LE PHILTRE D'AMOUR
Constantine, avril 1957, une caserne. Alain
Sabeco, troufion ordinaire, accomplit son service militaire en
Algérie. Pas de chance. Vingt et un ans, deux années d'études de
droit, et l'appel.
C'est l'heure du courrier.
- Hé Sabeco, c'est ta fiancée?
- Ça te regarde?
- Oh non... Savoure, mon pote, savoure, quand tu
rentreras... si tu rentres... elle en aura peut-être trouvé un
autre...
Le camarade de Sabeco a été baptisé Lulu la Frime,
par la chambrée. Il joue les affranchis. En réalité, il ne peut que
se nourrir des lettres des autres: lui n'en a jamais. Ni père ni
mère, et bien trop de filles de hasard, pour qu'au hasard l'une
d'elles pense à lui écrire.
Il s'assied par terre, contre le mur au soleil, à
côté de son copain, pour feuilleter un journal.
Alain Sabeco, plongé dans la lecture de sa lettre,
reste silencieux. Il la referme et sort de sa poche un petit
paquet.
- T'as un paquet en plus?
- Ben oui...
- Hé, écoute ça... une interview du F.L.N... Nous
combattons pour conquérir l'indépendance nationale... Les méthodes
réformistes ont fait faillite, seule reste la lutte armée... C'est
quoi une méthode réformiste?
- Fiche-moi la paix... je réfléchis.
- T'as un problème?
- Non.
- Alors t'es amoureux, ça rend idiot.
- Lulu... t'as connu des tas de filles...
— Il en a connu Lulu, et il a pas fini...
— T'as déjà pris des trucs aphrodisiaques?
- Tu rigoles? C'est pour les vieux jetons ces
machins-là... Remarque, ça dépend, quoi...
Alain Sabeco contemple l'enveloppe, la tourne, la
retourne... et le copain Lulu, dévoré de curiosité, voudrait bien
savoir. Mais Alain n'est pas très bavard. En général, c'est un
garçon plutôt discret, raisonnable, enfant unique élevé par sa
mère, il affronte pour la première fois la vie en communauté. Et la
communauté des casernes peut être à la fois le pire et le meilleur.
Lulu n'est pas son meilleur camarade, trop déluré... Mais justement
aujourd'hui, à propos de cette lettre, Lulu pourrait être de bon
conseil.
- Et les philtres d'amour, tu connais?
- Philtre? On nage dans le romantique, là... c'est
ta bergère qui te balance des contes de fées?
- Rigole pas...
- Je rigole pas... Moi y'a une fille qui m'a
offert la médaille d'amour, un jour... le genre aujourd'hui moins
qu'hier.
- Plus qu'hier et bien moins que demain...
- C'est ça... eh ben, je l'ai filée à la suivante,
et ça a drôlement marché...
Alain Sabeco sourit à l'affreux Lulu la
Frime.
- T'as jamais été amoureux vraiment. Janine, c'est
une vraie jeune fille, tu vois, sérieuse et tout. C'est pour ça que
je comprends pas...
- Montre à Lulu. Il va t'expliquer, le copain
Lulu...
- Tu te ficheras pas de moi?
- Non... Lulu respecte l'amour...
Il faut qu'Alain Sabeco soit troublé pour qu'il se
confie ainsi. D'ailleurs il hésite un peu, puis tend la
lettre.
- Tiens, lis ça, dis-moi ce que tu en
penses.
Lulu la Frime, fier de la confidence, déplie
soigneusement une feuille de papier à lettres, ordinaire.
Il lit:
« Mon chéri,
Bientôt, mon Alain chéri, tu seras de retour en
France. Je compte les jours qui nous séparent et, en attendant, je
repense à nos baisers fous... Tu te rappelles, le soir sur la route
de Saint-Césaire? Comme on était bien tous les deux. Je ne vis plus
qu'en pensant que bientôt nous serons mariés, nous serons toujours
ensemble. Ce sera merveilleux. Avec quelle ardeur nous nous
aimerons. Pour que tu sois encore plus amoureux, plus passionné, et
que tu conserves toujours ton amour pour moi, je t'envoie en même
temps que cette lettre un flacon qui contient un philtre d'amour
merveilleux. »
Lulu la Frime tourne la feuille, en
sifflant:
- Ben dis donc... c'est la petite brune sur la
photo qui t'écris ça? T'es un gus heureux... où il est ce
philtre?
