SOUS LE SOLEIL DE MINUIT
L'Esquimau est un mangeur de poisson cru. C'est ce que veut dire son nom, et c'est à peu près ainsi que se résumait l'intérêt des Européens, au dix-neuvième siècle, pour cet habitant étrange de l'Arctique, des rivages de la baie de Baffin au cap de Glace. De savants ethnologues avaient décidé de les classer, de loin, car ils s'en approchaient avec prudence, dans la race mongole, et décrivaient ainsi leur physique :
« Les hommes sont de taille au-dessous de la moyenne, ils ont les yeux noirs, petits et perçants, les pommettes saillantes et le teint cuivré. Les femmes ont les yeux noirs, relevés à la chinoise, leur figure est douce et parfois jolie. Ils se ressemblent tous... »
Qu'en termes succincts ces choses-là furent dites!
En réalité, les habitants du Groenland, qu'ils soient Esquimaux ou Indiens, ont une culture remarquable, et à l'époque où les dignes représentants de l'ethnologie du dix-neuvième siècle les considéraient comme une race « naïve et inférieure » (sic), ces gens-là avaient déjà institué chez eux la régulation des naissances et l'avortement, découvert un médicament contre les maladies pulmonaires, utilisaient le sauna et pratiquaient volontiers l'union libre.
Nous sommes en 1964, dans les territoires du Nord-Ouest canadien.
Forêts immenses, marécages, rivières tumultueuses, torrents déchaînés, un paysage de rocailles stériles et de toundras, parsemé de lacs, entouré de hautes montagnes, ou de côtes découpées, orné de prairies parfois, où l'herbe ondule sous le vent glacial. La terre et la mer sont si intimement mêlées qu'il est difficile de déterminer la côte. Trois millions et demi environ de kilomètres carrés...
C'est là que la police montée canadienne assure l'ordre, mais aussi l'assistance.
Sur l'une des îles de l'océan Glacial Arctique, la terre de Baffin, longue de 1 600 kilomètres, ils sont cent vingt policiers pour surveiller ce territoire immense du Nord-Ouest canadien.
Le 30 décembre 1964, une patrouille de deux traîneaux, tirés par des chiens, progresse lentement en direction de Iglukjuak. C'est le plein hiver, la période la plus rude, les hommes sont en route depuis des jours, et leurs visages sont marqués par les brûlures du froid. Le sergent Van Norman dirige cette patrouille, et il est inquiet. Sa mission n'est pas celle d'un policier ordinaire. Elle consiste habituellement à apporter aux habitants isolés secours, médicaments, aide administrative, allocations familiales, études sur la densité du gibier de chasse, courrier, offres d'emploi... et une multitude de choses qui seraient normalement du ressort d'une dizaine d'administrations différentes. Le sergent Van Norman, comme ses hommes d'ailleurs, doit se transformer en médecin, en notaire, en facteur, en percepteur, en garde-chasse et garde-pêche, en saint Louis sous son igloo, ou en père fouettard. Il est le seul intermédiaire entre le gouvernement canadien et la plupart de ces tribus, qui ne parlent pas le même langage : il est donc considéré. Être détaché dans le Nord, pour un policier canadien, constitue un privilège car le choix est sévère. Il faut des qualités morales et physiques exceptionnelles. Car il faut des hommes d'exception pour faire face à toutes les situations qu'une société humaine peut engendrer sur un territoire qui ne pardonne aucune faiblesse.
Le sergent est donc un homme d'exception. Et il est inquiet pour l'un de ses ressortissants et ami, le chef Kolitalikk, qu'il na pas vu depuis l'été dernier. Or, l'été dernier, Kolitalikk était malade. Il est rare que les Esquimaux et les Indiens contractent des maladies contagieuses. Leur isolement les protège, et les microbes ne résistent pas aux glaces. Mais, l'été dernier, Kolitalikk a attrapé la rougeole. Une maladie bénigne en Occident, réservée en principe aux enfants, mais dont le vieux chef a eu du mal à guérir. Sa solide carcasse de chasseur, de voyageur infatigable, s'en est trouvée amoindrie. Le sergent a du respect pour cet homme intelligent, devenu très tôt le chef de sa tribu. Il a l'art du commandement. D'ailleurs, sur ce territoire, les mensonges et les faux-semblants ne sont pas de mise. Un chef est un chef parce qu'il a l'âme d'un chef, parce que les hommes sont confrontés en permanence à la difficulté de survivre, aux conditions extrêmes, et qu'ils choisissent toujours le meilleur d'entre eux pour les diriger. La civilisation arctique devrait servir de modèle à nos démocraties souvent hasardeuses...
