JE SOUSSIGNÉE
Miroir, mon beau miroir... dis-moi que je suis la
plus belle...
Lorsqu'elle était une petite fille en Bavière,
dans les collines couvertes de fleurs, Ida savait déjà qu'elle
était la plus belle. Tout le monde le disait, et c'était vrai. Le
boulanger lui donnait une brioche, avec un fruit confit dessus, et
du sucre glace en pluie qui croquait sous ses dents blanches. Parce
qu'elle était la plus belle. La couturière du village aurait payé
pour l'habiller d'une robe bleue avec un col de dentelle et des
poignets plissés, parce qu'elle était la plus belle. Et dans la
cour de l'école, les gamines aux cheveux raides admiraient chaque
jour la somptueuse chevelure brune, bouclée d'or, qui dansait le
long de son dos.
Le hasard génétique donne tout à certaines, des
yeux bleu marine, de longs cils, un teint de nacre, un petit nez,
une jolie bouche rose, et un corps de petite fée qui danse.
A dix ans, Ida est la plus belle, le miroir du
regard des autres ne cesse de le lui dire. A vingt ans, si elle
avait rencontré un producteur de cinéma, Ida serait restée la plus
belle. Une Sissi impératrice, une reine de Bavière, elle aussi, en
diadème et robe longue.
Mais à vingt ans, elle a rencontré Walter. Un
géant blond, fort et beau, taciturne, qui la serrait trop fort en
valsant, la soulevait comme une poupée, l'admirait comme un
bêta.
La ressemblance entre Walter et Ida venait de leur
beauté. La différence aussi. Ida se savait belle, vivait belle, à
chaque minute de son existence. Walter ignorait sa beauté, sa
force, sa haute taille. Il avait autre chose en tête. Quelque chose
que le premier psychiatre venu qualifierait de personnalité
rigide.
Fils naturel d'une servante de ferme, ce grand
gaillard blond aurait fait fantasmer la propagande nazie, quelques
années plus tôt. Fort heureusement pour lui, il n'avait que dix ans
à la fin de la guerre. Mais durant ces dix années-là, les plus
graves du siècle, il avait appris à l'école que la mort était
parfois une question d'honneur, que l'honneur était intransigeance,
et qu'il devait assimiler ces deux notions essentielles pour être
un homme, un chevalier teuton en quelque sorte, un Bavarois de
bonne lignée. Walter avait donc grandi dans l'honnêteté, acceptant
le monde sans le discuter, ne demandant ni pourquoi ni comment, ne
s'insurgeant contre aucune règle. Puisqu'il y avait des règles
elles étaient respectables.
Ouvrier, manœuvre sur des chantiers de
construction, puis conducteur d'engins, il est, à vingt ans, ce que
la société qui l'a élevé a fait de lui. Un bon garçon, scrupuleux,
ignorant le mensonge, travailleur, honnête et sentimental.
Leur rencontre a lieu dans un bal, à Landshut, en
Bavière. Ida la belle a dix-sept ans. Dix-sept printemps est une
formule classique qui lui convient parfaitement. Elle n'est que
printemps, beauté, et volupté d'être belle. Elle rayonne, elle
brille, cette petite fille qui danse mieux que les autres. Il est
impossible de lui en vouloir lorsqu'elle étale cette beauté, car
elle le fait avec innocence. Une fleur superbe doit-elle se sentir
coupable d'être éclose?
En trois années de mariage, Walter s'est ingénié à
offrir à sa belle ce qu'il pouvait trouver de mieux pour l'abriter,
selon ses moyens. Un appartement de trois pièces, dans la petite
ville médiévale aux toits d'ardoise grise, aux fontaines
bruissantes, aux balcons fleuris. Ida y a installé sa panoplie de
beauté, ses robes, bleues, toujours bleues, qui rehaussent ses yeux
bleus, comme une symphonie. Sa coiffeuse, ses brosses, ses peignes,
le rouge pour ses joues, pour ses lèvres, les dentelles de ses
dessous.
