SOUS LE SOLEIL DE MINUIT
L'Esquimau est un mangeur de poisson cru. C'est ce
que veut dire son nom, et c'est à peu près ainsi que se résumait
l'intérêt des Européens, au dix-neuvième siècle, pour cet habitant
étrange de l'Arctique, des rivages de la baie de Baffin au cap de
Glace. De savants ethnologues avaient décidé de les classer, de
loin, car ils s'en approchaient avec prudence, dans la race
mongole, et décrivaient ainsi leur physique :
« Les hommes sont de taille au-dessous de la
moyenne, ils ont les yeux noirs, petits et perçants, les pommettes
saillantes et le teint cuivré. Les femmes ont les yeux noirs,
relevés à la chinoise, leur figure est douce et parfois jolie. Ils
se ressemblent tous... »
Qu'en termes succincts ces choses-là furent
dites!
En réalité, les habitants du Groenland, qu'ils
soient Esquimaux ou Indiens, ont une culture remarquable, et à
l'époque où les dignes représentants de l'ethnologie du
dix-neuvième siècle les considéraient comme une race « naïve et
inférieure » (sic), ces gens-là avaient
déjà institué chez eux la régulation des naissances et
l'avortement, découvert un médicament contre les maladies
pulmonaires, utilisaient le sauna et pratiquaient volontiers
l'union libre.
Nous sommes en 1964, dans les territoires du
Nord-Ouest canadien.
Forêts immenses, marécages, rivières tumultueuses,
torrents déchaînés, un paysage de rocailles stériles et de
toundras, parsemé de lacs, entouré de hautes montagnes, ou de côtes
découpées, orné de prairies parfois, où l'herbe ondule sous le vent
glacial. La terre et la mer sont si intimement mêlées qu'il est
difficile de déterminer la côte. Trois millions et demi environ de
kilomètres carrés...
C'est là que la police montée canadienne assure
l'ordre, mais aussi l'assistance.
Sur l'une des îles de l'océan Glacial Arctique, la
terre de Baffin, longue de 1 600 kilomètres, ils sont cent vingt
policiers pour surveiller ce territoire immense du Nord-Ouest
canadien.
Le 30 décembre 1964, une patrouille de deux
traîneaux, tirés par des chiens, progresse lentement en direction
de Iglukjuak. C'est le plein hiver, la période la plus rude, les
hommes sont en route depuis des jours, et leurs visages sont
marqués par les brûlures du froid. Le sergent Van Norman dirige
cette patrouille, et il est inquiet. Sa mission n'est pas celle
d'un policier ordinaire. Elle consiste habituellement à apporter
aux habitants isolés secours, médicaments, aide administrative,
allocations familiales, études sur la densité du gibier de chasse,
courrier, offres d'emploi... et une multitude de choses qui
seraient normalement du ressort d'une dizaine d'administrations
différentes. Le sergent Van Norman, comme ses hommes d'ailleurs,
doit se transformer en médecin, en notaire, en facteur, en
percepteur, en garde-chasse et garde-pêche, en saint Louis sous son
igloo, ou en père fouettard. Il est le seul intermédiaire entre le
gouvernement canadien et la plupart de ces tribus, qui ne parlent
pas le même langage : il est donc considéré. Être détaché dans le
Nord, pour un policier canadien, constitue un privilège car le
choix est sévère. Il faut des qualités morales et physiques
exceptionnelles. Car il faut des hommes d'exception pour faire face
à toutes les situations qu'une société humaine peut engendrer sur
un territoire qui ne pardonne aucune faiblesse.
