PATIENCE DE FLIC
Lorsque le vieil Horace avait encore une épouse,
qu'il n'était pas à la retraite, et qu'il s'échinait tous les jours
dans une usine de Chicago à monter des voitures, il n'avait pas le
temps de voir vivre les autres. La retraite est venue, le deuil
aussi, et l'ennui. Cet ennui terrible et quotidien qui pousse le
vieil Horace à faire des choses inhabituelles. Cela n'a rien de
bien méchant. Il y aurait bien la télévision mais, en 1959, il faut
tout de même être riche, même à Chicago, pour l'avoir. Et puis ce
ne sont que des histoires d'Indiens et de cow-boys. La vie, celle
des autres, intéresse beaucoup plus le vieil Horace.
Sa bicoque, qui intéresserait sûrement un
promoteur immobilier, domine le lac. L'emplacement est idéal, pas
la bicoque. Le toit est de tôle rouge, les murs de briques. Et sur
ce toit, justement, un vasistas, pour ne pas étouffer par les
grandes chaleurs de juillet. Qui sert à monter sur le toit aussi.
Depuis quelque temps le vieil Horace a inventé sa propre
télévision. Il grimpe par le vasistas, difficilement, car la
retraite a épaissi sa taille, il s'installe sur le toit, le dos
appuyé contre la cheminée, reprend son souffle, et coiffe son
chapeau de paille. Le soleil est ardent ce dimanche et les usines
ne fonctionnant pas il transperce le léger brouillard, restant de
la pollution de la semaine, avec une vigueur nouvelle. Horace
craint le soleil et il a aussi besoin d'ombre pour pouvoir braquer
confortablement ses jumelles sur le lac Michigan, ses voiliers qui
étincellent comme des papillons blancs sur l'eau sombre, les
promeneurs sur la digue, les arbres du parc, les amoureux du
dimanche...
C'est cela la télévision du vieil Horace.
Aujourd'hui il y a régate, il observe le départ, promène ses
jumelles sur le quai: des badauds, rien de particulier. Alors il
panoramique d'ouest en est, pour sonder le secret des feuillages du
parc.
Horace n'est pas ce que l'on appelle virtuellement
un voyeur, mais la vue de deux amoureux serrés l'un contre l'autre
lui réchauffe le cœur. Entre deux arbres, justement, voilà qu'il
cerne deux silhouettes, dont les ébats paraissent fougueux. Plus
que fougueux même. Horace fronce les sourcils, fait le point, et ne
quitte plus des yeux le couple. La femme se tortille, dans une robe
marron. Elle se débat, dirait-on... Elle n'est pas très jeune de
l'avis d'Horace, qui distingue même les chaussures plates et la
lourdeur du corps. L'homme, par contre, est mince, grand, il
étreint cette femme avec une ardeur bizarre, ce n'est pas naturel,
cela ressemble à de la brutalité. C'est en effet de la brutalité
pure. Car lorsque l'homme lâche brusquement la femme, elle
s'effondre dans l'herbe, et au lieu de se pencher, l'homme
s'acharne sauvagement sur elle à coups de pied. Puis il s'enfuit à
toutes jambes et disparaît du champ de vision du vieil Horace, dont
les cheveux se dressent sur la tête. Il en perd son chapeau,
cherche à repérer l'homme à nouveau, l'aperçoit entre les arbres,
quelques secondes, fuyant toujours, puis plus rien. Un instant les
jumelles reviennent sur le corps de la femme, inerte dans sa robe
marron, puis Horace se redresse sur le toit de sa bicoque. Il doit
appeler la police, tout de suite, il le faut. En faisant vite elle
pourra peut-être coincer l'homme grand, maigre et moustachu... Le
parc est étendu, mais il est limité d'un côté par le lac, de
l'autre par des grilles et le mur de l'université.
Mais faire vite, pour le vieil Horace, c'est se
hâter lentement. Crapahuter sur le toit de tôle rouge, grillé de
soleil, à quatre pattes pour ne pas glisser, redescendre par le
vasistas, l'échelle est raide et fragile... courir au téléphone
accroché dans la cuisine... Lorsque le vieil Horace parvient enfin
à expliquer ce qu'il a vu, il est trop tard.
Horace est bien évidemment un témoin essentiel. Il
a vu, de ses yeux vu, dans ses jumelles, un homme tuer une femme
dans le parc.