Et Walter y a installé sa bibliothèque. Sa
précieuse bibliothèque, faite de plus de trois cents livres de
chevalerie. Chansons de geste, romans médiévaux, histoires de
seigneurs en armures caracolant sur des chevaux de combat, et
s'inclinant devant de belles dames soumises et calmes, dans des
jardins clos, où l'on rêve d'amours éternelles.
Walter est passionné de chevalerie, et c'est sans
doute la raison qui l'a poussé à habiter ce joli quartier de
Landshut, aux maisons anciennes, aux rues pavées, où l'on s'attend
la nuit à entendre la voix du chevalier du guet faisant sa ronde,
en criant : « Dormez en paix, bonnes gens, il est quatre heures...
»
L'aube se lève, il est quatre heures du matin, une
belle journée de juin s'annonce, quelques traînées de brume
blanchâtre s'effilochent sur les toits, et un pas résonne sur les
pavés. Un pas léger, de plus en plus léger, qui tente de se faire
silencieux.
Ida lève un visage inquiet vers la façade de la
maison où une fenêtre est éclairée. La seule fenêtre derrière
laquelle brille encore une faible lumière.
Elle le devine, assis dans son fauteuil, aux
aguets, son grand corps fatigué par une nuit de veille écrasant le
dossier de tapisserie, sa grande main posée sur l'accoudoir de
bois, inquiet, désespéré sûrement. Le rideau de la fenêtre bouge,
il a dû entendre son pas. Il doit se pencher à la fenêtre basse
pour apercevoir la silhouette de sa jolie femme rasant les murs.
Elle a couru dans la nuit tiède, elle a chaud, sa lourde chevelure
brune ruisselle sur ses épaules nues, la robe bleue voltige sur ses
longues jambes, ses hanches rondes, enserre sa taille. Son cœur bat
plus vite, et fait palpiter le décolleté, la gorge blanche...
Elle monte l'escalier, pieds nus. Dans quel
espoir? Puisqu'il est là derrière cette porte. Mais elle ne
l'entend pas. Peut-être est-il allé se coucher, pour ne pas écouter
de nouveaux mensonges. Elle lui en a tant raconté. Des heures
supplémentaires, une amie d'enfance, une histoire de famille, un
talon cassé, un tramway raté.
Ida ouvre la porte, doucement, ses chaussures à la
main, glisse dans le couloir, met sa petite oreille contre la porte
du salon-bibliothèque, et la porte s'ouvre.
La haute silhouette de son chevalier de mari s'y
encadre, un mètre quatre-vingt-cinq, quatre-vingts kilos de muscles
parfaits. Il penche sur elle sa tête blonde et bouclée, son regard
est triste. Elle est si belle sa femme, essoufflée, il est si
ravissant ce diable qu'elle a dans le corps.
Et ce doit être si difficile... de porter toute
cette beauté, à vingt et un ans, de l'assumer face au regard des
hommes, à leur admiration permanente.
- Je savais que tu m'attendais, dit-elle, j'ai vu
la lumière...
Il attend, il espère inconsciemment qu'elle va
mentir. Durant des mois il s'est montré d'une crédulité incroyable,
d'une confiance aveugle. Il a fallu que de bonnes âmes lui ouvrent
les yeux. De bonnes âmes en salopettes sur le chantier :
- Tu ferais bien de l'attacher un peu ta femme...
Un jour elle va s'envoler...
- Tu sais qui j'ai vu avec Johann, hier à la
taverne? Devine...
- Hé Walter... sors de tes bouquins, chevalier...
On n'est plus au Moyen Âge... T'as pensé à la ceinture de
chasteté?...
Va-t-elle mentir? Les sauver tous les deux encore
une fois ? Hélas, les magnifiques yeux bleu marine se remplissent
de larmes, Ida baisse la tête.
- Je t'ai fait de la peine, hein?
- Oui.
- Je m'en doute. Tu vois, j'ai recommencé. C'est
plus fort que moi, je n'ai pas pu résister. Tu veux savoir?
- Non.
Walter tient un papier dans la main, soigneusement
plié en quatre. Il le déplie, tourne le texte manuscrit, le place
sous les yeux bleus embués :
- Tu reconnais ça ? C'est bien toi qui l'as
écrit?
- Oui.
- C'est bien toi qui l'as signé?
- Oui, Walter, c'est moi.