Alain Sabeco sort de sa poche le petit paquet. Un
petit flacon, empli d'un liquide brunâtre. Avec une jolie étiquette
collée dessus: «Pour mon amour».
- C'est peut-être de la gnôle... fais voir?
- Mais non c'est pas de la gnôle. Ça sent la
tisane...
Lulu renifle, fait mine de goûter, mais Alain lui
arrache le flacon des mains:
- Donne-moi ça... Si j'avais su je t'aurais pas
montré la lettre...
- Allez, t'emballe pas... Qu'est-ce qui te
tracasse? C'est mignon tout plein cette histoire... Voyons voir la
suite...
... « un philtre d'amour merveilleux. Bois-le, mon
chéri, comme je te l'ai indiqué sur la notice, et il te procurera
de beaux rêves. Tu me verras dans tes bras ou tu auras l'impression
de m'avoir contre toi, comme si nous étions vraiment l'un près de
l'autre... »
- Elle a de l'imagination ta chérie, dis donc...
Tu vas pas t'ennuyer en rentrant.
- Elle n'a jamais écrit des choses comme ça.
- Mon pote, les femmes, on les connaît jamais...
Alors, c'est pas fini, qu'est-ce qu'elle raconte encore?...
« Ce breuvage te donnera beaucoup de vitamines et
tu reviendras plein de force pour notre mariage. Moi, j'en ai bu.
J'ai vidé d'un trait une fiole entière, comme celle que je
t'envoie. Depuis je fais des rêves sensationnels. Je t'aime comme
il est pas possible de l'imaginer. Janine."»
Lulu resiffle.
- Des vitamines... pour prendre des forces en vue
du mariage...
- Tu crois que c'est aphrodisiaque?
- Si c'est ça, elle est vicieuse, ta julie.
Qu'est-ce que tu vas en faire dans ce fichu bled?
- Mais ça existe vraiment ce genre de
produit?
- Sûr que ça existe... Tiens, j'ai un pote qui a
essayé un truc comme ça une fois.
Et Lulu de raconter en long en large et en travers
l'effet extraordinaire qui occupa son camarade une nuit entière, et
le fit triompher d'une armada de jolies dames.
- Par contre, le philtre... j'y crois pas des
masses... c'est des trucs de gitanes ça. Elle est gitane ta
Janine?
- Oh non... Janine, c'est... on dirait une poupée
de porcelaine, tu vois?
- Alors tu l'avales ton truc d'amour?
- Je sais pas...
- T'as qu'à lui répondre que tu l'as avalé, et que
ça t'a fait sauter au plafond.
- T'es bête. Je ne veux pas lui faire de peine.
J'y crois pas, mais... enfin, je trouve ça bizarre. Une drôle
d'idée quoi.
- Je vais te dire une bonne chose, mon gars. Si
j'avais seulement une nana en métropole qui prenne le temps de me
fabriquer un truc d'amour, de me l'envoyer par-dessus la mer pour
que je l'avale en pensant à elle, ça me déplairait pas...
Ainsi s'achève la conversation entre Alain Sabeco
et son camarade Lulu la Frime, quelque part sous le soleil de
l'Algérie en guerre, dans une caserne de Constantine.
Quelque temps plus tard, en France, un homme en
costume civil bleu marine, portant une lourde serviette à la main,
gravit l'escalier de la 14e brigade de
gendarmerie mobile de Montpellier. Il a rendez-vous avec l'officier
principal Naudaris. L'homme est juge d'instruction, il arrive de
Constantine.
Les deux hommes se connaissent. Naudaris redoute,
en voyant la grosse serviette, qu'on lui rapporte encore une triste
affaire de désertion.
- Cette fois, c'est un crime, Naudaris... un drôle
de crime.