Le sergent est donc un homme d'exception. Et il
est inquiet pour l'un de ses ressortissants et ami, le chef
Kolitalikk, qu'il na pas vu depuis l'été dernier. Or, l'été
dernier, Kolitalikk était malade. Il est rare que les Esquimaux et
les Indiens contractent des maladies contagieuses. Leur isolement
les protège, et les microbes ne résistent pas aux glaces. Mais,
l'été dernier, Kolitalikk a attrapé la rougeole. Une maladie
bénigne en Occident, réservée en principe aux enfants, mais dont le
vieux chef a eu du mal à guérir. Sa solide carcasse de chasseur, de
voyageur infatigable, s'en est trouvée amoindrie. Le sergent a du
respect pour cet homme intelligent, devenu très tôt le chef de sa
tribu. Il a l'art du commandement. D'ailleurs, sur ce territoire,
les mensonges et les faux-semblants ne sont pas de mise. Un chef
est un chef parce qu'il a l'âme d'un chef, parce que les hommes
sont confrontés en permanence à la difficulté de survivre, aux
conditions extrêmes, et qu'ils choisissent toujours le meilleur
d'entre eux pour les diriger. La civilisation arctique devrait
servir de modèle à nos démocraties souvent hasardeuses...
Kolitalikk a près de soixante-dix ans. Et au nord
de la terre de Baffin, il est estimé des Blancs comme des
Esquimaux.
Si le sergent est inquiet, c'est que la saison de
chasse a été mauvaise, que les vivres pourraient bien manquer déjà
à la tribu, et qu'il n'est pas sûr que l'état de santé de son ami
soit aussi bon qu'il voulait bien le laisser entendre à la fin de
l'été : « Innuk Pinngnoertsotit... Tu as guéri l'homme », avait
souri le chef.
La nuit est permanente en hiver. Les deux
traîneaux franchissent les derniers kilomètres, au grand
soulagement des trois hommes et des huit chiens. Iglukjuak est en
vue. C'est un ensemble d'igloos que l'on devine à peine sous
l'énorme manteau de neige qui recouvre uniformément la banquise et
la terre ferme. Il y règne un calme et un silence insolites. De
rares aboiements de chiens, personne ne vient à la rencontre du
sergent Van Norman et de ses deux hommes de patrouille. C'est
d'autant plus curieux que l'hospitalité est sacrée chez les
Esquimaux et que d'habitude ils sont accueillis avec
enthousiasme.
Ce silence est anormal. Les trois policiers
attachent les chiens et font le tour des igloos. Quelques visages
se montrent aux ouvertures basses, puis disparaissent
aussitôt.
Le sergent parle le dialecte de la tribu, et
d'autres encore. La police montée n'a pas d'école pour cela, mais
les hommes apprennent sur le terrain.
Il se penche aux portes des igloos et demande où
se trouve le chef, son ami Kolitalikk. La plupart des habitants,
qui le connaissent depuis longtemps, disparaissent alors comme des
serpents de fourrure, dans leurs igloos, sans répondre à la
question.
Une femme parle enfin. Elle est vieille, le
sergent la connaît depuis bien des hivers, il se souvient même que
voulant prendre un jour sa petite-fille en photo, une enfant
ravissante, la vieille a refusé en lui disant :
- Elle est trop belle, si tu la montres à ton
président du Canada, il voudra l'épouser...
Et elle était sérieuse...
- Où se trouve mon ami Kolitalikk?
- Il est mort.
Le sergent s'apprête à demander des détails sur
cette nouvelle affligeante pour lui, et surtout pour la tribu,
lorsqu'un homme se présente. Il parle avec assurance et semble se
considérer comme le successeur de Kolitalikk.
- Il est mort ce matin.
Le sergent observe l'homme. Son visage impassible,
aux petits yeux noirs, n'a pas d'expression particulière.
- Où est son fils Amah ? demande le sergent.
- Amah est parti.
Et le nouveau chef montre, d'un geste du bras, la
trace de deux traîneaux, à la sortie du village.
Deux traîneaux, cela signifie qu'Amah n'est pas
parti seul.
- Qui est avec lui?
- Avinga et Nantalik...
