LE ROI DES LAPINS
Paris, dans les années soixante, en juillet. Un
Paris où les vendeurs de journaux hurlent les gros titres, en
zigzaguant entre les voitures qui bouchonnent déjà. Un Paris vidé
par les vacances. Un Paris où les agents de police ont encore des
vélos et font la circulation aux carrefours avec de jolis bâtons
blancs.
Rue Ledru-Rollin, près de la gare de Lyon, un
gardien de la paix règle la circulation devant un passage clouté.
Un petit homme, portant une valise en carton, l'apparence légère,
s'approche de l'homme en uniforme :
- Monsieur l'agent, je voudrais vous parler.
Monsieur l'agent a son sifflet entre les dents, le
bâton tendu, et les voitures, attentives à son signal, ronflent
déjà d'impatience. Il hoche la tête, en faisant signe au piéton de
patienter à ses côtés. Mais le piéton insiste en le tirant par la
manche. L'agent siffle, les voitures démarrent et, sur le bord du
trottoir, il demande au petit homme :
- Qu'est-ce que je peux faire pour vous?
Mais aussitôt, un gamin turbulent attire son
attention en traversant hors des clous, il resiffle, agite le
bâton, fait stopper une voiture, et le petit homme s'accroche de
nouveau à sa manche, imperturbable :
- Dites, vous ne pourriez pas cesser de gesticuler
comme ça? C'est important ce que j'ai à vous dire.
Décontenancé par l'aplomb du petit homme, le
gardien de la paix l'examine avec méfiance. Brun, modestement vêtu,
la peau mate, les yeux sombres et brillants, une fine moustache. Le
genre « rital » se dit l'agent.
- Et alors ? Vous voyez bien que je ne peux pas
laisser tomber la circulation pour vous! Allez-y, posez votre
question, je vous écoute!
- J'ai pas de question à vous poser, monsieur
l'agent, j'ai quelque chose à vous dire.
- Eh ben, dites-le!
Le gardien de la paix grogne entre deux coups de
sifflet.
Et entre deux autres coups de sifflet, le petit
homme articule :
- J'ai tué ma maîtresse.
Le sifflet se tait, les klaxons le remplacent, et
le gardien de la paix fixe son interlocuteur, en silence d'abord,
puis dit :
- Quoi? Vous avez tué qui?
- Ma maîtresse.
- Ah.
Bien que l'efficacité de l'agent de police se
ressente de cette déclaration impromptue, il ne perd pas tout à
fait le fil des voitures et des piétons, et, au lieu de s'exclamer,
sourit légèrement. En se penchant de côté, pour ne pas perdre de
vue son passage clouté, il demande malicieusement :
- Et vous l'avez tuée où ça?
- A Lyon.
- A Lyon, hein? Et pourquoi Lyon?
- Parce que c'est là que j'habite.
Toujours sans y croire, l'agent continue son
interrogatoire de complaisance :
- Et ça s'est passé quand?
- Il y a quatre jours.
La précision et la tranquillité de l'information
inquiètent tout de même le gardien de la paix. Voyons, que peut-on
faire dans ces cas-là ? Le manuel ne l'indique pas. De toute
manière il ne peut pas lâcher son carrefour pour ce qu'il suppose
être un grain de folie. Mais comme le petit bonhomme et sa valise
restent plantés là, au bord du trottoir, il faut bien faire quelque
chose.
- Alors comme ça, vous avez tué votre maîtresse?
Elle vous enquiquinait je suppose?
- Oh non. Mais il fallait que je la tue. C'était
un ordre.
Diable... il est vraiment fou ce type. Une fois la
circulation calmée, s'il est encore là, il serait peut-être bon de
le coller dans une ambulance. En attendant, il vaut mieux le faire
parler.
- Un ordre, hein? Et un ordre de qui?
- De Michel.
- Et qui est ce Michel? Le mari, le copain,
l'autre amant?
- C'est un des lapins.
Bon. Il n'est peut-être pas fou à lier, il a l'air
assez calme, mais il est tombé dans une bouteille, voire plusieurs.
Un ivrogne avec une idée fixe. A ce sujet, c'est-à-dire les
ivrognes, l'agent de police sait quoi faire, le règlement le
précise Manier le sujet avec calme, et lui dire :
- Mon ami, je crois que vous devriez aller vous
coucher.