Le juge ouvre un dossier cartonné dont il sort
tout d'abord une photo.
- Sabeco Alain. Deuxième classe, ni bien ni mal
noté, apprécié de ses camarades. Vingt et un ans.
L'officier Naudaris voit un visage jeune, front
intelligent, sourire gentil, nez droit, un grain de beauté sur la
joue gauche.
Le juge d'instruction sort une lettre, avec son
enveloppe, ordinaire. Deux feuillets d'une écriture encore un peu
enfantine.
- Sa fiancée, Janine Pelletier, dix-neuf ans, lui
a envoyé ça en avril dernier. Le mieux est que vous lisiez.
L'officier Naudaris lit rapidement. Puis regarde
le juge, étonné:
- Un philtre d'amour, à notre époque?
- Certains journaux sont pleins de ce genre de
publicité, mais là nous sommes dans l'artisanat. Et
psychologiquement ça marche. Le soir même, le malheureux garçon a
avalé le contenu du flacon d'un trait, comme il est indiqué sur la
petite notice que voici, écrite de la même main: « A boire d'un
trait sans respirer. » Doux euphémisme, car le malheureux est tombé
dans le coma presque aussitôt. Il est mort une vingtaine d'heures
plus tard. L'armée a refusé le permis d'inhumer. L'autopsie a
révélé que le soi-disant philtre d'amour était un poison violent à
base de phénobarbital. Un médicament assez courant, utilisé dans
les crises de dépression nerveuse. Mais au-dessus de zéro gramme
soixante, le corps humain ne le tolère pas. Et si le barbiturique
est administré rapidement, c'est la mort.
- La lettre?
- Postée de France, le paquet aussi. J'ai enquêté
sur place auprès de ses camarades. Il a parlé de cette lettre, il
s'en est même étonné. Un camarade m'a même dit qu'il en était un
peu gêné. Il ne comprenait pas bien ce qui s'était passé dans
l'esprit de sa fiancée. Il ne croyait pas au philtre, mais il a
demandé des précisions sur l'existence des aphrodisiaques.
Évidemment, on lui a répondu que ça existait. Les idées reçues sur
ce sujet ne sont pas près de disparaître. Bref, bien que surpris,
il l'a bu. Autre chose l'étonnait aussi, d'après ses camarades: les
gravures galantes qui enveloppaient le flacon. Les voici.
L'officier de gendarmerie examine une Toilette d'Esther, une Naissance de Vénus... Botticelli ou le Titien n'ont
jamais figuré dans l'iconographie porno...
- C'est le genre de reproductions qu'on trouve
dans les revues d'art ou les dictionnaires de peinture, vous
appelez ça des images galantes?
- Justement, le jeune homme s'en est étonné. Il ne
comprenait pas pourquoi sa fiancée avait découpé ce genre
d'images.
- Une fiancée n'envoie pas de femmes nues à son
promis. C'est plus sage comme image. Vous me direz qu'une fiancée
ne devrait pas non plus envoyer de poison par la poste. Vous l'avez
interrogée, la fiancée?
- C'est à vous que l'enquête est confiée
maintenant, Naudaris. Moi, je ne l'ai eue qu'au téléphone. Elle
vient d'avoir vingt ans, elle est employée dans une bonneterie.
Elle affirme que ce n'est pas elle qui a envoyé la lettre. Elle
peut mentir si elle l'a vraiment fait, quoique vouloir empoisonner
quelqu'un et lui écrire de boire le poison me paraît éminemment
stupide. Mais elle peut mentir aussi si elle se sent coupable de
cette histoire. Elle a pu vouloir fabriquer réellement un philtre
d'amour et se tromper dans la préparation. Quelqu'un a pu la «
conseiller ». Se servir d'elle. Bref je ne pouvais pas en savoir
plus au téléphone, j'ai besoin de vous pour établir le dossier
d'instruction. Je repars demain pour Constantine.
L'officier Naudaris va donc reprendre l'enquête.
La première chose à savoir concerne le philtre lui-même. Qu'est-ce
qu'un philtre d'amour? Et une amoureuse le confectionnant elle-même
peut-elle empoisonner sans le vouloir? Un accident en somme.