Le sergent réfléchit un instant. Il a l'impression
de quelque chose de bizarre, d'anormal. Un mystère... Pourquoi le
fils du chef défunt a-t-il quitté le village alors que son père
vient de mourir? La tradition exige le contraire. Et pourquoi deux
hommes avec lui? Le sergent les connaît; Avinga a vingt et un ans,
Nangalik vingt-trois, des jeunes gens. Alors que le fils du chef,
Amah, est un adulte de quarante-six ans.
Le sergent ordonne à ses deux compagnons
d'examiner les traces des deux traîneaux. Elles sont
fraîches.
- Une heure à peine, Sergent... Qu'est-ce qu'on
fait? On les rattrape ?
- Non. Je veux d'abord savoir ce qui se
passe.
Le sergent doit aussi s'incliner devant la
dépouille de son ami. Il en demande l'autorisation au nouveau chef,
qui semble hésiter. Mais il ne peut pas refuser cela au policier,
il le sait.
Le sergent avance donc en sa compagnie jusqu'à
l'igloo de Kolitalikk. L'entrée n'a pas encore été murée par des
pavés de glace. La mort doit être récente. Traditionnellement,
l'igloo du défunt doit lui servir de tombeau provisoire et
conserver le corps jusqu'à l'été. Il est ensuite inhumé sous un
tumulus de pierres.
Le sergent doit se mettre à quatre pattes pour
pénétrer dans l'igloo, par le tunnel de glace. Dans la pièce
unique, à la lueur d'une lampe à huile de phoque qui empeste
l'atmosphère, il distingue le cadavre du chef.
Cette lampe à huile représente l'unique source de
lumière et de chaleur. La température intérieure est en dessous de
zéro. Le sergent se sert de sa propre lampe électrique pour
éclairer le défunt. Il détaille d'abord une théière, une tasse de
thé vide, un mégot de cigarette dans le couvercle d'une boîte de
fer. Puis le visage de son ami.
Du sang, gelé, a coulé de plusieurs blessures à la
face. Le sergent se penche, étonné et ému. Il s'attendait à
retrouver le visage tranquille de son vieil ami philosophe, calme
dans la mort comme dans la vie. Mort de maladie, ou d'usure.
Or il s'agit de blessures par balles. Et la lampe
électrique permet au sergent d'apercevoir, appuyé contre la paroi
de l'igloo, un petit fusil de 22 mm. L'arme du crime, de toute
évidence.
Qui a bien pu assassiner le chef Kolitalikk? Et
pourquoi? Un homme si vénéré, si respecté. Pourquoi une telle
boucherie? Plusieurs balles ont été tirées, de si près qu'il est
impossible au sergent de déterminer les points d'impact, et donc
impossible de savoir avec précision combien de coups ont causés la
mort. Le visage de Kolitalikk est un masque de sang et de glace
coagulés. Une vision horrible.
Le sergent l'examine encore de plus près, et
parvient à repérer trois sorties de balles. Une par le nez, une
autre par la joue, une dernière qui semble avoir traversé le cou
pour ressortir par la base du crâne. D'autres projectiles ont dû
endommager le cerveau.
Le sergent ne perd pas de temps à jouer plus
longtemps au médecin légiste. Il a compris. Trois hommes ont quitté
le village, il y a moins d'une heure, puisque les traces sont
fraîches. Cela veut dire deux choses. Comme le village est situé
sur un promontoire, les habitants ont vu arriver, de très loin, la
patrouille, ils ont entendu les chiens, et les trois hommes se sont
enfuis, parce que la police montée arrivait. Donc ils étaient
coupables.
Il faut reprendre la route et les poursuivre. Le
sergent se glisse à nouveau dans le tunnel de glace et ressort,
face au nouveau chef :
- Tu as quelque chose à dire?
Il sait bien que l'homme ne dira rien de plus
qu'une banalité de circonstance :
- Nous sommes très malheureux que Kolitalikk soit
mort. C'était un grand chef. Mais où il est, il est en paix, et tu
ne le feras pas revivre.