Face au détective sergent Michael Kinusaga, il
décrit l'assassin.
- Grand, mince, avec une moustache.
La femme a été retrouvée et identifiée rapidement,
sans que soit éclairci le mobile du crime. Connaissait-elle
l'homme? Mystère.
Cecilia Bonn, cinquante ans, célibataire sans
profession, traversait le parc ce jour-là pour se rendre à une
partie de bridge chez des amis, comme chaque dimanche.
Horace a eu l'impression, dans ses jumelles,
lorsqu'il a visualisé le couple à la première seconde, qu'ils
étaient amoureux.
Amoureux n'est pas le mot. Selon l'autopsie il
s'agit d'un viol. Et d'un viol brutal d'une extrême rapidité. Guère
plus de trois ou quatre minutes. L'homme s'est attaqué à Cecilia
Bonn et l'a étranglée presque au moment de l'acte de violence
sexuelle. Autrement dit le vieil Horace a assisté aux deux
dernières minutes, il n'a perdu que la première.
Le détective Kinusaga, Américain d'origine
japonaise, reste impassible en apparence, alors qu'il raconte tout
cela au vieil Horace, témoin précieux pour lui.
Horace, lui, n'en revient pas:
- Tout de même, tuer une femme pour trois minutes
de plaisir...
- Cela veut dire que cet homme éprouve des
pulsions irrésistibles, une sorte de maniaque, voyez-vous, et j'ai
bien peur qu'il recommence si on ne l'arrête pas à temps. Votre
témoignage est d'une grande importance, en cas d'arrestation d'un
suspect, je vous contacterai.
Le vieil Horace s'est offert un dimanche
mouvementé, mieux qu'à la télé. Et son feuilleton n'est peut-être
pas fini.
Le détective Kinusaga, lui, voudrait bien réussir
son enquête. C'est la première d'importance qu'on lui confie et, en
1959, il est aussi difficile à Chicago d'être un flic japonais que
d'être flic allemand en France à la même époque. Les Américains se
méfient. La naturalisation n'est pas suffisante, il reste le front
haut, le teint ocre, les yeux bridés, et cette impassibilité
orientale, le tout mêlé au souvenir de la guerre du Pacifique. Pas
facile de faire ses preuves, pour le détective Kinusaga.
Durant trois jours, il étudie et réétudie le
rapport d'autopsie, fouille dans les fiches des sadiques
répertoriés, sans aucun succès. Grand, maigre avec une moustache,
c'est assez vague, surtout vu à la jumelle. Pourtant le vieil
Horace a bien précisé qu'il saurait reconnaître l'homme si on le
lui présentait. Il est observateur.
Et le détective Kinusaga avait malheureusement
raison de prévoir une récidive. Trois jours plus tard il se penche
sur le corps d'une jeune étudiante de seize ans, même agression
par-derrière par surprise, violence rapide et étranglement. L'homme
est un malade sexuel, de toute évidence : une femme de cinquante
ans, une adolescente de seize... viol identique pour les
deux...
Quelque part dans Chicago, ce malade rôde dans la
nuit. Il n'a pas frappé depuis trois semaines. Soudain, là, devant
lui, marchant lentement, une grande et jolie femme d'une trentaine
d'années. La rue est déserte, l'homme s'en assure rapidement, il
accélère le pas, la femme accélère le sien. L'homme se rapproche,
il marche plus vite, il est derrière elle, si près qu'elle peut en
sentir l'haleine dans son cou. Soudain, un bras autour de son cou,
rapide, brutal.
La réaction de la jeune femme est aussi rapide
qu'imprévisible pour l'attaquant. De sa poche droite, elle a sorti
un petit sifflet, de son coude gauche, parfaitement entraîné, elle
paralyse l'homme d'un coup à l'estomac.
Helen est sergent de police. Le sifflet a rameuté
ses collègues, et lorsque l'agresseur tente de s'enfuir, elle
parachève son travail d'une prise de judo, qui lui fait faire un
vol plané parfait au dessus du trottoir, avec retombée brutale sur
le dos.
La lueur des lampes-torches de la patrouille de
police, Dudley Dyllon, grand, maigre avec une moustache, fait pâle
figure.
Le vieil Horace est accouru à l'appel du sergent.
Il se retrouve dans le bureau du chef de la police de
Chicago.