Kolitalikk a près de soixante-dix ans. Et au nord de la terre de Baffin, il est estimé des Blancs comme des Esquimaux.
Si le sergent est inquiet, c'est que la saison de chasse a été mauvaise, que les vivres pourraient bien manquer déjà à la tribu, et qu'il n'est pas sûr que l'état de santé de son ami soit aussi bon qu'il voulait bien le laisser entendre à la fin de l'été : « Innuk Pinngnoertsotit... Tu as guéri l'homme », avait souri le chef.
La nuit est permanente en hiver. Les deux traîneaux franchissent les derniers kilomètres, au grand soulagement des trois hommes et des huit chiens. Iglukjuak est en vue. C'est un ensemble d'igloos que l'on devine à peine sous l'énorme manteau de neige qui recouvre uniformément la banquise et la terre ferme. Il y règne un calme et un silence insolites. De rares aboiements de chiens, personne ne vient à la rencontre du sergent Van Norman et de ses deux hommes de patrouille. C'est d'autant plus curieux que l'hospitalité est sacrée chez les Esquimaux et que d'habitude ils sont accueillis avec enthousiasme.
Ce silence est anormal. Les trois policiers attachent les chiens et font le tour des igloos. Quelques visages se montrent aux ouvertures basses, puis disparaissent aussitôt.
Le sergent parle le dialecte de la tribu, et d'autres encore. La police montée n'a pas d'école pour cela, mais les hommes apprennent sur le terrain.
Il se penche aux portes des igloos et demande où se trouve le chef, son ami Kolitalikk. La plupart des habitants, qui le connaissent depuis longtemps, disparaissent alors comme des serpents de fourrure, dans leurs igloos, sans répondre à la question.
Une femme parle enfin. Elle est vieille, le sergent la connaît depuis bien des hivers, il se souvient même que voulant prendre un jour sa petite-fille en photo, une enfant ravissante, la vieille a refusé en lui disant :
- Elle est trop belle, si tu la montres à ton président du Canada, il voudra l'épouser...
Et elle était sérieuse...
- Où se trouve mon ami Kolitalikk?
- Il est mort.
Le sergent s'apprête à demander des détails sur cette nouvelle affligeante pour lui, et surtout pour la tribu, lorsqu'un homme se présente. Il parle avec assurance et semble se considérer comme le successeur de Kolitalikk.
- Il est mort ce matin.
Le sergent observe l'homme. Son visage impassible, aux petits yeux noirs, n'a pas d'expression particulière.
- Où est son fils Amah ? demande le sergent.
- Amah est parti.
Et le nouveau chef montre, d'un geste du bras, la trace de deux traîneaux, à la sortie du village.
Deux traîneaux, cela signifie qu'Amah n'est pas parti seul.
- Qui est avec lui?
- Avinga et Nantalik...
Le sergent réfléchit un instant. Il a l'impression de quelque chose de bizarre, d'anormal. Un mystère... Pourquoi le fils du chef défunt a-t-il quitté le village alors que son père vient de mourir? La tradition exige le contraire. Et pourquoi deux hommes avec lui? Le sergent les connaît; Avinga a vingt et un ans, Nangalik vingt-trois, des jeunes gens. Alors que le fils du chef, Amah, est un adulte de quarante-six ans.
Le sergent ordonne à ses deux compagnons d'examiner les traces des deux traîneaux. Elles sont fraîches.
- Une heure à peine, Sergent... Qu'est-ce qu'on fait? On les rattrape ?
- Non. Je veux d'abord savoir ce qui se passe.
Le sergent doit aussi s'incliner devant la dépouille de son ami. Il en demande l'autorisation au nouveau chef, qui semble hésiter. Mais il ne peut pas refuser cela au policier, il le sait.
Le sergent avance donc en sa compagnie jusqu'à l'igloo de Kolitalikk. L'entrée n'a pas encore été murée par des pavés de glace. La mort doit être récente. Traditionnellement, l'igloo du défunt doit lui servir de tombeau provisoire et conserver le corps jusqu'à l'été. Il est ensuite inhumé sous un tumulus de pierres.