Le sergent donne l'ordre à ses hommes d'atteler
les chiens, sans perdre un instant. La tribu est à présent dehors,
visages emmitouflés de fourrure de phoques, petits yeux noirs
emprunts de mystère. Le sergent s'adresse au nouveau chef, à voix
haute et forte, afin que tous entendent :
- Vous êtes des Inuit, mais vous êtes canadiens.
Et il y a une loi pour les Canadiens. Tous les Canadiens, qu'ils
soient blancs, indiens, ou esquimaux.
La longue lanière de cuir claque devant l'attelage
des chiens, l'animal de tête tire sur le harnais, pour déssouder
les patins du traîneau de la glace qui les a déjà recouverts. Le
sergent est furieux. Furieux d'être arrivé trop tard, furieux de ce
crime abominable. Kolitalikk était un allié inappréciable. Et la
chasse à l'homme ne sera pas simple. Les chiens sont fatigués, les
hommes aussi. Alors que les fuyards ont dû partir frais et dispos.
Mais ils seront rattrapés. Car ils n'ont pris ni vivres ni matériel
dans leur précipitation. Les traces de leurs traîneaux sont trop
légères sur la glace. Ils ne tiendront pas une longue course et, de
toute façon, ils n'ont qu'une heure d'avance. Le sergent Van Norman
connaît aussi bien qu'eux la conduite des traîneaux de chiens. Ils
ne pourront pas s'arrêter pour chasser, leurs traces sont
parfaitement visibles, il les rattrapera.
Deux heures plus tard, en effet, au sommet d'une
falaise, sur une piste étroite, le sergent montre à ses hommes, au
loin, un point minuscule, en bas, sur la rive.
Dans la lumière étrange de ce paysage
crépusculaire, il repère à la jumelle les silhouettes de trois
hommes et deux traîneaux. Ils sont arrêtés. Ils scrutent la falaise
au-dessus d'eux, immobiles près de leurs chiens. Dans cette
immensité blanche, aux lueurs noires du soleil de minuit,
poursuivants et poursuivis s'observent. Les policiers ont
l'avantage des jumelles. Le sergent comprend, à la direction des
traîneaux, que les fuyards s'apprêtaient à quitter le rivage pour
la banquise. Ils hésitaient, pesant le pour et le contre, et les
chiens éssoufflés s'étaient assis. Mais ils ont vu, là-haut sur la
piste, les traîneaux de la police montée. Ils font voltiger leurs
longs fouets de cuir pour réveiller l'attelage. Les chiens
rechignent, aboient, se mordent entre eux, ou bâillent en secouant
mollement le givre de leur fourrure. Ils se croient à la chasse, et
les hommes s'énervent. Finalement les traîneaux s'ébranlent et
glissent brutalement sur la neige, en prenant trop rapidement de la
vitesse, sous les hurlements des conducteurs.
Le sergent, lui aussi, lance ses deux attelages
et, pour gagner du temps, choisit un champ de neige qui descend
abruptement de la falaise.
La distance qui sépare les deux convois se réduit
de minute en minute car les fuyards se sont engagés sur un mauvais
terrain et décident de faire virer les traîneaux. Ils frappent,
démêlent les traits, accrochent de leurs fouets les chiens de tête,
les forcent à tirer de côté. Peu habitués à ce traitement brutal,
les chiens renâclent, puis bondissent pour un demi-tour trop
rapide. L'un des traîneaux est déséquilibré, il va basculer. L'un
des hommes le retient d'une voltige acrobatique, qui n'empêche pas
le léger chargement de choir dans la neige. Ils sont presque
rejoints par les policiers, le nez du chien de tête du sergent
vient frôler le pantalon en peau d'un homme qui court désespérément
derrière son traîneau, après l'avoir remis d'aplomb sur ses patins.
Il bondit enfin dessus et le choc fait courber l'échine des chiens.