- Cette affaire est d'une importance extrême.
L'homme n'avoue pas, votre témoignage est capital. Vous sentez-vous
capable d'affronter le suspect?
- Bien sûr. J'ai dit au détective que je le
reconnaîtrai. Il est pas là le détective?
- J'ai pris l'affaire en main. Alors?
- Alors, allons-y, foi d'Horace, je reconnaîtrai
ce type si c'est lui.
Dudley Dyllon pénètre dans le bureau du chef,
menotté, encadré de deux gardes et agressif.
- Qu'est-ce qu'on me veut encore! On n'a plus le
droit de draguer dans la rue sans se faire traiter de
criminel?
Le vieil Horace a de bons yeux. Il regarde Dudley
bien en face, il détaille les yeux bleus, un bleu glacial, sans
âme, les pommettes enfoncées, le menton en galoche, la calvitie
précoce, le rictus agressif sur des dents de loup prêtes à
mordre.
Il fait un signe d'assentiment, que l'autre relève
aussitôt.
- C'est ça votre fameux témoin visuel? Le vieil
imbécile qui a reconnu un type grand et maigre avec une moustache ?
Et qu'est-ce qu'il reconnaît le vieil imbécile ? Ma moustache ? Le
chef de police a aussi une moustache, et il est grand et
maigre!
Horace s'indigne :
- Possible mais il a pas votre sale tête, et je la
reconnais votre sale tête.
- Y'a cent mille types à Chicago qui ont ma
tête.
Le chef de la police intervient.
- Ils n'agressent pas les femmes comme vous le
faites, vous reconnaissez vous-même aimer la violence.
- Et alors, j'aime ça, c'est vrai, quand je vois
une femme quelque part j'ai envie de lui sauter dessus, ça fait
partie du plaisir, ça me regarde, c'est pas pour ça que je la
tue!
- Mais vous la brutalisez?
- C'est plus fort que moi, ça me fouette le
sang.
- Combien de fois?
- J'en sais rien...
- Vous en avez avoué, bien obligé devant les
victimes, au moins une trentaine, et avec celles que l'on peut vous
imputer, nous sommes aux environs de quatre-vingt-dix...
- C'est possible, et vous pouvez penser ce que
vous voulez, mais j'ai pas tué votre bonne femme du parc, et la
gamine non plus... d'ailleurs...
Froidement, avec un calme exaspérant pour le vieil
Horace, Dudley continue après un sourire supérieur :
- Vous dites quatre-vingt-dix, et vous n'avez que
deux mortes? Vous ne croyez pas, monsieur le chef de la police, que
si j'étais le criminel obsédé que vous dites, j'en aurais tué plus
que ça ? Quant à cette histoire de vieux retraité sur son toit avec
ses jumelles... laissez-moi rire... ce n'est pas un témoin oculaire
que vous avez... c'est un vieux tromblon qui veut se rendre
intéressant. Il vous en désignera d'autres, des moustaches...
Hélas. Le vieil Hector est pourtant sûr de lui, et
on le croit à la police de Chicago, on est sûr que ce Dudley Dyllon
est l'assassin. Mais encore une fois, hélas. Une certitude sans
preuve ne sert à rien devant un tribunal. Pas de preuves
matérielles effectivement, pas d'empreintes repérées, en ce qui
concerne les deux cas mortels. Quant aux autres cas d'agressions
sexuelles, Dyllon en a reconnu fort habilement plusieurs, il ne
pouvait échapper à une trentaine de femmes qui, elles,
heureusement, lui avaient échappé...
Alors il va en prison, en attendant d'être jugé
pour ces cas précis, et le vieil Horace retourne à sa retraite et à
ses jumelles, qui ne cernent plus que le lac qui poudroie, et
l'herbe qui verdoie dans le parc.
Quant au détective Kinusaga, il est convoqué par
le chef de la police de Chicago.
- Michael, je n'ai pas voulu de vous pour cette
confrontation, il ne faut pas m'en vouloir. Ce n'est pas par
ségrégation, mais parce que j'ai une idée... et cette idée, il n'y
a que vous je pense qui puissiez m'aider à la mettre en
train.
- Pourquoi seulement moi, chef?
