss Sabrina peut en être certaine. Et le notaire aussi, qui a enregistré le nouveau testament.

Ni incinérée, ni enterrée de quelque manière que ce soit.
Pour l'instant, Miss Sabrina est alitée. Malade. Ce sont des choses qui arrivent à son âge, et la vieille dame autoritaire, plus obsédée que jamais, fait mander son notaire et son médecin. Il ne lui reste guère de famille, elle a enterré successivement ce cher Soames, ses cousins, ses cousines, après les avoir longuement examinés, on s'en doute.
- Je vais mourir...
- Mais non... dit le médecin, hypocrite... Vous savez bien que vous n'y arrivez jamais...
- Je suis malade et mes forces me quittent... La vieillesse est à ma porte, la porte s'ouvre devant la mort, je la vois venir...
Effectivement, la vieille dame décline. Et cette fois cela n'a rien d'accidentel : ni cheval emballé, ni champignons empoisonnés. La fin d'une vie, tout simplement.
Durant cinq jours, respectant les lois régionales, le cadavre de Miss Sabrina est exposé au public, après sa troisième mort, naturelle. Constatée, indubitable, effective, aux yeux de tout le village.
Et cette fois encore, on dit qu'elle est d'une fraîcheur insolite...
Et cette fois encore, elle ressuscite.
Un villageois affolé prétend l'avoir vue assise à sa fenêtre. Le facteur aussi. Il rameute la foule, et le village se presse aux portes de la grande et belle maison, où, par la fenêtre, encadrée de géraniums et de plantes vertes, Miss Sabrina contemple le monde.
Silencieuse, immobile, vêtue de sa plus belle robe de dentelle, impeccablement repassée, son regard bleu grand ouvert sur l'incrédulité humaine. Mais elle ne répond pas au salut. Et pour cause.
L'homme de science a effectivement trouvé la solution. Durant plusieurs jours, des spécialistes ont procédé à l'embaumement du corps de Miss Sabrina, à la manière des pharaons de l'Égypte ancienne.
Le seul désagrément est que l'Église a refusé de se prêter à cette cérémonie païenne. Mais qu'importe, elle a eu lieu en privé. On a installé Miss Sabrina dans un fauteuil roulant. Le visage n'a pas été touché par les embaumeurs, et il est d'une fraîcheur tout à fait impressionnante. Devant les familiers de la maison et les domestiques, le médecin a ainsi promené Miss Sabrina sur les parquets cirés afin de lui faire faire une dernière fois le tour du propriétaire. Puis il s'est arrêté devant une fenêtre, et y a disposé la momie, entre les rideaux grands ouverts. Miss Sabrina peut ainsi contempler la place du village, et les toits des maisons des mortels.
Trois années après cette mort officielle, elle n'a pas changé. Le visage, certes, s'est un peu émacié, desséché, et il a fallu placer des yeux de verre dans les orbites, mais, de loin, l'effet est toujours aussi impressionnant. A tel point que les habitants du village, au lieu de s'accoutumer à cette présence, d'être enfin sûrs que la morte est bien morte, la voient vivante dans tous les coins. Les apparitions sont de plus en plus fréquentes, de plus en plus effrayantes. Miss Sabrina surgit dans l'imagination des villageois à tout moment.
Même les animaux refusent de fréquenter certains endroits de la ville. Lors du marché au bétail annuel, par exemple, les taureaux et les vaches refusent de traverser la place. Et si on les y oblige, ils se mettent à mugir, à se débattre et s'enfuient en arrachant leurs chaînes. Un jour même, on retrouva plusieurs bêtes affolées, réfugiées dans le grenier d'une maison! Il fallut utiliser des palans et des poulies pour les faire redescendre par le trou d'un mur.
Miss Sabrina est devenue le loup-garou. On dit aux enfants de Bircher Bower :
- Si tu n'es pas sage, elle viendra te prendre.
La femme empaillée, comme l'appellent les habitants, ne fascine plus. Elle fait peur, et elle gêne. Les autorités du village convoquent donc le médecin, héritier de la fortune et de la maison de Miss Sabrina, comme de sa momie :
- Elle est morte?
- Je vous l'assure...
- Alors enlevez-la... Trois ans d'exposition c'est suffisant. Nous avons de sérieux problèmes... Une femme se plaint d'avoir fait une fausse couche à cause d'elle, une autre l'accuse de lui avoir pris son mari au cimetière pour le faire revivre, elle le voit toutes les nuits... Les chiens hurlent à la mort, et les enfants sont terrorisés au moindre courant d'air qui agite les rideaux de la fenêtre...
- Mais je ne peux pas l'enterrer... encore moins l'incinérer...
- Docteur, nous avons des pétitions. Miss Sabrina doit quitter le village.
Placé devant cet ultimatum, l'héritier trouve une autre solution. Il installe Miss Sabrina, baptisée la « momie européenne », dans un musée, où durant plusieurs années elle verra défiler les curieux. Jusqu'en 1930, semble-t-il, si l'on en croit le très sérieux Manchester Guardian qui rapporte le prodige. C'est à cette époque de modernisme échevelé où naissent le jazz, le nazisme, et toutes ces sortes de choses qui bouleverseront le monde, que Miss Sabrina est enfin enterrée.



Car l'Église a eu le dernier mot. Grâce à l'intervention de l'abbé du village de Bircher Bower, convaincu que ses ouailles ne trouveraient la paix, et Sabrina la vie éternelle, que lorsqu'elle serait là où Dieu le veut en terre. Afin de poussière redevenir, ainsi qu'il est de bon ton et de bon usage sur cette planète provisoire.
Miss Sabrina fut donc enterrée en grande pompe, un matin d'été, devant la foule des villageois rassemblés, et un reporter du Manchester Guardian.
Il existe une tombe où « ci-gît pour l'éternité, Sabrina Beswick ». Trois fois morte et enterrée.
Une croix surplombe le caveau de marbre cimenté, inviolable.


Un poète disait en ce temps-là : « Il est des morts qu'il faut qu'on tue. »

Qu'en pense Miss Sabrina?...