Le sergent doit se mettre à quatre pattes pour pénétrer dans l'igloo, par le tunnel de glace. Dans la pièce unique, à la lueur d'une lampe à huile de phoque qui empeste l'atmosphère, il distingue le cadavre du chef.
Cette lampe à huile représente l'unique source de lumière et de chaleur. La température intérieure est en dessous de zéro. Le sergent se sert de sa propre lampe électrique pour éclairer le défunt. Il détaille d'abord une théière, une tasse de thé vide, un mégot de cigarette dans le couvercle d'une boîte de fer. Puis le visage de son ami.
Du sang, gelé, a coulé de plusieurs blessures à la face. Le sergent se penche, étonné et ému. Il s'attendait à retrouver le visage tranquille de son vieil ami philosophe, calme dans la mort comme dans la vie. Mort de maladie, ou d'usure.
Or il s'agit de blessures par balles. Et la lampe électrique permet au sergent d'apercevoir, appuyé contre la paroi de l'igloo, un petit fusil de 22 mm. L'arme du crime, de toute évidence.
Qui a bien pu assassiner le chef Kolitalikk? Et pourquoi? Un homme si vénéré, si respecté. Pourquoi une telle boucherie? Plusieurs balles ont été tirées, de si près qu'il est impossible au sergent de déterminer les points d'impact, et donc impossible de savoir avec précision combien de coups ont causés la mort. Le visage de Kolitalikk est un masque de sang et de glace coagulés. Une vision horrible.
Le sergent l'examine encore de plus près, et parvient à repérer trois sorties de balles. Une par le nez, une autre par la joue, une dernière qui semble avoir traversé le cou pour ressortir par la base du crâne. D'autres projectiles ont dû endommager le cerveau.
Le sergent ne perd pas de temps à jouer plus longtemps au médecin légiste. Il a compris. Trois hommes ont quitté le village, il y a moins d'une heure, puisque les traces sont fraîches. Cela veut dire deux choses. Comme le village est situé sur un promontoire, les habitants ont vu arriver, de très loin, la patrouille, ils ont entendu les chiens, et les trois hommes se sont enfuis, parce que la police montée arrivait. Donc ils étaient coupables.
Il faut reprendre la route et les poursuivre. Le sergent se glisse à nouveau dans le tunnel de glace et ressort, face au nouveau chef :
- Tu as quelque chose à dire?
Il sait bien que l'homme ne dira rien de plus qu'une banalité de circonstance :
- Nous sommes très malheureux que Kolitalikk soit mort. C'était un grand chef. Mais où il est, il est en paix, et tu ne le feras pas revivre.
Le sergent donne l'ordre à ses hommes d'atteler les chiens, sans perdre un instant. La tribu est à présent dehors, visages emmitouflés de fourrure de phoques, petits yeux noirs emprunts de mystère. Le sergent s'adresse au nouveau chef, à voix haute et forte, afin que tous entendent :
- Vous êtes des Inuit, mais vous êtes canadiens. Et il y a une loi pour les Canadiens. Tous les Canadiens, qu'ils soient blancs, indiens, ou esquimaux.
La longue lanière de cuir claque devant l'attelage des chiens, l'animal de tête tire sur le harnais, pour déssouder les patins du traîneau de la glace qui les a déjà recouverts. Le sergent est furieux. Furieux d'être arrivé trop tard, furieux de ce crime abominable. Kolitalikk était un allié inappréciable. Et la chasse à l'homme ne sera pas simple. Les chiens sont fatigués, les hommes aussi. Alors que les fuyards ont dû partir frais et dispos. Mais ils seront rattrapés. Car ils n'ont pris ni vivres ni matériel dans leur précipitation. Les traces de leurs traîneaux sont trop légères sur la glace. Ils ne tiendront pas une longue course et, de toute façon, ils n'ont qu'une heure d'avance. Le sergent Van Norman connaît aussi bien qu'eux la conduite des traîneaux de chiens. Ils ne pourront pas s'arrêter pour chasser, leurs traces sont parfaitement visibles, il les rattrapera.
Deux heures plus tard, en effet, au sommet d'une falaise, sur une piste étroite, le sergent montre à ses hommes, au loin, un point minuscule, en bas, sur la rive.