C'est un vacarme de hurlements, de coups de fouets, d'appels dans
le grand silence de la banquise. La course folle se poursuit, le
terrain est à présent meilleur, mais les chiens des fuyards sont
tout à coup indomptables. Le poil hérissé, le museau écumant de
fatigue, le sang à la bouche, ils hurlent comme des loups et
n'avancent plus que sous la menace.
Malmener son attelage est une faute grave. L'homme
et son traîneau ne peuvent compter que sur les chiens. Or ces
chiens ont un caractère particulier, ils s'entre-tuent parfois pour
un os, ils se haïssent, et si on les assemble à la hâte, sans tenir
compte du chef habituel, de ses femelles, si on frappe trop, si on
punit au lieu d'encourager, c'est le désastre.
A quelques centaines de mètres, devant la police
montée, les fuyards l'ont compris. Et le sergent les voit
s'arrêter, se concerter un instant, et s'asseoir. Ils attendent. Le
sergent est tout près, ils auraient été rejoints de toute façon. La
fuite est devenue non seulement impossible, mais inutile.
Le sergent Van Norman vérifie l'armement de son
fusil avant de stopper son traîneau à quelques mètres des trois
hommes. Il les connaît, il sait leur honnêteté et leur droiture.
Jusqu'ici il leur faisait une confiance totale, mais ce sont
probablement des assassins. Tout change.
Le crime est rare chez les Esquimaux. Il
n'existait quasiment pas avant l'intégration obligatoire, le
mélange des races, le démantèlement des tribus et des familles. En
1964, le crime est encore exceptionnel. Et le sergent trouve la
mort de son ami Kolitalikk assez inexplicable.
Amah, le fils du vieillard assassiné, est assis
sur le premier traîneau. Les deux autres en arrière, sur le second,
discutent encore. Amah a agi en chef, c'est lui qui a décidé
d'abandonner la course. La sagesse lui est donc revenue. Il a posé
son arme bien en évidence à ses pieds, dans une attitude pacifique.
Et les autres sont bien obligés de l'imiter.
Le sergent approche, mètre par mètre, s'arrête au
niveau d'Amah. Ses deux compagnons restent en arrière.
- Amah, tu t'es enfui à mon approche. Est-ce que
je dois t'accuser du meurtre de ton père Kolitalikk?
Amah relève la tête, non comme un coupable, le
regard en dessous, mais comme un homme fier, qui regarde son
adversaire en face.
- Je n'ai rien fait de mal. Tu es blanc. Et les
Blancs, je le sais, ont des idées différentes sur les choses que
nous décidons de faire ou de ne pas faire. J'ai espéré que tu ne
poursuivrais pas le fils de ton ami. Mais tu l'as fait, alors je
vais te dire la vérité.
- Sois prévenu, Amah. Tu vas me dire une vérité
que je devine. Mais comme tu l'as dit je suis blanc, canadien, et
policier. Je dois faire respecter la loi.
- C'est une loi qui n'est pas pour nous. Mais je
l'accepte.
- Ce n'est pas moi qui te jugerai, Amah. Mais tu
dois me suivre.
Lentement, les traîneaux se remettent en route,
vers le village. Deux heures de cheminement dans la nuit, vers les
igloos du village, où le chef Kolitalikk est mort, assassiné,
certes, mais d'une bien étrange façon.
On dirait, de nos jours, qu'il s'agit là du choc
de deux cultures. Que les traditions d'un peuple sont respectables,
mais qu'il est du devoir de la civilisation de condamner celles qui
apparaissent comme inhumaines, basées sur la superstition et
l'ignorance.
Comme des Occidentaux ne peuvent admettre la
tradition de l'excision des petites filles dans certaines tribus
africaines, ils ne peuvent admettre l'ancienne croyance qui a fait
mourir le vieux chef Kolitalikk.
C'est au village, à la lueur des lampes à huile de
phoque, dans l'igloo du nouveau chef, que le sergent Van Norman
écoute le récit des trois hommes. Amah parle pour les autres. Il
revendique cette parole, en tant que fils.