- Je suis pas malade, et je suis pas saoul... J'ai
tué ma maîtresse.
Un coup de sifflet pour bloquer les voitures et
l'agent prend la direction du dialogue :
- Bon. Pourquoi me dire ça à moi?
- Parce que je ne peux plus m'expliquer avec
Michel...
- Le lapin?
- Michel, oui.
C'est l'heure des trains de banlieue, la cohue du
matin à la gare de Lyon se précise, le carrefour se remplit, il est
des moments où une décision s'impose, règlementaire bien sûr.
- Bon. Bougez pas de là, je vais appeler un
collègue, il va vous emmener au commissariat.
Le petit homme ne bouge pas. Il pose sa valise
entre ses deux jambes, laisse pendre ses deux bras le long du corps
comme une marionnette fatiguée, et suit l'agent des yeux, lequel a
bondi sur le trottoir d'en face, et rameute un collègue.
Le temps d'expliquer en vitesse :
- C'est un genre de dingue, ou alors il est
bourré, il dit qu'il a tué une bonne femme à cause d'un lapin...
Embarque-le, j'ai pas le temps.
Pietro Pizzani, effectivement Italien, exerçant à
Lyon le métier de maçon, décline son identité au commissariat
devant un secrétaire. Lequel, gentiment, demande :
- Racontez-moi ça...
Mais Pietro Pizzani refuse. Il n'en dira pas plus.
En tout cas, il n'y a aucune raison qu'il se confie à un
secrétaire.
- Écoutez, le commissaire n'est pas là...
- Alors je vais attendre. Un crime ça mérite un
commissaire.
- A condition que vous ayez vraiment commis un
crime, mon vieux...
Le secrétaire est agacé. Tous les mêmes, fous ou
pas, ivrognes ou pas, ils veulent tous voir le commissaire, comme
si c'était le Bon Dieu.
- Alors? Ce crime?
Une heure passe, et Pietro Pizzani s'incruste en
refusant toujours de donner le moindre détail, en dehors de
l'information capitale pour lui : Il a exécuté l'ordre de Michel le
lapin.
A bout de patience, le secrétaire, qui a tout
essayé, bu trois tasses de café, et rempli un cendrier, menace
:
- Si dans deux minutes vous ne filez pas vous
coucher, je vous colle en cellule!
- Mais je ne suis pas un ivrogne. Vous pouvez
faire l'alcootest.
Après tout, l'idée n'est pas mauvaise. Le
secrétaire saute sur l'occasion de confier l'individu quelque temps
au médecin de service.
Mais l'alcootest est négatif. L'homme n'a rien bu.
Donc il est fou. Mais s'il est fou, il a pu réellement tuer sa
maîtresse, en dehors de toute histoire de lapin. Pour en avoir le
cœur net, le secrétaire décide de téléphoner à la Police Judiciaire
de Lyon. Le quartier où habite l'Italien, dit « le Gourdillon »,
n'étant pas très éloigné des bureaux de la P.J., le chef de la
sûreté fait procéder à une vérification.
La matinée s'est écoulée, et c'est donc juste
avant de déjeuner qu'un inspecteur de la P.J. descend de voiture
devant l'une de ces hautes maisons lyonnaises, d'aspect sévère. Il
grimpe les six étages de l'escalier et, au dernier, frappe à
l'unique porte.
Une petite femme lui ouvre. Assez charmante, la
quarantaine, de grands yeux naïfs, une magnifique chevelure noire,
serrée en chignon sur la nuque.
Madame Pizzani fait entrer l'inspecteur, en
dénouant rapidement son tablier. Mais le living-room est d'une
crasse somptueuse. La pièce sert à la fois de salle à manger, de
salon, et de chambre à coucher. Un style de taudis hybride,
mi-taudis lyonnais, mi-taudis napolitain. C'est-à-dire qu'une sorte
d'ordre tente d'ordonner le désordre. Comme le parquet doit être
ciré, il l'est, mais par-dessus la poussière, les meubles aussi, ce
qui leur donne une couleur indéfinissable, un ton inimitable, une
crasse d'époque grisâtre.
L'inspecteur tâte le terrain avec précaution.
Madame Pizzani est-elle au courant du comportement étrange de son
époux qui a fait, à Paris, d'étranges aveux?
Elle ne l'est pas. Madame Pizzani sait-elle si son
époux avait une maîtresse ?