- Pour plusieurs raisons. Vous êtes jeune, vous
débutez, vous avez besoin de réussir, et de réussir brillamment,
ensuite le rôle que je veux vous faire jouer, aucun de mes hommes
ne pourrait le tenir. Ils sont trop vieux, ou trop timorés, ou trop
connus, ça ne marcherait pas. Mais je vous préviens, ce sera
dur...
Le détective, complet gris et cravate club,
redresse la position.
- Je vous écoute, chef.
L'idée du chef de la police est machiavélique.
Elle joue sur le fait que le détective Kinusaga rêve en effet d'une
véritable intégration dans son métier, qu'il est travailleur,
obstiné, droit, rusé, calme et prêt à beaucoup de sacrifices pour
arriver. Il est marié à une jeune et ravissante Hawaiienne, il a
deux enfants, une voiture à crédit, une maison dans un quartier
bourgeois, il est américain de volonté.
Et il a la force de caractère nécessaire pour
jouer le rôle imaginé par le chef de la police.
- Écoutez-moi bien, Michael. Ce Dyllon, nous ne
l'aurons pas, et si je vous ne l'ai pas laissé même une seconde
entre les mains, c'est que je veux vous l'offrir sur un plateau...
Voici comment. Mais avant tout, vous ne devrez en parler à
personne, même pas à votre femme.
Le plan imaginé par le chef de la police démarre
dès le lendemain. Il se présente lui-même dans le bureau d'un
Chinois de Chicago. Un Chinois caricatural, installé dans un
fauteuil qu'il ne quitte jamais, son corps énorme et flasque lui
interdisant plus d'un ou deux mouvements de ce genre dans une seule
journée. Ce n'est qu'une tête, rase, aux petits yeux éteints, mais
au cerveau malin. L'une des têtes pensantes des truands qui vivent
sur le port, et l'un des principaux indicateurs de la police de
Chicago. Le chef ferme personnellement les yeux sur certaines
activités parfaitement illicites de ce Chinois-là. Derrière ce
fauteuil-là, ce rideau-là, tout au bout du couloir là-bas, est un
tripot enfumé, où se pratique un jeu d'enfer.
Le chef de la police passe distraitement devant le
rideau, fait le tour du fauteuil et vient s'asseoir sur le coin du
bureau laqué.
- J'ai besoin d'un service.
Le Chinois hoche la tête. Il n'aime pas les
services, mais il faut bien...
- Je soupçonne un de mes détectives, Michael
Kinusaga, de toucher des pots-de-vin par-ci, par-là... Vous allez
m'aider à prouver la corruption. Vous connaissez le détective
Kinusaga? Un Japonais...
Le Chinois hoche encore la tête. Il semble que
parler le fatiguerait. A moins que prudence chinoise exige...
Toujours laisser parler celui qui vient à vous.
- Bien, nous allons procéder ainsi.
Lorsque le chef de la police de Chicago ressort du
bureau, le Chinois hoche encore la tête comme un mandarin fatigué.
Il pense certainement que, pots-de-vin ou pas, ce flic américain
n'aime pas du tout ce flic japonais...
Le lendemain soir, le détective Kinusaga pénètre
dans le tripot chinois, revolver à la main et regard mauvais. Trois
douzaines d'individus embrumés et alcoolisés se disputent les
quelques dollars étalés sur la table.
L'œil acéré du détective compte les joueurs, puis
vient les examiner sous le nez, le revolver toujours menaçant. Cela
fait, le détective Kinusaga va faire son devoir. Il fonce dans le
bureau du Chinois, soulève violemment le rideau, fait claquer son
arme à plat sur la jolie laque du bureau, et gronde à la masse
inerte et mollasse :
- Cette fois vous allez trop loin... Je vous avais
prévenu, pas plus de dix joueurs! Désolé, mais je ferme votre
baraque!
Le Chinois tressaille et lève les bras au ciel, ce
qui est insolite, il supplie, gémit, jure qu'il n'a pas compté, que
ses hommes seront punis, qu'il ne le fera plus, mais qu'on ne le
prive pas de son tripot chéri... source précieuse de renseignements
précieux, d'ailleurs... ajoute-t-il faiblement.
Le détective reste inflexible, alors le Chinois
énorme et flasque bouge un bras lentement vers le tiroir de son
bureau, l'ouvre toujours lentement sous l'œil soupçonneux du
policier, et en sort toujours lentement une liasse de dollars qu'il
pose délicatement sur la laque, où le vert des billets se reflète
joliment. Le détective fait l'étonné, le Chinois rajoute une
liasse, puis une autre... Après un instant d'hésitation encore, le
policier ramasse les billets, compte rapidement : dix mille
dollars...