Le très vieux pharmacien auquel s'adresse
l'officier Naudaris lui fait une liste des composantes de ce fameux
philtre.
- Chaque « sorcier » a sa recette mais, a priori,
un philtre dit d'amour, ou une tisane dite aphrodisiaque, est en
réalité composée de plantes « sacrées ». Par exemple, le fenouil,
le thym, la marjolaine, la menthe sauvage, le clou de girofle, la
cannelle... rien de mortel. A moins que l'on ajoute de la ciguë.
Mais il faut être expert pour la trouver et s'en procurer.
- Et le phénobarbital?
- Là, il ne s'agit plus de plantes. Je suppose que
le philtre était liquide. On a pu faire macérer des plantes comme
celles que je viens de vous citer dans une solution, liquide elle
aussi, de phénobarbital. Ça, vous le trouvez dans n'importe quelle
pharmacie. Mais dans ce cas, il ne peut s'agir d'un accident. Car
le phénobarbital à petites doses produit l'effet contraire, et le
préparateur de cette mixture ne peut pas l'ignorer. L'intention de
nuire est évidente.
Avant de rencontrer celle qui a eu l'intention de
nuire, a priori, c'est-à-dire, la fiancée, l'officier Naudaris se
rend chez la mère de la victime, afin de rassembler le maximum
d'informations. C'est tout de même étrange de vouloir tuer de loin
celui qu'on aime... Jalousie, déception, rupture? D'après ce que
disait Alain Sabeco à ses camarades de caserne, il n'était pas
question de cela.
Madame Sabeco occupe un appartement bourgeois, au
décor un peu prétentieux et figé. Les fleurs dans les vases sont
artificielles. Les napperons de dentelles sur les tables et les
dossiers de fauteuils sont amidonnés. Les coussins sur le canapé
infroissables, et infroissés.
C'est une petite femme de cinquante ans, aux
cheveux gris tirés en chignon. Vêtue de noir. Déjà veuve d'un époux
dont le portrait trône sur un guéridon, dans un cadre doré.
Lorsqu'elle fait entrer au salon l'officier de police Naudaris, il
a l'impression de déranger le silence et l'immobilité du décor
étouffant. Madame Sabeco faisait des mots croisés. Sur un coin de
table, un magazine replié à la page de la grille, ses lunettes, un
crayon, une gomme. Sur une desserte, une pile de publications du
même genre. A l'évocation de son fils, elle fond en larmes, et
Naudaris attend qu'elle se calme avant de poser sa première
question:
- Comment étaient vos rapports avec Janine, la
fiancée de votre fils?
- Excellents... C'est une fille simple,
irréprochable. D'un milieu modeste évidemment. Je n'étais pas très
enthousiasmée par ce mariage, mais que faire? Alain l'avait
choisie, et c'est une brave petite...
- Madame Sabeco, comment expliquez-vous cette
histoire de philtre? Ce n'était pas le genre de Janine, d'après ce
que j'ai cru comprendre?
- C'est une fille simple, je vous l'ai dit. Je
comprends aujourd'hui que cette simplicité rejoint la bêtise. Elle
a dû vouloir fabriquer une mixture. Dieu sait dans quel but, mais
pas celui de le tuer en tout cas. Je suis persuadée que c'est un
accident. Une bêtise mortelle.
Madame Sabeco fond en larmes à nouveau, en
secouant la tête et en répétant: « Une bêtise... Elle est d'un
milieu si simple, une petite ouvrière en bonneterie... Dieu sait ce
qu'elle a lu, ou entendu raconter par une amie un peu plus
dévergondée... »
Dieu est accroché au cou de madame Sabeco, au bout
d'une double chaîne qui ressemble à un chapelet. Dieu est au mur de
sa chambre, au mur de celle de son fils, sous forme de crucifix.
Madame Sabeco survit entre Dieu et les mots croisés, dans le
silence et l'immobilité d'un appartement qu'elle semble occuper sur
la pointe des pieds pour ne rien déranger.