Elle sait. Une maîtresse tout à fait officielle,
normale, comme tout Italien se doit d'en avoir. Comme Mussolini,
Napoléon, ou Louis XIV, le maçon napolitain s'est offert une
maîtresse en titre. Selon son épouse, ce n'est pas qu'il soit
atteint d'une sexualité exigeante et hors du commun. Pas du tout.
Au contraire... Pietro se serait bien contenté d'une femme unique
pour le réchauffer, sans trop d'efforts. D'ailleurs il aime
beaucoup son épouse. Seulement...
- Les lapins ont décidé.
L'inspecteur ouvre de grands yeux. D'une part
parce qu'on ne lui a parlé que d'un seul lapin au téléphone et
d'autre part parce que la réponse a de quoi intriguer un inspecteur
de police judiciaire qui n'a pas souvent affaire à des
lapins.
- Des lapins? Vous pourriez préciser?
- Nous élevons des lapins. Ce sont eux, les
lapins, qui ont décidé que Pietro devait avoir une maîtresse.
- Excusez-moi, mais... vous et votre mari, vous
parlez avec des lapins ?
- C'est très compliqué, monsieur... Je ne peux pas
vous expliquer... mais j'aime mon mari... vous savez... seulement
il est... (Elle chuchote tout à coup.) Il est sorcier... vous
comprenez... je ne pouvais pas discuter la décision des lapins...
je ne pouvais pas...
De toute évidence, cette femme n'est pas très
intelligente, et, de plus, elle semble avoir peur de son sorcier de
mari. Très peur même. Car elle ne veut pas en dire plus.
L'inspecteur demande à visiter la maison. Madame Pizzani,
confiante, le guide dans les autres pièces. Il y a le « laboratoire
», dit-elle, et la « chambre des lapins ».
Le « laboratoire », est une pièce surprenante, un
lieu exceptionnel, occupant une grande mansarde. La bibliothèque
déborde de livres, dont peu sont en état, ou complets, car ils
proviennent manifestement d'une patiente collecte au hasard des
poubelles. L'inspecteur y devine des fragments de traités
d'agronomie, de jurisprudence, de grammaire générale et comparée,
d'électronique, de technique de propulsion des avions, de
pathologie humaine ou vétérinaire. Des chapitres de romans
pornographiques voisinent avec des morceaux d'ouvrages de théologie
et de casuistique, de zoologie, de botanique, des comptes rendus de
l'Académie des sciences. Le dernier ouvrage sur lequel le regard
fasciné de l'inspecteur se pose enfin concerne la thermodynamique.
Et la bibliothèque ne s'arrête pas là. Il y a d'autres étagères sur
les autres murs, bourrées, débordantes de biographies sur de grands
personnages, un prodigieux répertoire des crimes célèbres, glané et
découpé dans la presse.
Pietro Pizzani n'a jamais acheté un livre, sans
doute, mais il a soigneusement recueilli tout ce qu'il
trouvait.
Le répertoire des crimes intéresse bien entendu
particulièrement l'inspecteur.
- Il a tout lu?
- Tous ces livres, il les connaît par cœur, et
celui-là aussi, il pourrait raconter pendant des mois, tous les
procès, tous les crimes qui sont là-dedans.
Madame Pizzani semble fière de son génial époux.
Respectueuse de sa science...
Les rares pans de murs qui ne sont pas encombrés
d'archives sont couverts d'oeuvres photographiques curieusement
disposées et encadrées. Le repaire du Führer à Berchtengaden
voisine avec Saint-Pierre de Rome, Einstein avec Brigitte Bardot,
Eva Braun avec Nicky Lauda.
Quel homme étrange que ce petit maçon italien qui
collectionne les catalogues de tous les musées du monde, la
National Gallery, le Louvre, la pinacothèque de Munich, le musée de
l'Ermitage, l'Accademia vénitienne et le musée d'Art Moderne de New
York.
Quel rapport entre l'art et cette exposition des
grands chefs militaires de la dernière guerre, également vénérés,
sans ordre ni préférence, disposés dans un désordre géopolitique
qui relève du surréalisme ?