Il y a trois jours de cela, Kolitalikk était au
plus mal. Il a fait venir les hommes dans son igloo et a parlé
ainsi :
- Prions Dieu. J'ai été très malade, et je suis
très vieux. Parce que certains deviennent très vieux, leur esprit
devient très fort. Vous obéirez à mon esprit. Si vous ne le faites
pas je serais très malheureux. Si vous m'obéissez, je serai très
heureux et, du ciel, je pourrai vous aider. J'ai bu l'infusion de
wissekapuka, qui ne m'a pas guéri. J'ai bu le bouillon de
shaggamitir, fait des meilleurs poissons, il ne m'a pas guéri...
J'ai la maladie qui se déplace de l'estomac à la tête, elle fait
mourir les Inuit. Elle est sous mon épaule, aujourd'hui, demain
elle sera dans mon cou, et demain encore dans ma tête. Mes
souffrances sont grandes et ne me quittent pas. Je suis fatigué de
souffrir. Je vais mourir. Autrefois, ils étaient rares ceux qui
avaient peur de mourir. Et je n'ai pas peur. Mais je veux cesser de
souffrir. Vous obéirez à mon esprit. Il est fort, et mon corps,
lui, ne vaut plus rien. Quand je serai mort il ne sera plus ma
demeure, je ne m'en servirai plus. Vous m'enterrerez auprès de la
grosse pierre. Je vais prendre mon petit fusil avec moi, et je
resterai seul. Je m'en servirai demain.
Amah dit qu'alors le père s'est tu car il
souffrait beaucoup. Et les hommes ont pleuré, ils étaient tristes.
Mais tous savaient que Kolitalikk allait se servir de son fusil
pour mourir.
- Mon père disait toujours que ceux qui ont des
enfants ont de la chance, car ceux qui n'en ont pas doivent
demander le service de la mort à leurs amis, et ils peuvent refuser
car ils n'y sont pas obligés. Mon père disait aussi que l'esprit
fort, s'il le peut, doit se donner la mort lui-même, car nous avons
maintenant des fusils.
Le sergent se doutait qu'il aurait un jour à
arbitrer ce genre de drame. Chez les Esquimaux, la tradition
ancienne voulait que lorsqu'un homme - ou une femme - était devenu
trop vieux, et qu'il ne supportait plus de vivre, il ordonnait à
ses enfants de l'étrangler. On plaçait alors le vieillard dans une
fosse qui lui servirait de tombeau, il y demeurait un moment à
parler à ses enfants, à fumer une pipe, ou à boire avec eux. Puis,
deux d'entre eux l'étranglaient avec une lanière de cuir, en
l'enroulant autour de son cou et en tirant chacun de leur côté.
C'était ainsi que mouraient les vieillards. Ensuite on le
recouvrait de terre, en saison d'été, et l'on plaçait sur sa tombe
un monticule de pierres, appelé « cairn ».
Amah n'a pas eu à préparer la tombe ce jour-là car
il fallait attendre la saison d'été et garder le père dans son
igloo jusque-là. Cela voulait dire aussi que la police montée
découvrirait sa mort. Mais avec un peu de chance, une fois l'igloo
refermé, personne ne saurait que la tradition avait été
respectée.
Ce que ne comprend pas le sergent, c'est pourquoi
le chef a été littéralement troué de balles. Il est impossible
qu'il ait fait cela lui-même.
Amah raconte alors l'horreur.
Ils sont allés chercher le fusil, et l'ont placé
longtemps au-dessus de la lampe à huile, pour qu'il dégèle.
Puis Kolitalikk a dit:
- Je veux rester seul.
Les hommes sont allés dans l'igloo voisin et ont
attendu. Avec tristesse et sans crainte. Car Kolitalikk allait
rejoindre directement le ciel, d'où il aiderait ceux restés sur la
terre. Le suicide n'est pas une chose effrayante pour eux. C'est
une tradition morale. Quiconque devient une charge et ne peut plus
exister de lui-même, que ce soit par l'âge ou la maladie, a
l'obligation morale de se suicider.