- Alors?
- Alors il faut me tuer, Walter, parce que je
recommencerai...
Walter demeure silencieux. Machinalement il prend
le châle sur les belles épaules dénudées et va le ranger dans une
armoire, il le plie, le respire, l'abandonne à regret sur
l'étagère. Puis il prend les chaussures fines à talons, les range
aussi, et revient avec des chaussons. Ida s'assied dans le grand
fauteuil où elle disparaît presque, si menue, si fragile. Il glisse
les chaussons à ses pieds, et reste un instant courbé devant elle,
la tête basse. Elle sait qu'il réfléchit, lentement, que les idées
se succèdent dans son cerveau, traversent un labyrinthe, sans
précipitation, sans violence. De la réflexion uniquement.
- Je suis incorrigible, Walter...
Mais il répond :
- Tu as faim?
- Un peu.
- Tu veux des saucisses? Tu adores les
saucisses.
Ida fait un mouvement vers la cuisine, mais il
l'arrête :
- Laisse, je vais le faire.
Tandis qu'il allume le gaz, sort les saucisses du
réfrigérateur, met des assiettes sur la table, des verres, des
couverts... Ida vient s'appuyer contre le chambranle de la porte,
et l'observe.
- Walter? Tu vas me tuer?
Il aligne de petites tranches de pain noir sur un
plat. Sans répondre.
- Est-ce que tu vas me tuer, Walter?
Il dispose des petits fromages, et emplit une
carafe de vin.
- Walter? Tu vas le faire?
- Oui.
- Tu as raison.
Le silence s'installe dans la cuisine, à peine
troublé par le bouillonnement de l'eau dans une casserole. Walter y
jette les saucisses blondes, et les contemple.
Ida rompt ce silence :
- Je vais mettre mes affaires en ordre, dit-elle
calmement.
Dans la chambre conjugale, Ida fait ce qu'elle a
dit. Elle range méticuleusement sa coiffeuse, la débarrasse de tous
ses petits flacons, parfums, brosses, peignes, rouges à joues,
barrettes à cheveux, rubans de soie. Elle place le tout dans une
boîte. Le miroir lui renvoie son image, belle, encore et toujours
belle. Miroir, mon beau miroir... Tu mourras belle, répond le
miroir.
Ida décroche ses robes bleues, de tous les bleus,
et les plie dans une malle. Ses châles, ses manteaux, ses
chaussures, sa lingerie, le col de fourrure soyeuse qui la faisait
princesse des neiges en hiver, le joli maillot qui la faisait reine
du lac en été.
Elle se met nue sous la douche, laisse l'eau
courir et la laver de cette nuit trompeuse et factice qu'elle a
passée dans d'autres bras, dans un autre lit. Pourquoi ne peut-elle
pas résister à l'amour des autres hommes, à ce désir qu'ils
montrent en permanence? Elle l'ignore, c'est ainsi.
Puis elle revêt une longue chemise de nuit bleue,
brosse une dernière fois ses cheveux, ils recouvrent son dos
jusqu'à la taille.
Elle s'assied, et écrit deux lettres. Une pour sa
mère, une pour sa sœur.
Elle y écrit avec application la raison de sa mort
prochaine :
« Je suis consentante. Non seulement j'ai voulu
cette mort qu'il va me donner, mais elle est nécessaire. Par ma
faute notre vie commune est devenue un enfer, et se serait mal
terminée de toute façon. Il faut remercier Walter, car il aurait pu
se contenter d'un divorce. Mais il m'aime, et il sait qu'un divorce
n'est pas une solution. Il sait, que ce soit lui ou un autre, que
je rendrais malheureux n'importe quel homme, et que je serais
malheureuse aussi. La tentation est trop forte, je ne peux résister
à l'amour des autres, à leur passion charnelle. C'est comme une
maladie, et je ne pourrais pas vivre dans le mensonge. Je mens,
c'est une manie, jusqu'au jour où je déteste ces mensonges. J'aime
Walter, il m'aime, ma mort est la seule solution. »
Ida signe. Date. Plie les lettres dans des
enveloppes, inscrit les adresses, et attend, seule devant ce miroir
qui la reflète jusqu'à l'ivresse.