Le petit homme est un surréaliste. Peut-être sans
le savoir, lui qui mêle les pures beautés dénudées des plus grands
photographes aux girls naïves en maillot de bain qui lèvent la
jambe sur les calendriers publicitaires. Qui expose Marilyn et sa
splendeur épanouie à l'œil glacial d'Eisenhower et aux lunettes de
myope de Jean-Paul Sartre. Quant aux encadrements, ils sont
hétéroclites et chatoyants, selon une inspiration secrète et
obscure. Pourquoi Garibaldi a-t-il écopé de trois ovales
concentriques et vert acide alors qu'Eisenhower est doté d'une
dentelure bleu pastel ? Pourquoi Bismarck, entouré d'un rouge de
crayon de couleur, alors que l'assassin anonyme du dernier fait
divers a eu droit à une bandelette de papier doré?
L'inspecteur de la Police Judiciaire de Lyon ne
prend pas de notes, il lui faudrait un appareil photographique pour
rendre compte de ce décor. Et madame Pizzani le suit, confite
d'admiration devant le « laboratoire » de son époux, s'arrêtant où
l'inspecteur s'arrête, contemplant ce qu'il contemple, sans un mot,
sans un commentaire. Elle non plus ne doit rien comprendre à ce
musée extraordinaire.
Reste la « chambre des lapins », que l'inspecteur
demande à voir.
Difficile à décrire cette chambre des lapins.
C'est une chambre, en effet, mais comment faire pour aligner, dans
une mansarde, soixante clapiers ? Ils sont décalés, les uns par
rapport aux autres, formant de véritables petits tunnels entre les
cages, des couloirs, un labyrinthe impressionnant, avec des lapins
dedans, dessus, devant, derrière, à côté... partout...
Madame Pizzani raconte à l'inspecteur :
- Pietro a emprunté un jour à un voisin qu'il
n'aimait pas du tout, un couple de lapins.
- Emprunté?
Madame Pizzani baisse les yeux.
- Il n'aimait pas ce voisin, il dit qu'il ne
supportait pas cet homme, pour des motifs sociaux et esthétiques...
Alors il a « emprunté » deux de ses lapins...
La pauvre femme ignore complètement le sens des
motifs sociaux et esthétiques invoqués par son mari, elle répète
comme un perroquet qui a appris par cœur.
- D'abord on a eu six couples, et puis une
vingtaine, et puis quarante... On était obligés de manger du lapin
tous les jours. On les nourrit avec des épluchures, je les ramasse
dans les poubelles, et puis je vais aussi sur la colline de
Fourvière ramasser de l'herbe.
- Mais... vous vouliez en faire quoi, de ces
lapins?
- D'abord mon mari voulait les vendre. Et puis ça
a changé.
- C'est-à-dire ?
- Il restait enfermé avec eux des heures entières.
On ne pouvait pas le déranger quand il était avec ses lapins. Même
moi je ne pouvais pas. Mais je l'entendais murmurer, alors je
savais qu'il leur parlait.
- De quoi?
Effectivement, bonne question, de quoi peut-on
parler à des lapins? De l'actualité internationale? De physique
appliquée? De droit criminel ? D'art et de littérature ? A en
croire sa bibliothèque, Pietro Pizzani est un
encyclopédiste...
- Je ne sais pas de quoi il leur parlait.
Mine de rien et sans sourire, l'inspecteur demande
:
- Est-ce que les lapins lui répondent?
- Sûrement, mais je crois qu'il n'y a que lui qui
peut les entendre, et les comprendre, moi, je n'ai jamais
réussi.
Au centre de ce labyrinthe de lapins de toutes les
couleurs, trône une cage plus grande que les autres, circulaire, et
posée sur des bornes de ciment. A l'intérieur un lapin énorme.
Sautillant, alerte malgré sa taille impressionnante.
Madame Pizzani le présente :
- C'est Michel.
- Et qu'a-t-il de particulier ce Michel?
Madame Pizzani ne sait pas de quels titres est
honoré Michel, ni sa fonction exacte, ni les pouvoirs qu'il a sur
son mari, mais ses pouvoirs sont certainement considérables, seul
Pietro pourrait les définir.
L'inspecteur reste un instant perplexe devant
l'énorme lapin. Ce lapin supposé avoir imposé une maîtresse à
Pietro Pizzani. Supposé lui avoir ensuite ordonné de la
tuer...
Histoire de fous, mais qu'il faut essayer
d'élucider rapidement. Il est une heure passée, et l'inspecteur
aimerait bien déjeuner après avoir fait son rapport.
- Madame Pizzani, est-ce que votre mari est sorti
il y a quatre jours ?