L'officier de police la laisse à son chagrin, en
compagnie de Dieu et de ses mots croisés. Il va voir la jeune fille
simple, la criminelle par bêtise mortelle.
Et il rencontre d'abord la patronne, une grosse
femme, à la voix forte et menaçante, qui règne sur des mannequins
de tissus, habillés de gaines, de soutien-gorge, de corsets. Ici on
fabrique de la lingerie sur mesure. Janine y est employée. Sa place
à l'atelier est vide.
- Elle a trop de chagrin, elle n'est pas là. Je
l'ai renvoyée chez elle. Elle m'a tout raconté. Elle adorait ce
garçon, elle ne vivait que dans l'attente de son mariage. Mais de
là à lui envoyer un philtre d'amour!
- On m'a dit qu'elle n'était pas... enfin...
qu'elle était un peu naïve...
- Simplette, oui, on peut le dire. Gentille, il y
a pas plus brave... Jamais une idée pareille n'aurait pu germer
dans son esprit. Un « philtre d'amour»! Je t'en ficherais moi des
philtres d'amour... Elle ne savait même pas ce que c'était, j'ai dû
lui expliquer.
- Vous voulez dire qu'elle prétend ne pas avoir
envoyé ce flacon?
- Elle ne prétend rien, elle ne sait même pas de
quoi on lui parle. Tout ce qu'elle sait, c'est que son Alain est
mort. Elle en a pour la moitié de sa vie à le pleurer. Et moi, je
vous dis que je connais cette gamine. Elle n'a pas pu imaginer une
seconde une bêtise pareille. Elle lui aurait envoyé un
porte-bonheur, une médaille de la Vierge, une patte de lapin, mais
pas un philtre! Elle ne connaissait même pas le mot...
L'officier Naudaris recule devant l'énorme
fabricante de corsets et de gaines amincissantes. Il recule sous le
flot des explications véhémentes, et s'en va sous les
recommandations non moins véhémentes:
- La brutalisez pas, surtout. Lui faites pas plus
de chagrin qu'elle en a... Pauvre gosse.
Un immeuble modeste, un appartement de deux
pièces. Une salle à manger, une table avec une toile cirée. Un
bouquet de vraies fleurs, fraîches, devant le portrait du
fiancé.
La mère et la fille sont assises côte à côte.
Naudaris aurait bien voulu rencontrer la jeune fille seule, mais la
mère ne la quitte pas d'une semelle. Des gens simples
effectivement, simples de métier. La mère est employée dans une
quincaillerie, sa fille ouvrière en bonneterie. Mais leur
simplicité est chaleureuse. Leur pauvreté honorable. Janine a les
yeux gonflés de chagrin, elle tortille un mouchoir, un peu égarée.
La mère est plus calme. Naudaris lui montre la lettre, en la
faisant glisser dans sa direction sur la toile cirée. Il observe
attentivement la réaction.
La mère lit, un peu étonnée. Plisse les yeux...
cherche ses lunettes, ne les trouve pas, et dit à sa fille:
- On dirait ton écriture... non?
A Naudaris :
- On dirait son écriture. Mais puisqu'elle dit
qu'elle ne l'a pas écrite, cette lettre.
Naudaris reprend les deux feuillets et les glisse
maintenant vers la jeune fille qui recule, comme effrayée. Elle ne
veut pas la toucher, elle ne veut pas lire. Son pauvre petit visage
au teint de porcelaine et ses yeux innocents font effectivement
penser à ceux d'une poupée.
Une poupée qui aurait vu un serpent.
- Je n'ai pas écrit ça... je vous le jure.
— Ecoutez, mon petit, cette lettre n'est pas
forcément un crime. D'ailleurs il n'y a peut-être pas de crime non
plus, mais un simple accident. Il faut me dire la vérité.
Naudaris sort de sa serviette le flacon du philtre
d'amour et les reproductions qui l'enveloppaient.
Janine éclate en sanglots.
- C'est pas moi, monsieur, je vous le jure... Ça
ressemble à mon écriture, mais ce n'est pas moi.