- Tu peux venir, Ida, le souper est prêt.
Ida rejoint son mari, lui tend les deux
lettres.
- Pour ma mère et ma sœur. Tu pourras les poster,
Walter?
Walter met les lettres sur une étagère de la
bibliothèque où sont alignés ses beaux livres. Il les caresse un
instant, puis vient s'asseoir en face de sa femme. Ida est habituée
au silence de Walter. Il a toujours été taciturne, presque muet.
Lorsqu'ils se sont rencontrés il y a trois ans, dans ce bal, les
filles n'avaient d'yeux que pour lui, il était beau et fort, ni
brillant ni prétentieux, et pourtant elles ne voyaient que lui.
C'est pour cela peut-être qu'Ida a épousé Walter. Parce qu'elle
avait le sentiment qu'elle pourrait faire de ce grand corps naïf et
pur ce qu'elle voulait. Puis elle s'est mise à l'aimer, et il a
donc été heureux quelque temps. Six mois environ. Le soir, il
lisait ses précieux romans de chevalerie, et Ida essayait de jouer
à la jeune épouse sage. Elle reprisait les chaussettes, pliait les
torchons, repassait les bleus de travail. Puis elle s'est ennuyée.
Elle voulait sortir, retrouver le monde, ce miroir magique. Mais
Walter bâillait dans les bals, s'endormait dans les tavernes. Alors
elle a saisi tous les prétextes pour sortir sans lui, et il y a
cru. Peut-être y croirait-il encore s'il n'y avait pas eu les
bonnes âmes?
Un chevalier, est-il écrit dans ses livres
d'histoire, se doit d'abord au culte et à l'adoration de la dame,
fondement principal de la chevalerie...
Le culte et l'adoration que Walter manifeste pour
Ida ne peuvent s'accommoder de mensonges et de tromperies. C'est
pourquoi, une dernière fois, il tend le papier à la dame de son
cœur, et Ida le relit :
« Je soussignée, Ida Wilckens, née Goldbrunner,
autorise mon mari, Walter Wilckens, à me donner la mort quand il le
voudra, par tous les moyens qu'il jugera bons, si je lui suis
encore une fois infidèle.
Fait à Landshut, Bavière, le 9 juin 1961. »
Et sa signature. Un joli paraphe un peu fou et
aérien. Celui d'une femme infidèle qui promet toujours et ne tient
pas ses promesses.
Le jour est complètement levé lorsque Walter,
ayant vidé son dernier verre de vin, se lève et regarde Ida dans
les yeux. Elle est très calme, elle ne pleure pas, elle se contente
de demander :
- Maintenant?
- Oui. Maintenant.
- Je vais ranger d'abord.
- Non, laisse, je le ferai moi-même.
- Où allons-nous ?
- Sur le lit.
Le lit, un grand lit très bas, avec un dessus de
peluche blanche et des coussins bleus. C'est là qu'elle est la plus
belle. C'est là qu'ils ont été heureux souvent.
Sont-ils heureux, en ce matin d'exécution, alors
qu'ils s'allongent l'un près de l'autre sur le grand lit blanc ?
Lui si grand, elle si petite. Lui si blond, elle si brune. Il faut
tenir compte de leur logique, de leur engagement réciproque, de la
chevalerie et de ses règles. Ils ont mûrement réfléchi cet acte,
ils doivent s'y tenir, l'accomplir. C'est ainsi. Peut-être
l'envisagent-ils tous les deux comme un acte libérateur,
désintéressé, pur et beau...
Ils s'embrassent. Ils se regardent, et soudain Ida
demande :
- Qu'est-ce que tu vas devenir? Walter...
qu'est-ce qu'on va te faire?
- Je pense qu'on me mettra en prison. C'est la
loi.
Walter est respectueux des lois, des règles, des
institutions, des conventions, des us et des coutumes, il respecte
tout ce qu'il peut respecter.
Ils s'embrassent à nouveau. Le soleil pointe un
rayon dans la chevelure d'Ida, le bras protecteur de Walter se
glisse sous cette chevelure, sans la déranger, entoure le cou blanc
avec une grande délicatesse.