- Non... non. C'était dimanche, il est resté à la
maison toute la journée.
- Est-ce que quelqu'un est venu chez vous?
- Oui... Carlotta...
- Carlotta est-elle... la maîtresse de votre
mari?
- Oui, bien sûr. Mais elle n'est pas restée, il
l'a raccompagnée à la porte, je les ai entendus.
Madame Pizzani lève ses grands yeux naïfs pour
demander:
- Mon mari va bien?
Réponse difficile, mais, après tout, vu l'état des
lieux et l'esprit de la demanderesse...
- Il va bien, madame Pizzani, on vous tiendra au
courant.
Le rapport de la Police Judiciaire de Lyon
mentionne que Pietro Pizzani est un original mais ne semble pas
entrer dans la catégorie des assassins. Aucun cadavre chez lui. Au
commissariat de la gare de Lyon à Paris, le secrétaire raccroche
son téléphone, il est deux heures de l'après-midi, et lui n'a pas
eu le temps d'avaler un sandwich. Pris entre une troupe de
prostituées, deux voleurs à la tire, et le petit maçon obstiné, il
choisit de se débarrasser du maçon obstiné.
- Voilà... Vous pouvez aller dormir tranquille,
vous n'avez tué personne.
- Ah vous ne me croyez pas? C'est trop fort! Alors
allez voir à Rome... J'ai emmené sa tête là-bas, je l'ai jetée dans
le Tibre... C'est Michel qui me l'a conseillé.
Le secrétaire se bouche les oreilles. Puis appelle
un gardien :
- Mettez-moi ça au frais, il me rend dingue.
Deux heures passent. Le secrétaire a eu son
sandwich, les prostituées ont été évacuées sur Saint-Lazare, les
voleurs à la tire vont passer devant le juge. Il règne au
commissariat un calme relatif lorsque le téléphone sonne sur le
bureau du secrétaire.
C'est la Police Judiciaire de Lyon.
- Vous avez toujours le dingue aux lapins ?
- Hélas oui...
- On vient de tomber sur un avis de recherche...
Une jeune femme, prénom Carlotta, résidant à Rome, a disparu depuis
quatre jours, après un voyage à Lyon... La maîtresse de votre
dingue, c'est bien Carlotta ?
Cette fois, Pietro Pizzani et son histoire de fous
et de lapins ont droit au commissaire.
Le petit homme s'installe sur la chaise, en face
du commissaire, sa valise à ses pieds.
- Vous êtes le commissaire?
- En effet.
Pietro Pizzani a un soupir de satisfaction. Il est
enfin à pied d'œuvre. Le commissaire, lui, observe le regard vif,
les yeux mobiles du Napolitain. Un regard étrange,
dérangeant.
- Alors, vous auriez tué votre maîtresse
Carlotta... et où avez-vous caché le cadavre?
- Ça je ne peux pas le dire.
- Pour quelle raison?
- Je ne veux pas que l'on ennuie Michel. Mais je
l'ai déjà dit, vous pouvez retrouver sa tête à Rome, je suis allé
là-bas la jeter dans le Tibre.
- Vous pouvez préciser l'endroit?
- Bien sûr, je vais vous faire un plan...
Il esquisse un croquis, indique les noms des
lieux, précise l'endroit.
Le commissaire transmet à Rome directement. Sans
parler des lapins, le télex est déjà assez compliqué.
Pietro Pizzani retrouve sa cellule en attendant
que les hommes-grenouilles, là-bas à Rome, explorent le fond du
Tibre.
Le commissaire craint bien d'être ridicule et
d'avoir mobilisé pour rien ses collègues italiens. Mais... Carlotta
est portée disparue depuis quatre jours... et si sa tête se
trouvait dans le Tibre ?...
Elle s'y trouve. Identification faite, il s'agit
de Carlotta Gallerate, trente-huit ans, une tête ficelée dans un
sac alourdi d'une pierre.
Retour de Pietro Pizzani dans le bureau du
commissaire :
- Alors? Où est le corps?
- Je ne peux pas le dire.
Il fatigue ce petit homme. Il fatigue... Mais un
policier doit forcément s'adapter au tempérament du criminel
interrogé, sinon, il taperait dessus avec son encrier, ce qui n'est
pas du tout une solution.
- D'accord, Pizzani. Alors racontez-moi comment
vous l'avez tuée.