Dans la lumière étrange de ce paysage crépusculaire, il repère à la jumelle les silhouettes de trois hommes et deux traîneaux. Ils sont arrêtés. Ils scrutent la falaise au-dessus d'eux, immobiles près de leurs chiens. Dans cette immensité blanche, aux lueurs noires du soleil de minuit, poursuivants et poursuivis s'observent. Les policiers ont l'avantage des jumelles. Le sergent comprend, à la direction des traîneaux, que les fuyards s'apprêtaient à quitter le rivage pour la banquise. Ils hésitaient, pesant le pour et le contre, et les chiens éssoufflés s'étaient assis. Mais ils ont vu, là-haut sur la piste, les traîneaux de la police montée. Ils font voltiger leurs longs fouets de cuir pour réveiller l'attelage. Les chiens rechignent, aboient, se mordent entre eux, ou bâillent en secouant mollement le givre de leur fourrure. Ils se croient à la chasse, et les hommes s'énervent. Finalement les traîneaux s'ébranlent et glissent brutalement sur la neige, en prenant trop rapidement de la vitesse, sous les hurlements des conducteurs.

Le sergent, lui aussi, lance ses deux attelages et, pour gagner du temps, choisit un champ de neige qui descend abruptement de la falaise.
La distance qui sépare les deux convois se réduit de minute en minute car les fuyards se sont engagés sur un mauvais terrain et décident de faire virer les traîneaux. Ils frappent, démêlent les traits, accrochent de leurs fouets les chiens de tête, les forcent à tirer de côté. Peu habitués à ce traitement brutal, les chiens renâclent, puis bondissent pour un demi-tour trop rapide. L'un des traîneaux est déséquilibré, il va basculer. L'un des hommes le retient d'une voltige acrobatique, qui n'empêche pas le léger chargement de choir dans la neige. Ils sont presque rejoints par les policiers, le nez du chien de tête du sergent vient frôler le pantalon en peau d'un homme qui court désespérément derrière son traîneau, après l'avoir remis d'aplomb sur ses patins. Il bondit enfin dessus et le choc fait courber l'échine des chiens. C'est un vacarme de hurlements, de coups de fouets, d'appels dans le grand silence de la banquise. La course folle se poursuit, le terrain est à présent meilleur, mais les chiens des fuyards sont tout à coup indomptables. Le poil hérissé, le museau écumant de fatigue, le sang à la bouche, ils hurlent comme des loups et n'avancent plus que sous la menace.
Malmener son attelage est une faute grave. L'homme et son traîneau ne peuvent compter que sur les chiens. Or ces chiens ont un caractère particulier, ils s'entre-tuent parfois pour un os, ils se haïssent, et si on les assemble à la hâte, sans tenir compte du chef habituel, de ses femelles, si on frappe trop, si on punit au lieu d'encourager, c'est le désastre.
A quelques centaines de mètres, devant la police montée, les fuyards l'ont compris. Et le sergent les voit s'arrêter, se concerter un instant, et s'asseoir. Ils attendent. Le sergent est tout près, ils auraient été rejoints de toute façon. La fuite est devenue non seulement impossible, mais inutile.
Le sergent Van Norman vérifie l'armement de son fusil avant de stopper son traîneau à quelques mètres des trois hommes. Il les connaît, il sait leur honnêteté et leur droiture. Jusqu'ici il leur faisait une confiance totale, mais ce sont probablement des assassins. Tout change.
Le crime est rare chez les Esquimaux. Il n'existait quasiment pas avant l'intégration obligatoire, le mélange des races, le démantèlement des tribus et des familles. En 1964, le crime est encore exceptionnel. Et le sergent trouve la mort de son ami Kolitalikk assez inexplicable.
Amah, le fils du vieillard assassiné, est assis sur le premier traîneau. Les deux autres en arrière, sur le second, discutent encore. Amah a agi en chef, c'est lui qui a décidé d'abandonner la course. La sagesse lui est donc revenue. Il a posé son arme bien en évidence à ses pieds, dans une attitude pacifique. Et les autres sont bien obligés de l'imiter.
Le sergent approche, mètre par mètre, s'arrête au niveau d'Amah. Ses deux compagnons restent en arrière.
- Amah, tu t'es enfui à mon approche. Est-ce que je dois t'accuser du meurtre de ton père Kolitalikk?
Amah relève la tête, non comme un coupable, le regard en dessous, mais comme un homme fier, qui regarde son adversaire en face.
- Je n'ai rien fait de mal. Tu es blanc. Et les Blancs, je le sais, ont des idées différentes sur les choses que nous décidons de faire ou de ne pas faire. J'ai espéré que tu ne poursuivrais pas le fils de ton ami. Mais tu l'as fait, alors je vais te dire la vérité.