La mère se lève et va fouiller dans un tiroir.
Elle revient avec un petit paquet de cartes postales, quelques
lettres, parmi lesquelles elle en choisit une.
- Tenez voilà une lettre de la petite, c'était
l'année dernière lorsqu'elle était en vacances.
Simplicité innocente ou naïveté? Bêtise ou
rouerie? Cette lettre va permettre une analyse graphologique de
comparaison avec l'autre. Et, à première vue, les écritures sont
semblables. La mère, elle, ne démord pas de son idée:
- Si elle dit qu'elle l'a pas écrite, c'est
qu'elle l'a pas écrite. Ma fille ne ment jamais. En plus où
voulez-vous qu'elle ait déniché ces peintures de femmes nues? On
n'a pas ça chez nous...
La mère contemple d'un air dégoûté La Naissance de Vénus et la
Toilette d'Esther. Les chefs-d'œuvre de la peinture ne sont
visiblement pas son fort. Sa fille n'a pas de réaction particulière
devant ces reproductions. Cette femme qui sort d'un coquillage, une
main sur la poitrine, ses longs cheveux dissimulant à peine le
bas-ventre. C'est Botticelli? Et cette femme allongée, seins nus...
Le Titien? Les noms lui sont inconnus. L'art et le lyrisme lui en
échappent. Même si elle a pu prendre ces images en couleurs pour
des représentations érotiques, où les aurait-elle trouvées?
L'officier Naudaris regarde autour de lui. Pas de
livres, pas de journaux. Pas même ce genre de romans-photos que
l'on pourrait s'attendre à trouver chez une jeune fille simple et
romantique...
L'idée. Elle vient à Naudaris d'un coup.
Alors il s'en va, en présentant ses condoléances.
Et il retourne aussitôt chez la mère d'Alain, madame Sabeco. En
entrant il vérifie son idée. D'un simple regard autour de lui. Puis
s'assied, satisfait.
Madame Sabeco, toujours de noir vêtue, avec son
chignon gris serré, son chapelet, ses mots croisés, semble ne pas
avoir bougé depuis le matin. Les mots croisés sont à leur place sur
un coin de la table vernie, ainsi que le crayon, la gomme, les
lunettes.
Pendant qu'elle parle, Naudaris observe son
visage. Les yeux noirs, cernés de bleu, creusés, la bouche mince,
le menton légèrement proéminent.
- Vous avez vu... Janine? Alors? Elle a
avoué?
- Non, madame.
Le menton a un mouvement de dépit.
Une larme se profile, un sanglot s'insinue dans la
voix:
- Ça ne me rendra pas mon fils, je sais. Mais si
elle est responsable, il faut la punir. Même si c'est une
bêtise.
L'officier Naudaris laisse passer le
sanglot.
- Je peux vous poser une question, madame?
- Oui, bien sûr.
- Avez-vous un... voyons je ne trouve pas le
mot... vous savez ces appareils qui servent à tendre les
rubans...
- Les rubans? Je ne vois pas...
- Mais si... vous avez sûrement ça chez vous... si
je vous disais le nom vous comprendriez tout de suite... ça
s'appelle un... un... ah c'est idiot... vous n'auriez pas un
dictionnaire?
Madame Sabeco se lève machinalement et se dirige
vers la bibliothèque mais s'arrête en route:
- Désolée... je n'ai pas de dictionnaire.
- Vraiment?
- Non. Je n'en ai pas.
- C'est impossible, madame Sabeco. Vous avez
forcément un dictionnaire.
- Je vous dis que non. Qu'est-ce que ça a de si
extraordinaire?
- Madame Sabeco, je viens d'apprendre par votre
voisine de dessous que vous aviez gagné l'année dernière le
concours de mots croisés du Midi libre.
Vous faites ça à longueur de journée. Il y a des mots croisés
partout ici. Lorsque je suis entré tout à l'heure, vous étiez
plongée dans vos mots croisés, comme ce matin, et comme tous les
jours si j'en crois votre marchand de journaux... et vous me dites
que vous n'avez pas de dictionnaire?