Il raconte, et un sténo prend note de sa
déposition, toujours surréaliste.
- Ce jour-là, j'étais assis sur le toit de mon
immeuble, et je prenais un bain de pieds dans la gouttière (!). Le
soleil déclinait derrière le clocher de Notre-Dame de Fourvière,
j'ai décidé alors de rentrer chez moi en passant par la lucarne de
la chambre des lapins. Je passai devant la cage de Michel et le
saluai. Michel est le plus ancien et le plus gros de mes lapins.
C'est le roi de mes lapins en quelque sorte. Et comme tous les
lapins, il communique directement avec l'au-delà. Il suffit de
pouvoir les comprendre... Vous pensez peut-être que les lapins sont
bêtes, mais je vous arrête, car c'est à la fois vrai et faux... les
lapins...
Tête du sténo, enregistrant cette déposition en
forme de conférence zoologique...
- Les lapins donc... ont une cervelle minuscule,
une intelligence quasi inexistante mais, à cause de cela justement,
ils sont en relation directe avec l'au-delà. Les hommes n'ont plus
cette relation, ils ont coupé le cordon ombilical. Mais les lapins,
non. De sorte que lorsqu'ils expriment une volonté, c'est Dieu qui
s'exprime. Je regardais Michel, et il a commencé à baisser
l'oreille gauche, à cligner de l'œil droit, ce qui signifiait qu'il
voulait me parler... Je l'ai donc écouté. Je ne peux pas vous
donner dans le détail la teneur de notre conversation, car il
faudrait pour cela que je transcrive les battements d'oreilles et
les clignements d'œil. C'est une traduction dont il faudra qu'un
jour je fasse un lexique... peut-être, bien que je ne croie pas
qu'il existe à notre époque des humains capables d'assimiler ce
langage... bref... après une longue conversation, j'ai compris que
je devais tuer Carlotta. Comme elle devait venir me voir, je l'ai
attendue en compagnie de ma femme. Lorsqu'elle est arrivée, je l'ai
conduite dans la chambre des lapins. Et là je lui ai fendu le crâne
avec une hache. Tous les lapins ont assisté à la chose. Seulement,
Michel m'avait recommandé le secret, entre lui et moi. J'ai donc
fait semblant de raccompagner Carlotta à la porte, et sur le pas de
la porte j'ai crié très fort : « Au revoir, Carlotta », pour que ma
femme entende. Le lendemain, j'ai mis la tête dans une petite
valise, j'ai pris le train pour Rome, et je suis allé la jeter dans
le Tibre...
Fin de la description des circonstances du crime.
Reste le mobile. Comment aborder le mobile ? Le commissaire choisit
de rester dans le domaine des lapins.
- Dites-moi, pourquoi le roi des lapins vous
a-t-il demandé de tuer Carlotta ? Et pourquoi jeter sa tête dans le
Tibre ? C'est Michel qui vous l'a demandé? Où a-t-il dit de mettre
le corps?
- Je ne peux pas le révéler, sauf si vous me
promettez de ne pas faire d'ennuis à Michel.
- Je vous fais cette promesse, et nous la
consignons dans le procès-verbal... C'est d'accord?
Pietro Pizzani est d'accord. Il va dire la vérité,
puisque Michel, le roi des lapins, est à l'abri.
Du moins peut-il toujours le croire, car pour
vérifier ses dires, la Police Judiciaire de Lyon est bien obligée
de démolir, à coups de masse, les supports de ciment de la cage
royale de sa majesté Michel le Lapin. Dans la chaleur de juillet,
six bornes de ciment, contenant chacune un morceau de Carlotta. Une
jambe, un bras, une partie de tronc.
Sous le regard des lapins, sous le regard de
Michel le roi, dont on a démoli le trône. Ce trône qu'il avait
exigé de Pietro Pizzani le maçon, un trône qui fut digne de lui,
c'est-à-dire un trône de chair humaine, et de préférence de chair
féminine...
Ainsi en avait décidé le roi des lapins et ordonné
également, en sa sagesse, à son vassal Pizzani, de ramener à Rome,
où elle était née, la tête de la sacrifiée.
Et à chaque coup de massue, à chaque crime de
lèse-majesté, le vieux roi Michel cligne de l'œil droit et baisse
l'oreille gauche...
Dieu merci, c'est intraduisible pour le commun des
mortels.