Et les hommes du village d'Iglukjuak ont attendu,
ce soir du 29 décembre 1964, le suicide de leur chef vénéré.
Ils ont attendu longtemps. Si longtemps que Amah,
le fils, et ses amis, Avinga et Nangalik, sont allés voir.
Le vieillard avait essayé de charger l'arme, sans
y parvenir, car il était trop faible. Il leur a donc demandé
d'armer le fusil pour lui.
Un homme a mis une balle dans le canon, a fermé la
culasse, et a rendu l'arme à Kolitalikk.
Puis ils sont ressortis. Ils se devaient de
l'aider. Même si la tradition évolue, et qu'ils ne sont plus
obligés d'étrangler, ils se doivent d'armer le fusil.
Un coup de feu a retenti, et deux hommes sont
rentrés dans l'igloo.
Kolitalikk vivait encore. Il avait tiré sous le
menton. Ce n'était pas suffisant.
Il a ordonné encore, de sa main trop faible, et un
homme a rechargé le fusil. Puis ils sont ressortis, et ne sont
revenus qu'après avoir entendu le deuxième coup de feu. Or, chose
incroyable, Kolitalikk vivait encore. La deuxième balle avait suivi
presque la même trajectoire que la première. Et Kolitalikk s'est
ainsi tiré quatre balles dans le menton sans parvenir à se
suicider.
Alors il a fait signe aux hommes de le tuer. Il a
même dit : « Tuez-moi », dans un murmure.
Mais ils n'osaient pas. Ils n'osaient plus. Tout à
coup, il semblait que la mort ne voulait pas du vieux chef, que ce
n'était pas le moment. Qu'il avait encore à vivre.
Ou alors ils avaient peur, devant l'échec de cette
tradition terrible.
Kolitalikk est resté sans bouger, sous sa
couverture, un long moment. Puis il a bu une tasse de thé, et fumé
une cigarette. Enfin il est mort, de son suicide, le 30 décembre,
quelques heures avant l'arrivée de la patrouille.
Amah, Avinga et Nangalik se savaient complices
d'un crime interdit par la loi canadienne. S'ils n'avaient pas tué
eux-mêmes, ils avaient aidé au suicide. Alors ils ont fui. Pris
entre le piège du respect de leur culture et des volontés du chef,
et de la civilisation qui arrivait sous les traits du sergent de la
police montée.
Ils sont donc inculpés, par le sergent, selon
l'article 212 du Code pénal, et seront jugés par le juge
Sissons.
Le sergent Van Norman connaît bien le juge. Il est
assez confiant. C'est un excellent juge pour ce pays. Il préfère
condamner un jeune voleur esquimau de seize ans à habiter dans la
famille d'un policier de la patrouille, plutôt que de le coller en
prison pour trois mois.
C'est au mois d'avril, à la saison d'été, que le
juge Sissons a écouté Amah (quarante-six ans), fils de chef, Avinga
(vingt et un ans) et Nangalik (vingt-trois ans), chasseurs et
pêcheurs de phoques, lui raconter le suicide de Kolitalikk.
- Vous plaidez coupables ou non-coupables?
- Non-coupables.
Le juge a regardé l'avocat de la défense un
instant, puis il a déclaré :
- Pas de plaidoyer pour la défense, Maître.
Et il a donné son verdict. Un an de prison avec
sursis, pour chacun.
Quelque part sur la terre de Baffin, dans l'océan
glacial Arctique, près d'un village nommé Iglukjuak, près du cap
Thalbitzer, est un tumulus de pierres, un « cairn », où repose en
paix le vieux chef Kolitalikk.
S'il surveille du haut du ciel son territoire
menacé par la pollution des hommes étrangers, espérons qu'il lui
vienne en aide.