- Sois prévenu, Amah. Tu vas me dire une vérité que je devine. Mais comme tu l'as dit je suis blanc, canadien, et policier. Je dois faire respecter la loi.
- C'est une loi qui n'est pas pour nous. Mais je l'accepte.
- Ce n'est pas moi qui te jugerai, Amah. Mais tu dois me suivre.
Lentement, les traîneaux se remettent en route, vers le village. Deux heures de cheminement dans la nuit, vers les igloos du village, où le chef Kolitalikk est mort, assassiné, certes, mais d'une bien étrange façon.
On dirait, de nos jours, qu'il s'agit là du choc de deux cultures. Que les traditions d'un peuple sont respectables, mais qu'il est du devoir de la civilisation de condamner celles qui apparaissent comme inhumaines, basées sur la superstition et l'ignorance.
Comme des Occidentaux ne peuvent admettre la tradition de l'excision des petites filles dans certaines tribus africaines, ils ne peuvent admettre l'ancienne croyance qui a fait mourir le vieux chef Kolitalikk.
C'est au village, à la lueur des lampes à huile de phoque, dans l'igloo du nouveau chef, que le sergent Van Norman écoute le récit des trois hommes. Amah parle pour les autres. Il revendique cette parole, en tant que fils.
Il y a trois jours de cela, Kolitalikk était au plus mal. Il a fait venir les hommes dans son igloo et a parlé ainsi :
- Prions Dieu. J'ai été très malade, et je suis très vieux. Parce que certains deviennent très vieux, leur esprit devient très fort. Vous obéirez à mon esprit. Si vous ne le faites pas je serais très malheureux. Si vous m'obéissez, je serai très heureux et, du ciel, je pourrai vous aider. J'ai bu l'infusion de wissekapuka, qui ne m'a pas guéri. J'ai bu le bouillon de shaggamitir, fait des meilleurs poissons, il ne m'a pas guéri... J'ai la maladie qui se déplace de l'estomac à la tête, elle fait mourir les Inuit. Elle est sous mon épaule, aujourd'hui, demain elle sera dans mon cou, et demain encore dans ma tête. Mes souffrances sont grandes et ne me quittent pas. Je suis fatigué de souffrir. Je vais mourir. Autrefois, ils étaient rares ceux qui avaient peur de mourir. Et je n'ai pas peur. Mais je veux cesser de souffrir. Vous obéirez à mon esprit. Il est fort, et mon corps, lui, ne vaut plus rien. Quand je serai mort il ne sera plus ma demeure, je ne m'en servirai plus. Vous m'enterrerez auprès de la grosse pierre. Je vais prendre mon petit fusil avec moi, et je resterai seul. Je m'en servirai demain.
Amah dit qu'alors le père s'est tu car il souffrait beaucoup. Et les hommes ont pleuré, ils étaient tristes. Mais tous savaient que Kolitalikk allait se servir de son fusil pour mourir.
- Mon père disait toujours que ceux qui ont des enfants ont de la chance, car ceux qui n'en ont pas doivent demander le service de la mort à leurs amis, et ils peuvent refuser car ils n'y sont pas obligés. Mon père disait aussi que l'esprit fort, s'il le peut, doit se donner la mort lui-même, car nous avons maintenant des fusils.
Le sergent se doutait qu'il aurait un jour à arbitrer ce genre de drame. Chez les Esquimaux, la tradition ancienne voulait que lorsqu'un homme - ou une femme - était devenu trop vieux, et qu'il ne supportait plus de vivre, il ordonnait à ses enfants de l'étrangler. On plaçait alors le vieillard dans une fosse qui lui servirait de tombeau, il y demeurait un moment à parler à ses enfants, à fumer une pipe, ou à boire avec eux. Puis, deux d'entre eux l'étranglaient avec une lanière de cuir, en l'enroulant autour de son cou et en tirant chacun de leur côté. C'était ainsi que mouraient les vieillards. Ensuite on le recouvrait de terre, en saison d'été, et l'on plaçait sur sa tombe un monticule de pierres, appelé « cairn ».
Amah n'a pas eu à préparer la tombe ce jour-là car il fallait attendre la saison d'été et garder le père dans son igloo jusque-là. Cela voulait dire aussi que la police montée découvrirait sa mort. Mais avec un peu de chance, une fois l'igloo refermé, personne ne saurait que la tradition avait été respectée.