Le revolver du détective Kinusaga regagne alors
son étui.
Dans le plus pur style Bogart, il marmonne :
- Okay. Mais rappelle-toi, pas plus de dix
joueurs!
C'est alors que surgit le chef de la police de
Chicago.
Le détective pourri est pris sur le fait, flagrant
délit.
Ainsi Michael Kinusaga est condamné à six mois de
prison, par un tribunal, et déshonoré, ce qui est la pire des
choses pour un Japonais. Il est bien entendu expulsé de la
police.
En écoutant son mari reconnaître les faits, en
entendant le verdict, en public, devant tous les collègues de son
mari, la jeune madame Kinusaga s'évanouit.
Tous les rêves qu'elle faisait avec son époux,
leurs jeunes enfants à l'école américaine, la maison bourgeoise, la
respectabilité, tout s'effondre.
Effectivement la vie devient rapidement intenable
pour elle, dans le quartier, où l'on chuchote sur son passage, et à
l'école, les enfants ne se privent pas d'insulter les rejetons du
policier marron, du traître qui touchait des pots-de-vin. Pourtant,
courageusement, la jeune femme attend que passent les six mois
d'infamie. Elle ignore quel mari elle retrouvera. Le déshonneur est
difficile à vivre pour Michael, encore plus orgueilleux que
japonais.
Et elle a raison de s'inquiéter. En prison,
Michael, le Jap comme l'appellent les autres prisonniers, n'est
plus le même homme. Il semble habité d'une fureur permanente. Comme
s'il n'avait plus rien à perdre, il provoque les autres détenus,
les gardiens, casse tout dans sa cellule, braille à qui veut
l'entendre que la seule vie possible dans ce pays pourri, c'est la
vie de gangster, qu'il faut savoir prendre le fric où il est, qu'il
formera son propre gang en sortant de prison, et que, cette fois,
bien malin qui pourra le confondre. Sa violence est telle parfois
qu'il faut le mettre en cellule spéciale, en isolement, et dès
qu'il en sort, il se montre plus agressif encore.
Au bout de quelques semaines, le Jap est considéré
comme un détenu dangereux, et le directeur de la prison l'affecte
au quartier de ses pairs, dans la cellule de Dudley Dyllon,
agresseur de quatre-vingt-dix femmes, soupçonné de deux meurtres,
et dont la réputation de violence égale celle de l'ancien policier
véreux...
Le jeu le plus dangereux commence alors. Tout ce
plan compliqué, mis au point par le chef de la police de Chicago,
avec la seule complicité du directeur de la prison, était destiné à
cela. Enfermer face à face le détective Kinusaga et le meurtrier
Dyllon. Un mouton dans la cage du loup.
Le Jap, ayant gagné l'estime de certains détenus
par sa révolte permanente, s'efforce alors de gagner celle des
autres, en utilisant ses compétences de droit. La plupart des
hommes, conseillés par des avocats commis d'office, ne comprennent
pas grand-chose à leur défense, et ils se pressent bientôt autour
du Jap, devenu spécialiste, pour lui demander, qui une lettre au
juge des appels, qui une demande de remise de peine, ou un pamphlet
pour la presse, ou des recommandations à leurs avocats. Kinusaga ne
se fait jamais prier, il prône la solidarité entre détenus, il se
fait le chef de la lutte contre la société du dehors.
Bien entendu, à chaque demande de ce genre, le
détenu est obligé de lui faire le récit des circonstances qui ont
entraîné son incarcération. Le Jap est rapidement le confident de
tout le monde. Le seul à ne pas bouger, c'est Dyllon. Son compagnon
de cellule est d'une méfiance redoutable, il est dangereux aussi.
Plus d'un prisonnier l'évite, un étrangleur n'est guère
fréquentable, même en prison, surtout un étrangleur de
femmes.
Les jours passent, le face à face continue, comme
pendant une partie d'échecs, l'un observant l'autre. Les nuits
aussi. Que Dyllon ait le moindre doute sur la « sincérité » de son
compagnon de cellule, et le Jap pourrait bien se retrouver mort sur
sa couchette. Mais si Dyllon est doté d'une froideur et d'un
cynisme étonnant, Kinusaga a pour lui la patience et
l'impassibilité japonaises. Il a investi son honneur dans cette
histoire, il veut rester maître du jeu. Il ne tente même pas
d'approche précise, il laisse venir le poisson.