Elle dit :
- Adieu, Walter, ne me fais pas trop mal, mon
chéri.
Il ferme les yeux. Il referme le bras, serre, de
plus en plus fort, vite... C'est fini.
Ida Wilckens est morte ainsi, à vingt et un ans,
très vite et presque sans souffrir, en tout cas sans se débattre,
le 27 juin 1961. Dix-huit jours auparavant, elle avait écrit et
signé de sa main ce document qui va poser à la justice allemande un
problème insoluble :
« Je soussignée, Ida Wilckens... autorise mon
mari... à me donner la mort... quand il le voudra, si je lui suis
encore infidèle. »
Walter a respecté cet engagement.
Il est neuf heures du matin, il s'habille d'un
pantalon propre et d'une chemise blanche pour se présenter dans un
commissariat de Landshut.
- Je viens de tuer ma femme...
Le policier en uniforme qui recueille cette
déclaration insolite appelle aussitôt un inspecteur en civil, et
Walter répète qu'il vient de tuer sa femme. Il est grave, calme, un
peu triste, n'a pas l'air dément, et l'inspecteur pense aussitôt à
la première explication logique :
- Un accident?
- Non, je l'ai tuée volontairement.
- Comment?
- Je l'ai étranglée.
- Vous êtes sûr qu'elle est morte?
- Bien entendu.
- Écoutez, on ne sait jamais, vous n'avez pas
appelé un médecin ? une ambulance? Vous étiez affolé, vous n'avez
pas vérifié...
- Je n'étais pas affolé, et ma femme était
consentante.
Stupeur de l'inspecteur, qui se pose aussitôt la
question : Ce type est-il fou?
Il accompagne Walter jusqu'à l'appartement, où
tout est propre, calme, en ordre. Le soleil envahit les pièces, des
fleurs s'épanouissent dans un vase. Il est difficile d'imaginer
qu'un drame s'est produit là.
La chambre est également en ordre. Sur le grand
lit de peluche blanche, parmi les coussins bleus, un corps de femme
est allongé, ravissant, les cheveux soigneusement déployés. Le
visage est calme, elle a les yeux clos, elle paraît dormir. Une
comparaison s'impose au policier : Ida ressemble à la Belle au bois
dormant attendant le prince charmant pour le baiser du
réveil.
Mais elle est bien morte, il le constate. La mort
remonte à peu de temps d'ailleurs, Walter n'a pas traîné pour se
présenter à la police.
Vient alors le moment des explications :
- Pourquoi l'avez-vous tuée?
Walter tend le papier à l'inspecteur, qui lit, en
se frottant le menton, en se grattant les cheveux, en tapant sur la
table :
- Vous n'allez pas me faire croire que c'est à
cause de ça?
- Elle m'a trompé une fois de plus.
- Mais bon dieu, si tous les cocus tuaient leur
femme où en serions-nous?
- C'était entendu entre nous, elle m'autorisait à
la tuer... Vous le voyez, c'est écrit de sa main.
- Et c'est vous qui avez inventé ça?
- Nous en avons discuté, elle l'a écrit et
signé.
- Je vois que c'est signé... et alors ? Parce
qu'une femme, la vôtre, signe ce bout de papier, vous vous croyez
autorisé à la tuer? C'était peut-être un jeu pour elle? Non? Elle
n'y croyait sûrement pas! On ne peut croire à une chose pareille,
on ne peut pas croire que parce qu'on signe un bout de papier
autorisant sa mort, elle va se produire!
- Ce n'était pas un jeu, elle était consentante.
C'est son écriture, vous pourrez le vérifier. Elle a aussi écrit à
sa mère et à sa sœur...
- Quand?
- Cette nuit, après que nous eûmes décidé de le
faire.
- Où sont les lettres?
- Je les ai postées en allant au commissariat,
elle me l'avait demandé.
- Sans les lire?
- Elles ne m'étaient pas destinées...
- Mais vous êtes monstrueux!
- Non, je ne suis pas monstrueux. Ce qui est
entendu est entendu. Je vous répète qu'elle était consentante. Elle
me l'a dit elle-même, cette nuit encore : il faut me tuer, Walter,
parce que je recommencerai. Il n'y a rien de monstrueux là-dedans.