Ce que ne comprend pas le sergent, c'est pourquoi le chef a été littéralement troué de balles. Il est impossible qu'il ait fait cela lui-même.
Amah raconte alors l'horreur.
Ils sont allés chercher le fusil, et l'ont placé longtemps au-dessus de la lampe à huile, pour qu'il dégèle.
Puis Kolitalikk a dit:
- Je veux rester seul.
Les hommes sont allés dans l'igloo voisin et ont attendu. Avec tristesse et sans crainte. Car Kolitalikk allait rejoindre directement le ciel, d'où il aiderait ceux restés sur la terre. Le suicide n'est pas une chose effrayante pour eux. C'est une tradition morale. Quiconque devient une charge et ne peut plus exister de lui-même, que ce soit par l'âge ou la maladie, a l'obligation morale de se suicider.
Et les hommes du village d'Iglukjuak ont attendu, ce soir du 29 décembre 1964, le suicide de leur chef vénéré.
Ils ont attendu longtemps. Si longtemps que Amah, le fils, et ses amis, Avinga et Nangalik, sont allés voir.
Le vieillard avait essayé de charger l'arme, sans y parvenir, car il était trop faible. Il leur a donc demandé d'armer le fusil pour lui.
Un homme a mis une balle dans le canon, a fermé la culasse, et a rendu l'arme à Kolitalikk.
Puis ils sont ressortis. Ils se devaient de l'aider. Même si la tradition évolue, et qu'ils ne sont plus obligés d'étrangler, ils se doivent d'armer le fusil.
Un coup de feu a retenti, et deux hommes sont rentrés dans l'igloo.
Kolitalikk vivait encore. Il avait tiré sous le menton. Ce n'était pas suffisant.
Il a ordonné encore, de sa main trop faible, et un homme a rechargé le fusil. Puis ils sont ressortis, et ne sont revenus qu'après avoir entendu le deuxième coup de feu. Or, chose incroyable, Kolitalikk vivait encore. La deuxième balle avait suivi presque la même trajectoire que la première. Et Kolitalikk s'est ainsi tiré quatre balles dans le menton sans parvenir à se suicider.
Alors il a fait signe aux hommes de le tuer. Il a même dit : « Tuez-moi », dans un murmure.
Mais ils n'osaient pas. Ils n'osaient plus. Tout à coup, il semblait que la mort ne voulait pas du vieux chef, que ce n'était pas le moment. Qu'il avait encore à vivre.
Ou alors ils avaient peur, devant l'échec de cette tradition terrible.
Kolitalikk est resté sans bouger, sous sa couverture, un long moment. Puis il a bu une tasse de thé, et fumé une cigarette. Enfin il est mort, de son suicide, le 30 décembre, quelques heures avant l'arrivée de la patrouille.
Amah, Avinga et Nangalik se savaient complices d'un crime interdit par la loi canadienne. S'ils n'avaient pas tué eux-mêmes, ils avaient aidé au suicide. Alors ils ont fui. Pris entre le piège du respect de leur culture et des volontés du chef, et de la civilisation qui arrivait sous les traits du sergent de la police montée.
Ils sont donc inculpés, par le sergent, selon l'article 212 du Code pénal, et seront jugés par le juge Sissons.
Le sergent Van Norman connaît bien le juge. Il est assez confiant. C'est un excellent juge pour ce pays. Il préfère condamner un jeune voleur esquimau de seize ans à habiter dans la famille d'un policier de la patrouille, plutôt que de le coller en prison pour trois mois.
C'est au mois d'avril, à la saison d'été, que le juge Sissons a écouté Amah (quarante-six ans), fils de chef, Avinga (vingt et un ans) et Nangalik (vingt-trois ans), chasseurs et pêcheurs de phoques, lui raconter le suicide de Kolitalikk.
- Vous plaidez coupables ou non-coupables?
- Non-coupables.
Le juge a regardé l'avocat de la défense un instant, puis il a déclaré :
- Pas de plaidoyer pour la défense, Maître.
Et il a donné son verdict. Un an de prison avec sursis, pour chacun.

Quelque part sur la terre de Baffin, dans l'océan glacial Arctique, près d'un village nommé Iglukjuak, près du cap Thalbitzer, est un tumulus de pierres, un « cairn », où repose en paix le vieux chef Kolitalikk.
S'il surveille du haut du ciel son territoire menacé par la pollution des hommes étrangers, espérons qu'il lui vienne en aide.