Et un jour, alors que le Jap est occupé à rédiger
le brouillon d'une lettre pour un prisonnier qui refuse le divorce
à sa femme, Dyllon se découvre enfin. Il se lève de sa couchette,
où il passe le plus clair de son temps à regarder le plafond, perdu
dans un cauchemar intérieur, et s'approche de son compagnon, en
silence, comme un chat. Il se place derrière son dos, et Kinusaga
peut même sentir le souffle de sa respiration dans sa nuque.
Va-t-il attaquer ? Non, il le regarde écrire. Le Jap tourne alors
légèrement la tête, et fixe Dyllon. Regard noir contre regard bleu
glacial. Pas un cil ne bouge.
Dyllon parle enfin :
- Hé, Jap! toi qui sais plein de trucs...
Il hésite tout de même. Parler est dangereux pour
lui. Puis il se décide, l'air faussement dégagé. Son menton en
galoche, ses pommettes creuses, sa bouche veule, tout dans son
visage désagréable reflète l'hypocrisie.
- Si un type a commis un assassinat... et que ce
type n'a été vu que par un vieux mec, à quinze cents mètres et avec
des jumelles, tu crois qu'il risque quelque chose?
- Ça dépend de ce que le mec a vu dans ses
jumelles.
Kinusaga n'a pas frémi. Il se repenche sur sa
lettre, comme si l'histoire de Dyllon ne l'intéressait guère
Pourtant, c'est l'amorce, le meurtrier est au bord du piège.
Dyllon retourne sur sa couchette et fait mine de
penser tout haut :
- Qu'est-ce que tu veux qu'un vieux mec voie dans
des jumelles? La dégaine du type en question, s'il est grand ou
petit, s'il a une moustache ou pas, s'il est gros ou maigre, s'il a
un blouson bleu ou jaune, mais à part ça?
- Qu'est-ce que tu veux que j'en sache ? Ça n'a
pas d'importance qu'il ait vu avec des jumelles ou à l'œil nu. La
valeur de son témoignage est la même. Ce qui compte c'est ce qu'il
a vu. On appelle ça un témoin visuel, et, dans la loi, il en suffit
d'un.
Il y a grand silence du côté de la couchette de
Dyllon, et le Jap prend le risque de se retourner au bout d'un
moment.
- Ce qu'il faut savoir, c'est si ce type a reconnu
ton visage.
Dyllon se redresse comme un serpent devant une
mangouste :
- Où tu vas là... j'ai pas parlé de moi, j'ai
parlé d'un type.
Kinusaga hausse les épaules, et se remet à sa
lettre comme si de rien n'était. Il sent la méfiance dans son dos :
Dyllon se replonge dans la contemplation du plafond.
A chaque visite de son avocat, Dyllon revient du
parloir un peu plus sombre. Il semble que le procureur fasse la vie
difficile à son défenseur, et que son cas soit passible de la
chaise électrique. Dyllon gronde après « son baveux », un bon à
rien, qui ne lui explique rien, ne sert à rien, et malgré son
arrogance il a manifestement la terreur de la chaise électrique. Le
souvenir des condamnés qu'il a vus transférés dans le couloir de la
mort, parqués dans des cellules grillagées, face à d'autres
cellules grillagées, à d'autres visages de mort future... lui fait
faire des cauchemars. Une ultime prudence le retient encore de
demander son aide au Jap. Mais le temps passe, et ce dernier
commence à parler de sa prochaine libération. Il compte les jours,
affiche le calendrier au mur de la cellule, songe à des coups
futurs, qu'il évoque sans précision.
Cette libération prochaine semble être le déclic
nécessaire. Dyllon, qui le sait parfaitement, demande hypocritement
au Jap :
- Tu sors quand?
- Demain. C'est demain la quille, mec...
Dudley Dyllon serre les dents. Il serre les dents
toute la nuit, elles grincent même de façon désagréable, comme s'il
était en train de mordre quelque chose... ou quelqu'un.
- Écoute, Jap... Tu peux me sauver la mise.
- Je vois pas comment... je sors demain...