J'ai agi pour notre bien commun, et j'en assume les risques, je
suppose que vous allez m'arrêter.
- Ce n'est pas une supposition, c'est une
évidence.
A ce moment, l'inspecteur ne croit pas qu'Ida ait
pu être consentante. Il ne croit même pas qu'elle ait écrit ce
contrat stupide, ni les lettres, ni rien. Il croit tout simplement
que Walter lui raconte des histoires, qu'il a écrit lui-même ce «
contrat » de mort. Ou alors il est fou. Le premier geste de la
défense est évidemment de soumettre Walter à l'examen des
psychiatres. Il en ressort que le jeune homme a un excès de
fantasmes et d'imagination, qu'il écrivait des poèmes à sa dame et
pensait un jour publier des romans. Que sa personnalité est
rigide... mais qu'il est sain d'esprit.
Si l'on peut dire: Car la frontière est immense
entre le « sain d'esprit » des psychiatres et l'appréciation du
commun des mortels.
Les juges du tribunal de Landshut se trouvent donc
devant un cas hors du commun. L'atout de la défense étant
évidemment le papier signé par Ida, et les lettres à sa famille,
qui interdisent de considérer Walter comme un assassin
ordinaire.
Il a pour avocat un très vieux ténor du barreau,
si vieux qu'il plaide assis de sa place, avec l'autorisation du
tribunal. Le jury est composé d'hommes et de femmes d'âge mûr.
L'avocat s'est employé à récuser les plus jeunes. C'est donc à des
jurés adultes qu'il s'adresse :
- Je suis sûr, mesdames et messieurs les jurés,
que vous avez reconnu en l'accusé un homme d'une qualité rare. A
mon avis vous pensez moins à le punir qu'à le comprendre. Et à
comprendre surtout comment il est arrivé devant vous, dans ce box.
Je vais vous l'expliquer :
« Pendant des années, mesdames et messieurs les
jurés, vous avez dépensé beaucoup d'argent pour éduquer ce garçon.
Des dizaines de personnes se sont relayées pour lui apprendre la
nécessité d'être fidèle, la beauté du mariage, la grandeur du
sacrifice, le respect de la parole donnée, l'honneur... Lui
auriez-vous inculqué tout cela pour qu'il n'en tienne pas compte?
Non. Alors soyez satisfaits, avec lui votre argent n'a pas été
perdu. Il a fait siens les enseignements de votre éducation. C'est
si rare...
« Vous pensez bien sûr que j'oublie un détail. Il
est vrai que la loi dit aussi : " Tu ne tueras point. " Hélas,
justement, vous lui avez tout appris sauf cela. Parce que lorsqu'il
était enfant, qu'il avait dix ans, c'était encore la guerre. Une
guerre qui a causé trente millions de morts!
« Ce garçon que vous avez devant vous est
conscient de sa force physique, mais il est dépourvu d'agressivité.
Il est modeste, humble, il accepte le monde tel qu'il est, tel que
vous l'avez fait! Il n'invente pas des lois pour son plaisir. Mais
à l'inverse il respecte celles qu'il connaît. Et je le répète, vous
ne lui avez jamais démontré le prix que vous attachiez à la vie
humaine, et vous seriez bien injustes de lui faire payer
aujourd'hui votre carence... »
Le vieil avocat sut sans doute convaincre ce jury
d'adultes, ces survivants d'une guerre meurtrière, ces parents
d'une jeunesse qui n'avait peut-être pas, en effet, assimilé le
prix de la vie humaine...
Le débat fut court. Walter Wilckens a bénéficié
des circonstances atténuantes et n'a été condamné qu'à quatre
années de prison, pour le meurtre de son épouse Ida. Si belle, que
le procureur avait dit : « Il a tué la beauté pure. »
Est-ce une histoire d'amour ? Est-ce une histoire
très bête ? Qu'en est-il du destin du chevalier Walter, l'assassin
de la beauté pure?
Il fut libéré en 1965, à trente ans. Le bel
âge.
Un bon siècle et demi plus tôt, monsieur Voltaire
écrivait:
« L'honneur est le diamant que la vertu porte au
doigt. »