- Je vous dis que je n'en ai pas. Je travaille de
mémoire.
- Voudriez-vous vous asseoir, madame Sabeco, et me
permettre de faire entrer deux de mes hommes, afin de
perquisitionner votre domicile.
- Il n'y a rien chez moi. Voyez vous-même. Je ne
comprends rien à votre histoire de dictionnaire... ma
bibliothèque...
- Je ne parle pas de votre bibliothèque, madame
Sabeco. Je vois bien qu'il n'y a pas de dictionnaire. Mais je suis
prêt à parier qu'une femme comme vous a la collection du Larousse
illustré. Et que ces livres précieux sont quelque part.
Madame Sabeco devient grise. Peau grise sous ses
cheveux gris, au-dessus de sa robe noire. Une transformation
étonnante se produit sur son visage. Comme si un masque le
remplaçait. C'est indescriptible. Certains malades mentaux sont
capables de transformer si brutalement leur visage. Tout se crispe,
tout change, ils deviennent méconnaissables.
Dans la cave de madame Sabeco, les deux policiers
découvrent une collection de dictionnaires.
Naudaris n'a qu'à vérifier, tout bêtement, à
Botticelli, au Titien. Les reproductions de leurs œuvres les plus
célèbres manquent. Découpées.
Et Naudaris les a en mains.
Madame Sabeco est muette. Elle ne peut plus nier.
Et pourtant elle refuse encore de parler. Alors c'est Naudaris qui
parle:
- Vous trouviez ça érotique, madame Sabeco? Il
faut être une bigote convaincue pour trouver de l'érotisme dans un
Botticelli ou un Titien... Vous avez préparé soigneusement votre
crime, vous avez empoisonné votre fils pour le punir de vous
échapper, de vous préférer cette petite Janine un peu simplette,
ouvrière gentille, sans prétention, sans instruction, sans niveau
social comme vous dites... Vous avez imité son écriture... Elle
vous a écrit l'année dernière depuis son lieu de vacances,
gentiment, comme à une future belle-mère. Vous aimez les mots
croisés, l'écriture... les mots... c'était facile pour vous
d'imiter une écriture aussi enfantine, et de respecter même les
fautes d'orthographe... J'ignore si le graphologue se serait laissé
abuser, mais les gravures érotiques de vos dictionnaires... madame
Sabeco... Même votre fils s'en est étonné.
Le visage se reforme, lentement, ses traits de
petite-bourgeoise coincée, bigote se remodèlent. La main sur le
Christ qui pend à son cou, madame Sabeco dit méchamment:
- Mon fils est un imbécile. Je savais qu'il
avalerait ça d'un trait... la preuve...
- Vous êtes folle, madame Sabeco? Je veux dire,
êtes-vous atteinte d'une maladie mentale que l'on soigne?
- Sortez de chez moi!
- Qu'y a-t-il dans votre pharmacie?
- Rien qui vous regarde... Ce n'est pas parce que
j'ai empoisonné mon fils que je suis folle... Qui vous permet de
dire une chose pareille? Folle, moi? Ce sont eux... lui, elle...
ils sont bêtes... Mon fils était bête, sa stupide petite dinde
aussi... Épouser une cousette! Il faisait du droit, il aurait pu
devenir notaire, avocat, juge... au lieu de s'amouracher d'une
petite ouvrière de quartier.
Il a fallu l'ambulance et deux infirmiers pour
emmener madame Sabeco, non pas en prison, mais dans un hôpital
psychiatrique.
Elle était folle, irresponsable. Et ça ne se
voyait pas. Une dame si conformiste, si pratiquante, si cultivée,
qui connaissait tous les mots, ou presque, du dictionnaire. Qui en
fabriquait même, pour son plaisir.
Un mot de six lettres. Complainte funèbre...
Thrène, du grec threnos, lamentation funèbre.
C'était le dernier mot trouvé sur sa grille de mots croisés du
jour.
L'officier Naudaris, lui, ne sait même pas s'il
existe un mot définissant les machines à tendre les rubans. Ni même
si ça existe. Il avait dit ça au hasard.