- Justement... j'ai pas besoin de bafouille ou
d'avocat, tout ce qu'il me faut c'est un mec sûr, qui sort demain.
A condition qu'il la boucle, sinon...
Les deux mains maigres et fortes du meurtrier se
referment sur un cou imaginaire, dans un geste sans
équivoque...
- T'énerve pas, Dudley... cool... c'est comme tu
veux... moi je t'ai rien demandé.
A ce moment précis, Kinusaga joue son va-tout. Il
le sait. L'autre aussi joue sa dernière carte. Mais l'ombre de la
chaise électrique plane...
- Okay, écoute-moi. C'est super-simple.
Dudley parle à voix basse, dents toujours
serrées.
- J'ai rétamé une bonne femme dans le parc de
l'Est. En me barrant j'ai emporté son sac, pour lui piquer son
fric. Après ça j'ai planqué le sac dans le creux d'un tronc
d'arbre, près du bassin aux canards. Je pouvais pas faire
autrement, y'avait des connards à proximité qui chahutaient... J'ai
pas pu le reprendre, les flics ont quadrillé le parc pendant
plusieurs jours. Ils l'ont pas trouvé, et ils ont rien trouvé
d'ailleurs. Seulement j'ai la trouille de la reconstitution, ce
pourri de procureur en a parlé, et si jamais ils fouillent encore
dans ce coin, ou si quelqu'un le trouve.... y'a les papiers de la
gonzesse, et tout son fourniment...
- Ça tu t'en fous, n'importe qui a pu le mettre
là...
- Ouais, sauf qu'il y a sûrement mes empreintes
sur le fermoir. Ce putain de fermoir est métallique, j'ai eu du mal
à l'ouvrir... Alors écoute-moi, tu vas là-bas en sortant, tu prends
le sac, tu fourres des pierres dedans, et tu le balances dans le
lac... C'est pas compliqué ?
- C'est tout?
Le Jap a l'air de trouver la chose si
simple...
- T'es d'accord, hein? T'es d'accord?
- Okay...
Silence dans la cellule. Dudley Dyllon regarde
toujours le plafond, où il est seul à voir quelque chose. De son
côté le Jap dort.
A l'heure de la soupe, la roulante s'arrête devant
leur porte comme d'habitude, et Michael Kinusaga renverse
maladroitement sa gamelle. Il demande aussitôt une autre portion au
gardien, qui la lui refuse vertement.
- T'avais qu'à faire gaffe, le Jap, t'as pas
besoin de bouffer, tu sors demain, t'auras tout le temps de
t'empiffrer de hamburgers américains...
Et il referme le guichet.
Ce qui a pour effet de mettre le Jap dans une
colère démente. Il démolit tout dans la cellule, hurle des
insultes, si bien qu'il se retrouve dans le couloir dûment encadré
par deux gardiens, direction le bureau du chef et le mitard.
Mais avant de partir, le Jap ouvre le judas de la
porte et encadre son visage impassible dans l'espace
minuscule.
- Hé! Dyllon...
L'autre se redresse, inquiet.
- Je suis navré, Dyllon, désolé... c'est fichu
pour toi. Je suis toujours policier, je suis toujours assermenté,
et tu viens d'avouer ton crime devant un policier assermenté, en
lui donnant la preuve matérielle qui manquait au dossier... On se
reverra à l'audience, Dyllon... Salut!
L'avocat de Dudley Dyllon lui a conseillé de
plaider coupable, devant la solidité du dossier, et Dyllon a tout
avoué.
Et le détective sergent Michael Kinusaga a été
officiellement rétabli dans ses fonctions, le jour même, avec une
conférence de presse du chef de la police à Chicago à
l'appui.
Sous les flashes des photographes, la jeune madame
Kinusaga s'est jetée dans les bras de son honorable époux, en lui
chuchotant à l'oreille :
- Tu sais, j'ai compris le premier mois, quand ta
solde est arrivée comme si de rien n'était. Comme si tu n'avais pas
été limogé... J'ai compris que tu étais incorruptible, et chargé
d'une mission difficile, mais je n'ai rien dit, pas même aux
enfants... Est-ce que tu auras une récompense ?
Michael Kinusaga, en offrant son sourire à la
presse, a marmonné dans le style Bogart :
- Chérie... les récompenses pour un flic... ça
s'arrête là.